Le 16e siècle portugais dans l’océan Indien : une économie de la capture (2)

Le premier modèle d’établissement commercial portugais est donc, comme on l’a vu la semaine dernière, fondamentalement militaire mais aussi centralisateur. Il s’agit de faire du commerce en veillant à ce que l’État (en fait le Roi Dom Manuel) en soit le premier bénéficiaire. Ce principe attise la méfiance, non seulement de la grande noblesse terrienne opposée aux activités mercantiles (et particulièrement royales), mais aussi et surtout de la noblesse de robe qui domine à l’époque le comptoir de Cochin, sur la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. La « coterie de Cochin » intervient auprès du Roi et finit par faire destituer Albuquerque qui meurt en 1515. À partir de là, un second modèle, beaucoup moins centré sur l’armée et davantage fondé sur l’initiative privé, voit le jour. C’est ce modèle qui s’installe de fait dans la partie orientale de l’océan et qu’a très bien décrit Subrahmanyam (1999).

Initialement pourtant, la pénétration de la zone s’étendant du cap Comorin (au sud de l’Inde) jusqu’à Malacca et aux îles Moluques (en Indonésie) est confiée à des commandants accrédités par le souverain avec mission de commercer, mais aussi mener des ambassades, sur des parcours bien précis, les carreiras. Mais parallèlement le successeur d’Albuquerque prône, à partir de 1514, la liberté pour les ressortissants portugais de « s’établir où bon leur semble pour faire des affaires ; en conséquence des établissements portugais privés surgissent dans la plupart des grands ports du littoral du golfe du Bengale ainsi que dans la péninsule malaise » (Subrahmanyam, 1999, p. 95). Ainsi, de Ceylan et du sud de la côte de Coromandel jusqu’à la Malaisie, en passant par Chittagong au Bengale, Pegu sur la côte birmane, Martaban en Thaïlande, c’est à l’installation d’une « diaspora » nouvelle que l’on assiste. Ces ressortissants portugais sont d’autant plus gênants pour le pouvoir qu’ils s’intègrent par nécessité à la population locale, se font pirates à l’occasion ou encore se convertissent à l’islam… La tentative de les intégrer dans des colonies officielles se solde par un échec et « la présence officielle portugaise se limitera, à cette période et jusqu’en 1570, aux hommes embarqués à bord des navires qui naviguaient sur les carreiras et à leurs capitaines et – dans certains cas – à un capitaine en résidence aux pouvoirs très limités » (Ibid., p. 98).

À partir des années 1520, le commerce privé gagne en influence. Ce sont en premier lieu les capitaines accrédités des carreiras qui obtiennent la possibilité de disposer d’une part de la cargaison en échange de leur service envers la royauté. Ce sont ensuite les Portugais établis à l’Est qui multiplient les parcours, pratiquant un commerce intra-asiatique particulièrement dynamique ou encore se substituant au souverain lui-même (moyennant paiement du choquel), par exemple pour le commerce du clou de girofle cultivé aux Moluques, après 1535. Ce sont enfin les trafics de poivre et d’épices vers les marchés du Moyen-Orient qui, après 1550, reprennent, à l’instigation de commerçants portugais privés, bien que le Portugal contrôle Ormuz… Si le roi permet ces empiètements sur son pouvoir comme sur ses affaires commerciales, c’est aussi parce qu’il attache une importance de plus en plus grande à la concession de tributs (même de faible valeur) par les souverains locaux…

Au final il apparaît que l’instrumentalisation du commerce asiatique par la Couronne portugaise se retourne assez largement contre l’État après 1520. Non seulement le système d’exploitation militarisé et centralisé a vécu, mais encore les agents privés dominent désormais l’essentiel des trafics. Au Portugal même, le pouvoir centralisateur est contesté. Il n’en demeure pas moins que la puissance militaire en Asie reste déterminante de la pérennisation de succès commerciaux désormais privés. Un paradoxe émerge cependant qui fait que les coûts administratifs et militaires sont supportés par l’État, tandis que le paiement des cartazes aboutit souvent dans les poches des agents de l’Estado da India qui les administrent. Le caractère public des coûts accompagne donc la privatisation assez large des recettes, même des recettes destinées à l’État. Pour les Européens, cette constitution de fortunes privées, voire de réelles forces de marché, à l’intérieur d’un cadre étatique de gestion du commerce lointain, ne fait cependant que commencer…

 Les difficultés de l’Empire portugais d’Asie après 1550

Entre 1545 et 1550, le nombre de bateaux portugais accostant à Anvers diminue de moitié par rapport à la décennie précédente tandis que le tonnage en provenance d’Asie diminue aussi sensiblement. Pour Godinho (1969), cité par Subrahmanyam, 1999, p. 112), la crise économique évidente de ces années a trois causes : la reprise du commerce vénitien à travers la route du Levant, le début de stagnation de l’économie portugaise en Asie, la domination d’intérêts privés sur le « capitalisme monarchique » portugais.

La reprise de la concurrence vénitienne sur le poivre et les épices semble due à la capacité accrue des bateaux asiatiques de contourner le blocus portugais de la mer Rouge. Il est possible que la corruption des agents portugais de l’époque en soit responsable. À partir des années 1550 cependant, la montée en puissance du sultanat d’Aceh, à l’extrémité de Sumatra, et surtout ses liens avec les Ottomans (qui lui fournissent des armes), rendent le contournement du blocus de plus en plus aisé. Mais dans le même temps, les vice-rois qui se succèdent à Goa ne limitent pas les menées des agents privés (notamment de la côte de Coromandel et du Bengale) et pratiquent parfois un népotisme impressionnant. Surtout ils révèlent, par leurs pratiques aventureuses de recherche d’argent, l’état déplorable des finances publiques de l’Estado da India (Ibid., pp. 118-126). C’est que le monopole royal sur le poivre et les épices, jamais totalement instauré, est désormais battu en brèche par des commerçants, chinois, malais ou indiens. Au milieu de ces revers, le débat reprend, à Lisbonne, sur la nature de la royauté portugaise et, inévitablement, sur sa légitimité à s’engager pour elle-même dans le commerce lointain.

C’est l’essor en Extrême-Orient qui fournit l’exutoire à cette crispation des positions. Dès les années 1540, le vice-roi octroie des droits de navigation vers la Chine à des particuliers tandis que des agents privés commencent à s’insérer dans les réseaux commerciaux côtiers. Au Japon, c’est l’arrivée des jésuites et de François-Xavier (1549) qui permet une première pénétration commerciale. Les Portugais vont y importer de la soie chinoise en échange de métal argent qui irrigue l’ensemble de leur commerce asiatique. Ils développent Macao qui constitue une importante unité de peuplement à la fin du siècle. Les marchandises chinoises réexportées vers l’Ouest par des agents privés sont taxées à Goa ou Malacca, ce qui restaure les finances publiques de l’État portugais d’Asie. Ce sont les restrictions chinoises au commerce de leurs ressortissants avec le Japon qui expliquent la mainmise des Portugais sur ces lucratifs échanges.

À partir de 1570, avec l’influence grandissante du pouvoir espagnol sur la Couronne portugaise, celle-ci change d’attitude et laisse peu à peu le commerce du poivre et des épices entre des mains privées : en 1576, l’importation de poivre est affermée pour cinq ans à un groupe d’investisseurs étrangers (Ibid., p. 148). Parallèlement, le développement du Brésil (sur la base essentiellement des intérêts privés) mobilise des énergies qui se détournent de l’Asie (ce qu’on appelle le « virage atlantique » du Portugal) et pousse à étendre le système des concessions de voyage, en Asie, à des marchands individuels. En 1580, Philippe II prend le pouvoir au Portugal. Son arrivée favorise les entreprises commerciales des « nouveaux chrétiens », descendant de Juifs convertis au christianisme à la fin du 15e siècle. Ces derniers développent alors plusieurs réseaux intercontinentaux : c’est la route transatlantique (sucre et esclaves) mais aussi la route transpacifique jusqu’aux Philippines et à Macao (puis retour aux Amériques pour y emmener soie et épices) qui concentre leur attention.

C’est cependant sur la question des terres que l’idéologie de l’expansion portugaise change significativement. Influence espagnole ou contagion du mode de mise en valeur du Brésil, le souci de conquérir des territoires prend de l’importance à partir des années 1570. Il se concrétise d’abord en Angola, puis localement dans l’intérieur cambodgien. Si le projet de s’implanter en Thaïlande fait long feu, si les Portugais soutiennent l’expansionnisme du souverain de Birmanie Bayin Naug, c’est essentiellement à Ceylan qu’ils s’implantent plus sérieusement. Ils y installent des casados fronteiros qui exploitent les terres (en obligeant une main-d’œuvre locale, réduite en semi-esclavage, à produire de la cannelle), encaissent les recettes et entretiennent une force armée minimale. Ils rompent donc avec une économie de pure capture et préfigurent ce que sera l’organisation de la production, dans l’ensemble de la zone, par les Hollandais, une génération plus tard, il est vrai à une tout autre échelle.

Mais dans l’océan Indien et l’Asie, les Portugais restent d’abord des marins. À la fin du siècle se développe en particulier un système fort lucratif de concession, à des notables, des voyages sur des routes répertoriées (notamment les anciennes carreiras). Ainsi des particuliers établissent leur fortune à l’ombre des rentes que leur concède un État, par ailleurs militairement protecteur. La rentabilité de ces concessions paraît importante, au point que le vice-roi n’hésite pas à en mettre l’attribution aux enchères. Mais cette monopolisation des trafics par quelques-uns a pour contrepartie un développement du commerce illégal, utilisant d’autres ports et d’autres routes, par des agents privés portugais et asiatiques. Ceux-ci finissent par devenir dominants lorsque le système des concessions décline après 1610, notamment sous les coups portés par les Néerlandais.

Chaudhuri (2001, p. 78) voit dans ce penchant maritime récurrent des Portugais l’explication de leur réussite au 16e siècle en Asie. Car « aucune puissance terrestre dans l’histoire n’a jamais pu réussir à pleinement contenir des envahisseurs venus de la mer », à l’instar de ce qui s’était passé avec les Vikings, en Europe de l’Ouest, par exemple. La clé de cette force résiderait, outre la supériorité de l’armement, dans le fait qu’un conquérant venu de la mer possède un territoire lointain, totalement inaccessible aux populations attaquées, donc inexpugnable… Connaissant par ailleurs leur faiblesse militaire sur terre (éprouvée en maintes occasions), les Portugais auraient donc sciemment choisi de rester des « peuples de la mer », trouvant un compromis dans le système des cartazes qui leur permettait de laisser aux populations touchées leur territoire et l’essentiel de leurs bénéfices commerciaux, tout en ponctionnant largement ces dernières, captant ainsi une part substantielle des bénéfices de l’immense circulation asiatique des marchandises… Mais on peut aussi voir dans ce statut d’intrus maritime la source des défaites portugaises au 17e siècle, quand les Hollandais, par ailleurs supérieurs quant aux techniques de navigation, « joueront aussi la terre », établiront des colonies et réorganiseront la production asiatique à leur profit.

Au final, l’aventure portugaise est riche d’enseignements. Elle constitue d’abord un bon exemple d’instrumentalisation classique du commerce lointain par une monarchie en gestation, celle-ci ajoutant messianisme et intérêt mercantile aux traditionnels objectifs d’affermissement du pouvoir royal. Elle montre aussi la montée en puissance des intérêts privés, au sein même de l’appareil administratif et commercial étatique, intérêts qui ne prospèrent souvent qu’à l’abri de rentes constituées, des concessions royales, du système des cartazes qui limite les concurrents indésirables, de la puissance militaire toujours réaffirmée… Elle ne permet pas en revanche à une économie de marché de véritablement se développer au Portugal : c’est plutôt Anvers qui, dans le cadre d’autres dynamiques, reçoit les produits portugais et devient alors la véritable plaque tournante des réseaux commerciaux et financiers portés par les Européens.

 

Ce papier est initialement paru, sous une forme légèrement différente, dans NOREL P., 2004,  L’Invention du Marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

CHAUDHURI K.N., 1985, Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press.

SUBRAHMANYAM S., 1999, L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

Le 16e siècle portugais dans l’océan Indien : une économie de la capture (1)

Quand ils pénètrent dans l’océan Indien, à partir de 1498, les Portugais se signalent d’abord par une agressivité militaire inhabituelle dans le commerce qui animait les côtes africaines, arabes et indiennes jusque là. Vasco de Gama commence par mener des combats douteux sur la côte est-africaine, suspectant les Musulmans d’origine arabe de vouloir lui nuire. Arrivé à Calicut, il n’a pas à se battre mais « ses présents plutôt mesquins ne firent pas bonne impression » (Subrahmanyam, 1999, p. 80) et les deux pouvoirs en présence, portugais et indien, se quittèrent sur une méfiance réciproque. Deux ans plus tard, son successeur Cabral entre en conflit direct avec les habitants de Calicut et les Portugais se replient sur Cochin. Puis de 1506 à 1515, notamment sous la direction d’Albuquerque, les Portugais vont multiplier les prises de villes côtières, du sud de l’Afrique jusqu’au sud de l’Inde, dans le but d’y installer des places fortes, en faisant preuve au passage d’une rare cruauté militaire et inspirant la terreur sur toute la côte (Oliveira Martins, 1994, 191-207).

Il faut sans doute voir dans ces premiers « contacts » l’expression de l’ambiguïté des objectifs de la Couronne portugaise quant à sa présence en Asie. Nous la préciserons dans notre premier point qui permettra de comprendre en détail quelle instrumentalisation du commerce lointain est en jeu dans l’expansion portugaise. Nous analyserons ensuite les différents modèles qui s’opposent ou cohabitent dans l’empire portugais d’Asie jusqu’au milieu du 16e siècle, date qui inaugure une crise réelle de la domination portugaise et surtout de son impact économique. Dans un second article (la semaine prochaine), nous montrerons les impasses de ces modèles et explorerons les raisons qui poussèrent les Portugais à ne guère s’implanter à l’intérieur des terres.

Les objectifs de l’expansion asiatique

La société portugaise de la fin du Moyen Âge s’est largement constituée en opposition aux musulmans, pourtant repoussés définitivement de l’Algarve dès 1250. L’esprit de la reconquista, entretenu par le pouvoir, semble encore perdurer à l’époque qui nous intéresse. Comme ailleurs en Europe, la royauté se veut fortement centralisatrice, ce qui l’amène à s’opposer à l’Église, aux ordres militaires et surtout à la noblesse. Contre la grande noblesse terrienne, le roi instaure au 15e siècle une noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits nobles ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale va rester longtemps proche du Roi et fournira une grande partie du personnel qui participera à l’aventure asiatique. De fait la royauté va tenter de neutraliser la noblesse terrienne traditionnelle en lui offrant des occasions de briller militairement contre les musulmans en Afrique du Nord. Parallèlement le souverain va chercher à récompenser la noblesse de robe, comme la bourgeoise urbaine, en leur offrant des occasions de profit commercial, d’abord sur les côtes africaines puis dans l’océan Indien, avec au passage la possibilité d’arrondir le trésor royal. Les deux essors du 15e siècle, vers l’Afrique du Nord et vers l’Afrique atlantique, sont donc d’abord destinés à l’affermissement politique du pouvoir royal.

Le souverain n’est cependant pas seulement un acteur politique, mais aussi un véritable marchand. Dom Manuel, qui règne de 1495 à 1521, reprend la tradition de ses ancêtres qui, depuis un siècle, affrètent une flotte personnelle pour faire commerce des esclaves et du sucre ou négocier le vin et les fruits de leurs domaines (Subrahmanyam, 1999, p. 67), voire soutenir des expéditions corsaires. Cette attitude irrite d’autres souverains : ainsi François 1er n’hésite-t-il pas à qualifier dom Manuel de « roi-épicier »… Ce « capitalisme monarchique » très particulier a évidemment des conséquences institutionnelles. C’est la création des feitoria, dirigées par un feitor, dans les cités européennes (puis africaines et asiatiques) qui commercent avec le Portugal, sortes de représentation à la fois de l’État et du souverain. A Bruges par exemple, le feitor reçoit un salaire et une prime du trésor royal pour vendre des marchandises portugaises mais surtout approvisionner la maison royale. Autrement dit, en parallèle des marchands traditionnels et de leurs représentants (les consuls), le roi installe ses hommes afin d’être le premier à tirer parti des commerces engagés… Il n’instrumentalise donc pas un commerce lointain réalisé par des étrangers (comme le faisaient les souverains du Moyen Âge) mais bien un commerce purement portugais et de préférence royal. Changement radical mais qui ne fera pas directement école…

Acteur politique se jouant des couches sociales antagonistes, commerçant maritime pourvu de capital et d’expérience, le souverain qui va lancer l’aventure asiatique est aussi farouchement opposé à l’islam. Pénétré de son rôle messianique, il entend libérer Jérusalem, « reconquête considérée comme la conclusion logique et l’apogée de l’expansion outre-mer, comme l’acte suprême qui lui permettrait de revendiquer le titre d’Empereur de l’Est ou même d’Empereur universel » (ibid., p. 70). Pour cela il faut affaiblir les Mamelouks qui règnent sur l’Égypte et tiennent la ville sainte. Un des moyens d’y parvenir est de bloquer, dans l’océan Indien, la route des épices qui se termine dans la mer Rouge. Ce qui permettrait par la même occasion de couper à la racine la prospérité vénitienne qui, on le sait, consiste à acheter les épices à ces mêmes Mamelouks… On le voit, le messianisme du souverain portugais est en synergie totale avec ses objectifs mercantiles, d’autant que pour bloquer la route de la mer Rouge, la constitution d’une armée et d’une flotte conséquentes est de rigueur, laquelle permettra en retour de conforter le commerce sur les côtes de l’Asie…

Seule ombre au tableau, Dom Manuel ne devait pas rencontrer, en Afrique de l’Est, le fameux « prêtre Jean » auquel il comptait s’allier contre les Infidèles. Par ailleurs ses projets allaient vite rencontrer l’opposition d’une noblesse terrienne, peu disposée à soutenir une entreprise hasardeuse sur le plan spirituel et réprouvée par la tradition nobiliaire quant à son versant mercantile. De la même façon, la bourgeoisie urbaine allait rapidement exprimer sa réticence à laisser le souverain profiter commercialement, seul ou presque, de la conquête. Au final le roi ne devait compter que sur la noblesse de robe, les hommes d’affaires étrangers présents au Portugal et les travailleurs des villes (ibid., p. 73).

L’instrumentalisation du grand commerce propre à la royauté portugaise est donc très particulière. Si elle vise l’affermissement du pouvoir central, comme ailleurs en Europe à cette époque, elle est indissociable d’une finalité d’enrichissement prioritaire du souverain lui-même et d’un militantisme anti-musulman affirmé. Il est probable que ces buts expliquent les modalités par lesquelles l’activité portugaise dans l’océan Indien va d’abord s’exercer.

Les modèles d’une hégémonie ambiguë

Pour Curtin (1998, p. 137), les Lusitaniens avaient fondamentalement le choix entre deux types d’implantation. Ils pouvaient venir commercer pacifiquement et s’insérer au sein des diasporas existantes, quitte à payer aux autorités asiatiques locales les taxes et redevances habituelles. Ils pouvaient aussi s’implanter militairement dans quelques cités, les fortifier, et défendre ainsi leur propre commerce à la fois vers l’Europe et en Asie. Ce qui est étonnant, eu égard aux traditions de commerce portugaises, c’est qu’ils choisirent d’emblée la seconde possibilité, mais en la radicalisant : non seulement ils construisirent des places fortes (le plus souvent sur des îles proches de la côte, à la manière phénicienne) mais encore ils obligèrent les autres diasporas commerciales à leur payer des droits de circulation (cartazes) et à faire escale dans leurs ports (ce qui permettait de les taxer au déchargement ou transbordement des bateaux). Il s’agissait donc d’une vente forcée de leur protection militaire (mais contre qui ?) et de leurs services portuaires, autrement dit d’une capture des bénéfices inhérents au commerce local. Si les cartazes étaient d’un faible coût, en revanche les droits payés dans les ports pouvaient représenter jusqu’à 10 % de la cargaison…

Il y a bien dans ce choix, fondé sur la contrainte militaire, une rupture apparente avec la pratique commerciale pacifique des feitorias, lesquelles s’implantaient dans des ports étrangers, en se fondant pour l’essentiel dans les communautés marchandes locales. Curtin (p. 138) voit dans ce nouveau cours un effet de l’imposition dans le commerce, par les nobles portugais, de leurs traditions militaires. C’est sans doute oublier que les nobles qui vont en Asie sont le plus souvent de la noblesse de robe, donc moins portés aux faits d’armes que la vieille oligarchie terrienne. Quatre autres raisons à cette militarisation de la pénétration portugaise peuvent être avancées. C’est en premier lieu dans le militantisme anti-islamique qu’il faut chercher la clé de ce changement objectif de stratégie, dans la mesure où il requiert un potentiel militaire important : c’est lui qui pousse explicitement Almeida, premier vice-roi, à prôner l’attaque des Arabes et des Turcs là où ils sont implantés, pour remettre au pouvoir les anciennes élites locales (Oliveira Martins, 1994, p. 182). Mais par ailleurs les Portugais sont très largement conseillés par des Génois qui sont issus d’une tradition de comptoirs militarisés en Méditerranée. En troisième lieu, il est clair qu’Albuquerque radicalise les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues. Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz (ibid., p. 192) avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » (Chaudhuri, 2001, p. 69). Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région… On est encore loin d’un commerce émancipé du politique.

CHAUDHURI K.N., 1985, Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in Wordl History, Cambridge, Cambridge University Press.

OLIVEIRA MARTINS J. P., 1994, Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la Différence.

SALLMANN J-M., 2003, Géopolitique du 16e siècle, Paris, Seuil.

SUBRAHMANYAM S., 1999, L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (3)

5. Les années 1990 : la mondialisation réinventée

L’analyse du nombre d’occurrences révèle qu’un nouveau palier est atteint au début des années 1990. La mondialisation devient le paradigme de référence pour comprendre le nouvel ordre mondial issu de la fin de la guerre froide (Amin, 1992 ; Moreau Defarges, 1993). Ceci se lit dans la transformation du mot « mondialisation ». Il devient sujet à prédicat, signe d’une essentialisation de la mondialisation. Autrement dit, on ne parle plus de « la mondialisation de quelque chose », mais tout simplement de « la mondialisation » per se :

« Mais la mondialisation est un phénomène de long terme. Son intensité n’était guère différente il y a quelques années quand l’extrême droite était jugée marginale et la France perçue comme sûre d’elle-même. » [1]

Comment l’avait déjà montré René-Éric Dagorn, « mondialisation » accède alors au rang de notion (Dagorn, 1999) – ce qui ne s’est jamais produit pour le terme de « planétarisation ». Mais cette cristallisation du sens se double d’un discours sur le mot lui-même qui oblitère complètement l’usage antérieur de celui-ci. La mondialisation est perçue comme un phénomène avant tout économique. Ainsi, en 1996, dans un compte-rendu d’un ouvrage collectif coordonné par François Chesnais :

« À l’heure où le mot “mondialisation” est mis à toutes les sauces, il convient de rappeler que ce processus a commencé voilà quinze ans, avec la mondialisation des flux financiers. » [2]

La voix d’André Fontaine semble impuissante lorsqu’il rappelle qu’en 1949 on parlait déjà de mondialisation :

« L’OCDE a beau avoir donné sa caution à cet anglicisme, le mot “globalisation” est trop… global pour avoir la précision géographique de son équivalent français “mondialisation”, néologisme au demeurant moins récent que beaucoup ne le croient. » [3]

Or cette mondialisation économique, « la mondialisation », provoque une crispation de plus en plus forte, doublée d’une montée de l’euroscepticisme après la signature du traité de Maastricht en 1992. Comme l’écrit très justement Jacques Lévy, en s’inspirant de François Perroux à propos du capitalisme, « mondialisation », en accédant au rang de notion, est devenu un « mot de combat » (Lévy, 2008). Ainsi, en 1994, Jean-Pierre Chevènement s’en prend au Parti socialiste, jugé trop mou :

« L’heure de la clarification a sonné. Pour engager le nécessaire travail de recomposition politique qui permettra de faire bouger les lignes, il est d’abord nécessaire d’opérer trois ruptures : rupture avec les appareils traditionnels, qui ont conduit la gauche dans l’impasse ; rupture avec les pratiques et les mentalités anciennes qui, privilégiant la forme sur le fond, consistent à négocier des places, des alliances sans principes, des collusions de circonstance ; rupture enfin avec l’idée que la politique ne peut plus rien – ou plus grand-chose – pour améliorer le sort des femmes et des hommes, et que l’interdépendance et la mondialisation libérale nous condamnent soit à subir et à tout accepter, soit à nous replier sur l’action locale du quartier ou de la commune. » [4]

En 1995, Zaki Laïdi souligne « le malaise de la mondialisation » :

« Or ce qui caractérise la mondialisation, c’est précisément le fait que personne ne parvient à lui donner sens, à la lier à une représentation collective, à l’objectiver. La mondialisation apparaît comme une somme de contraintes ou d’opportunités, mais non comme un projet ou une espérance.

On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde.

On ne s’investit pas dans la mondialisation comme on s’investit dans une idéologie à prétention universaliste. On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde. On n’hésitera pas à dire que la mondialisation tend aujourd’hui à détruire l’idée d’universalité ou de responsabilité mondiale. » [5]

Quelques mois plus tard, le mouvement social de novembre-décembre 1995 apparaît comme « la première révolte contre la mondialisation » [6]. Cette critique s’accompagne d’un contre-discours qui se cristallise dans le terme d’« antimondialisation » :

« La décennie élyséenne du Général a coïncidé avec un formidable développement de l’économie, du confort, de l’éducation, et le plein emploi a été atteint, qu’on avait toujours cru incompatible avec le système capitaliste.

La courbe de la croissance semblait alors ne jamais devoir s’arrêter. À l’inverse de ce qui se passe aux États-Unis, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Danemark, dans divers pays du tiers-monde, notamment en Asie, c’est de celle du chômage que l’on dit à présent la même chose. Que la tendance soit la même en Allemagne, en Suisse ou en Suède n’est qu’une faible consolation. Nombreux sont, au fond du cœur, les Français à en rendre l’étranger responsable, qu’il s’agisse des immigrants venus leur “voler leur travail”, des cultivateurs ou des industriels coupables d’inonder nos marchés de leurs produits à bas prix, ou des calculs de financiers sans âme, jamais tant heureux que lorsqu’ils voient monter en parallèle les cours de la Bourse et les statistiques des demandeurs d’emploi. D’où le réflexe antimaastrichtien et antimondialisateur du moment, que certains encouragent délibérément et que les autres prennent bien soin de ménager. » [7]

L’événement majeur de la fin de cette décennie est évidemment Seattle, lieu de rendez-vous « des guerriers de l’antimondialisation » [8].

Le grand paradoxe est bien l’acceptation de la mondialisation par le Parti socialiste. À l’occasion de la démission de Michel Campdessus de son poste de directeur général du FMI, en novembre 1999, Christian Sautter, alors ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, défend dans une tribune du Monde leur participation aux grandes instances économiques mondiales :

« Le mot mondialisation est devenu un pont aux ânes du discours politique. Les libéraux en font le slogan d’un marché devenu roi, les sceptiques, l’emblème de la “contrainte extérieure” des années 1970 et 1980, les illusionnistes, le symbole d’un combat de valeurs. La mondialisation n’est rien de tout cela. Elle est une réalité qu’il faut juger et maîtriser. Je pense que nous n’avons pas à regretter ce grand mouvement qui, depuis vingt ans, a transformé la planète. » [9]

Cependant, contre ce discours de l’acceptation, une autre idée de la mondialisation commence à émerger, comme le proclame Edgar Morin :

« Ce qui a surgi à Seattle, c’est la prise de conscience que le contrôle de la mondialisation ne peut s’effectuer qu’au niveau mondial. Elle comporte donc un autre type de mondialisation que celle du marché. Elle incorpore le souverainisme, mais en le dépassant. » [10]

On retrouve ici la problématique posée en 1949 par le mondialisme.

 

6. Les années 2000 : mondialisation et altermondialisation

Au début du 21e siècle, le discours sur la mondialisation s’enracine :

« Dans les années 1990, le mot mondialisation a fait florès et a permis de décrire les réalités nouvelles qui ont émergé, après la chute du mur de Berlin – à savoir la fin de la division de la planète en trois pôles (les économies occidentales, le bloc soviétique et le tiers-monde) qui s’était mise en place après la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi l’accélération des échanges, l’internationalisation de l’activité des entreprises, des marchés et des produits ainsi que la globalisation financière – qui se définit comme un processus d’interconnexion des marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à un marché unifié de l’argent, à l’échelle planétaire. » [11]

Et la théorie ne trouve guère de démentis : en 2002, Le Monde se fait l’écho du dernier numéro du magazine L’Histoire et reprend l’affirmation de Jean-Michel Gaillard, conseiller référendaire à la Cour des comptes : le mot “mondialisation” est récent, il est apparu au milieu des années 1980 comme traduction de l’américain « globalization » [12].

« La mondialisation » devient à elle seule un sujet à sondage :

« La France est, bien entendu, loin d’être le seul pays pour lequel la mondialisation pose un problème politique et où l’“entrée dans la mondialisation” est contestée par une partie de l’opinion publique. Cependant, la globalisation constitue un défi tout particulier pour ce pays pour au moins trois raisons. D’abord, elle menace directement la tradition “dirigiste” française, en raison de l’abandon qu’elle implique du contrôle de l’État sur l’économie – et donc sur la société. De plus, la mondialisation heurte les Français parce qu’ils sont, historiquement, extrêmement attachés à leur culture et à leur identité, lesquelles semblent aujourd’hui directement menacées par une mondialisation qui se confond souvent avec américanisation. Enfin, la globalisation est particulièrement difficile à accepter, car elle semble rendre encore plus élusive la quête d’un rôle international pour la France. Ainsi, lorsque, dans un sondage européen effectué avant le 11 septembre, on demanda aux personnes interrogées : “Qu’est-ce que le mot ‘mondialisation’ évoque d’abord pour vous ?”, 25 % des Français ont répondu “la domination des États-Unis”, contre seulement 8 % en Italie, 6 % en Grande-Bretagne, et à peine 3 % en Allemagne… » [13]

Mais la nouveauté est la dissimilation :

« Depuis l’émergence publique du mouvement de protestation contre la mondialisation néo-libérale à Seattle, fin novembre 1999, le mot mondialisation (ou globalisation) est utilisé un peu partout, à tort ou à raison… Mais que recouvre-t-il exactement ? Qui sont les acteurs et quel est l’enjeu de ce conflit ?

Ce questionnement est au cœur du film de Patrice Barrat diffusé dans “La Vie en face”. Globalisation : violence ou dialogue ? revient sur les origines et l’histoire de la mondialisation, pour mieux éclairer le rapport de forces qui se joue aujourd’hui entre les “pour” – organismes multilatéraux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OMC), gouvernements des pays riches, multinationales… – et les “contre” – multiples composantes d’un mouvement de protestation qui se mue en force de proposition et préfère dorénavant se qualifier de mouvement “pour une autre mondialisation”. L’idée est d’ “essayer de comprendre ce qui sépare les deux camps, et ce qui pourrait les rapprocher”. » [14]

L’antimondialisation se mue en une « altermondialisation » ‑ le terme apparaît dans Le Monde en juin 2002 [15]. Porto Alegre en devient le lieu symbolique [16]. Le mot entre dans le dictionnaire Larousse en 2004, date à partir de laquelle il cesse d’être employé dans Le Monde. Seuls demeurent les termes de l’engagement : « altermondialisme » et « altermondialiste ».

En 2010, c’est celui de « démondialisation » qui fait irruption, d’abord sous la plume d’Edgar Morin :

« Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.

L’orientation mondialisation/démondialisation signifie que, s’il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles, s’il faut que se constitue une conscience de “Terre-patrie”, il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l’alimentation de proximité, les artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.

L’orientation croissance/décroissance signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements d’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, le trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).

L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat de la compréhension d’autrui, de l’amour et de l’amitié.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l’urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. » [17]

 

Conclusion

Au terme de ce balayage rapide d’un demi-siècle d’archives du Monde qui permet d’élaborer un texte polyphonique sur la mondialisation, quelques grandes idées se dégagent. La première est la confirmation d’un basculement. La mondialisation, considérée initialement comme un horizon utopique d’une humanité s’acheminant vers l’accomplissement de son unité fondamentale, est devenue un processus essentiellement économique qui inquiète par sa capacité à déstabiliser les sociétés et à mettre en péril les économies nationales.

La deuxième idée est que la conscience contemporaine de la mondialisation a oblitéré son passé. Le discours selon lequel la mondialisation financière a constitué le moment fondateur de la mondialisation a été complètement accepté. Le livre de Romain Lecler, Sociologie de la mondialisation, est extrêmement révélateur de cette tendance. Alors même que son auteur entend, dans un premier chapitre, tracer l’« itinéraire d’une notion », le résultat apparaît en grande partie erroné.

Toutefois, mon intention n’est pas tant de dénoncer l’erreur sur l’histoire du mot « mondialisation » que d’interpeler sur un oubli collectif et sur une acceptation d’un discours. Nonobstant, les articles du journal Le Monde ne constituent qu’un reflet fragmentaire de la production intellectuelle française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et ce travail de recherche sur l’usage du mot « mondialisation » autant que sur les analyses du processus de mondialisation mériterait d’être poursuivi et étendu. Il appelle une relecture, dans tous les sens du terme.

La mondialisation est en soi un processus qui s’étire dans le temps parce qu’il ne cesse de se renouveler dans ses formes et surtout dans ses moyens techniques, et qui se diffuse dans l’espace en intégrant toujours plus de monde. La mondialisation est une lente transition d’une cospatialité des êtres humains sur Terre à une coprésence globale, qui aboutit à une situation de mondialité par laquelle le Monde est devenu le site de l’humanité (Retaillé, 2012). L’avènement du Monde n’a cessé d’être proclamé au fil du siècle passé, en dernière date par Michel Lussault, dont c’est le titre du dernier ouvrage (Lussault, 2013). Quand commence véritablement « l’âge global » ? Il est difficile d’établir un seuil ; pourtant, on peut penser que la Seconde Guerre mondiale a marqué un « moment global », dans la mondialisation elle-même et dans la prise de conscience de celle-ci. Ce n’est pas un hasard si le terme de « globalization » apparaît aux États-Unis en 1943.

Bibliographie

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Lévy J. (dir.), 2008, L’Invention du monde. Une géohistoire de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po.

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Teilhard de Chardin P., 1955, Le Phénomène humain, Paris, Seuil.


Notes

[1] Jacques Lesourne, « Une France frileuse », Le Monde, 8 avril 1992.

[2] « La mondialisation financière. Genèses, coût et enjeux », Le Monde, 26 novembre 1996.

[3] André Fontaine, « Faire face à la mondialisation », Le Monde, 21 février 1996.

[4] Jean-Pierre Chevènement, « Il saut se bouger ! », Le Monde, 10 mars 1994.

[5] Zaki Laïdi, « Le malaise de la mondialisation », Le Monde, 31 août 1995.

[6] Erik Izraelewicz, « La première révolte contre la mondialisation », Le Monde, 7 décembre 1995.

[7] André Fontaine, « Sortir de la nostalgie », Le Monde, 31 mai 1997.

[8] Laurence Caramel, « Les citoyens se donnent rendez-vous à Seattle », Le Monde, 23 novembre 1999.

[9] Christian Sautter, « Une mondialisation citoyenne », Le Monde, 11 novembre 1999.

[10] Edgar Morin, « Le XXIe siècle a commencé à Seattle », Le Monde, 7 décembre 1999.

[11] « Modèles », Le Monde, 21 janvier 2003.

[12] Pierre-Antoine Delhommais, « La planète est toujours un village », Le Monde, 15 novembre 2002. Cf. Jean-Michel Gaillard, « Comment la planète est devenue un village », L’Histoire, n° 270, novembre 2002, p. 33.

[13] Philip Gordon et Sophie Meunier, « L’ouverture au monde », propos recueillis par Alain Beuve-Méry et Serge Marti, Le Monde, 16 avril 2002.

[14] Thérèse Marie Deffontaines, « Les deux mondialisations », Le Monde, 26 janvier 2002.

[15] Michel Noblecourt et Nicolas Weill, « En attendant la refondation », Le Monde, 8 juin 2002.

[16] Serguei, « Porto Alegre, sommet contre la guerre », Le Monde, 24 janvier 2003.

[17] Edgar Morin, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 10 janvier 2010.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (2)

3. Les années 1970 : une mondialisation inquiète

Le début des années 1970 constitue incontestablement un tournant majeur dans l’histoire des relations internationales de la seconde moitié du 20e siècle. La crise s’installe, et comme l’écrit l’éditorialiste du Monde Pierre Drouin, elle est planétaire :

« La conscience d’une “planétarisation” économique s’est considérablement ravivée à l’occasion de la secousse énergétique. […] Un voile s’est déchiré grâce à la crise énergétique. On a dit, après les événements de 1968 : “Rien ne sera plus comme avant.” C’est aussi vrai cette fois-ci. Pour d’autres raisons. La vulnérabilité de l’Occident est apparue crûment, et l’assurance qu’il déployait sur la manière de sécréter la richesse en est fortement ébranlée. Ce qui conduira ses dirigeants, par la force des choses, à réfléchir sérieusement sur d’autres styles de croissance. Et à considérer que l’on vit sur “une seule Terre”, où les bonnes cartes ne sont pas toutes du même côté. » [1]

Le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing également, dans un discours prononcé le 24 septembre 1974, à la cérémonie de clôture du colloque « Biologie et devenir de l’homme », s’interroge sur l’avenir :

« Dès lors, nous assistons à un changement progressif dans les mentalités : alors que le siècle dernier avait été caractérisé par le passage du problème de l’individu au problème des classes sociales, notre siècle sera sans doute marqué par le passage du problème des classes sociales à celui des classes mondiales, c’est-à-dire de l’espèce humaine. À nous de préparer la morale nouvelle qui en gouvernera la conduite, à nous d’inventer la morale de l’espèce au seul niveau où ce soit possible : celui du monde. Vous savez peut-être que pour moi, cette prise de conscience globale des problèmes de l’espèce est une des données qui doivent éclairer les grandes évolutions politiques et sociales. Or, nous assistons actuellement à une évolution surprenante : le phénomène de la mondialisation qui résulte normalement de l’évolution de nos sociétés se manifeste effectivement, parce que tout événement qui concerne un homme se répercute à notre époque sur les autres hommes, mais il se manifeste de manière inacceptable  la mondialisation de la violence précède celle de la pensée. » [2]

Les transformations sociales perturbent. En 1975, le géographe Maurice Le Lannou définit la « mondialisation de l’économie » comme « l’extension sans bornes des grands thèmes de la consommation, c’est-à-dire d’une sociologie de la jouissance et du loisir qui multiplie les clients éventuels de la firme » [3], et fait de la mondialisation une source d’inégalités et de tensions :

« Ces appétits nouveaux, bien légitimes, viennent donc paradoxalement accentuer les inégalités entre les nations. Ils renforcent la position des grands entrepreneurs industriels, qui ont soin de les entretenir par ce prodigieux moyen de domination qu’est la publicité, et ils appauvrissent les pays retardés en multipliant et en orientant leurs besoins. » [4]

Maurice Le Lannou s’interroge ainsi sur la possibilité d’une résistance à la mondialisation dans un compte-rendu du livre de Calogero Mùscara, La Société déracinée, sans pour autant vouloir céder à une vision rétrograde :

« Refaire l’homme-habitant ne veut pas dire restituer un âge d’or. Des cadres nouveaux ont été imposés aux sociétés humaines par un progrès qui conduit à la communication de masse et à la gigantisation. Il ne s’agit que de résister aux développements excessifs qui font du progrès lui-même un gaspillage, une pollution ou une injustice. » [5]

Plaidant pour l’enracinement des hommes, Maurice Le Lannou en profite pour défendre un certain enseignement de l’histoire et de la géographie, du passé et du lieu, contre la proposition de René Haby en faveur d’un enseignement peut-être plus conceptuel des « sciences humaines ».
En 1980, Maurice Le Lannou prolonge et réaffirme sa réflexion contre la mondialisation et la destruction des traditions :

« Beaucoup a été dit, et souvent fort bien, sur ces énormes mouvements qui bouleversent la physionomie traditionnelle du monde et singulièrement de notre Occident. L’urbanisation galopante, la “rurbanisation” – moins sournoise que jamais – des plats pays, les colossales migrations de travail qui tendent à devenir des transferts irréversibles, les cohortes fiévreuses du tourisme : en voilà les plus voyants. Tout cela sous le signe d’une mondialisation qui est devenue la marque péremptoire des économies et des sociologies de notre temps. En fin de compte, c’est la fin des espaces nuancés, des sociétés différentes, d’une image du monde complexe et bigarrée qui justifiait la géographie de naguère.

[…]

Ces processus de démantèlement du local et de mondialisation des affaires et des esprits apparaissent au gros de nos contemporains comme autant de libérations. Le mot n’est pas de moi, car je n’y crois guère. Libération à l’égard des milieux naturels ? Elle ne serait véritable que si les libertés acquises ne devaient se payer d’un prix fort lourd. On a beaucoup parlé de ressources pillées, de patrimoine sacrifié, de pénurie promise, pour peu que les hommes cessent d’inventer. Il faudrait mettre davantage en lumière le rôle des délocalisations dans la genèse des pollutions et à l’origine de ces catastrophes qui sont l’équivalent moderne, abondamment augmenté, des calamités naturelles d’autrefois. Beau travail pour une géographie active et appliquée ; physique et humaine, qui ne donnerait pas toute sa foi au technocrate !

Libération, nous dit-on aussi, quant à la condition humaine, politique, économique, morale. Je n’en crois rien. Il me semble que l’ancienne entente des hommes et des lieux garantissait aux premiers infiniment plus de liberté que ne leur en apporte l’actuel divorce, et que les pseudo-libérations d’aujourd’hui, par le démembrement des vieilles communautés éprouvées, les font retomber dans d’autres servitudes. Le renoncement aux vrais ensembles de naguère est singulièrement favorable à la mise en œuvre de pouvoirs occultes, anonymes et lointains qui, sous couleur de se rapporter à l’universel, échappent à l’humain. Des logiques totalitaires se substituent aux leçons tirées des lieux.
Libérations ? Je me demande plutôt si l’ère des dominations ne vient pas de s’ouvrir. » [6]

Sur le plan économique, le développement de l’industrie textile dans plusieurs pays d’Asie commence à se faire ressentir. En 1978, la journaliste Véronique Maurus développe une analyse critique de la mondialisation de la production et du marché textile qui pourrait aboutir à une condamnation du secteur en France si aucune mesure politique n’est prise [7].

En cette même année 1978, Gérard Delfau, membre du secrétariat national du Parti socialiste, dénonce la mondialisation comme stade ultime du capitalisme, et fait référence au Manifeste du parti communiste, souvent cité encore aujourd’hui comme une des premières analyses de la mondialisation :

« Il me semble que nos nations occidentales ont atteint avec les années 60 la pointe extrême du capitalisme, tel que Marx l’avait, par anticipation, décrit. La concentration du capital, s’appuyant sur le développement du machinisme, met en cause le droit au travail et fait de couches entières de jeunes des chômeurs hors statut social. La mondialisation des marchés, annoncée dès le Manifeste (1848), a sécrété, au-delà des États, ces phénomènes singuliers que sont les multinationales, et dont seul un poète, R.-V. Pilhes, dans L’Imprécateur, a su nous faire éprouver l’obscure menace.

La loi du marché, enfin, grignote tout ce qui est encore en dehors des circuits habituels de production : l’eau, l’air, la terre, l’éducation, l’information, les loisirs, sont devenus objets de spéculation, matière à publicité. On ne sait plus très bien où commence et où finit l’exploitation que la grande masse subit, tellement le temps et l’espace sont devenus valeurs d’échange. Et cela, pour nos pays de vieille civilisation industrielle.

Le gâchis est à une autre dimension pour des continents entiers comme l’Afrique et l’Amérique du Sud, où le pillage aboutit, souvent, au génocide. Mais de ces excès naît une protestation diffuse, qui vient chez nous s’ajouter aux formes classiques de la revendication sociale. L’écologie, un certain féminisme, les associations d’usagers, la mise en cause du rôle que jouent, dans nos vies, médecins et conseillers en tous genres, la critique du gaspillage, l’espoir, encore balbutiant, d’un nouveau modèle de croissance, ne me paraissent pas antagonistes de la grève traditionnelle. » [8]

La référence à l’ouvrage de René-Victor Pihles, L’Imprécateur, est intéressante car elle n’est pas unique (cf. billet antérieur). Le livre, paru en 1974, narre comment un homme, par ses imprécations, ébranle le siège social parisien de la multinationale américaine Rosserys and Mitchell. Une phrase, souvent citée, est censée résumer l’esprit de la mondialisation industrielle des Trente Glorieuses qui s’achèvent :

« Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. » [9]

Plutôt qu’un effondrement, on redoute surtout une « France à deux vitesses » :

« Le bouleversement économique et la politique menée depuis sept ans ont accentué le phénomène. Les contrats à temps partiel se multiplient dans le même temps où fleurissent les sociétés d’intérim. Du fait de la mondialisation des marchés, le fossé se creuse de plus en plus entre les entreprises actives sur les marchés extérieurs, disposant des méthodes de gestion les plus modernes et des cadres les plus “performants”, et les autres. Et ce, avec la bénédiction, voire l’appui, du gouvernement, dont la stratégie, plus ou moins avouée, consiste à aider les forts. Ce qui est vrai pour l’industrie l’est aussi pour l’agriculture. » [10]

Une dualité s’instaure : la mondialisation économique peut être subie, elle peut être aussi voulue. En 1978, François Grosrichard paraphrase ainsi une étude de la Datar, Villes internationales et villes mondiales :

« Le néologisme de “mondialisation” s’est appliqué vers les années 60 à des phénomènes aussi différents que la conquête spatiale, la dissuasion nucléaire, la crise des valeurs, les firmes multinationales, les moyens d’Information, la circulation des hommes, des marchandises ou des capitaux. Pourquoi ne s’appliquerait-il pas aussi aux cités ? Quand une grande ville se plie aux nouvelles caractéristiques de révolution économique internationale, mais surtout lorsqu’elle est capable d’anticiper ces mouvements, de les accompagner et d’en profiter, alors, elle accède au statut de ville mondiale. » [11]

Le paragraphe est riche d’enseignements. D’une part, le mot « mondialisation » n’est plus perçu, à la fin des années 1970, comme un néologisme ; d’autre part, il est déjà question de « villes mondiales », avec une analyse assez précise, portant sur des études de cas, et ce avant les travaux de Saskia Sassen généralement considérés comme fondateurs. La mondialisation, définie comme l’extension de l’internationalisation de la marchandise, de l’internationalisation du capital financier et de l’internationalisation de la production, et comme la combinaison de ces trois processus grâce au rôle moteur des grandes firmes multinationales, est considérée comme un processus essentiellement urbain :

« Face à ce mouvement de mondialisation, et à cause de lui, quelques villes jouent ou vont jouer un rôle mondial en ce sens qu’elles sont ou deviennent le lieu singulier de la définition d’un ordre socio-économique mondial et le moteur privilégié de sa diffusion. » [12]

Et François Grosrichard de conclure en s’interrogeant :

« À une époque où les responsables de l’aménagement du territoire semblent tous et presque exclusivement versés dans les dossiers, certes difficiles, de la France rurale, des provinces oubliées et des villages où il ne reste que des pierres, il n’était pas inopportun qu’on témoigne à nouveau quelque intérêt pour les villes. En effet, il serait dangereux, sur ce chapitre, de laisser la réflexion et la doctrine s’appauvrir en vieillissant. Dans quelques années, huit Français sur dix vivront dans des villes et dans leurs banlieues. Et comment croire qu’une nation peut tenir son rang dans le monde sans un réseau de grandes villes aux multiples renoms ? »

Le propos se retrouve sous la plume d’Henri Tezenas du Montcel, professeur de gestion des ressources humaines à l’université Paris-Dauphine et ancien collaborateur d’André Giraud, ministre de l’Industrie entre 1978 et 1981 :

« La mondialisation des échanges interdit l’isolement et contraint au renouvellement des méthodes de production et des fabrications elles-mêmes. » [13]

Il faut s’adapter !

Toutefois, dans ce contexte marqué par une défiance assez générale, on trouve une résurgence du mondialisme, défendu en 1977 dans les pages du Monde par Robert Mallet, alors recteur de l’académie de Paris :

« La population du globe en croissance exponentielle (malgré les chutes de natalité des pays dits développés, cause supplémentaire de conflits et d’invasions possibles), le gaspillage éhonté des ressources de la Terre, qui seront épuisées dans quelques décennies (malgré l’exploitation des fonds marins tout aussi épuisables que les continents émergés), la répartition anarchique des profits (le tiers de la population mondiale se partageant les 7/8e des richesses de la planète), l’aggravation continue du paupérisme des plus pauvres et de l’analphabétisation des moins instruits (les rapports de l’Unesco l’ont révélé), la prolifération des armes nucléaires (on dispose actuellement de quoi détruire un million d’Hiroshima), tout cela provoque d’immenses problèmes qu’aucun État, ni même aucun groupe d’États, ne saurait avoir la capacité de régler, tant pour sa gouverne qu’au nom de l’intérêt commun.

Ajoutons à ces facteurs de mondialisation subis dans l’involontaire communauté des épreuves toutes les raisons de se mondialiser dans le partage pas davantage prémédité mais bénéfique des sciences et des techniques appliquées à la santé, à l’information, à toutes les formes de communication. Nous assistons donc à une double mondialisation irrésistible : celle des problèmes qui n’ont pas encore trouvé de solutions, et celle des solutions qui ont déjà été adoptées par les forces des choses, autrement dit sous l’emprise de nécessités auxquelles aucune nation ne pouvait se soustraire. » [14]

La mondialisation est clairement définie comme un processus général, inéluctable, mais profondément ambivalent quant à ses conséquences. Quoi qu’il en soit, il semble alors qu’il n’y a pas d’autre choix que d’accepter cette situation nouvelle de l’humanité, « maintenant que nous y sommes… » [15].

 

4. Les années 1980 : la mondialisation financière

Le début des années 1980 commence par le « cri d’alarme » de Michel Charzat contre « la mondialisation sauvage » de l’économie française, « la déchirure du tissu industriel » [16]. Ce à quoi le gouvernement socialiste tente d’apporter une réponse :

« M. Jacques Delors reconnaît le fait de la mondialisation de l’économie, souhaite que la France ait des sociétés multinationales, et qu’elle investisse à l’étranger. Il se prononce contre l’idée d’une “économie duale” (où la France serait divisée en secteurs hautement compétitifs et industries moins performantes) et se prononce pour une “économie en continu” où tous les agents économiques sont utiles. “On ne peut bâtir le progrès social sur le sable économique.” C’est là une idée force du nouveau ministre dont les maîtres mots sont aujourd’hui : effort, rigueur, efficacité. »[17]

Position confirmée par le discours-programme de Pierre Mauroy :

« Notre pays est aujourd’hui engagé dans une nouvelle phase de mutations industrielles et technologiques. Les dures lois de la concurrence et de la productivité s’imposent à une économie ouverte qui s’insère dans la mondialisation des échanges. À nous de dominer le progrès, de dominer la machine. À nous de les mettre enfin au service de l’homme. À nous d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. » [18]

Mais le doute n’est pas loin, comme dans cette autre déclaration de Jacques Delors dans une interview donnée au « Club de la presse » sur Europe 1 :

« Il faut bien savoir que chaque fois qu’on assume une tâche quotidienne, elle ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt des grands défis des années 80, qui se résument à trois : la mondialisation de l’économie avec l’émergence de nouveaux compétiteurs ; une troisième révolution industrielle pour laquelle les pays européens ont cinq à dix ans de retard sur les États-Unis et le Japon ; la fin d’une période ou d’un modèle de régulation économique qui avait fait merveille pendant vingt-cinq ans dans les pays européens, avec des limites selon chaque pays. » [19]

Mais la mondialisation ne se réduit pas à l’économie :

« La mondialisation de l’information, des déplacements et surtout de la science introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la possibilité et la nécessité d’une éthique non plus communautaire mais universelle, qui s’adresse, au-delà des particularismes ou des convictions locales, à l’espèce humaine elle-même. C’est cette éthique transcendante, visant à définir et à protéger les droits élémentaires de la personne humaine au regard de la révolution biologique et médicale, qui devrait inspirer le Comité. » [20]

La mondialisation est un fait général, que Maurice Le Lannou ne cesse de condamner :

« La mondialisation on dirait mieux la planétarisation des idées, des désirs, des vouloirs, et, de manière regrettable, des démarches spirituelles et intellectuelles d’une humanité qui, naguère encore, ne tenait pour vrai et pour désirable que ce qui était commandé ou suggéré par l’époque et par le lieu. Il faut aujourd’hui, pour convaincre les hommes, frapper vaste et fort. L’idée doit valoir pour le monde entier, et de plus en plus l’universel se confond avec l’univers. »[21]

« Mais nous sommes arrivés au temps des ruptures plus violentes. La mondialisation rapide des économies et des mœurs, fruit (ou cause ?) de la dislocation des communautés élémentaires et des délocalisations qui suppriment l’indigène et ruinent les solidarités proches de naguère, fait que le paysage, désormais enjeu et objet de conflit, cesse partout d’être banal, c’est-à-dire familier, pour devenir le siège d’une exploitation profitable. » [22]

Mais comme le rappelle André Fontaine, le Monde reste divisé :

« Le drame spécifique de notre époque, c’est que dans son aspiration à un ordre universel, aux dimensions du “village planétaire” cher à Marshall McLuhan, que justifie la mondialisation croissante des communications de toute nature, l’humanité se soit fragmentée en deux empires rivaux qui s’effrayent l’un l’autre et, faute de pouvoir écraser l’adversaire sans risquer l’anéantissement, se chipent sournoisement des pions. » [23]

Il n’en reste pas moins qu’un aspect plus particulier caractérise cette nouvelle période : la mondialisation financière. L’expression apparaît pour la première fois dans le journal Le Monde en 1987 à l’occasion de la privatisation de la Société générale [24].

En 1988, François Rachline s’interroge sur la remise en question du pouvoir des États :

« La transnationalisation des firmes et la mondialisation financière permettent aux entreprises et aux banques de se jouer des mesures gouvernementales en jouant des différentiels que les États font immanquablement naitre : différentiels d’intérêts et d’inflation bien sûr, mais aussi différentiels de réglementations. » [25]

La question de la gouvernance mondiale est ainsi reposée par Michel Beaud, professeur d’économie, fondateur en 1983 du Gemdev :

« Puisque la finance est incapable à elle seule de produire les régularités économiques permettant le jeu des mécanismes stabilisateurs de marché, une autorité centrale et un prêteur en dernier ressort sont indispensables. Ce rôle a, jusqu’à présent, été pour l’essentiel assumé par les autorités étatiques et bancaires nationales, mais, dans le contexte actuel de globalisation financière et de mondialisation, il devient écrasant : qui donc va désormais pourvoir le prendre en charge ? » [26]

Mais il ne peut que constater l’inertie contemporaine :

« Ainsi, comme pour les risques globaux environnementaux, nous nous trouvons avec la triple dynamique d’expansion, d’“archéisation” et de mondialisation financières, devant des risques tels que devrait être mise en place une capacité de gouvernance mondiale. Au lieu d’y œuvrer, les autorités en exercice en sont réduites à gérer une coopération dont l’efficacité tient principalement à la confiance que se doivent de placer en elle les acteurs financiers internationaux. » [27]

On notera au passage l’usage du mot « globalisation », mot français qui, au sens de « mondialisation », est cependant considéré comme un anglicisme, calqué sur le mot « globalization ». Celui-ci n’est d’ailleurs jamais utilisé dans Le Monde, et la seule référence qu’on puisse trouver, est une mention de l’article de Theodore Levitt, « The Globalization of Markets », paru en 1983 dans la Harvard Business Review [28].

De fait, l’expression « globalisation financière » s’impose comme une forme spécifique de la mondialisation à partir de la fin des années 1980. Il n’est pas tellement surprenant de trouver la première occurrence en 1988 dans un article de Christian de Boissieu [29], dont la carrière d’universitaire et d’analyste financier se déroule de part et d’autre de l’Atlantique, aux États-Unis et en France.

Notes

[1] Pierre Drouin, « Une “bonne” secousse ? », Le Monde, 29 décembre 1973.

[2] « “C’est à nous d’inventer une morale de l’espèce”, affirme M. Giscard d’Estaing », Le Monde, 26 septembre 1974.

[3] Maurice Le Lannou, « La géographie. L’ordre économique et la morale », Le Monde, 15 décembre 1975.

[4] Ibid.

[5] Maurice Le Lannou, « “La société déracinée” », Le Monde, 30 août 1976.

[6] Maurice Le Lannou, « La fin des paroisses », Le Monde, 24 juillet 1980.

[7] Véronique Maurus, « Textile : il ne suffit pas d’accepter l’inévitable », Le Monde, 24 janvier 1978.

[8] Gérard Delfau, « En ce printemps mouillé de la gauche… », Le Monde, 19 juin 1978.

[9] René-Victor Pilhes, 1974, L’Imprécateur, Paris, Seuil.

[10] « La France à deux vitesses », Le Monde, 13 novembre 1980.

[11] François Grosrichard, « Une étude de la DATAR. Un renom mondial pour la province ? », Le Monde, 3 mars 1978.

[12] DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française, p. 21.

[13] Henri Tezenas du Montcel, « Rénover la politique industrielle », Le Monde, 13 novembre 1979.

[14] Robert Mallet, « Ne pas être mondialiste, voilà l’utopie ! », Le Monde, 9 juillet 1977.

[15] Jean Provencher, « Maintenant que nous y sommes… », Le Monde, 7 juillet 1979.

[16] F.R. « Vive le plan… et l’investissement », Le Monde, 8 octobre 1980.

[17] Pierre Drouin, « Ministres et ministres délégués Économie et finances M. Jacques Delors : effort, rigueur et efficacité », Le Monde, 25 mai 1981 : citations extraites d’une interview donnée par Jacques Delors à l’Usine nouvelle, 14 mai 1981.

[18] « Le discours-programme de M. Mauroy », Le Monde, 10 juillet 1981.

[19] « Nous devons avoir la hantise du déclin déclare M Jacques Delors », Le Monde, 26 janvier 1982.

[20] Dr Escoffier-Lambiotte, « M. Mitterrand installe le Comité national d’éthique », Le Monde, 3 décembre 1982.

[21] Maurice Le Lannou, « Le décalage entre la science et la vie », Le Monde, 6 janvier 1984.

[22] Maurice Le Lannou, « Paysage et marginalité », Le Monde, 28 août 1984.

[231] André Fontaine, « Le temps de la vengeance », Le Monde, 9 novembre 1984.

[24] François Renard, « La Société Générale privatisée. Face à la mondialisation financière », Le Monde, 16 juin 1987.

[25] François Rachline, « La crise financière et les États débordés », Le Monde, 6 janvier 1988.

[26] Michel Beaud, « Brumes financières », Le Monde, 18 décembre 1990.

[27] Ibidem.

[28] Didier Pourquery, « À l’affût du consommateur européen », Le Monde, 15 octobre 1988.

[29] Christian de Boissieu, « L’innovation financière dans les pays en développement. Une nécessité à gérer », Le Monde, 3 mai 1988.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (1)

En avril dernier, l’ouverture des archives du journal Le Monde depuis 1944 a constitué un micro-événement de la recherche contemporaine. Il était enfin possible d’explorer en plein texte les occurrences de certaines notions, de certains mots. Une analyse rapide m’a ainsi permis de rédiger un texte sur le terme de « mondialisation » et de prolonger un travail de recherche antérieur. Longue anthologie raisonnée plus que véritable article scientifique, ce texte sera publié en plusieurs billets. Voici le premier.

 

Introduction

Le mot « mondialisation », en français, est moins récent qu’on le croit, puisque la première occurrence attestée remonte à 1916 (Capdepuy, 2011). En pleine guerre mondiale, Paul Otlet constatait déjà une interconnexion de l’humanité, sa mobilité et son interpénétration :

« Aujourd’hui la terre entière est devenue le territoire où s’exerce l’activité humaine et celle-ci ne se laisse plus enserrer ni comprimer dans les limites arbitraires des frontières de chaque pays. Ce n’est plus seulement un échange de produits ou une circulation d’idées ; c’est une colonisation des uns chez les autres, des uns par les autres. » [1]

Et il évoquait la nécessité d’une gestion mondiale des ressources terrestres :

« Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La “question sociale” a posé le problème à l’intérieur ; “la question internationale” pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. […] Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé, et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de “mondialisation”. » [2]

À partir de cette date, l’emploi du mot peut être tracé, en pointillé, jusqu’aux années 1990, moment où la mondialisation véritablement s’impose dans le discours. La récente mise en ligne des archives du journal Le Monde depuis sa création en 1944 offre une ressource nouvelle permettant d’affiner cette recherche et de tester l’hypothèse selon laquelle la mondialisation, du moins en France, a connu une révolution axiologique : l’enthousiasme du milieu du 20e siècle semble céder progressivement le pas à l’inquiétude et la mondialisation, définie initialement comme un progrès de l’humanité en marche vers plus d’unité, devient une processus subi et un sujet d’inquiétude.

Le comptage du nombre d’articles dans lesquels le mot « mondialisation » est employé donne un premier aperçu sur un usage qui apparaît régulier depuis 1949 – ce qui confirme d’emblée le fait que ni le mot français ni son usage ne datent des années 1980. Toutefois, et c’est le second constat, l’emploi de ce terme ne se développe véritablement qu’à partir des années 1990, confortant l’idée communément admise que le discours sur la mondialisation est récent. Ceci pose assez bien le problème de l’écart entre une conscience relativement ancienne de la mondialisation et l’émergence assez récente d’un discours paradigmatique, et appelle une réflexion critique à la croisée de la métagéographie et de la métahistoire dans la mesure où la notion de mondialisation porte un discours à la fois sur la géographie et sur l’histoire du Monde.

La lecture des articles où le mot « mondialisation » est usité amène à élaborer une chronologie au sein de laquelle peuvent être distingués des moments de sens. Le découpage par décennies pourra paraître arbitraire, il a surtout l’avantage d’une certaine neutralité. Les périodes ainsi distinguées ne doivent pas être considérées comme autant de champs-levés, mais bien comme des moments où de nouveaux usages émergent, où des nouveaux brins sont ajoutés à la tresse du sens.

 

1. L’après-guerre : la mondialisation citoyenne

Les années qui succèdent à la fin de la Seconde Guerre mondiale donnent lieu à un discours pacifiste et internationaliste spécifique : le mondialisme. Ce courant, quelque peu oublié, a duré jusqu’aux années 1970 (Haegler, 1972) et fut néanmoins assez important pour qu’un volume de la collection « Que sais-je ? » lui soit consacré, en 1977, rédigé par Louis Périllier et Jean-Jacques L. Tur.

Plusieurs articles du Monde, entre 1949 et 1952, couvrent quelques événements suscités par ce mondialisme. Ainsi, le premier article où le mot « mondialisation » apparaît date du 17 juin 1949. Il y est question d’un appel lancé par le maire de la commune britannique de Chelmsford, située à 50 km au nord-est de Londres, et adressé aux autres représentants municipaux des soixante-dix villes qui ont déjà proclamé leur « mondialisation ». L’objectif était d’organiser des « élections-pilotes » en vue de préparer la Constituante de 1950.

D’autres articles suivirent. Plusieurs tournent autour de la figure de Garry Garis, ancien pilote de l’US Air Force pendant la guerre, qui s’engagea dans le pacifisme dès la fin de celle-ci. Il fut connu notamment pour avoir campé dans les jardins du Trocadéro à Paris et pour avoir interrompu, le 19 novembre 1948, une séance de l’Assemblée générale des Nations Unies au palais de Chaillot en lisant la « déclaration d’Oran » ‑ un texte coécrit avec Albert Camus :

« Messieurs le président et les délégués,

Je vous interromps au nom des peuples du Monde qui ne sont pas représentés ici. Bien que mes mots pourraient ne pas être entendus, notre besoin commun d’un ordre et d’une loi mondiale ne peut plus être ignoré.

Nous, le peuple, voulons une paix que seul un gouvernement mondial peut donner.

Les États souverains que vous représentez nous divisent et nous conduisent à l’abîme de la guerre totale.

J’en appelle à vous pour ne plus nous tromper par l’illusion de l’autorité politique.

J’en appelle à vous pour convoquer immédiatement une assemblée mondiale constituante afin de dresser le drapeau autour duquel tous les hommes pourront se rassembler, le drapeau d’une véritable paix, d’un gouvernement uni pour un monde uni. […] » [3]

À la fin de l’année, il fonda le mouvement des Citoyens du Monde. En 1949, à l’initiative de Robert Sarrazac, Cahors se proclame ville citoyenne du Monde et en février 1950, Le Monde reprend l’annonce faite par 230 communes du Lot de leur « mondialisation » :

« Le texte de la charte de “mondialisation” comporte essentiellement l’affirmation du principe que la sécurité et le bien-être de chaque ville sont liés à la sécurité et au bien-être de toutes les communes du monde, menacées de destruction par la guerre totale, ainsi que la revendication d’un pouvoir fédéral mondial démocratique, émanant d’une Assemblée constituante de peuples désignée à raison d’un délégué par million d’habitants.

La charte admet enfin que les villes ou territoires mondialisés ne renient en aucune manière leurs droits et leurs devoirs à l’égard de la région et de la nation auxquelles elles appartiennent. » [4]

Ceci amène André Fontaine, au mois d’avril 1950, à proposer une réflexion sur le mondialisme par rapport au contexte de guerre froide : comment mondialiser un Monde coupé en deux ?

« Il n’en reste pas moins qu’en dehors du gouvernement mondial on voit mal quel dénominateur commun pourrait encore réunir l’Est et l’Ouest. Proclamer sa conviction que seule l’unité mondiale peut permettre d’entreprendre une exploitation rationnelle et une distribution équitable des ressources du globe et éviter en fin de compte la guerre, ce n’est pas refuser de défendre les valeurs auxquelles on est attaché. L’idéologie mondialiste est sans doute la forme la plus positive du pacifisme. Il n’est à aucun degré un défaitisme ; le pire défaitisme c’est le désespoir. » [5]

Après 1950, le mot « mondialisation », qui était resté lié au mouvement mondialiste, disparaît des articles du Monde, et il faut attendre 1959 pour qu’il commence de nouveau à être utilisé ; mais le sens n’est plus tout à fait le même.

 

2. Les années 1960 : une mondialisation banalisée

En novembre 1961, dans le contexte de la crise de Berlin, André Fontaine expose la politique des États-Unis, et notamment la proposition du sénateur Mansfield de faire de Berlin une ville libre, ce qu’il lie implicitement avec le mouvement mondialiste :

« Pour l’ancien repaire de Hitler, ce ne serait pas un mauvais aboutissement que de servir de terrain d’expérience à la première tentative de mondialisation. »[6]

Mais les choses bougent. En juin 1959 déjà, François Hetman pose le problème de la balance commerciale de la France : « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », et parle dans le corps de l’article de « la “mondialisation” des exportations » [7]. La présence de guillemets pourrait être interprétée sinon comme la marque d’un néologisme, du moins comme la trace d’un déplacement de sens. Le mot continue ici à désigner une action, mais il entre dans le vocabulaire économique, notamment par les écrits de François Perroux [8]. Plusieurs articles du Monde s’en font l’écho et reprennent incidemment le mot. Ainsi, en 1960, dans une citation extraite de l’Univers économique et social, tome de l’Encyclopédie française dirigé par Gaston Berger et François Perroux :

« […] la multiplication des monographies qui ne permet pas, à elle seule, de comprendre le monde moderne : les liens étroits – heureux par de nombreux côtés – entre hommes d’affaires et économistes, qui risquent de faire oublier à ces derniers l’ampleur de vues nécessaire à l’élaboration des projets gouvernementaux ; enfin la localisation des phénomènes économiques, alors que partout agissent les forces visant à la mondialisation des problèmes économiques et à l’unité du monde » [9].

Ou encore dans un article de 1962 rendant compte d’un numéro de la revue Comprendre, consacré à « la question internationale », auquel François Perroux a contribué :

« François Perroux surtout a maintes fois établi qu’à travers des régimes divers l’humanité est en marche vers un État post-capitaliste et post-communiste, où la plus grande œuvre de l’homme sera enfin rendue possible. Ici, en des pages précises et passionnantes, il établit le diagnostic de l’économiste : la conquête spatiale exige le contrôle plurinational des investissements et, par conséquent, la coordination plurinationale des plans de développement ; elle entraîne la socialisation et même, à plus ou moins brève échéance, la mondialisation de l’économie. » [10]

Comme dans les cas précédents, la mondialisation désigne une action définie par une intentionnalité et portée par un acteur, le plus souvent collectif, et non l’interrelation croissante des différentes parties du Monde, qui est chaque fois constatée, mais jamais nommée.

Dans cet ordre d’idée, au début des années 1960, on débat d’une possible « mondialisation du Marché commun » [11], qui consisterait à étendre la coopération économique européenne par la signature de traités avec d’autres pays ou d’autres organisations internationales (Commonwealth par exemple). Cependant, le sens peu à peu s’affaiblit, se banalise. La mondialisation n’est plus qu’une extension à l’échelle mondiale. Le géographe Maurice Le Lannou utilise le terme en 1963 à l’occasion de la parution du livre de Pierre George, Précis de géographie rurale ; il y parle de la nécessaire « mondialisation des préoccupations de l’agriculture » [12].

La mondialisation est simplement une généralisation de dimension mondiale. Cela peut s’appliquer aussi bien à la guerre du Viêtnam… :

« Ces deux versions du drame vietnamien, celle de la “localisation” et celle de la “mondialisation” de son enjeu, sont présentées au public au gré des circonstances. Il est clair que beaucoup d’officiels américains flottent entre les deux, la première leur paraissant d’un réalisme trop placide, et la seconde d’un idéalisme conduisant tout droit à la croisade permanente. » [13]

… qu’au gaullisme, comme dans ce billet ironique de Robert Escarpit :

« La stature et l’intelligence du général de Gaulle dépassent manifestement le cadre modeste de nos préoccupations nationales. La mondialisation du gaullisme vaut à notre pays un prestige inégalé. Nous n’avons aucune raison de nous priver de cet avantage. Créons donc un poste de président itinérant et nommons-y notre grand homme. Et puis, entre petites gens, essayons de faire le reste. » [14]

Le mot en rencontre parfois un autre, celui de « planétarisation », forgé par Teilhard de Chardin, mais lui aussi banalisé (et employé jusqu’à aujourd’hui) :

« Ainsi, par un paradoxe à proprement parler tragique, un siècle après les plus grandes espérances, non seulement nous ne connaissons en fait d’universel que la planétarisation des conflits et la mondialisation de la peur, mais aucun pays, aucun système, ne se fait des rapports internationaux une idée à la fois assez claire et assez cohérente pour fonder une action précise à long terme. » [15]

En 1967, Jean Lacroix développait une réflexion sur le sens de l’histoire inspirée précisément par l’œuvre de Teilhard de Chardin (1949, 1955). La mondialisation dessinait l’horizon de l’humanité planétaire :

« La socialisation est toujours dangereuse, inquiétante. La synthèse entre l’unité et la liberté est difficile. Tout le drame de l’histoire est de sauver la personne dans l’avènement de l’humanité totale, de cette mondialisation dont nous vivons le douloureux enfantement. » [16]

Mais en 1968, le terme « mondialisation », employé par François Mitterrand dans le sens banal d’extension à l’échelle mondiale, est associé à une analyse négative :

« L’Europe libérale est une contradiction dans les termes. La mondialisation du capitalisme enlève à l’avance toute consistance à l’expression politique de cette Europe-là. » [17]

À la fin des années 1960, l’inquiétude commence à pointer.

 


Notes

[1] Paul Otlet, 1916, Les Problèmes internationaux et la Guerre, les conditions et les facteurs de la vie internationale, Genève/Paris, Kundig/Rousseau, p. 76.

[2] Ibid., p. 337.

[3] http://www.worldgovernment.org/gov.html#oran, trad. de l’anglais par l’auteur.

[4] Le Monde, 17 février 1950.

[5] André Fontaine, « Le “mondialisme” », Le Monde, 3 avril 1950.

[6] André Fontaine, « Contre-attaque », Le Monde, 24 novembre 1961.

[7] François Hetman, « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », Le Monde, 22 juin 1959.

[8] J’avais déjà signalé l’usage qu’il faisait du mot « mondialisation » dans L’Europe sans rivages, paru en 1954. Indiquons également que dans le Trésor de la langue française la première occurrence attestée de « mondialisation » est attribuée à François Perroux, Économie du XXe siècle, 1964.

[9] « Le tome de l’Encyclopédie française consacré aux questions économiques et sociales a été remis à M. Joxe par MM. Berger et Perroux », Le Monde, 28 avril 1960.

[10] Jean Lacroix, « La question internationale », Le Monde, 18 juillet 1962.

[11] L’expression, qui apparaît dans un article de Jean-Marie Domenach, « Les choix de l’Europe », Esprit, n° 314, février 1963, est citée dans un compte-rendu d’Yves Florenne, « Choix et chances de l’Europe », Le Monde, 16 mars 1963.

[12] Maurice Le Lannou, « Géorgiques du temps présent », Le Monde, 29 mars 1962.

[13] Alain Clément, « La politique de la Maison Blanche est approuvée par le Congrès et l’opinion publique », Le Monde, 12 février 1965.

[14] Robert Escarpit, « Étoiles filantes », Le Monde, 22 février 1965.

[15] Jean Charbonnel, « La légende et l’héritage », Le Monde, 27 avril 1970.

[16] Jean Lacroix, « Teilhard et le drame humain », Le Monde, 8 mai 1967.

[17] François Mitterrand, « Mobiliser l’économie », Le Monde, 1er mars 1968.