La mondialisation dans les années 1920 : le regard d’un Européen sur un fait banal, irréversible et « réflexible »

Qu’est-ce qu’un document d’histoire globale ? La question est délicate et n’a guère été posée en France, où l’on s’est peu soucié jusqu’à présent d’éditer des manuels d’histoire globale, alors qu’il en existe en anglais depuis près de vingt ans (par exemple : Andrea & Overfield 1990). Le risque majeur est de prendre tout document et de tomber ainsi dans l’histoire universelle, dont on sait qu’elle est l’ornière de l’histoire globale. Il est donc évident qu’un choix raisonné s’impose, mais sur quels critères ? Car un autre risque surgit alors, celui d’une histoire œcuménique, qui serait une histoire représentative de l’humanité dans sa diversité, mais sans véritable problématique structurante, et qui ne serait ainsi qu’une variation sur le thème du « patrimoine mondial de l’humanité ».

L’expression même d’histoire globale est sans doute trop brève, trop vaste pour dire ce qu’elle est. À titre personnel, je préfère parler d’une histoire mondiale, réticulaire et polycentrique.

‑ « Mondiale » car le monde en est l’horizon ; c’est l’échelle à laquelle le fait historique est posé.

‑ « Réticulaire » car les réseaux sont les liens tissés entre les parties du monde ; ils sont le moyen de traverser les cloisons entre les aires géographiques, et académiques, de regarder par les fenêtres ouvertes de l’espace, pour reprendre une métaphore chère à Fernand Braudel.

‑ « Polycentrique » car il s’agit de dépasser le localisme, sans pour autant le nier ; c’est le point de vue, non pas unique, dans une distance planétaire, mais pluriel, démultiplié par des approches qui demeurent ancrées dans des lieux.

En outre, l’histoire globale se fonde sur un constat qui en constitue l’axe central : le globe sur lequel les hommes vivaient en des poussières de mondes est devenu le Monde, l’espace unique d’une humanité unifiée, ou en voie d’unification. La dimension téléologique est évidente et ne peut être complètement écartée ; l’histoire globale est d’abord une réponse aux questions de sociétés vivant dans un monde devenu un. Cependant, l’objectif n’est pas seulement de comprendre comment nous en sommes arrivés là, d’expliquer le passé pour le seul présent et de donner un roman mondial coécrit à une société cosmopolite. L’objectif de l’histoire globale est aussi de faire ressurgir le champ des possibles, ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. Le monde d’aujourd’hui ne doit pas cacher les autres mondes.

Ce premier billet n’apportera pas de réponse à la question posée à l’incipit ; il entend simplement ouvrir un champ d’exploration, à la fois épistémologique et didactique. En effet, l’idée même d’un document d’histoire globale peut apparaître paradoxale dans la mesure où un document (texte, carte, objet…) porte le plus souvent sur un espace-temps très circonscrit. Comment dès lors faire du mondial avec du local ? De la longue durée avec du temps court ? En piochant dans les tableaux de Vermeer, Timothy Brook a donné un bon exemple de ce qu’il est possible de faire. On ne prétendra pas l’imiter. Ce qui suit n’est qu’un premier essai ; d’autres devraient venir.

La journée d’un bourgeois de Paris

Au regard des difficultés précédemment énumérées, le premier document choisi ne présente pas de risques majeurs. Il s’agit d’un texte extrait d’un ouvrage de Francis Delaisi, Les Contradictions du monde moderne, paru à Paris en 1925. C’est une réflexion sur la « mondialisation ». Certes, le mot n’apparaît pas, même s’il a déjà été utilisé (Otlet, 1916), mais l’idée y est.

« Le matin, dès son réveil, M. Durand se lave à l’aide d’un savon (fabriqué avec l’arachide du Congo) et s’essuie avec une serviette de coton (de la Louisiane). Puis il s’habille : sa chemise, son faux-col sont en lin de Russie, son pantalon et son veston en laine venue du Cap ou de l’Australie ; il orne son cou d’une cravate de soie faite avec les cocons du Japon ; il met ses souliers dont le cuir fut tiré de la peau d’un bœuf argentin, tannée avec des produits chimiques allemands.

Dans la salle à manger – garnie d’un buffet hollandais fait avec du bois des forêts hongroises ‑, il trouve mis son couvert de ruoltz, fait avec le cuivre du Rio-Tinto, l’étain des Détroits et l’argent de l’Australie. Devant lui se trouve un pain bien frais, fait avec du blé qui, selon l’époque de l’année, vient de la Beauce, à moins que ce ne soit de la Roumanie ou du Canada. Il mange des œufs récemment arrivés du Maroc, une tranche de « pré salé » qu’un frigorifique a peut-être amené de l’Argentine, et des petits pois en conserve qui ont poussé au soleil de Californie ; pour dessert, il prend des confitures anglaises (faites avec des fruits français et du sucre de Cuba) et il boit une excellente tasse de café du Brésil.

Ainsi lesté, il court à son travail. Un tramway électrique (mû par les procédés Thompson-Houston) le dépose à son bureau. Là, après avoir consulté les cours des Bourses de Liverpool, Londres, Amsterdam ou Yokohama, il dicte son courrier, dactylographié sur une machine à écrire anglaise, et il signe avec un stylographe américain. Dans ses ateliers, des machines construites en Lorraine d’après les brevets allemands, et mues par du charbon anglais, fabriquent avec des matières de toutes provenances des « articles de Paris » pour des clients brésiliens. Il donne l’ordre de les expédier à Rio-de-Janeiro par le premier paquebot allemand qui fera escale à Cherbourg.

Puis il passe chez son banquier pour faire encaisser un chèque en florins d’un client hollandais, et acheter des livres sterling pour payer un fournisseur anglais. Le banquier profite de cette occasion pour lui faire remarquer que son compte est fortement créditeur, et que les valeurs de pétrole sont en hausse. Il lui conseille de faire un placement. M. Durand se laisse persuader ; toutefois, comme il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, il donne l’ordre d’acheter en même temps quatre actions de la Royal Dutch et dix d’une compagnie française affiliée à la Standard Oil.

Après quoi, tout heureux de sa journée, il propose à sa femme de passer la soirée au théâtre. Madame met donc sa plus belle robe (de chez Paquin Limited), sa jolie cape en renard bleu (de Sibérie), ses diamants (du Cap), puis ils s’en vont dîner dans un « restaurant italien ». Là ils se demandent s’ils iront voir les « ballets russes » ou entendre au music-hall Raqel Meller – à moins qu’ils ne préfèrent voir une pièce de Gabriel d’Annunzio, jouée par Ida Rubinstein dans un décor de Bakst.

Enfin, après avoir soupé dans un cabaret « caucasien » au son d’un jazz-band nègre, ils rentrent chez eux. Et, fatigué d’une journée si bien remplie, M. Durand s’endort sous son couvre-pied (en plumes de canards norvégiens) en rêvant que décidément la France est un grand pays qui se suffit à lui-même et peut faire la nique au reste de l’univers…

Faut-il insister davantage ? Qu’il s’agisse de sa nourriture, de son vêtement, de son travail ou de ses plaisirs, chacun de nous est tributaire de tous les pays sous le soleil. Il ne peut faire un geste sans déplacer un objet venu des régions les plus lointaines ; et réciproquement tout événement important à la surface du globe a son retentissement sur les conditions de sa vie. L’homme moderne est vraiment citoyen du monde.

Mais il ne s’en doute pas ; et c’est ici que commence le drame de conscience qui tourmente notre époque et la jette depuis six ans aux solutions contradictoires. »[1]

On peut juger le récit très « petit-bourgeois ». Il l’est. L’intention de l’auteur est bien là, dénoncer la contradiction dans la vie quotidienne d’un bourgeois de Paris entre l’étroitesse d’esprit du confort et l’ampleur des implications mondiales de ce même confort.

L’intérêt du texte est multiple. Dans un premier temps, on peut tout simplement essayer de mettre en carte le monde invoqué ici, en soulignant les différentes facettes de cette mondialisation qu’on ne peut réduire à la seule dimension économique.

1) Une géographie des matières premières : arachide (Congo), argent (Australie), blé (Beauce / Roumanie / Canada), bois (Hongrie), café (Brésil), charbon (Angleterre), coton (Louisiane), cuir (Argentine), cuivre (Brésil), diamants (Le Cap), fourrure de renard bleu (Sibérie), fruits (France), laine (Le Cap / Australie), lin (Russie), œufs (Maroc), petits pois (Californie), plumes de canard (Norvège), soie (Japon), sucre (Cuba), viande (Argentine).

Fig. 1. Une géographie des matières premières

Géographie des matières premières

2) Une géographie industrielle : « articles de Paris » (Lorraine), confitures (Angleterre), machine à écrire (Angleterre), meubles (Hollande), produits chimiques (Allemagne), stylo (États-Unis)

3) Une géographie de la recherche et du développement : brevets (Allemagne), procédés (États-Unis)

4) Une géographie financière : bourses (Amsterdam, Liverpool, Londres, Yokohama)

5) Une géographie culturelle : des musiques étatsuniennes (jazz-band nègre et music-hall), des restaurants italiens ou caucasiens, des ballets russes, des artistes d’origines diverses (russe : Ida Rubinstein, Léon Bakst ; italienne : Gabriel d’Annunzio ; espagnole : Raquel Meller).

Mais cet exercice cartographique appelle immédiatement une mise en perspective géohistorique, qu’on ne fera ici qu’esquisser, pour les matières premières en particulier :

‒ La soie du Japon est l’héritage d’un savoir-faire antique, copié sur la Chine aux alentours du VIIe siècle, mais industrialisé au XIXe siècle sur le modèle de la technologie européenne. Le Raw Silk Exchange de Yokohama est créé en 1894 sur le modèles d’autres bourses mondiales dédiées aux matières premières.

‒ Le sucre de Cuba est un exemple, parmi d’autres, de cette production née de l’importation de la canne en Amérique par les Européens, même si l’activité sucrière de Cuba est assez tardive puisque celle-ci ne se développe véritablement qu’au XIXe siècle.

‒ La laine d’Australie, le cuir d’Argentine sont les produits d’une agriculture menée par ces émigrés européens du XIXe siècle partis dans les terres tempérées de l’hémisphère Sud. Quant au « pré salé », comme le souligne Francis Delaisi, son transport n’est possible que grâce aux navires frigorifiques, dont le premier, le Frigorifique, rallia l’Argentine à la France en 1876.

L’arachide du Congo est un autre exemple de plantes ayant traversé l’Atlantique grâce aux Européens. Il s’agit d’une plante consommée autrefois par les populations amérindiennes (Caraïbes, Brésil), décrite pour la première fois au XVIe siècle par les Européens et exploitée industriellement pour son huile dans les nouvelles colonies créées à la fin du XIXe siècle.

Fig. 2. Les transferts de plantes et d’animaux : la dimension biologique de la mondialisation

Géohistoire des transferts

Dans un deuxième temps, il convient de revenir sur l’intention de l’auteur. Francis Delaisi (1873-1947), journaliste économiste, fut proche des socialistes (il participa à La Guerre sociale et à La Vie ouvrière), il fut secrétaire générale de l’Union pan-européenne entre 1927 et 1932. Compromis par son engagement sous Vichy, il a été depuis oublié. Peut-être à tort. Dans Les contradictions du monde moderne, l’auteur présente la mondialisation comme un fait irréversible. Pour lui, on ne peut plus penser la situation présente sans avoir une conscience de l’inscription du local dans le mondial. Tout est lié :

« Le globe est véritablement un être unique. Le Dr Jaworski a voulu donner un nom à cet animal nouvellement évolué, dont nous ne sommes que des cellules éphémères : il l’a appelé le Géon (γὴ = terre, ὀν = être). Ce terme exprime assez bien le stade présent de l’évolution économique. Il mérite d’être repris. »

On présente parfois Francis Delaisi comme un tenant du libéralisme. Son positionnement est sans doute plus ambigu. Delaisi plaide incontestablement en faveur des échanges économiques mondiaux, mais aussi et surtout pour un encadrement de ces mouvements. À ses yeux, les trois organismes fondamentaux mis en place à la fin de la première guerre mondiale sont la Société des nations, la Chambre de commerce internationale et le Bureau international du travail, tous les trois créés en 1919.

Enfin, dans un troisième temps, il est intéressant de mettre en parallèle l’analyse de Francis Delaisi avec celles de Karl Jaspers et de Paul Valéry au début des années 1930.

1) « C’est seulement au cours des derniers siècles que les conséquences de ces trois principes ont été développées, et le XIXe siècle a apporté leur complète réalisation extérieure. La terre est accessible en tous ses points ; l’espace est entièrement occupé. Pour la première fois, l’habitat du genre humain tout entier se trouve unifié aux dimensions de la planète elle-même. Tout est en relation avec tout. La domination technique de l’espace, du temps et de la matière s’accroît indéfiniment, non plus par des découvertes particulières dues au hasard, mais par un travail systématique dans lequel la découverte elle-même peut être méthodiquement provoquée.

Les diverses civilisations humaines se sont développées séparément pendant des milliers d’années ; mais depuis quatre cent cinquante ans, les Européens n’ont cessé de progresser dans la conquête du monde et, au siècle dernier, ils sont arrivés au terme de cette entreprise. Ce siècle, au cours duquel le mouvement de conquête s’est réalisé de façon accélérée, a produit un grand nombre de personnalités qui ne se fiaient qu’à elles-mêmes, il a été dominé par une volonté orgueilleuse de direction et de domination, par une audace calculée, il a connu l’expérience des limites extrêmes, et aussi celle de l’infériorité qui, en face d’un tel monde, n’a cessé de maintenir tous ses droits. Aujourd’hui, ce siècle tout entier n’est plus que du passé pour nous. Il ne nous apparaît cependant pas encore de façon positive mais seulement sous forme de difficultés qui s’accumulent à l’infini : le mouvement de la conquête extérieure a touché ses limites ; le mouvement d’expansion se réfléchit pour ainsi dire sur lui-même par un choc en retour. »[2]

2) « Or, toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l’infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d’entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.

Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonances dans une enceinte fermée. »[3]

Finalement, les trois auteurs cités insistent donc sur une caractéristique majeure : la mondialisation qui au XIXe siècle a été le fait de l’expansion de l’Europe, au temps des « Bourgeois conquérants » (pour reprendre le titre d’un grand livre de ce qui ne s’appelait pas encore l’histoire globale), est devenue au début du 20e siècle, réflexible. La mondialisation, accélérée par les Européens grâce à l’industrie, « se réfléchit » sur des pays non-européens qui s’industrialisent et se modernisent à leur tour. Désormais, les États européens ne sont plus les seuls acteurs d’un Monde devenu système, ils peuvent aussi en subir les conséquences. Pour Francis Delaisi, en 1925, il était temps que les Européens en prennent conscience et mettent un terme au « mythe national ».

Bibliographie

Andrea A.J. & Overfield J.H., 2012, The Human Record. Sources of Global History, Wadsworth, deux volumes (1ère éd. 1990).

Arrault J.-B., 2007, Penser à l’échelle du Monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du XIXe siècle/entre-deux-guerres), thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Brook T., 2010, Le chapeau de Vermeer – Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Paris, Payot (ed. anglaise 2008).

Capdepuy V., à paraître, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergéo.

Delaisi F., 1925, Les contradictions du monde moderne, Paris, Payot.

Grataloup C., 2007, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du Monde, Paris, Armand Colin.

Jaspers K., 1952, La situation spirituelle de notre époque, Paris/Louvain, Desclée de Brouwer/E. Nauwelaerts (trad. de l’éd. de 1932, 1ère éd. 1930).

Morazé C., 1957, Les bourgeois conquérants, XIXe siècle, Paris, Armand Colin.

Sloterdijk P., 2010, Globes. Sphères II, trad. de l’allemand, Paris, Méta-Éditions (éd. originale 1999).

Valéry P., 1931, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stock.


[1] Francis Delaisi, Les contradictions du monde moderne, Paris, 1925, pp. 186-188.

[2] Karl Jaspers, 1952, La situation spirituelle de notre époque, Paris/Louvain, Desclée de Brouwer/E. Nauwelaerts (trad. de l’éd. de 1932, 1ère éd. 1930), pp. 23-24.

[3] Paul Valéry, 1931, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stock, pp. 37-38.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).