Europe du Nord et histoire globale : la diaspora urbaine de la Hanse

L’importance, en histoire globale, des réseaux commerciaux méditerranéens forgés, entre 11e et 15e siècles, par Venise, Gênes et quelques autres, est particulièrement bien connue. Ces réseaux sont notamment associés à ce qu’on a appelé la « révolution commerciale du Moyen Âge » [Lopez, 1974] et ont servi à comprendre ce que pouvaient être les fameuses économies-mondes de Fernand Braudel [1979]. Cette réussite spectaculaire a pu cependant amener à laisser dans l’ombre des structurations économiques assez similaires que connaissait, à la même époque, l’Europe du Nord, plus particulièrement Baltique et mer du Nord, grâce au commerce dynamique pratiqué par les villes de la Ligue Hanséatique. C’est à une incursion dans la logique économique de ces cités marchandes de la Hanse que nous invitons aujourd’hui le lecteur.

Ce que l’on désigne comme le symétrique septentrional de la Méditerranée se compose principalement des ports de la mer du Nord, nés pour la plupart au Moyen Âge (Bruges, Anvers, Gand), des villes de la Manche (Londres), des villes marchandes de la mer Baltique (Lübeck, Hambourg, Brême) et des ports scandinaves (essentiellement Bergen). Mais le Nord de l’Europe dans son ensemble contribua à l’essor de la révolution commerciale des 13e-15e siècles, grâce au fort développement préindustriel que connurent la Flandre, l’Angleterre et l’Allemagne. Par ailleurs, un réseau commercial serré se forma à cette époque : la Ligue Hanséatique.

La pré-industrialisation qui se produisit dans le Nord entre les 11e et 13e siècles est unique à l’époque, et les cités marchandes italiennes, si elles dominèrent les échanges, ne purent égaler le niveau productif atteint alors par le Nord. Néanmoins, en se spécialisant ainsi dans ces nouvelles activités (principalement textile), les villes du Nord de l’Europe durent se limiter à un commerce de biens plutôt de masse, produits dans la zone, laissant le commerce du luxe aux cités italiennes. Ce sont d’abord les innovations techniques dans le domaine de la production textile (avec le rouet et le métier à pédale) qui permirent d’économiser du travail, et jouèrent un rôle fondamental dans l’essor préindustriel de la zone, notamment en Flandre.

Cette région connut en effet un essor inégalé dans la production textile et de la laine. Celui-ci ne se limita pas aux villes les plus importantes, telles que Bruges, mais envahit littéralement les villes de Flandre, créant un véritable pôle industriel. Ainsi, Gand, dont la population était estimée à 50 000 habitants, faisait vivre la moitié de ses habitants de la production de la laine [Lopez, 1974, 182]. Plusieurs villes, parmi lesquelles Bruges, Gand et Ypres, toujours reconnues aujourd’hui pour leurs draperies, affirmèrent leur éclat par leur savoir-faire et la qualité de leurs draps à cette époque.

Le commerce se développa de façon précoce dans cette région fortement productive. A la différence de l’Italie où les talents commerciaux entraînent plus tard une éventuelle production propre, ici c’est la fabrication autonome qui dicte l’évolution commerciale. Située au carrefour de l’Angleterre (grande exportatrice de laine), de la Scandinavie, de l’Europe de l’Est et du Centre, parcourue par de nombreux fleuves praticables (dont la Meuse), desservie par la mer du Nord, la Flandre offrait de réelles perspectives commerciales. Mais la Flandre n’était pas assez puissante pour prétendre à la suprématie à la fois dans la production industrielle et dans le commerce. En ce qui concerne ce dernier, en effet, elle ne put jamais, jusqu’au 15e siècle, remettre véritablement en cause la domination des cités marchandes italiennes.

La pré-industrialisation textile de l’Europe du Nord préfigura la révolution industrielle qui se produirait quelques siècles plus tard. Le drapier de l’époque n’était déjà plus un simple artisan, il possédait déjà les caractéristiques d’un entrepreneur : ce n’était plus un travailleur manuel, il dirigeait une « chaîne de production ». Ainsi, les étapes de production étaient confiées à des ateliers différents, centralisées par le marchand qui récupérait et redistribuait les textiles, et commercialisait le produit fini. D’autre part, les principaux marchands de Flandre  ne voyageaient plus : « ils investissaient leurs capitaux dans la production et les prêts, et laissaient à des marchands étrangers la tâche d’importer la laine (surtout d’Angleterre) et d’exporter le drap à leur propre risque et profit » (Lopez, 1974, 184).

Outre sa production textile, le Nord de l’Europe produisait et commercialisait des produits dits « de masse » qui, tout en ne générant pas des marges de profits considérables, étaient tout à fait essentiels à la subsistance et à la croissance de l’Europe entière. Si nous nous rappelons en effet que l’un des facteurs structurels de la révolution commerciale est la mise en circulation des surplus agricoles dégagés à partir du 11e siècle, nous pouvons comprendre l’importance capitale du commerce de céréales (blé et seigle principalement). Base de l’alimentation de la majorité de la population, les céréales étaient produites principalement dans le centre et le Nord de l’Europe (en Allemagne, en France, en Pologne et en Russie). Elles étaient ensuite exportées vers l’extrême Nord et le Sud de l’Europe, c’est-à-dire vers des régions ne pouvant produire ces biens alimentaires indispensables, comme les cités marchandes d’Italie (Venise fut bien sûr grande importatrice de blé) ou la Scandinavie. Le poisson, nourriture moins fondamentale, était tout aussi apprécié. Ainsi, le hareng, pêché dans la Baltique et salé grâce aux mines de sel de Lünebourg, dont les marchands lübeckois contrôlaient la commercialisation, contribua à l’essor précoce de Lübeck.  Enfin, la bière, produite sur place, était transportée vers toutes les régions alentours.

Outre ces produits alimentaires, le trafic maritime en « Méditerranée du Nord » se composait de marchandises lourdes, nécessitant un transport adéquat (des navires particulièrement grands), et dont le déplacement présentait des risques élevés. Ainsi, la principale marchandise convoyée était le bois, à une époque où il servait de matériau de base de construction et combustion. Il provenait principalement de Scandinavie et de l’Est de l’Europe (Russie, Pologne) et était convoyé dans toute l’Europe. De même, le goudron, provenant des mêmes régions, était transporté par les marchands allemands. Ces marchands utilisaient les koggen, bateaux lourds, peu agiles et lents, mais adaptés à ces marchandises volumineuses. Enfin, le textile, facteur de développement de toute cette région, connut un circuit commercial particulier, articulant Nord et Sud de l’Europe, et présentant une grande spécialisation entre les zones concernées.

Ce trafic de marchandises ordinaires resta malgré tout limité, même s’il fit la fortune des marchands de la « Méditerranée du Nord ». Non pas que les besoins fussent inexistants ou faibles, mais le coût des transports devant convoyer ces produits volumineux et lourds restait élevé, et les progrès de l’industrie navale à l’époque ne purent compenser des marges de profit assez faibles, évaluées à 5% [Dollinger, 1964, 266], sur des marchandises vendues à des prix modérés.

Mais la « Méditerranée du Nord », c’est d’abord et surtout l’espace d’une puissante diaspora commerciale, la Ligue Hanséatique.

Afin de se prémunir contre le pouvoir des princes, contre les risques inhérents au commerce maritime, et afin d’obtenir des privilèges commerciaux des puissances voisines, les villes allemandes cherchèrent à se regrouper en ligue régionale. Se mit ainsi en place un réseau dense de marchands appartenant aux villes germaniques, qui, se consolidant, donna naissance à la Ligue Hanséatique. Celle-ci leur permit de s’allier pour partager les frais et les risques et tirer le maximum de richesses d’un commerce somme toute peu profitable.

Au cours du 13e siècle, des liens étroits entre les villes marchandes germaniques (Cologne, Hambourg, Brême, Lübeck) se formèrent. Partageant une même communauté d’intérêts (faire fructifier le commerce des produits de la zone) et liés par le partage d’une langue commune (le bas-allemand), les commerçants allemands décidèrent de s’allier en une confédération marchande qu’ils appelèrent la Hanse. Ainsi, les marchands, secondés par les militaires, procédèrent à la structuration de l’espace maritime compris entre la mer Baltique et la mer du Nord, créant ainsi un espace commercial organisé. Officialisée en 1356 à Lübeck, la Hanse fit de cette ville la plaque tournante de ses échanges commerciaux. Jouissant d’une position privilégiée pour lier les deux moitiés de l’espace maritime nordique par voie de terre et éviter ainsi le contrôle des Scandinaves, Lübeck domina ce réseau commercial. Grâce à son industrie du sel (commerce du hareng salé) et aux privilèges accordés en Flandre à tous les marchands appartenant à la Hanse, Lübeck connut son heure de gloire, notamment entre 1370 et 1388, dates de victoires importantes sur le Danemark et sur Bruges. Néanmoins, Lübeck n’exerça en aucun cas une autorité centrale sur l’ensemble des marchands germaniques. Le fonctionnement en réseau et par solidarité établi entre les villes allemandes (on dénombre, selon les époques, entre 70 et 170 villes) [Braudel, 1979, 83] ne laissait en effet, place à aucun Etat, à aucun gouvernement exécutif. Les décisions étaient prises lors d’Assemblées générales, qui regroupaient toutes les villes membres. Curtin [1998, 7-8] voit dans cette Ligue l’expression d’une diaspora commerciale sans pouvoir hégémonique d’une ville sur les autres, soit le contre-exemple même de Venise ou Gênes

Comme pour les cités italiennes néanmoins, les marchands profitèrent des conquêtes militaires. La présence militaire dans la zone fut facilitée par l’effondrement de la puissance scandinave entre fin du 11e et fin du 13e siècle. Ainsi, en combinant diplomatie et actions militaires, les marchands allemands purent obtenir des privilèges spéciaux dans tous les ports du royaume de Suède et dans tous ceux de Norvège. Ils bénéficièrent également d’un traitement de faveur aux grandes foires de Skänor, qui demeurait le plus grand centre de rassemblement du poisson et où les marchands de Lübeck étaient les plus gros intervenants. De plus, durant les 12e et 13e siècles, les Hanséates encerclèrent les peuples Slaves et Baltes. L’Ordre des Chevaliers Teutoniques, procédant à une croisade en Lettonie et Estonie au 13e siècle, précéda ou appuya les marchands « mélangeant avec adresse propagande chrétienne, force brutale et sens des affaires » [Lopez, 1974, 163]. Que ce soient les marchands, qui imposaient leurs méthodes commerciales et fondaient de nouveaux ports marchands dans la zone, ou les armées, qui menaient de nouvelles conquêtes orientales, la Baltique méridionale et son arrière-pays furent soumis et intégrés dans l’espace commercial mis en place par les marchands germaniques. Enfin, suite à la victoire militaire sur le Danemark (1370) et au blocus victorieux imposé à Bruges (1388), les marchands Hanséatiques obtinrent de nombreux privilèges dans toute la zone et au sein de l’important port flamand. C’est l’époque de prédominance de Lübeck dont les marchands bénéficient également de privilèges à Londres (exemption de taxes).

Néanmoins, ces victoires militaires et commerciales ne découlaient pas, comme à Venise, d’un seul Etat fort voulant dominer la zone, mais de princes se querellant le territoire. Ainsi, les villes germaniques ne purent compenser les nombreux retards de la « Méditerranée du Nord » sur les cités marchandes italiennes, et bientôt de nombreuses failles dévoilèrent la fragilité du réseau allemand, annonçant la grande crise de la fin du 14e siècle.

La performance financière dont Bruges faisait preuve était loin d’être imitée dans le Nord de l’Europe. Celui-ci accusait un réel retard : l’organisation du crédit y était encore rudimentaire, et pendant longtemps seule la monnaie d’argent y fut admise. Dans un espace commercial où le crédit avait acquis une importance cruciale et où les marchands en avaient constamment besoin pour se développer, ce retard s’avéra rédhibitoire. Par ailleurs, l’absence d’autorité exécutive, si elle permit de tisser un véritable réseau de relations privilégiées, n’en demeura pas moins un handicap : les rivalités entre villes germaniques resurgirent, provoquant des ruptures entre marchands de la Hanse. Ainsi, l’incapacité d’une seule ville à gouverner, produire, commercialiser et enfin s’imposer, se fit cruellement sentir. Le commerce existant au nord de l’Europe consistait surtout, on l’a vu, en échanges entre pays peu développés, entre fournisseurs de matières premières et de produit alimentaires. La demande de marchandises de luxe, des produits en provenance de l’Orient restait limitée, peu de gens pouvant se les offrir. La grande crise qui saisit le monde occidental durant la seconde moitié du 14e siècle, imbriquant la grande épidémie de peste noire, une forte diminution de la production, et une contraction des crédits, toucha de plein fouet les Hanséates.

C’est le mouvement des prix en Occident qui pénalisa en tout premier lieu les marchands de la Hanse. Après 1370, les prix des céréales reculèrent, alors que ceux des produits industriels augmentaient. Ce mouvement défavorisa les trafics de Lübeck et des autres villes marchandes et annonça un recul temporaire de la zone Cependant, la création d’un système commercial européen, comprenant le Nord et le Sud de l’Europe, ne s’effondra nullement avec cette crise majeure : nous retrouverons un système semblable avec Anvers, puis surtout Amsterdam au 17e siècle…

Une première version de ce texte est parue initialement dans NOREL P., 2004, L’invention du Marché, Paris, Seuil.

BRAUDEL F., 1979, Civilisation matérielle, Economie Capitalisme, 15ème-18ème siècle, 3 tomes, Paris, Armand Colin.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in Wordl History, Cambridge, Cambridge University Press.

DOLLINGER P., 1964, La Hanse (12ème-17ème siècle), Paris, Aubier (rééd. 1988).

LOPEZ R., 1974, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.

L’océan Indien de Philippe Beaujard (2)

 

Après avoir recensé le premier tome du travail de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, sur ce blog, le 7 janvier dernier, je viens de terminer son tome 2 qui porte sur la période 600-1500. À vrai dire on sort un peu « groggy » après les 580 pages d’une telle lecture, tant la richesse du matériau accumulé apparaît toujours aussi  invraisemblable, tant les problématiques sont abondamment documentées et discutées dans le moindre détail, tant également il paraît difficile de retenir les faits ou éléments d’analyse significatifs, à l’évidence trop nombreux. Mais le plaisir de la découverte reste entier… Et plus que tout, on quitte ces pages avec l’impression qu’on ne savait presque rien du sujet avant de se laisser emporter par l’auteur sur les chemins du renouveau islamique, les expéditions des Chola, les relations entre Chinois et Mongols, l’essor puis le déclin de Mojopahit, les stratégies des marchands karīmī ou encore la subtilité du grand commerce swahili.

Ce volume peut, de prime abord, être considéré comme plus accessible que le premier dans la mesure où il traite de périodes plus proches de nous et réputées mieux connues : nous allons voir que c’est en partie une illusion, tant l’auteur mobilise de faits et d’histoires familiers aux seuls spécialistes d’une part, tant la synthèse obtenue est manifestement innovante d’autre part. On pourrait aussi penser que son objet est mieux cerné. À la différence du premier volume qui nous présentait la lente création, puis la pluralité des systèmes-monde régionaux, entre le Néolithique et notre ère, enfin leur unification en un seul système afro-eurasien, ce second tome traite de l’évolution de cet unique système-monde, de ses cœurs successifs, de ses dynamiques et de ses retournements de hiérarchies, dans un cadre désormais établi. Il s’ouvre avec l’essor parallèle de l’Islam et de la Chine Tang (7e siècle) et se clôt au moment où les aventuriers européens vont considérablement élargir le monde connu et rendre moins significatif le seul espace afro-eurasien. Mais si le système est désormais unique, la problématique du livre éclate rapidement en une multitude de thématiques d’analyse tout à fait cruciales, lesquelles empêchent de se contenter d’une description chronologique linéaire.

Ce volume est divisé en trois livres principaux, correspondant rigoureusement aux pulsations enregistrées de ce système-monde afro-eurasien. Le premier livre traite du cycle d’expansion-contraction qui se met en place entre 6e et 10e siècles, avec comme cœurs, la Chine Tang, les califats omeyyade puis abbasside, sans doute aussi quelques royaumes indiens et l’Empire byzantin. Au cours de ce cycle, la contraction est relativement longue, environ 150 ans, de 850 à la fin du 10e siècle. Le deuxième cycle (11e -14e siècles) est engagé par le dynamisme de la dynastie Song avec comme cœurs annexes l’Inde chola puis du sultanat de Delhi, les empires seljukide puis ilkhanide, l’État égyptien enfin. Au sein de ce cycle, la contraction est nettement plus courte, 70 ans environ, à partir de 1330. Le troisième livre ne correspond qu’au premier essor du troisième cycle, au seul 15e siècle, mené par les Ming, quelques sultanats indiens (notamment du Gujarat), l’empire de Vijayanāgara, les empires ottoman, safavide, moghol et toujours l’Égypte. Dans chacun de ces livres, les différentes aires géographiques sont traitées successivement, bien sûr en marquant à chaque fois les relations entre les différents espaces. Mais la lecture peut aussi éviter la juxtaposition des chapitres géographiques et se faire selon trois cheminements distincts. Comme dans le premier tome, le lecteur peut pratiquer une lecture abrégée en étudiant les introductions des trois livres, puis le remarquable épilogue, soit au total 110 pages qui fourniront les jalons essentiels du volume. Il peut aussi pratiquer la lecture linéaire (complète) proposée par l’auteur qui a évidemment ses vertus. Il peut enfin lire d’abord avec profit les pages 537 à 580 de l’épilogue : il y trouvera l’essentiel des conclusions de Beaujard et surtout se familiarisera avec l’explication de la logique systémique (pp. 537-546), elle-même reprise dans le schéma (noté Ep.3, juste avant la page 577) particulièrement utile en cours de lecture. De même, il est conseillé de bien analyser les planches (notées Ep.1 et Ep.2) qui donnent une vision très synthétique des hypothèses analytiques de l’auteur. C’est seulement après que le lecteur pourra choisir entre lecture abrégée et lecture complète.

Comme dans le premier tome, la pertinence de l’idée de système ne se révèle que très progressivement, lors des innombrables avancées analytiques que recèle la lecture complète. C’est bien la chair du système-monde qui nous apparaît peu à peu, dans une démarche parfois très empirique et inductive, sans pour autant que l’on se noie dans la mesure où le fil directeur est assez souvent rappelé. À la différence d’approches plus théoriques et déductives, Beaujard construit la complexité des systèmes-monde sans nous épargner les détails ou les nuances, même lorsque l’hypothèse théorique peut en ressortir affaiblie. Par exemple il ne cède pas à la tentation de ne relever qu’un cœur ou centre, tout en reconnaissant que dans ces trois cycles, la Chine est véritablement motrice. Du reste, la démonstration de cette influence chinoise n’est pas véritablement faite. Il faudrait, pour en amener la preuve, montrer que la croissance chinoise précède toujours celle des autres cœurs, semi-périphéries et périphéries, de quelques années ou décennies. Il faudrait aussi montrer par quel biais l’essor en Chine engendre un essor général : est-ce par ses transferts de techniques ? Serait-ce par ses exportations de produits désirables qui pousseraient les élites d’autres régions à faire produire leurs « dépendants » afin d’obtenir ces biens en contrepartie ? Serait-ce encore par ses réformes institutionnelles bonnes à copier, son poids démographique (via les importations), ses velléités impériales (comme au début du 15e siècle) ? Sur tous ces points on pourra regretter que l’auteur reste plus allusif que conclusif, même s’il amène beaucoup d’éléments, notamment dans l’épilogue. Et ce n’est pas un mal que ce débat reste ouvert…

Un des apports de ce tome 2 réside dans l’analyse faite des liens entre marchands et pouvoirs politiques. Une certaine vulgate voudrait que l’océan Indien soit un espace dans lequel les pouvoirs politiques auraient laissé faire les marchands, par indifférence idéologique d’une part, parce que les ressources étatiques se trouvaient plutôt dans la taxation foncière d’autre part. Ainsi, on n’aurait que rarement cette imbrication entre politiques et marchands, cette institutionnalisation du pouvoir des marchands, voire cette instrumentalisation mercantiliste des commerçants « nationaux » qui caractérise l’Europe, dès le 13e siècle avec Venise et Gênes, puis les Pays-Bas au 17e. De fait, le concept de diasporas commerçantes semble là pour proposer un tout autre modèle, permettre un commerce affranchi des pouvoirs étatiques et une certaine liberté des individus assurant la circulation des biens. Sur ce point, le livre de Beaujard constitue une véritable mine dans la mesure où il montre que de multiples types de relations sont possibles et qu’aucune conclusion simple ne s’impose. Si le commerçant diasporique existe bien, on observe aussi le lien étroit du pouvoir avec des guildes marchandes (Empire mongol et différents États de l’Inde), l’existence de princes qui se font marchands (Inde et Asie du Sud-Est), voire même condottieres, des cas invraisemblables de taxation étatique (cas du Yémen rasūlide en 1422), des aventures personnelles de marchands qui deviennent souverains. Par ailleurs les expéditions militaires maritimes afin de protéger « ses » intérêts et ceux de ses marchands ne sont pas si rares (Égypte mamelouke au 15e siècle, pouvoir chola en 1025 contre Sriwijaya, soutien actif de la Chine ming au sultanat de Malacca en 1405, etc.). Cependant, de tels liens semblent ne pas s’avérer durables ni institutionnalisés. Par ailleurs et surtout ils n’amènent pas cette politique d’expansion et d’implantation commerciale par la force qui caractérisera l’Europe à partir du 16e siècle : peu de politiques de comptoirs, encore moins de conquêtes territoriales visant à former un empire indissolublement politique et commerçant. Autrement dit, si les idées mercantilistes ont pu pénétrer l’esprit de bien des souverains de l’océan Indien, elles n’ont que très rarement revêtu les formes que privilégiera l’Occident. Sur ce point Beaujard ne renie pas une partie de la vulgate, mais il la précise et la complexifie singulièrement.

Un second point peut retenir l’attention, la question de la logique systémique. Pour l’auteur, les choses semblent claires : une logique unique existe avant le 16e siècle tandis qu’ensuite, avec l’émergence du capitalisme européen, ce mode de production sera à même d’imposer au système-monde sa logique propre. Cependant, la complexité de la logique systémique générale proposée pour les périodes pré-modernes (voir ici les pages 537-546) suscite quelques interrogations quant aux formes précises qu’elle peut prendre dans chacune des phases d’expansion. En général et au départ, c’est bien un facteur exogène, le changement climatique avec réchauffement et humidification qui semble, dans la quasi-totalité des situations, engendrer croissance agricole, donc aussi démographique, puis croissances des échanges, de l’industrie et des villes, lesquelles à leur tour stimulent innovations techniques, idéologiques et institutionnelles. Ces dernières, en accroissant la division du travail et en stimulant la compétition permettent un remarquable progrès tant de l’État que du secteur privé. Mais elles déterminent aussi indirectement inégalités sociales (donc conflits, voire guerres) et diminution des ressources, baisse des rendements marginaux de l’investissement et parfois décentralisation du capital. La spirale négative menant à la contraction est alors enclenchée. Il est dommage que l’ouvrage ne nous fournisse pas, au sein de chaque cycle systémique, un tableau précis de ce qui se réalise de ce schéma général et de ce qui reste secondaire ou inexistant. En clair, il semble qu’un schéma de logique systémique aurait pu être spécifié pour chacun des trois cycles étudiés ici. À titre d’exemple, la phase d’expansion du 15e siècle semble moins résulter de progrès agricoles (dans le cadre d’un réchauffement caractérisé) que d’une réelle ouverture commerciale assez générale impliquant la Chine de Yongle, l’Empire de Vijayanāgara, les sultanats commerçants indiens (Gujarat et Bengale), leurs équivalents à Malacca, Pasai, Brunei, ou encore les réseaux égyptien et yéménite. Comment en rendre compte dans le cadre du schéma proposé de logique systémique ? Il y a sans doute là des travaux complémentaires à mener qui ne pourraient qu’enrichir les analyses déjà réalisées.

On pourrait sans doute faire des remarques similaires sur les types de hiérarchies que l’auteur propose : par exemple, alors que le statut de semi-périphérie est souvent très bien analysé (voire par exemple le cas de la côte swahili), on a parfois du mal à saisir, dans chaque cycle, qui sont les semi-périphéries par rapport aux périphéries. Des tableaux synthétiques s’imposeraient sans doute. De même la question de la monétarisation des économies, que l’auteur juge à juste titre fondamentale, fait plus l’objet de développements informatifs que véritablement analytiques : quelles régions parvenaient à internationaliser leurs monnaies et avec quels effets en retour ? Là aussi une synthèse manque peut-être afin de faciliter la mémorisation d’un lecteur qui se voit débordé par la masse d’informations… D’autres thèmes seraient à évoquer, par exemple celui de la création des systèmes de marchés et de leur effet économique en retour sur les pays qui les mettent en place, fût-ce de façon encore embryonnaire. De même quant à la structure des excédents et déficits commerciaux dans le système-monde, question cruciale dans le cadre de la détermination des hégémons éventuels successifs de ce système. Cependant sur ces différents points, la démarche plus déductive que j’aurais tendance à privilégier n’est pas nécessairement la meilleure. Il était important sans doute de réunir d’abord un riche matériau factuel avant de songer ensuite à l’exploiter à partir d’hypothèses théoriques renouvelées… En revanche on trouvera ici une analyse très originale et subtile de l’échange inégal et de sa construction sociale à partir d’une remarquable étude de la désirabilité des biens échangés dans le commerce de longue distance.

Au total, et il ne faudrait surtout pas l’oublier, c’est bien d’un prodigieux livre d’histoire qu’il s’agit ici, ouvrage d’érudition et de repérage, à l’échelle du monde de l’époque, de la diversité des liens économiques, politiques, culturels et religieux entre les sociétés. C’est aussi un livre de plaisir, celui de découvrir des faits inattendus, voire stupéfiants, de réaliser aussi combien les hommes ont pu réagir de façons différentes à des problèmes similaires. C’est enfin un livre qui génère une intense satisfaction, celle de sentir que notre connaissance progresse et que le « monde global » s’est construit dès ces temps anciens, en dehors d’une Europe qui, pour important qu’allait être son rôle ultérieur, n’en constitue pourtant que le « visiteur du soir ».

BEAUJARD P. [2012], Les Mondes de l’Océan Indien, tome 2 : L’océan Indien au cœur des globalisations de l’Ancien Monde (7e – 15e siècles), Paris, Armand Colin.

Les croisades : quelles conséquences économiques pour l’Europe ?

Les croisades constituent un moment privilégié de rencontre entre l’Europe et l’Asie, rendez-vous du reste amplement documenté par l’histoire globale. On a développé à plusieurs reprises sur ce blog leur rôle en tant que période de transfert de maintes innovations techniques musulmanes, indiennes ou chinoises vers l’Ouest. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à leur impact économique direct sur l’Europe, à leurs conséquences financières à court terme mais aussi à leur capacité à transformer les structures économiques de notre continent sur le long terme.

C’est en 1095 que le pape Urbain II invite les chevaliers « à renoncer à faire violence aux pauvres, c’est-à-dire, dans la définition d’alors, à ceux qui ne peuvent se défendre, les clercs, les paysans, les femmes de toute condition ; il leur demande de renoncer aux guerres privées et les appelle à réserver leur trop-plein d’énergie à une cause juste : délivrer Jérusalem des mains des infidèles, libérer les chrétiens d’Orient du joug turc » (Demurger, 1998, 9-10). L’appel est suivi au-delà de toute espérance : en dehors des chevaliers, de nombreux clercs, paysans, artisans s’enthousiasment pour le projet et déclenchent une « croisade populaire ». Première arrivée à Constantinople, cette croisade spontanée est massacrée. Le relais de la croisade militaire organisée s’avère plus efficace : en 1098 Antioche est prise puis, sous la pression de la masse des croisés, les chefs repartent pour Jérusalem qui tombe en juillet 1099, entraînant un massacre systématique des musulmans et des juifs qui l’habitaient. Cette date marque à la fois la naissance des États latins d’Orient et le début d’une longue série de conflits : avec la reprise récurrente de ces États latins ou de Jérusalem par les musulmans, pas moins de huit croisades se succèderont entre 1095 et 1270.

Les causes de ces croisades sont multiples. L’idée de guerre juste, afin de récupérer des biens pris indûment (en l’occurrence le tombeau du Christ), est indéniablement présente. Mais l’Église est depuis le début du 11ème siècle engagée dans le « mouvement de la paix de Dieu » qui permet aux pauvres, notamment aux paysans, qu’épuisent les conflits chevaleresques ou les exactions de leur maître, de trouver un refuge auprès de l’Église en se recommandant à un évêque ou à un abbé. La croisade devient pour l’Église un moyen de stabiliser son conflit avec l’aristocratie en occupant ailleurs des guerriers par trop dénués de scrupules. Mais le pèlerinage à Jérusalem ayant valeur de pénitence, le pape fit un « coup de génie en se tournant vers les chevaliers, principaux fauteurs de violence, pour leur indiquer une voie de salut compatible avec leur état de combattant » (Demurger, 1998, 15). Par ailleurs il semble que le Pape, en prenant l’initiative d’une reconquête de Jérusalem, visait à réunir les chrétiens d’Orient et d’Occident, notamment par la reprise de territoires, antérieurement byzantins.

Pourtant l’essentiel des territoires conquis ne lui est pas redonné et les chefs des croisades créent rapidement trois comtés ou principautés (Edesse au Nord-Est, Antioche au Nord, Tripoli au centre) ainsi que le royaume de Jérusalem. Génois et Vénitiens participent activement à la conquête des ports (Acre, Sidon, Tyr, Ascalon). Ces villes ne retomberont aux mains des Musulmans qu’à la fin du 13ème siècle, permettant évidemment aux villes commerçantes italiennes d’institutionnaliser entre-temps leur présence en Méditerranée orientale. Après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, l’empire byzantin est dépecé. Les croisés s’établissent durablement à Morée dans le Péloponnèse, créent le duché d’Athènes, tandis que les Vénitiens s’installent en Crète pour en faire un pivot de leur réseau commercial. Ces colonies attirent un début de peuplement occidental.

Les conséquences économiques et financières des croisades sont impressionnantes et multidimensionnelles.

On peut d’abord les situer au niveau de l’Église, ordonnatrice de la croisade, qui utilise le financement des opérations pour une indéniable accumulation (en partie provisoire) de capital. Une fois prononcé le vœu de croisade, le soldat pèlerin devait compter sur ses propres ressources. Les chevaliers déthésaurisent massivement pour financer leur départ ou encore, comme Godefroy de Bouillon, vendent leur château et leur comté. Mais le plus souvent, ils engagent leurs biens immobiliers auprès d’un établissement religieux : ordre de Cluny mais aussi ordres militaires – hospitaliers, templiers, chevaliers teutoniques – se spécialisent vite dans ce genre d’opérations. Que le croisé décède en chemin ou soit incapable de rembourser à son retour et le « partenaire » religieux conserve les biens gagés… Mais le financement est aussi sollicité auprès de ceux qui ne partent pas, les fidèles, clercs ou laïcs, pour lesquels des troncs sont à disposition dans les églises tandis que, dès 1215, les clercs sont dans l’obligation de donner le vingtième de leur revenu annuel dès qu’une croisade est proclamée. Le concile de Latran sophistique le montage financier en permettant à ceux qui voudraient se libérer d’un vœu de croisade contracté un peu à la légère, de racheter leur vœu moyennant là encore donation à la croisade du moment…

Pour certains auteurs (Ekelund et alii, 1996), la croisade peut ainsi s’interpréter, en termes micro-économiques, comme une tentative de la part de la « firme Église » de consolider son pouvoir de monopole sur la foi dans l’Occident chrétien. Dans un véritable « marché de la religion », l’Église offre un ensemble de croyances, propose des services nouveaux (indulgences) et a besoin de renforcer sa « crédibilité » en permettant l’accès aux lieux saints. Du côté de la demande, les croyants  achètent les services liés à leur foi. Ainsi la croisade constitue une occasion de diversifier l’offre (pénitence, indulgences) et d’en augmenter l’attractivité (reliques des lieux saints, pèlerinages sécurisés en terre sainte) tout en faisant financer cette opération par ceux qui seront à la fois les artisans de cette nouvelle offre (les croisés) et ses principaux consommateurs… Remarquable opération commerciale et financière qui fait produire par ceux qui consommeront mais paieront aussi tous les coûts… Opération qui, au plan spirituel, dégénèrera rapidement : vente massive des indulgences, escroquerie aux reliques, prêts à intérêts par l’Église sur les ressources des donations… Plus stratégiquement, l’Église aurait cherché à mettre son « marché » à l’abri de deux menaces, « menace externe avec l’expansionnisme musulman dans les territoires du Proche-Orient, menace interne avec le séparatisme croissant de l’Église orthodoxe » (ibidem, 135).

Si l’idéologie de la croisade finance ainsi l’entreprise ecclésiale, il n’en demeure pas moins que les fonds récoltés par cette dernière sont aussi utilisés pour le transport des croisés et la défense des États latins. Qui en tire finalement profit ? Ce sont évidemment les croisés, certains en tout cas, qui y trouvent leur compte. Le pillage des villes d’Orient assure plus que l’autofinancement pour quelques uns tandis que les colonies constituées sont parfois exploitées. La première économie de plantation est ainsi l’œuvre de Guy de Lusignan, maître de Chypre. Les ordres militaires comme les Templiers doivent le début de leur richesse aux pillages. Mais ce sont surtout les grandes villes italiennes de l’époque qui gagnent incontestablement dans les opérations, notamment par la structuration de leurs réseaux commerciaux. Nous touchons là un point particulièrement important pour comprendre la spectaculaire réussite de Gênes et Venise à partir du 13ème siècle.

Dès la première croisade, Venise et Gênes se proposent pour le transport des troupes. Les croisés passent avec les propriétaires des bateaux un contrat de location : le navire se loue, soit en entier, armé et approvisionné pour 8 à 12 mois, soit à la place. Parfois, les responsables d’une croisade négocient la location d’une flotte entière : ainsi lors de la quatrième croisade fut négocié en bloc avec Venise le passage de 4500 chevaliers, autant de chevaux et le double d’écuyers. Pour répondre à la demande, Venise fait construire plus de cent embarcations. Très vite les navires italiens font plus que transporter les soldats et contribuent directement à la prise des villes côtières (Gênes à Acre en 1104, Venise à Tyr en 1124) puis à leur défense. Enfin ils s’avèrent incontournables dans les relations commerciales entre les États latins et l’Europe occidentale.

Mais Pise, Gênes et Venise établissent aussi et surtout des comptoirs. La première, Gênes, se fait octroyer dès 1097, avant même la prise de Jérusalem, des quais, des halles et des recettes douanières à Antioche, Arsur, Césarée, Acre et Tripoli. Pise prend pied à Jérusalem, Jaffa et Lattaquié en 1099. Provisoirement distancée, Venise récupère le tiers des villes de Haïfa, Sidon, Tyr, Beyrouth, avec leurs revenus, entre 1101 et 1110 (Fossier, 1982, 261). Le commerce de la Méditerranée orientale est alors aux mains des Italiens (et de quelques Provençaux et Catalans) avec la neutralité des souverains byzantins qui, en contrepartie de comptoirs italiens ouverts à Constantinople même (pour Gênes et Pise, Venise étant présente depuis longtemps), gardent un contrôle formel sur Antioche. Avec le renversement par Saladin, en 1171, de la dynastie fatimide d’Égypte, les routes du commerce avec l’Asie se recentrent sur Alexandrie et Le Caire : Venise pactise avec Saladin et les villes italiennes développent le commerce sur la côte égyptienne. Ces relations commerciales sont à peine amoindries lorsque Saladin s’empare de Jérusalem en 1187. La troisième croisade qui tente de récupérer la ville sainte échoue et ne permet que de consolider les établissements côtiers. Dès lors, c’est contre les Grecs de Byzance que se reporte une partie de l’agressivité occidentale. Le soutien militaire de Byzance a en effet été particulièrement faible et les Grecs, frustrés d’être rejetés dans le commerce purement local par les exorbitants privilèges italiens, se sont révolté : arrestation des Vénitiens en 1171, massacre des latins en 1182. Les Normands répondent en incendiant Thessalonique en 1185. La quatrième croisade prononcée en 1202 se focalise vite sur Byzance. Les souverains se récusent laissant quelques princes en première ligne. Influencés par Venise qui fait état d’une demande du souverain byzantin pour un séjour durable à Constantinople, les croisés louent les bateaux vénitiens et sont dirigés sur la pointe de l’Asie Mineure. Après des incidents particulièrement confus qui laissent penser qu’une manipulation vénitienne était en place, les croisés prennent Constantinople en avril 1204. « Les Italiens dirigent au mieux de leurs intérêts une mise à sac complète et prodigieusement fructueuse : cinq tonnes d’or rien que pour Venise ! Le crime est patent, il aurait pu suffire, mais on va jusqu’à la faute : déclarer disparu l’empire grec, proclamer le comte de Flandre empereur et dépecer terres et îles entre les Vénitiens et les croisés de France » (Fossier, Ibidem, 264).

La prise de Constantinople marque le début de l’hégémonie vénitienne en Méditerranée orientale. La cité italienne y multiplie les escales protégeant ses lignes de communication maritime : Modon et Coron en Grèce, l’île d’Eubée, les îles des Cyclades dans la mer Égée, les accès à Constantinople, la Crète qui devient une véritable colonie de peuplement. Gênes ne se rétablira que tardivement et exercera son influence sur le nord de la mer Egée et la mer Noire : colonies de Caffa en Crimée, de Péra face à Constantinople, de Chio. Cette implantation est cependant fructueuse grâce à l’exploitation du mastic de Chio et des mines d’alun de Phocée, à la maîtrise de la route mongole de la soie aboutissant près de Caffa. Les rivalités entre les deux cités italiennes débouchent sur une guerre ouverte à Acre qui aboutit au triomphe vénitien de 1258. En réponse, les Génois s’allient aux souverains byzantins pour reprendre Constantinople en 1261.

Aussi importantes que les réseaux commerciaux, les comptoirs et les colonies, créés par Venise et Gênes, les routes commerciales vers l’Asie se sont modifiées sous l’impulsion de la croisade. Avant l’an mille, c’était surtout la petite ville d’Amalfi (près de Naples) qui avait utilisé la Méditerranée orientale par un fructueux commerce triangulaire : emportant d’Europe bois, fromage, miel, vin (puis fer et armes) vers Alexandrie, elle en repartait avec des textiles et de l’ivoire et complétait son chargement par des épices et des soieries achetées à Constantinople. Amalfi se positionnait ainsi comme principal destinataire occidental des deux grandes routes intercontinentales de l’époque : la Route de la Soie et celle de l’océan Indien. La croisade ne modifia pas ces parcours mais ouvrit la mer Noire aux Italiens tout en développant la côte syro-palestinienne. En particulier les ports de Tripoli, Beyrouth, Tyr et Acre deviennent le point d’arrivée d’un trafic caravanier. Mais surtout la conquête mongole permet d’ouvrir la Route de la Soie passant au sud de la mer Caspienne et débouchant tant sur Trébizonde au sud de la mer Noire que sur le port arménien de Laias, en méditerranée. Elle inaugure aussi la route mongole du nord aboutissant près de Caffa où les Génois sont présents. Autrement dit, ces modifications permettent de diversifier les voies d’accès aux produits asiatiques, voire de contourner les interdictions papales de commercer avec les infidèles via Alexandrie, notamment après 1323.

Les croisades ont donc certainement constitué une étape cruciale dans l’histoire économique de l’Europe chrétienne. La guerre hors du continent, en exportant l’agressivité des chevaliers, a sans doute contribué aussi à la prospérité européenne des 12ème et 13ème siècles. Étant occupés ailleurs, les maîtres de la terre ont ainsi laissé les coudées franches aux paysans qui, en défrichant, en émigrant en ville ou en monétarisant les corvées ont fait évoluer la féodalité dans le sens d’une plus grande efficacité. Les transferts de fortune des nobles vers l’Église ou, indirectement, vers les cités italiennes, marquent aussi une redistribution du capital. On citera également la fin des taxations byzantines, tout comme la disparition de la piraterie musulmane en Méditerranée, « double frein qui bloquait encore vers 1150 l’essor économique européen » (Fossier, Ibidem, 266). La guerre à l’extérieur redevient clairement, aux 12ème et 13ème siècles, une entreprise économique fructueuse, ce qui avait été un peu oublié depuis Charlemagne.

Cependant l’analogie s’arrête rapidement : en étendant et renforçant le réseau commercial vénitien, en lui adjoignant des comptoirs et colonies particulièrement précieux, en le densifiant par l’ouverture de nouvelles routes vers l’Asie, en lui fournissant un précieux capital pris sur Byzance, la guerre des croisades a amplifié l’influence du grand commerce sur l’économie européenne… Autrement dit, l’expansion par les armes de l’espace des productions destinées à l’échange ouvre bien la voie au grand commerce, permet en même temps le développement des villes États italiennes, détermine certaines pré-conditions du capitalisme… La synergie entre États et grand commerce est alors clairement enclenchée en Europe, et ce pour longtemps…

Une première version de ce papier a été publiée dans L’invention du Marché, Paris, Seuil, 2004.

DEMURGER A., 1998, La croisade au Moyen Age, Paris, Nathan.

EKELUND R., HEBERT R., TOLLISON R., ANDERSON G., DAVIDSON A. 1996, Sacred Trust : the Medieval Church as an Economic Firm, Oxford, Oxford University Press.

FOSSIER R., 1982, Le Moyen Age – tome 2, l’éveil de l’Europe, 950-1250, Paris, Armand Colin.

Les Phéniciens ont-ils inventé le modèle commercial européen ?

Les Phéniciens sont connus comme les grands navigateurs et commerçants de l’Antiquité méditerranéenne. Pline l’Ancien allait même jusqu’à les créditer de l’invention du commerce. Ils nous ont par ailleurs transmis une innovation fondamentale, l’alphabet, via son usage en Grèce. Les Phéniciens levantins et leurs descendants puniques de Méditerranée occidentale firent la fortune de villes comme Tyr ou Carthage, essentiellement grâce au commerce maritime. Qui étaient-ils et en quoi leur modèle de commerce de longue distance peut-il encore nous intéresser ? Géographiquement, ce sont d’exacts précurseurs des Génois et Vénitiens médiévaux en Méditerranée… Ils y ont imposé une forme de commerce en bien des points apparentée à celles pratiquées par les diasporas orientales… Mais ils auraient finalement construit un type de commerce de longue distance surtout fondé sur une imbrication étroite entre marchands et pouvoir politique. C’est une forte interaction privé/public qui marquera aussi, quinze siècles plus tard, la spécificité des marchands italiens au 13e siècle, puis néerlandais ou britanniques à partir du 17e. Alors les Phéniciens, commerçants orientaux classiques ou précurseurs du modèle commercial européen ?

L’origine des Phéniciens reste incertaine. Ils semblent issus du peuple cananéen qui, dès le 3e millénaire avant notre ère, peuplait la côte orientale de la méditerranée. Au carrefour des influences maritimes (Crète, Chypre) et terrestres (Égypte, Mésopotamie), ce peuple pratiquait déjà un commerce important. Un peu après 1200 av. J.-C., la région aurait été envahie par des peuples non sémites, dits « Peuples de la Mer », parmi lesquels les Philistins se seraient établi au sud de la côte, donnant ainsi son nom à la Palestine. Les villes côtières cananéennes auraient été touchées par cette invasion. Prises alors entre Philistins et Israélites au Sud, Araméens au Nord-Est, établies sur une bande de côte étroite allongée entre littoral et montagne libanaise, quelques cités côtières auraient cependant conservé leur indépendance. Communiquant peu entre elles (car installées sur des plaines séparées par des falaises), peu incitées à former un État puissant, ces cités se seraient naturellement tournées vers la mer pour assurer leur prospérité, essentiellement à partir du 9e siècle.

Cette chronologie traditionnelle est cependant aujourd’hui contestée (Moore et Lewis, 1999). Il n’en reste pas moins que la vocation commerçante des Cananéens est attestée. Dans la région où ils habitaient, la ville d’Ougarit, située un peu plus haut que la côte libanaise, serait peut-être déjà active au 14e siècle, à coup sûr au début du 12e, comme intersection des trafics mésopotamiens et anatoliens avec l’Égypte, comme centre de construction navale profitant des bois de la montagne libanaise, comme cité artisanale voué aux textiles teints. Elle serait à l’origine de la future organisation commerciale phénicienne, partiellement inspirée du karum (confrérie marchande) mésopotamien. Un agent de la couronne, rémunéré de ses services par l’octroi d’un domaine, y serait associé à d’autres commerçants dans une guilde aux ramifications multiples à l’étranger. Le financement des expéditions commerciales serait à la fois public et privé mais plusieurs produits stratégiques comme le cuivre et le grain feraient l’objet d’un monopole royal. Enfin les grands commerçants d’Ougarit entraîneraient dans leur dépendance une foule de petits commerçants vassalisés : véritables chefs d’entreprise, ils se seraient aussi vu confier par la couronne des fonctions d’administration locale et de collecte des impôts.

C’est avec Hiram, vers 950, que l’essor commercial de la première grande cité phénicienne, Tyr, devient réalité. Désireux de « contrôler les routes commerciales du continent asiatique » (Aubet, 1993, p. 35) ce souverain engage un premier partenariat avec Israël, les Phéniciens exportant des biens de luxe mais aussi leurs techniques de construction (de bateaux notamment) contre blé, cuivre et argent. Cette alliance lui donne accès aux routes caravanières joignant l’Arabie, la Syrie-Palestine et la Mésopotamie. Ultérieurement les commerçants d’Israël et de Tyr auraient travaillé ensemble en mer Rouge et dans l’océan Indien tandis qu’un karum phénicien s’installe en Samarie et de plus petits établissements sont créés en Galilée. Ce premier partenariat reste cependant par trop terrestre alors que l’avenir des Phéniciens est d’abord maritime.

Cette orientation maritime des Phéniciens est de fait visible dans la topographie de leurs cités : bâties sur des îles, presqu’îles, longs promontoires, criques protégées, les villes phéniciennes sont d’abord des mouillages propices à la navigation, bien protégés mais aussi susceptibles d’être rapidement évacués (Gras, Rouillard et Teixidor, 1995). Si la forme des bateaux est imparfaitement connue, la technique phénicienne de navigation ne fait aucun doute : capacité à voguer de nuit en s’aidant de la Petite Ourse, établissement de mouillages relais sur les côtes, navigation en haute mer… Auteurs de perfectionnements techniques pour la construction des navires (notamment l’usage du bitume pour assurer l’étanchéité des coques), les Phéniciens auraient même réalisé, d’après Hérodote, un premier tour complet de la côte africaine (utilisant le canal égyptien du Nil à la mer Rouge), à la demande du roi Nechao d’Égypte, vers l’an 600 avant notre ère. Moins légendaire, la reconnaissance de la côte africaine atlantique par le carthaginois Hannon vers 425 montre une audace de naviguer nouvelle pour l’époque.

Mais le but de cette navigation n’est jamais la conquête militaire. Dotés d’une faible armée, n’établissant pas de colonie étendue mais plutôt des entrepôts commerciaux liés aux temples qu’ils construisent auprès de leurs mouillages, les Phéniciens orientaux créent rapidement des relais à Chypre et dans les îles grecques, mais aussi en Méditerranée occidentale : Utique sur la côte tunisienne serait du 12e siècle avant notre ère tout comme Gadès (Cadix) sur la côte atlantique espagnole et Lixus sur la côte atlantique marocaine. Les Phéniciens apportent dans ces régions leurs produits artisanaux (pacotille mais aussi tissus teints de pourpre), leur huile (mais ils transportent aussi du bois du Liban et d’autres produits moyen-orientaux) et ils en tirent d’abord les métaux précieux (or, argent, fer, cuivre, étain et plomb) utiles aux échanges ultérieurs, à leur orfèvrerie et à la fabrique d’armes. Point capital, ils ne font pas eux-mêmes la conquête des mines et semblent plutôt offrir un débouché nouveau et régulier aux activités locales autochtones d’extraction et transformation des métaux. Ainsi en Andalousie ils obtiennent facilement l’argent de la région de Huelva en offrant à la fois des biens manufacturés en échange mais aussi en contribuant à l’amélioration des techniques locales. Ils transforment souvent sur place les métaux obtenus. Ils se greffent donc intelligemment sur les proto-économies locales qu’ils abordent, inaugurant ainsi une pratique commerciale vouée à un grand avenir en Méditerranée, avec notamment Gênes et Venise au Moyen Âge.

Chronologiquement le commerce phénicien est d’abord contrôlé par le souverain de la ville d’origine des navires. Homère mentionne ces échanges qui s’assimilent clairement à la logique de la réciprocité, du « don » et du « contre-don » scellant une alliance entre souverains. Mais à partir du 10e siècle, le commerce semble échapper au pouvoir politique, dépassé par l’intensité des trafics et l’émergence d’une classe de marchands agissant pour leur propre compte. Si l’on en croit les sources grecques (de fait partiales), le commerce phénicien traditionnel s’accompagnerait d’opérations beaucoup plus contestables telles que le rapt de femmes ou le trafic d’esclaves, pratiquées par des commerçants en marge de la cité.

Le rôle des temples et de la religion dans les implantations commerciales phéniciennes ne saurait être sous-estimé. L’apparente confusion entre temples et entrepôts vient du fait que les dieux des populations proche-orientales de l’antiquité sont souvent personnifiés comme marchands (Enlil en Mésopotamie) ou comme artisans (Melqart en Phénicie). Par ailleurs les marchands réunis en guildes déifient leurs patrons mythiques, auxquels ils pensent devoir leurs techniques de travail et qu’ils décrivent souvent comme des divinités punissant ceux qui s’écartent du droit chemin. En ce sens la crainte des dieux garantirait des pratiques commerciales régulières. Mais l’impact économique du religieux ne s’arrête pas là. Pour Silver (1995), les restrictions religieuses et les consignes de comportement, non seulement rendraient solidaires les marchands mais encore les pousseraient à des stratégies de monopole. L’appartenance à une « confrérie » protégée par un dieu assurerait également que certaines techniques ne se diffusent pas à l’extérieur par crainte de représailles divines (stimulant donc l’innovation). Enfin il est possible que la diffusion des cultes phéniciens dans les régions d’implantation ait constitué la pierre de touche des alliances commerciales recherchées en soudant les différents partenaires autour d’un même dieu, à l’instar de pratiques caractéristiques de maintes diasporas asiatiques. Dans le même esprit, Moore et Lewis n’hésitent pas à assimiler les temples, avec leurs branches locales, aux multinationales modernes, dans la mesure où les relations commerciales et financières avec le temple fondateur restent toujours importantes et régulières (1999, pp. 98-99).

Mais l’essor commercial phénicien n’est pas seulement dû à des causes internes. C’est la conquête assyrienne du 9e siècle qui va lui donner l’impulsion décisive. Conscients du potentiel que représente Tyr, les souverains de Ninive décident de ne pas la soumettre militairement et de lui confier leur approvisionnement en métaux précieux. Moyennant un contrôle par des inspecteurs assyriens implantés sur place, les ports phéniciens sont alors encouragés à développer leur commerce. Tyr doit aller chercher de plus en plus loin les métaux précieux nécessaires à l’effort de guerre de son puissant suzerain. La ville phénicienne développe ainsi ses implantations à Chypre (riche en cuivre). Israël ne lui fournissant plus les céréales nécessaires, Tyr s’implante aussi en Afrique du nord et commence à en faire le grenier à blé qu’elle deviendra pour les Romains quelques siècles plus tard… Ces nouveaux circuits commerciaux doivent être sécurisés, entraînant des implantations en Sicile, puis en Sardaigne (par ailleurs riche en plomb et en argent). De proche en proche Tyr développe ses ramifications jusque dans la péninsule ibérique.

Le véritable tournant de l’histoire du peuple phénicien se situe en 814 avant notre ère, date probable de fondation de Carthage par la princesse Elissa. Fuyant le roi de Tyr qui avait fait assassiner son époux, elle échoue sur le rivage qui surplombe aujourd’hui Tunis et y fonde un établissement. Payant tout d’abord un tribut aux autochtones pour le sol, Carthage s’émancipe rapidement et prend la main sur l’ensemble des établissements phéniciens de méditerranée occidentale.  Dès le 7e siècle elle les multiplie : accentuant les liens avec les Étrusques, elle crée Ibiza en 654, elle domine l’ouest de la Sicile et la Sardaigne, vers 540. Ce sont surtout la côte nord-africaine (où Carthage établit un mouillage formel tous les quarante kilomètres environ) et les comptoirs ibériques qui passent sous sa domination. La cité punique va dès lors défendre jalousement à tout navire extérieur la navigation dans cette partie de la méditerranée. Contrôlant les « colonnes d’Hercule » (actuel détroit de Gibraltar) et les îles de Malte et Lampedusa au sud de la Sicile, elle n’hésite pas à couler tout navire étranger surpris dans ses eaux. Carthage multiplie les établissements, y compris fortifiés comme Monte Sirai en Sardaigne. Elle contribue, par ses achats, au développement de la région métallifère de Tartessos en Andalousie. Elle établit ses citoyens, dont la situation économique et sociale était médiocre, dans les comptoirs et villes nouvelles qu’elle crée : l’ « empire de la mer » devient une réalité dès le milieu du 6e siècle.

Contrairement aux Phéniciens orientaux, les Carthaginois pratiquent alors progressivement une politique de puissance. Ils occupent ainsi l’intérieur de l’actuelle Tunisie, influençant grandement les cultures locales et créant une culture mixte qui marquera durablement l’Afrique du Nord. Ils forment une armée qui, quoique le métier des armes soit tenu en suspicion par la culture punique, va rapidement s’imposer comme force à part entière dans la vie publique. Carthage se met à faire étalage de sa force, notamment en Sardaigne où elle échoue cependant dans sa tentative de soumettre les autochtones. Confrontée à la progression du commerce grec en Espagne et en Europe continentale, elle affronte en 540 les Phocéens établis à Marseille. Hamilcar Barca réalise une véritable conquête militaire au cœur de l’Espagne, entre 237 et 228. La suite est connue : face à la puissance romaine montante, Carthage ne pourra faire illusion très longtemps. En se noyant dans les terres, en substituant à l’atout commercial le recours aux armes, le plus spectaculaire réseau marchand de l’Antiquité s’est ainsi en partie auto-détruit… Ignorant finalement la postérité commerciale et maritime qui serait la sienne…

AUBET M.E., 1993, The Phoenicians and the West, Cambridge, Cambridge University Press.

DECRET F., 1977, Carthage ou l’Empire de la mer, Paris, Seuil.

GRAS M., ROUILLARD P., TEIXIDOR J., 1995, L’Univers phénicien, Paris, Hachette.

MOORE K., LEWIS D., 1999, Birth of the Multinational – 2000 years of ancient business history from Ashur to Augustus, Copenhagen, Copenhagen Business School Press.

SILVER M., 1995, Economic Structures of Antiquity, Westport, Greenwood Press.

Une analyse des transitions hégémoniques

Avec ce texte nous abordons le second volet d’une trilogie consacrée au concept d’hégémonie en histoire globale, et  dont le premier texte a été publié la semaine dernière.

Comment passe-t-on d’une puissance hégémonique à une autre lors du déclin d’un système-monde ? Reprenant des remarques de Braudel, Arrighi [1994] observe d’abord que le système-monde moderne a clairement connu plusieurs phases d’une certaine « expansion financière », phases caractérisées par une importance accrue, accordée par les acteurs économiques, au capital financier par opposition au capital commercial ou au capital productif. Ainsi la « globalisation financière » actuelle, avec la recherche de retours sur investissement d’abord dans la sphère financière (recherche caractérisée notamment par la recherche institutionnalisée de gains spéculatifs en capital à court terme), serait proche de la période du « capital financier », à la fin du 19ème siècle, laquelle voyait les banques prendre le contrôle des entreprises productives et allait déboucher sur l’impérialisme et la recherche d’une valorisation à l’extérieur des pays dominants. Mais la parenté serait tout aussi étroite avec la période de retrait des Hollandais du grand commerce, autour de 1740, dans le but de devenir les banquiers de l’Europe. Cette parenté serait encore tout aussi évidente avec la diminution des activités commerciales des Génois, à partir de 1560, pour se consacrer eux aussi à une pure activité bancaire. Autrement dit, les phases d’expansion financière se répèteraient, à intervalles du reste de plus en plus courts, dans le système-monde moderne. Elles succèderaient à chaque fois à des phases d’expansion matérielle qui finiraient par s’épuiser…

Arrighi propose de théoriser ce mouvement en faisant référence au schéma de reproduction du capital proposé par Marx. Pour ce dernier, le mouvement même du capital se résumerait à la forme A-M-A’, dans laquelle un capital argent initial A, signifiant d’abord liquidité et donc liberté d’utilisation, choisirait de s’investir dans une combinaison productive, plus rigide, mais permettant de fabriquer une marchandise donnée M qui, une fois valorisée sur le marché, redonnerait un capital A’, en principe plus important et de nouveau libre d’être réinvesti. C’est évidemment en achetant, dans la combinaison productive, la force de travail, marchandise qui présente la particularité d’avoir une valeur moindre que celle que le travail crée (le prolétaire reçoit en salaire une somme qui lui permet d’acheter, pour sa subsistance, moins de travail d’autrui qu’il n’en a lui-même fourni) que l’augmentation, entre A et A’, est possible. Ce schéma fondamental de Marx donnait, très synthétiquement, la signification du rapport de production capitaliste et caractérisait à la fois la logique de tout investissement capitaliste particulier et celle du mode de production tout entier. Arrighi l’utilise ici, à vrai dire indûment, pour marquer que l’expansion matérielle coïncide résolument avec la phase A-M, tandis que l’expansion financière serait un retour généralisé de M vers A’. Ce n’est là pourtant qu’une allégorie « pédagogique », Marx ne voulant pas marquer, dans ce schéma, une succession de phases mais un mouvement logique permanent. Tout au plus peut-on dire que la phase d’expansion matérielle voit un réel enthousiasme des producteurs à transformer leur capital en combinaisons productives, la phase financière marquant une réticence à cette transformation et la recherche de gains spéculatifs dans le seul achat de titres.

Mais « ces périodes d’expansion financière ne seraient pas seulement l’expression de processus cycliques, propres au capitalisme historique, elles seraient également des périodes de réorganisation majeure du système-monde capitaliste – ce que nous appelons des transitions hégémoniques » [Arrighi et Silver, 2001, p.258]. Autrement dit, ces périodes où la finance prend une importance particulière témoigneraient d’une faiblesse toute nouvelle de la puissance hégémonique ancienne et annonceraient son prochain remplacement. Elles constitueraient le moment de repli, dans chaque cycle d’accumulation mené par un complexe spécifique d’organisations gouvernementales et privées, lequel conduirait le système capitaliste mondial, d’abord vers l’expansion productive, puis vers l’expansion financière, les deux moments constituant le cycle. Elles annonceraient l’imminence relative d’un tournant dans le « régime d’accumulation à l’échelle mondiale », à savoir le remplacement progressif d’un complexe d’organisations gouvernementales et privées par un autre.

Pourquoi passerait-on inéluctablement d’une phase d’expansion matérielle à une phase plus financière ? Arrighi invoque une baisse de rentabilité des fonds investis dans la production sans véritablement s’en expliquer, reprenant ainsi à son compte la thèse marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit, dont il a pourtant été démontré qu’elle n’avait rien d’inéluctable. En admettant cette explication, comment comprendre alors qu’un taux de profit plus élevé puisse être réalisé dans la sphère financière de l’économie, apparemment indépendamment de la production, désormais négligée ? A la suite de Pollin [1996], Arrighi suggère trois possibilités : une lutte entre les capitalistes qui se redistribueraient un profit désormais limité ou freiné dans sa croissance ; la capacité de la classe capitaliste, à travers les marchés financiers, à procéder à une redistribution du revenu en sa faveur et au détriment des autres classes ; la possibilité que les fonds soient transférés hors des lieux et secteurs les moins profitables pour être investis dans de nouveaux secteurs ou des économies en forte croissance. La première est évidemment limitée dans le temps mais, en créant un jeu à somme négative, cette concurrence féroce diminuerait encore les taux de rentabilité, précipitant un abandon, par les capitalistes, de la sphère productive et augmentant les fonds disponibles pour la sphère financière. La seconde forme verrait le jour lorsque la demande de fonds correspondrait à l’offre : c’est pour Arrighi la montée des dettes publiques, consécutive au ralentissement de la croissance, qui obligerait les Etats à se concurrencer pour obtenir les capitaux existants. Dans l’opération, les organisations contrôlant la mobilité de ces capitaux se trouveraient en position de force et verraient leur part du revenu augmenter, ce qui est véritablement d’actualité avec la crise grecque. Quant à la troisième possibilité, Arrighi montre qu’elle n’est qu’apparemment financière dans la mesure où elle signifie déjà que l’on passe à un autre cycle d’accumulation, basé sur un investissement productif et rentable en d’autres lieux et dans d’autres activités… Cela dit, le financement par les Vénitiens, au 16ème siècle, des investissements hollandais, celui par les Hollandais, au 18ème siècle, de l’expansion britannique, et enfin le soutien britannique aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, sont bien au cœur du sujet et marquent, à travers cette troisième forme de réalisation d’un profit, à la fois l’expansion financière et l’inéluctabilité du changement d’hégémon…

Sur ces bases, Arrighi et Silver [2001, p.265] développent une stimulante typologie des cycles d’accumulation en montrant que, des Génois du 16ème siècle aux Etats-Unis du 20ème, en passant par les Provinces-Unies du 17ème et la Grande-Bretagne du 19ème, les hégémonies se succèdent et se ressemblent mais aussi se complexifient. Par exemple, les Génois sont incapables d’assurer vraiment leur protection militaire face aux armées de l’époque, qu’elles soient turques, espagnoles ou même vénitiennes, et doivent acheter celle-ci aux Habsbourg. En revanche, les Provinces-Unies qui leur succèdent développent une force suffisante pour résister victorieusement au Saint-Empire. Mais il leur manque aussi, selon Arrighi et Silver, une capacité suffisante de production qui explique qu’ils aient, pour l’essentiel, commercialisé les produits d’autres peuples. Cet autre élément n’allait pas faire défaut à leurs successeurs, les Britanniques, pourvus à la fois d’une forte armée et d’une capacité productive inédite suite à la révolution industrielle… Continuant ce raisonnement, que manquait-il aux Britanniques ? Essentiellement un marché intérieur suffisant ! Ce dernier élément, leur successeur américain allait évidemment en disposer, ajoutant à la puissance militaire et à la capacité productive une sécurisation relative de ses débouchés. Autrement dit, on l’a compris, chaque hégémon aurait définitivement quelque chose de plus que son prédécesseur, gage évident de son succès.

Une autre évolution, non plus vers l’accroissement des « qualités » de l’hégémon, comme nous venons de le voir, mais un mouvement de balancement, affecterait les hégémons successifs. En clair, si Gênes, comme la Grande-Bretagne, étendent l’espace géographique des  échanges, déploient une stratégie en ce sens extensive, Provinces-Unies et Etats-Unis adoptent une attitude plus intensive, occupant les espaces ainsi dégagés par leurs prédécesseurs et tentant d’en rationaliser l’usage. Ces stratégies, extensive et intensive, sont respectivement associées à des structures organisationnelles dites « cosmopolites-impériales » (Gênes et Grande-Bretagne) et « nationales-entrepreneuriales » (Provinces-Unies et Etats-Unis). Les premières étendent l’envergure du système-monde, les secondes le rendent plus fonctionnel. Par ailleurs, plus les hégémons se renforcent, plus leur durée de vie apparaît faible, ce que les auteurs interprètent comme l’expression d’une contradiction majeure du capitalisme mondial.

Au-delà de cette caractérisation des hégémons, Arrighi et Silver montrent comment l’expansion financière, à la fois restaure provisoirement les forces de l’hégémon sur le déclin, tout en renforçant directement les contradictions qui le minent et sont vouées à l’emporter. Pour eux, l’hégémon déclinant, ou plutôt le complexe des organisations gouvernementales et privées qui en dépend, va utiliser sa position éminente pour capter les capitaux mobiles, plus nombreux du fait de la baisse de rentabilité des activités productives, et les recycler vers les activités et les lieux plus rémunérateurs. Il est clair qu’une telle intermédiation est de nature à rehausser le niveau des taux de profit dans l’économie hégémonique, du fait de l’importance nouvelle prise par ces activités financières, tout en dynamisant directement ses concurrentes éventuelles. A terme, le changement d’hégémon serait inéluctable, même si les bases de cette nouvelle prééminence sont tout aussi politiques qu’économiques [Arrighi, 1994, p.36-84].

Dans le troisième volet de cette trilogie, la semaine prochaine, nous nous efforcerons de concrétiser cette théorisation dont le repérage historique est assez clair et l’actualité tout à fait évidente…

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].

BEAUJARD Ph., BERGER L., NOREL Ph. [2009], Histoire globale, mondialisations, capitalisme, Paris, La Découverte.