L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

Vers une histoire globale de l’aventure industrielle

A propos de l’ouvrage de Patrick Verley, L’échelle du Monde – Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Tel Gallimard, réédition 2013.

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Il s’agit là d’un ouvrage sur l’histoire de la « révolution industrielle », constituant une référence depuis sa première parution en 1997 et aujourd’hui réédité en poche, avec une importante postface. Cette dernière a le mérite de situer l’évolution de la réflexion depuis quinze ans et surtout de montrer comment cette discipline relativement jeune qu’est l’histoire globale pourrait aujourd’hui infléchir la réflexion menée. C’est aussi un livre au titre a priori énigmatique et passablement ambigu. Que désigne cette « échelle du monde » ? S’agit-il de montrer que tous les pays du monde ont vocation à faire progresser leur économie grâce à cette « échelle » que constituerait l’industrialisation ? Cette interprétation serait d’autant plus plausible que Patrick Verley précise à maintes reprises que l’histoire de la révolution industrielle ne peut pas être séparée de l’histoire longue des industrialisations, y compris celles qui s’amorcent sous nos yeux depuis trente ans. Mais comme on va le voir, l’une des thèses clés de l’ouvrage est que « l’aventure industrielle » qui s’ouvre en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du 18e siècle, va se trouver largement accélérée par l’espace extérieur, ses débouchés, ses importations possibles, bref le profit qu’il est possible d’en tirer. C’est alors le « monde », le marché global en tant qu’adjuvant de l’industrialisation, plus généralement comme moyen d’ascension et de développement, qui serait en jeu dans ce titre (comme l’auteur l’avoue du reste brièvement dans sa postface). D’où une méprise possible – prendre ce livre pour un pur ouvrage d’histoire globale – qui peut sans doute se produire lorsqu’on le lit un peu vite (voir à ce sujet la surprenante recension parue dans le Monde le 31 octobre dernier). Dans cette œuvre, qui est d’abord une longue et très précise recherche d’histoire économique sur l’industrialisation, il y a évidemment beaucoup à apprendre. Commençons donc par évoquer cette riche analyse avant d’y mêler, à dose homéopathique, l’histoire globale…

La première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée « Perspectives », représente une bonne centaine de pages et constitue une tentative de repérage des problématiques et théories liées à la « révolution industrielle », un essai de généalogie des façons successives de la penser (chapitres 1 et 2). On voit ainsi que la question des machines, d’abord étudiée par Ricardo dans les purs termes de l’économie politique (le progrès technique peut supprimer des emplois à court terme mais ses effets de long terme seront positifs), devient dès le début du 19e siècle le problème des conséquences sociales de leur introduction, de leur impact sur le chômage et les conditions de vie. Peu d’interrogation sur les origines de l’aventure industrielle donc, mais soit une étude des mécanismes économiques qui lui sont liés (Mill), soit une approche historique chez Engels et Toynbee, notamment focalisée sur l’évolution des revenus ouvriers. Ce n’est qu’au début du 20e siècle avec Usher qu’est remise en cause l’idée de « rupture » instaurée par la machine et largement étayée l’hypothèse d’une évolution très lente, la grande unité de production (factory system) ne venant détrôner l’artisanat à domicile (putting-out system) que lorsque la rentabilité devient réellement supérieure avec un large usage des machines dans les usines, soit à la fin du 19e seulement. La réflexion sur les origines s’engage alors, écartant vite l’idée d’une cause unique au profit d’un faisceau de facteurs convergents, mais sans que soient véritablement spécifiées les interactions entre ces derniers. Plusieurs auteurs sont alors conduits à privilégier néanmoins une cause principale mais sans démontrer ni qu’elle est exogène à l’ensemble du processus, ni que les causes secondaires seraient endogènes, dans le cadre donc d’un « éclectisme à mauvaise conscience ». Verley montre alors que la réflexion sur le développement des années 1950 vient prendre la suite, notamment avec le tristement célèbre montage de Rostow et ses cinq stades du développement. L’auteur reste ici très poli mais cette construction mal ficelée (les étapes sont peu délimitées) totalement eurocentrique, reprenant les thèses les plus béates de l’évolutionnisme social et conduisant à comparer l’Angleterre du 18e siècle avec l’Inde du milieu du 19e, sans aucun souci des contextes radicalement différents, n’a évidemment plus sa place. Il n’en demeure pas moins que le concept de décollage (take-off) sera beaucoup discuté, approfondi, débouchant parfois sur des constructions intéressantes mais finissant sur des contradictions notoires : si les lois de l’économie sont assez différentes avant et après le décollage, la mise en évidence d’un taux d’investissement minimal pour décoller sembler manquer de logique.

Les approches qui suivront apparaissent plus riches. Ce sont d’abord les marxistes qui, avec Dobb, ont conçu la révolution industrielle comme « étape ultime de structuration des rapports de production capitalistes autour du machinisme et de la grande industrie ». Cette étape ne pouvait être franchie qu’une fois l’accumulation primitive du capital réalisée d’une part (via la montée au Moyen-âge du capital marchand et l’expansion coloniale), qu’une fois consommée l’expropriation des petits producteurs d’autre part (lors des enclosures anglaises du 16e siècle notamment). Dans cette approche, les origines de l’aventure industrielle ne sont plus à étudier de façon immédiate mais en replaçant l’événement dans une logique beaucoup plus large. C’est ensuite Gershenkron qui relie cette accumulation de capital (et de main d’œuvre disponible) à l’idée d’un big spurt permettant une rupture définitive, mais sans véritablement analyser le caractère seulement nécessaire ou déjà suffisant de l’accumulation primitive. Quant aux théories de la croissance qui reportent dans le passé les modèles valables pour le développement auto-entretenu de l’après révolution industrielle, elles ne peuvent logiquement expliquer cette dernière, la difficulté étant clairement de modéliser le changement. L’auteur semble prendre davantage le parti des approches plus empiriques qui se fondent sur les statistiques pour caractériser l’industrialisation : « Au tournant des années 1990, cette position nuancée semble être celle qui concilie le mieux l’acquis des recherches historiques qui confortent toutes l’idée de progressivité, de lenteur et d’inachèvement des mutations économiques et même techniques prises globalement, avec la reconnaissance d’un total redéploiement des ressources qui accéléra, avec un sensible décalage temporel, le développement d’institutions et de formes d’organisation radicalement nouvelles tant dans la production et les transports que sur les marchés des marchandises, de la main-d’œuvre et des capitaux ». Il ne va pas de soi pour autant que l’histoire se reproduise partout et Verley rappelle justement (chapitre 3) les thèses (de Mathias notamment) qui montrent que la situation britannique est unique, les concurrents ne pouvant plus considérer l’industrialisation comme une simple option, mais bien une nécessité pour ne pas rester à la traîne, par ailleurs en copiant ce qui existait déjà de fait. Il consacre aussi de très bonnes pages à la thèse de l’arriération, donc aussi aux avantages que possèdent les late-comers. Cette première partie se termine (chapitre 4) par les thèses de Wrigley selon lequel la révolution industrielle voit se substituer des énergies minérales aux énergies d’origines hydraulique, animale et humaine, mais surtout végétale (bois, matières premières d’origine agricole) libérant ainsi terre la terre et les forêts d’une pression devenue trop lourde. Mais l’auteur corrige aussitôt le propos : cette thèse reste partielle et ne peut par exemple expliquer a contrario l’impossibilité des Pays-Bas de passer à une véritable croissance de type industriel. Il faut donc que quelque autre facteur soit clé dans l’industrialisation et c’est là qu’intervient la disponibilité, ou pas, de marchés extérieurs en forte croissance. C’est elle qui dynamise la croissance dite smithienne et qui peut, dès que les baisses de prix engendrées par la division du travail ont atteint leurs limites, stimuler une croissance schumpeterienne fondée sur les nouvelles technologies et l’organisation du travail qui leur est associée.

C’est là une habile transition vers la seconde partie du livre, « Marchandises, marchés, Etats », longue cette fois de presque 600 pages et comportant un chapitre démesuré qui en comporte, à lui seul, plus de 250… Une telle disproportion est totalement inhabituelle, voire incongrue en regard des normes de construction traditionnelles. Mais il est possible que, chemin faisant, l’auteur ait réalisé concrètement toute la richesse explicative des « débouchés extérieurs et relations internationales » pour comprendre l’aventure industrielle.

Les trois premiers chapitres de cette partie relèvent d’une analyse serrée et, de fait, assez classique. Le chapitre 5 est consacré aux progrès de la consommation, en tant que composante principale de la demande dans les pays européens, c’est-à-dire des marchés internes. Et il apparaît vite que la croissance des achats, sur un rythme lent mais assez régulier, caractérise nettement le siècle qui précède 1780, date par trop officielle du début de la révolution industrielle. De fait, « jusqu’à la césure des années 1860-1870, l’impulsion à la croissance industrielle est donc, même en Grande-Bretagne, le fait d’une demande de biens de consommation qui répondent à des besoins simples (vêtements, aménagement de la maison, alimentation) et dont les premières manifestations dans les couches larges de la population peuvent déjà se percevoir en Angleterre dès la fin du 17e siècle. Elle produit ses effets bien avant que les changements des techniques et des formes d’organisation du travail, auxquelles on attribue habituellement un rôle majeur dans la hausse de la productivité du travail, ne puissent exercer les leurs ». Autrement dit, la consommation stimule l’activité manufacturière et l’industrie naissante bien avant que la hausse des revenus liée aux gains de productivité vienne à jouer à son tour en augmentant la demande. Cette thèse, assez proche du concept de « révolution industrieuse » marque donc le progrès fait préalablement, suggère que la production a suivi cette consommation simple. Ainsi préalablement stimulée, la production sera dès lors au rendez-vous de l’exportation permise par la maîtrise britannique de l’économie atlantique et de l’Asie du sud, après 1750… Et ensuite s’enclencheront croissances smithienne, puis schumpeterienne. Avec un poids de plus en plus grand de l’exportation dans la vente des produits industriels britanniques au cours du 19e siècle. L’auteur nous montre alors que c’est dans le textile que ce stimulant jouera le plus, non pas tant par une influence féminine sur l’évolution de cette consommation que par une influence des modes de consommation urbains et des classes supérieures. Il en résulterait une certaine dégradation de qualité pour obtenir des prix plus bas et parfois une certaine standardisation. L’auteur développe alors le cas spécifique des « indiennes », ces cotonnades imprimées, importées d’abord et très prisées pour leur qualité, puis interdites d’entrée dans les ports occidentaux comme de fabrication locale en France et en Grande-Bretagne. Leur production balaiera ces réglementations et en fera le fer de lance de la révolution industrielle, notamment par la stimulation de la mécanisation du filage et du tissage induite par une forte demande. Là aussi c’est une évolution lente de la consommation comme la transformation des goûts qui sont à la source de la première demande motrice de l’industrialisation. L’amateur de faits historiques significatifs sera comblé par les 24 pages érudites consacrées à ce chatoyant sujet…

Portant sur la circulation des marchandises et de l’information, le chapitre 6 contribue lui aussi à étayer l’idée d’un lent progrès de la consommation, précisément permis par une certaine unification territoriale liée à la construction de routes (surtout en France),  d’infrastructures pour le cabotage (surtout en Angleterre), de canaux (dans les deux pays). En retour, ces voies de communication, améliorées au 18e siècle, seront des stimulants cruciaux pour l’industrie (notamment canaux et cabotage qui acheminent plus facilement charbon et matières premières vers les centres industriels). Il n’en demeure pas moins que les baisses du coût du transport sont plus spectaculaires en matière de navigation maritime : « le fret du coton de La Nouvelle Orléans à Liverpool tombe entre 1818 et 1850 de 4 cents à 0,74 cent la livre », soit donc de plus de 80% de baisse, alors que le coût du transport intérieur de marchandises en France ne décroît que de 25% sur la même période. Et « les négociants en coton de Manchester se plaignent qu’il soit plus long de faire venir leurs achats de Liverpool par le canal que de leur faire traverser l’Atlantique ». Mais la possibilité de vendre plus, dès la seconde moitié du 18e siècle, est aussi à relier aux progrès du grand négoce international comme à l’apparition des grossistes et à la « révolution du commerce de détail » dans les pays les plus avancés.

Laissons de côté le chapitre 7, consacré à l’évolution des structures sociales et des pouvoirs d’achat (notamment pour préciser comment la consommation peut ainsi croître, avant même les débuts de la révolution industrielle puis progresser de façon régulière, mais sans explosion, ensuite) pour nous consacrer au problème qui justifie le titre de l’ouvrage, la question des débouchés extérieurs, objet du chapitre 8. L’auteur commence par y montrer le caractère éminemment conflictuel de la recherche des débouchés pour les trois pays leaders entre 1650 et 1780, dans la mesure où les produis qu’ils offrent sont plus concurrents que complémentaires. Il fournit surtout quelques chiffres clés. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, le taux d’ouverture (exportations/PIB) reste faible jusqu’en 1830 et n’atteindrait que 17% en 1870 ; néanmoins le taux d’ouverture industrielle (exportations industrielles / production industrielle) serait plus significatif, 4% en 1700, proche de 9% en 1780 et bondirait ensuite jusqu’à atteindre 67% en 1850. On pourrait alors penser que les exportations de l’industrie, même si elles semblent motrices de ce secteur au milieu du 19e siècle, seraient sans importance avant 1780. Verley nous met en garde contre une telle conclusion : non seulement le taux d’ouverture est d’emblée très élevé pour certaines branches, les plus dynamiques de la révolution industrielle (par exemple 50% dans les cotonnades dès 1760), mais encore, si l’on raisonne en termes de contribution des exportations industrielles à la croissance du PIB, les performances de l’exportation sont beaucoup plus significatives que le taux d’ouverture ne l’indique. Confirmant cette importance, la longue lutte entre la France, les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne, tant pour les marchés que pour les sources d’approvisionnement, ne cessera pas avant 1815 aussi bien sur le front nord-américain que pour l’enjeu des métaux précieux ibériques ou encore les débouchés méditerranéens, plus tard sur le marché indien.

Si l’on raisonne ensuite par périodes, il apparaît clair que, de 1720 à 1760, la contribution des exportations à la croissance se ralentit en Grande-Bretagne, laissant ici tout son rôle à la consommation issue de la « révolution industrieuse ». Néanmoins le pays conforte ses débouchés ibériques et méditerranéens (plus de la moitié dans les années 1750) composés à plus de 80% de produits « industriels ». A partir de 1760, ce débouché se contracte relativement mais se trouve relayé par le complexe des marchés américains qui, pour sa part, va faire de l’exportation industrielle britannique un véritable moteur de transformation industrielle. L’exportation de produits manufacturés concerne évidemment les îles des Caraïbes pour la consommation des planteurs (mais aussi l’Afrique, débouché intermédiaire dans la traite des esclaves destinée à ces îles) avec des effets industrialisants en retour (raffineries de sucre entre autres). Elle concerne surtout les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord qui vont constituer, à la fin du siècle, un marché semblable à celui des Pays-Bas. Ce marché se verra renforcé par l’indépendance des États-Unis après 1776, les modes de consommation des nord-américains ne se démarquant guère de leur homologue britannique. Verley ajoute deux autres raisons : le faible prix des produits britanniques d’une part, l’inertie des réseaux commerciaux établis d’autre part. Il consacre ensuite la fin du chapitre à l’étude détaillée de chacune des industrialisations européennes entre la révolution française et 1860. Pour la Grande-Bretagne il en ressort une tendance logique à la prépondérance des exportations de filés/tissus de coton, plus généralement de cotonnades, dans la production de la branche, et d’un poids très important de ces mêmes exportations dans l’exportation industrielle totale, notamment grâce au marché nord-américain. De fait, à partir de 1820, l’exportation devient vitale pour la pérennisation de la révolution industrielle britannique, notamment dans la mesure où l’industrie du coton a de multiples effets d’entraînement sur d’autres branches comme la sidérurgie ou la chimie. Enfin, lorsque le débouché continental européen se ferme à ces cotonnades, puis que le débouché nord-américain devient moins attractif, c’est l’Inde qui devient paradoxalement le premier marché des cotonnades britanniques, contribuant dans les années 1856 à 1886 à près de la moitié du taux de croissance de la production cotonnière outre-Manche.

C’est enfin dans sa postface que l’auteur réalise une brève incursion dans ce que l’histoire globale pourrait apporter à son propos. Il mobilise Pomeranz et sa « grande divergence » pour étayer une partie de ses thèses, sans peut-être donner l’importance qu’elle mérite à la thèse des « hectares fantômes » : c’est bien en permettant une culture très abondante de coton, totalement impossible sur le sol européen déjà en proie à des problèmes écologiques, que les territoires conquis ou utilisables commercialement ont stimulé, non seulement l’industrie des cotonnades, mais aussi la recherche afin de mécaniser le filage et le tissage. En ce sens, c’est bien l’un des cœurs techniques de la révolution industrielle qui est mis en place par l’économie globale issue du mercantilisme. Verley est beaucoup plus convaincant dans les pages qu’il consacre à l’analyse de cette révolution comme un mouvement classique de substitution d’importations ou encore d’imitation de la dynamique indienne. Il montre d’abord que les difficultés économiques du 17e siècle en Europe étaient dues très largement au drain d’argent vers la Chine qui alors reconstruisait son système monétaire sur ce métal et obligeait les Européens à payer en argent, issu des Amériques, leurs achats de soie, jade et porcelaine. Les grandes compagnies commerciales européennes auraient réagi en cherchant à acheter ces produits grâce aux gains monétaires réalisés sur le commerce interne à l’océan Indien. Et surtout à importer massivement des produits asiatiques à bon marché (porcelaines standard et tissus imprimés du Bengale) pour rentabiliser leur activité, habituant les consommateurs européens à ces produits et stimulant les entrepreneurs de notre continent à copier les produits asiatiques. Dans le premier quart du 18e siècle, malgré le drain vers l’Asie, l’approvisionnement en argent redevient suffisant pour stimuler la croissance européenne, de plus en plus tournée vers l’industrie, d’autant que la Grande-Bretagne capte désormais l’or brésilien… Mais pour Verley l’essor de cette industrie relève en partie d’une substitution d’importations : on cherche à remplacer par des productions européennes les tissus indiens (et la porcelaine chinoise) jusque là importés; avec l’impact que l’on sait sur l’industrie des cotonnades. En ce sens, l’industrialisation européenne serait le premier développement par la substitution d’importations, stratégie qui deviendra très à la mode, au milieu du 20e siècle, en Amérique latine, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant de se convertir en « promotion d’exportations industrielles » dans ces deux dernières économies. Où l’on voit que les stratégies de développement économique ne sont pas des processus d’imitation de la seule Europe : la Grande-Bretagne avait dans un premier temps imité l’Asie avant de réexporter vers cette dernière les produits copiés et à production de plus en plus mécanisée.

Au total, l’échelle du Monde est sans doute l’un des premiers livres sur la révolution industrielle à donner l’importance qu’il mérite au contexte global (aux côtés, il est vrai, du tome 3 du système-monde moderne de Wallerstein, paru en 1987). Et c’est sans doute à ce titre qu’il peut confirmer aujourd’hui son statut de référence incontournable.

Le monde à venir sera multipolaire

 Voici un entretien avec Gérard Chaliand, auteur de nombreux livres, dont Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990, rééd. 2009) ; Guerres et Civilisations (Odile Jacob, 2005)… Mais surtout géostratège atypique, observateur de guérillas et historien de la stratégie, dont l’autobiographie vient d’être rééditée – La Pointe du couteau. Un apprentissage de la vie (Robert Laffont, 2 tomes, 2011-2012, Seuil, rééd. 2013). Cet entretien a été recueilli à l’occasion de la parution de Vers un nouvel ordre du monde, coécrit avec Michel Jan (Seuil, 2013), et il est simultanément publié dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n°33, titré « Vers un nouveau monde », en kiosque de décembre 2013 à février 2014.

GD

SH : En quoi l’ordre mondial change-t-il?

G.C. : Il se modifie d’une façon extrêmement visible. La crise financière, et par la suite économique, subie par les États-Unis en septembre 2008 en constitue le symbole et s’est répercutée en Europe. Nous, Européens tout particulièrement, n’en sommes toujours pas sortis. Cette crise s’est produite au moment même où la Chine dépassait le Japon, « réémergeant » au deuxième rang mondial, derrière les États-Unis. En d’autres termes, ce moment marque la fin de deux siècles et demi d’une domination absolue exercée par l’Europe puis les États-Unis sur le monde. Je dis bien deux siècles et demi, car je ne fais pas remonter cette hégémonie à la découverte des Amériques en 1492 comme on nous l’a enseigné. Dans le monde du début du 18e siècle, les puissances étaient la Chine des Mandchous, l’Inde moghole, la Perse safavide et l’Empire ottoman, ce dernier mettant en 1683 le siège devant Vienne. Chine, Inde, Iran, Turquie… Tous ces pays ne sont pas des émergents, mais des réémergents.

Le choc des civilisations a lieu au 19e siècle, avec l’irruption brutale de l’Europe dans le champ asiatique et africain, à l’étonnement absolu des dominés qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils vont mettre pour cela trois générations : la première résiste, idéologiquement (le néoconfucianisme en Chine) ou religieusement (l’islam en Asie occidentale ou en Afrique du Nord) ; la deuxième parle la langue du colonisateur, estime que c’est dans la supériorité de ses institutions que réside sa force – d’où la révolution des Jeunes Turcs, la proclamation de la République chinoise, la révolution constitutionnelle perse, la fondation du parti Wafd en Égypte… La troisième génération mesure l’avance technique de l’Europe mais, surtout, comprend la puissance du nationalisme moderne, l’assimile et le retourne contre l’oppresseur. Les mouvements de libération nationale triomphent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’issue du conflit, le dynamisme économique des États-Unis, combiné à une puissance bien supérieure à celle de son rival soviétique, va faire perdurer l’hégémonie occidentale.

1979 marque une date charnière : Deng Xiaoping engage la Chine dans l’économie de marché sous contrôle de l’État ; l’ayatollah Roubollah Khomeiny instaure la République islamiste d’Iran, ressuscitant le chiisme politique et prétendant incarner l’anti-impérialisme au nom de l’islam militant ; la seconde crise pétrolière confirme, après la première (1973), qu’il serait urgent d’apprendre à ne pas vivre au-dessus de nos moyens ; les Soviétiques interviennent en Afghanistan, où ils se heurtent au jihad sunnite financé par l’Arabie Saoudite, appuyé par le Pakistan et encouragé par les États-Unis ; l’année suivante, Ronald Reagan et Margaret Thatcher initient une dérégulation économique mondiale, ponctuée par une nouvelle course aux armements qui va contribuer à faire sombrer une URSS déjà paralysée.

SH : Comment la réémergence de la Chine se manifeste-t-elle ?

G.C. : D’abord, par une croissance économique considérable sur une période prolongée. Ensuite, par la dictature absolue du Parti, qui a la ferme intention de continuer à guider le processus à sa façon. Enfin, par des politiques d’investissement tous azimuts, sur le plan de l’énergie, mais aussi des terres agricoles et des matières premières, en Afrique, Amérique du Sud, Asie centrale… Son objectif est avant tout de nourrir sa croissance. La réponse des États-Unis est de se poser en arbitre en Asie orientale et du Sud-Est, d’y renforcer leur présence économique et financière, de multiplier les alliances. Certaines sont anciennes, le Japon, la Corée du Sud ; d’autres nouvelles, le Viêtnam et surtout l’Inde. Celle-ci a toujours été non alignée, plutôt proche de l’URSS, mais elle se sent désormais en rivalité avec la Chine, et a besoin des États-Unis. Les Chinois perçoivent comme hostile le jeu d’alliances transpacifique que cherche à bâtir l’Amérique, mais leurs échanges avec les États-Unis sont cruciaux. Les relations Chine-États-Unis sont donc empreintes tant de rivalité que d’association.

SH : Quels autres grands bouleversements sont à l’œuvre ?

G.C. : La montée en puissance des autres émergents, l’Inde au premier chef, la majeure partie de l’Asie du Sud-Est et orientale, la Corée du Sud, Taïwan… En chiffres, 4 milliards d’individus. Au plan international, l’élargissement du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada), ex-club des riches, au profit du G20 (19 pays + l’Union européenne, représentant 90 % du produit mondial brut, PMB, soit la somme des PIB de tous les pays).

Le Brésil est le seul émergent parmi les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine). On disait de lui, depuis cinquante ans, qu’il était terre d’avenir, un avenir perpétuellement remis à plus tard. Aujourd’hui, avec le Mexique, il figure dans les 12 premières économies de la planète. La Turquie est en 17e position. C’est un État musulman, comme l’Indonésie et la Malaisie. Ces trois pays connaissent une croissance soutenue, prouvant que l’islam n’est nullement incompatible avec le développement.

Les Printemps arabes ont vu la société civile se manifester en ville, mais quand on est passé aux urnes, le poids des urbanisés récents et de la paysannerie, infiniment plus conservateurs que les élites urbaines, a entraîné l’élection de ceux qui depuis longtemps travaillaient le social à la base, par des actions caritatives, éducatives, etc. : les Frères musulmans. Leur victoire a été payée de plusieurs décennies de travail et de répression. Mais une fois élus, ils n’ont pas souhaité gouverner de façon démocratique et n’ont été capables de lancer aucune mesure dynamique. Les militaires ont repris le pouvoir en Égypte à la faveur des protestations populaires urbaines dans la mesure où ils sont la seule force organisée, mais la marginalisation brutale des Frères musulmans ne conforte nullement la démocratie. L’avenir de l’Égypte paraît mal assuré.

SH : En Syrie, le Printemps a débouché sur une guerre civile…

G.C. : La guerre en Syrie, d’un point de vue musulman, apparaît comme un nouvel épisode du bras de fer que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran depuis que R. Khomeiny, pourtant chiite et perse, réussissait à créer un fort sentiment anti-impérialiste dans le monde musulman. Or les Saoudiens n’ont eu de cesse, depuis que le premier choc pétrolier leur en a conféré les moyens, d’intervenir de l’Afrique à l’Indonésie en finançant l’islamisme militant. Et depuis 1979, les chiites chassent sur leur terrain. Ce qui se cristallise aujourd’hui en Syrie, c’est l’affrontement de l’arc chiite (le régime alaouite de Bachar el-Assad, allié à l’Iran, au Hezbollah libanais et à l’Irak du Premier ministre chiite Nouri el-Maliki) et du jihad sunnite, l’Arabie Saoudite finançant les groupes islamistes radicaux, le Qatar faisant de même pour les Frères musulmans. Le processus a été marqué par l’affaiblissement, faute de soutien international, des manifestants plus ou moins modérés de la première heure, et par l’action de la Russie, qui a joué de sa position au Conseil de sécurité de l’Onu pour empêcher toute initiative en Syrie. Il est vrai que, comme la Chine, elle a été flouée en Libye où l’accord d’intervention consistait à protéger les populations, non à liquider un régime. Elle rappelle aussi qu’elle existe stratégiquement hors de son «proche étranger».

L’impuissance relative des États-Unis vient d’une erreur politique : en se concentrant sur l’invasion de l’Irak, ils ont négligé d’asseoir leur contrôle de l’Afghanistan. Leur allié pakistanais jouant double jeu, favorisant les Talibans qui profitaient du vide dans les campagnes pour en prendre le contrôle politique et administratif, la situation est devenue incontrôlable. En effet, ce sont les Talibans qui rendent qui rendent aujourd’hui la justice dans les régions pachtounes. L’objectif du remodelage du grand Moyen-Orient qui devait être le couronnement de la stratégie des néoconservateurs et de leurs alliés s’est révélé un fiasco, et le retrait d’Irak prélude à celui d’Afghanistan. Le succès tactique en Libye, où les aviations française et britannique ont appuyé les rebelles en 2011, ne doit pas faire oublier qu’il a fallu sept mois de bombardements pour renverser le dictateur d’un pays de 6 millions d’habitants, dont la moitié était en guerre contre lui. Par ailleurs, rien n’aurait été possible sans l’appui décisif des États-Unis en matière d’observation satellitaire ou de ravitaillement en vol. Ce succès tactique est stratégiquement un échec, compte tenu des conséquences aussi bien en Libye qu’au Sahel. De surcroît, avoir outrepassé le mandat onusien est un précédent dangereux. Qu’aurions-nous dit si cela avait été fait par la Russie ou la Chine?

Ce déclin relatif de la puissance américaine est entamé depuis 2008, avec la crise financière et l’affirmation croissante des réémergents. Il se manifeste en Syrie par l’indécision. Il serait certes possible d’affaiblir le régime en le frappant, mais cela reviendrait à favoriser, dans les conditions présentes, les islamistes radicaux. Sans doute eut-il fallu agir avant, mais il ne faut pas sous-estimer le poids mort de l’Irak, la poursuite de la guerre en Afghanistan, sans compter la lassitude des opinions publiques, aux États-Unis comme en Europe, et la crise économique qui éloigne des préoccupations étrangères. Enfin, dans le cas de Barack Obama, une partie importante des Républicains s’évertue à le paralyser.

SH : Ce nouvel ordre mondial va-t-il voir l’effacement de l’Europe ?

G.C. : La campagne aérienne sur la Libye n’aurait absolument pas été possible sans l’appui logistique des États-Unis, et aurait-elle duré quelques mois de plus, les aviations française et britannique se retrouvaient sans munition. Au Mali, en revanche, nous avions les moyens d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. La puissance militaire de certains pays européens, pour être limitée, demeure. Mais sur le plan politique, l’Europe n’a jamais su accorder ses violons. Elle s’est alignée sans réflexion sur la politique étrangère des États-Unis, visant à une extension maximale de l’Otan et de la Communauté européenne, amenant dans le sein de ces organisations des pays issus du bloc de l’Est, rognant les marges de la Russie (Géorgie, Ukraine). L’irruption de Vladimir Poutine marque un retour, vu de Russie, à la dignité nationale.

SH : Les États-Unis risquent-ils de subir un sort comparable ?

G.C. : Non. Ils sont infiniment mieux armés que l’Europe, qui fédère pourtant 515 millions d’habitants, mais qui est handicapée par son bloc du Sud, latin, catholique, en perte de vitesse. Les atouts américains sont nombreux : dynamisme économique, capacité à rebondir, innovation technologique, démographie… Cette dernière est nourrie par l’immigration, elle en fait le troisième pays au monde (315 millions d’habitants) derrière les géants chinois (1,35 milliard) et indien (1,21 milliard). Et cette immigration est motrice, l’intégration est assurée par le travail, la promotion sociale, le patriotisme. L’Europe s’est enfermée dans sa culpabilité postcoloniale, elle veut imposer un modèle moral en luttant contre la xénophobie, pourtant plus présente presque partout ailleurs dans le monde. Si un Marocain, un Chinois ou un Japonais veut prendre une nationalité européenne, il le peut. L’inverse n’est pas possible.

Prenant acte du basculement du monde, les États-Unis se redéploient vers le Pacifique, délaissant l’Atlantique. Ils soulignent ainsi le changement d’épicentre stratégique et le nouveau rival.

SH : À quoi le monde à venir devrait-il ressembler ?

G.C. : Il sera multipolaire, marqué par l’apparition ou la réémergence de puissances régionales. il ne verra sûrement pas la fin des États, puisque les deux premières puissances d’aujourd’hui sont des nationalismes bien affirmés. Si la fin de l’hégémonie absolue des États-Unis est un fait, ceux-ci vont continuer à être prééminents. Et la Chine fera tout ce qu’elle peut pour les rattraper. Sur le plan économique, ce n’est qu’une question de temps. En matière militaire, les États-Unis devraient conserver leur phénoménale avance pour une durée imprévisible.

Propos recueillis par Laurent Testot

La “Chindiafrique”, clé de la globalisation à venir

À propos du livre de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinsky, Chindiafrique. La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Paris, Odile Jacob, 2013.

La problématique de l’émergence (ou réémergence) économique des continents autrefois considérés comme « sous-développés » est aujourd’hui amplement débattue : puissance croissante et influence globale de la Chine, atouts surprenants de l’économie indienne dans les nouvelles technologies, ambiguïtés d’un développement de l’Afrique (surtout subsaharienne) encore trop axé sur l’exportation des produits primaires. Et c’est tout le mérite du livre de Jean-Joseph Boillot et de Stanislas Dembinsky que d’aborder ces trois « masses », ces trois sous-continents, comme un véritable ensemble, et ce à deux niveaux. D’un point de vue synchronique d’abord, ils arrivent à dégager les synergies mutuelles qui affectent dans la période actuelle ces trois blocs : apport des technologies chinoises et indiennes au développement africain, caractère indispensable des matières premières de ce continent pour les deux puissances asiatiques, pour ne citer que les plus évidentes. Dans une approche diachronique ensuite, ils montrent des évolutions étrangement parallèles en termes de démographie et de formation du capital humain, quoique à vingt ans de distance, la Chine ouvrant le bal, suivie de l’Inde puis de l’Afrique. Leur livre débouche alors sur une véritable démarche prospective quant à l’influence de cet ensemble dans la mondialisation. Mais cette approche tournée vers l’avenir s’appuie fondamentalement sur une démarche d’histoire récente comparée. Elle utilise aussi les apports de l’histoire globale même si on peut regretter que celle-ci soit souvent réduite aux travaux quantitatifs d’Angus Maddison. Au total une réflexion originale, parfois très subtile, et clairement enracinée dans une connaissance historique structurée.

Le livre s’ouvre sur une première partie consacrée à la démographie. On y découvre de fascinantes similarités dynamiques entre les trois blocs, analysées au moyen du concept de « fenêtre d’opportunité démographique ». Ce dernier traduit l’éventualité qu’un pays dispose, pendant une période limitée, d’un poids plus important, dans la population totale, des tranches d’âge constituant la population active. Exemple, la Chine qui, avec la politique de l’enfant unique, a connu en quelque sorte un « vieillissement par le bas » : après quinze ans de cette politique, elle s’est retrouvée avec une pyramide des âges étrangement gonflée dans les tranches de 20 à 60 ans et plus étroite à la base. Si on suit bien leur raisonnement (parfois elliptique), cela signifie économiquement une potentialité de développement fondée sur une main-d’œuvre non seulement abondante, mais de plus ayant à payer moins de charges pour soutenir les plus jeunes et les plus vieux dont la proportion faiblit. Pour peu que le modèle économique de développement sache utiliser cette main-d’œuvre, par exemple en développant des exportations industrielles « légères », surtout basées sur le travail, cette surabondance provisoire peut constituer une bénédiction pour le pays dans la compétition internationale pour la puissance économique, autrement dit la course au PIB. Si la Chine a gagné à peu près ce pari depuis environ trente ans, c’est cependant au prix d’une menace grave concernant le financement des retraites à partir de la fin de cette fenêtre, c’est-à-dire maintenant.

Curieusement l’Inde, avec une tout autre politique nataliste, connaît la même fenêtre, non plus entre 1980 et 2010, mais depuis 2005 et sans doute jusqu’à 2035. Ici c’est la chute beaucoup plus progressive du taux de fertilité qui en est responsable. Plus étonnant encore, l’Afrique devrait aussi bénéficier d’une telle fenêtre, mais plutôt à partir de 2030, avec cependant des hétérogénéités régionales considérables et une lenteur certaine dans la décroissance du taux de fertilité. La question est alors de savoir si l’Inde, et surtout l’Afrique, pourront utiliser leur fenêtre d’opportunité démographique au moins aussi efficacement que la Chine. Si l’Inde semble bien partie, la question demeure entière pour le continent situé au sud de l’Europe, entraînant évidemment un risque de migration massive (surtout intra-africaine pour l’instant) pouvant déstabiliser notre continent. Par ailleurs tout dépendra de la qualification de la main-d’œuvre afin qu’elle puisse réellement occuper les emplois susceptibles d’être créés. Les trois blocs ont réalisé des avancées importantes en termes d’alphabétisation (90 % en Chine contre 68 % en Inde et 65 % en Afrique en 2010) mais, si l’Inde et l’Afrique ont fait des progrès récents considérables en matière d’enseignement primaire et secondaire, la seconde reste très en retard en matière d’enseignement supérieur (2 % du capital humain).

On s’attendrait à trouver, dans la deuxième partie du livre, portant sur l’économie, une réflexion sur les stratégies de développement à mettre en œuvre pour précisément absorber cette main-d’œuvre temporairement croissante. Cette partie rappelle d’abord l’histoire longue des trois blocs étudiés en montrant que Chine et Inde représentaient, selon Maddison, chacune 25 % du PIB mondial vers 1500, 33 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde vers 1820, mais seulement 5% chacune en 1950, après un siècle et demi de révolution industrielle dans le monde occidental. Les auteurs attachent beaucoup d’importance aux choix politiques généraux de l’Inde et de la Chine dans la seconde moitié du 20e siècle pour « socler » le décollage ultérieur. Ils montrent le rattrapage dans l’accumulation du capital (surtout en Chine) mais se contentent d’analyser la question de la productivité à l’aide de l’indicateur quelque peu « magique » de Goldman Sachs. La tendance serait cependant claire : « Chindiafrique passerait d’un peu plus du quart du PIB mondial aujourd’hui à près de la moitié en 2030, pour bondir à 60 % de l’ensemble en 2050 » selon un modèle prévisionnel du CEPII. Basculement planétaire donc, mais qui amènerait les trois blocs « à retrouver finalement un poids économique correspondant à leur poids démographique ». Au final on garde l’impression que cette partie (parfois très descriptive et lourde à suivre) n’a pas répondu vraiment à la question de l’absorption intelligente de la main-d’œuvre indienne et africaine issue de la fenêtre d’opportunité démographique.

Sur un plan plus qualitatif, c’est ce que fait davantage la troisième partie qui démontre avec clarté comment Chine et Inde ont fait leur place dans les technologies de l’information et comment cette transformation permet aujourd’hui à l’Afrique de réaliser un saut technologique crucial. En amenant en Afrique un hardware de faible prix et bien adapté, la Chine a permis une extension considérable des équipements en matière d’informatique et de communication sur ce continent. Plus portés sur le software, les Indiens ne sont pas en reste et, au total, l’Afrique « pourrait sortir de cette bataille des trois prochaines décennies comme une des régions les plus câblées au monde ». Mais de même, dans les biotechnologies, Chine et Inde s’efforcent de concurrencer ou de dépasser les économies occidentales : leur progrès semble directement utilisable par une Afrique confrontée à une pénurie alimentaire grave si elle se contente des moyens agricoles productivistes actuels utilisant trop de produits chimiques et d’équipements. Les auteurs ne se posent pourtant pas ici (seulement deux pages, plus loin et au chapitre 12) la question de la soutenabilité de l’utilisation des OGM, pourtant au cœur du problème comme l’ont montré les déboires des producteurs indiens de coton OGM ces dernières années. Les auteurs sont plus convaincants quand ils décryptent l’intérêt que représentent la Chine et l’Inde pour les entreprises globales soucieuses aujourd’hui de délocaliser leurs activités de recherche et développement. Et ils sont passionnants quand ils détaillent les nouveaux business models et autres « innovations frugales ». « Au lieu de partir d’équipements de haut de gamme et de chercher simplement à en réduire le coût, le processus de production est inversé : on développe des technologies à bas coûts en partant des besoins et des contraintes des populations des pays en développement. » En témoignent la voiture nano de l’Indien Tata, les véhicules deux-roues totalement électriques, les modèles de téléphone mobile adaptés aux coupures de courant ou comportant plusieurs carnets d’adresse pour une utilisation à plusieurs, le smartphone associé à un scanner d’empreintes digitales qui permet à des petits commerçants de fonctionner comme banquiers de leurs clients pauvres, le réfrigérateur solaire à 70 $, etc. Plus théoriquement, les entreprises locales  pratiquent souvent une externalisation inverse en s’adressant pour leurs composants intermédiaires, non à de petits sous-traitants, mais à des multinationales étrangères qui se voient ainsi ouvrir un marché prometteur. Par ailleurs, les produits le plus vendus combinent souvent des biens déjà existants, comme ces mobiles connectés à un poste de télévision de façon à permettre la navigation sur le Web… Bref, une capacité inédite d’innovation frugale régit clairement la consommation dans la Chindiafrique.

Le quatrième temps du livre porte sur les ressources naturelles et agricoles. On y lira un dossier bien documenté et analytique sur la question pétrolière, montrant la part que les sociétés chinoises et indiennes prennent désormais dans l’exploitation, potentiellement en concurrence, peut-être aussi avec des effets délétères sur le développement africain. Quant aux matières premières, si le poids de la Chine dans leur consommation comme dans leur production est devenu très important (avec en particulier le problème des terres rares), les auteurs soulignent surtout la féroce concurrence entre Chine et Inde pour leur obtention, que ce soit en Afghanistan, en Birmanie ou en Afrique. Encore considérées comme des jouets  entre les mains des sociétés chinoises (avec des accords de troc matières premières contre infrastructures souvent léonins), bien des économies africaines doivent cependant pouvoir développer une capacité purement nationale en matière de production minière, notamment parce que leur abondante jeunesse l’exigera sans doute, selon les auteurs. Au-delà se profile évidemment le spectre de l’épuisement possible de certaines matières premières : si Boillot et Dembinsky plaident pour un recyclage important, ils en montrent aussi les limites, comme celle du développement de modes d’usage moins centrés sur la propriété des biens et plus sur leur location, la frugalité ne semble pouvoir être évitée. Le livre aborde aussi la question délicate de l’agriculture, développe notamment l’idée de « révolution doublement verte », mais les accaparements de terres arables en Afrique par des sociétés chinoises et indiennes sont trop rapidement évoqués.

L’ouvrage se clôt avec une cinquième partie consacrée aux problèmes de puissance et aux cartes politiques détenues par la Chindiafrique. On y comprend que l’hégémonie chinoise sur le monde n’est pas pour demain sans pour autant être totalement exclue, le rapport de forces entre néocommunistes (nationalistes et volontiers épris de puissance externe) et internationalistes libéraux (soucieux de promouvoir une « ascension pacifique » de la Chine via le pouvoir économique) l’interdisant pour l’instant. On y apprend que l’Inde est un softpower, au même titre sans doute que l’Union européenne dont on évoque le pouvoir idéologique possible dans l’avenir. Mais cette partie reste finalement assez convenue et apporte peu de réelles nouveautés.

Au total, le livre de Boillot et Dembinsky s’avère riche d’une multitude d’informations et aborde des problèmes importants : on retiendra notamment l’analyse stimulante des fenêtres d’opportunité démographique successives de Chindiafrique tout comme la présentation documentée des ressorts de l’innovation frugale. Mais le livre a aussi les défauts corollaires de ses qualités : en se voulant raisonnablement grand public, avec un style journalistique éventuellement plus impressionniste qu’analytique, avec des digressions parfois peu justifiées et des illustrations pas toujours utiles, il fait souvent perdre le fil du raisonnement et de la problématique initiale. Mais il a clairement posé un nouvel objet de recherche et ce n’est pas son moindre mérite. Gageons qu’il constituera une base importante d’études ultérieures sur un sujet effectivement crucial pour l’avenir de notre mondialisation.

MADDISON A. [2003], L’Économie mondiale. Statistiques historiques, Paris, OCDE.