Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (1/3)

Les programmes scolaires des collèges comme des lycées ont toujours, plus ou moins, fait apparaître « l’autre » comme objet d’étude, même si la trame centrale restait une histoire nationale et, de plus en plus, européenne. La notion de mondialisation, de monde global paraissait davantage réservée à des questions géographiques. Que ce soit au collège ou au lycée, chaque fois que ces aspects ont été abordés au fur et à mesure des réformes successives, les études sur « les grandes découvertes » évoquent la plupart du temps la vision d’échanges unilatéraux, où l’Europe, non contente de dominer les échanges internationaux, économiques, scientifiques et culturels comme politiques, semble même enfanter ce monde dit moderne. Si l’on étudie l’Inde, c’est par le biais de la colonisation, idem pour l’Afrique.
Cependant, peu à peu le regard historique change, lentement, et s’avance également à l’école sur des chemins moins traditionnels. Les dernières réformes semblent en avoir tenu compte. Ainsi, les programmes du lycée général comme professionnel abordent des thèmes communs mais avec encore, malgré les querelles médiatiques (1), une vision européocentriste axée, en seconde bac professionnelle, autour de la dynamique expansionniste européenne à travers les « voyages-découvertes », la Renaissance et plus tard la philosophie des Lumières aboutissant à la Révolution française. Ainsi, à relire l’introduction du programme d’histoire de la classe de Seconde bac professionnelle, il est clairement notifié que « les Européens grâce à leur supériorité technique en sont les acteurs essentiels ». De fait, les quatre sujets d’histoire de la première année fabriquent un « récit » thématique qui offre une vision linéaire et « simplifiée » de la  « conquête » européenne des savoirs et du monde également. Si des problématiques plus ouvertes comme l’esclavage et la controverse de Valladolid semblent permettre d’accéder à la vision de « l’autre », c’est toujours dans une optique d’un dialogue européen sur son propre regard du monde, rarement dans la logique d’échanges ou de confrontations des points de vue, même si pourtant, là encore, l’analyse des grandes lignes du référentiel de seconde générale indique, très succinctement que « c’est bien à une histoire globale qu’il s’agit d’initier les élèves ».
Depuis 2009, j’ai testé avec six classes de seconde bac pro et deux de secondes générales et technologiques (soit près de 200 élèves) différentes propositions de cours toutes en lien avec les référentiels, que ce soit dans leur totalité ou en partie. Quatre des cinq axes proposés ici (à l’exception du « Grand échange colombien ») ont été traités dès le début et sans cesse remaniés jusqu’à présent. Plusieurs éclairages l’ont été de manière ponctuelle, à la fois presque dès le départ, souvent en rajout, mais jamais de manière récurrente (2). Les axes choisis ont été conçus avec comme objectif principal de créer une vision d’ensemble de ces phénomènes historiques, à la fois en changeant le regard par trop européocentriste et en montrant également les « mécanismes » à l’œuvre et les changements qui en découlent.

1) Dresser une autre carte des espaces internationaux entre le second quart du 15e siècle et la fin du 16e siècle

Quelles que soient les formulations proposées – « Nouvelles visions de l’homme et du monde à l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècle) » en seconde générale, ou « Les Européens et le monde (XVIe-XVIIIe siècle) » en seconde professionnelle –, la démarche générale reste identique. In fine, c’est toujours l’Europe qui façonne ce nouveau monde (3), qui « occidentalise » (4) la planète. Si cette affirmation est quasiment indéniable à partir de la fin du 18e siècle et au cours du 19e siècle, les phases qui ont amené à ces résultats, les situations initiales, ne le sont pas forcément. Souvent dans les manuels scolaires avant la nouvelle réforme de 2010, les thèmes étant « Humanisme et Renaissance », c’est sous l’angle des « nouvelles terres découvertes et conquises par les Européens » que les cartes proposées présentent les espaces que vont « découvrir » et conquérir les Européens, avec parfois quelques indications sur les civilisations qu’ils vont côtoyer. Par contre, depuis cinq ans et les éclairages initiés par la réforme, de nouvelles représentations plus précises qu’auparavant permettent de mieux appréhender une vision géopolitique internationale  plus complexe.

Fig 1 Le Monde vers 1450

Fig. 1 : Le Monde vers 1450, dans Manuel Hachette éducation, avril 2014, p. 168.

Mais là encore, il ne s’agit que de documents, d’une certaine manière « illustratifs », qui ne permettent pas forcément d’appuyer un travail comparatif nécessaire dans une optique d’histoire globale. C’est donc bien à l’enseignant de décider de ses choix, d’orienter de manière plus déterminée le regard hors d’une perception européocentriste du Monde. C’est pourquoi, la première séance que j’aborde en classe propose une réflexion sur l’état du monde au cours d’une période comprise entre 1405 (le premier voyage de l’amiral Zheng He) et 1492 (le premier voyage de Christophe Colomb). L’objectif clairement défini avec les élèves est de présenter la plupart des « grandes » civilisations entre ces deux dates et d’observer leur développement, leurs « particularités » économiques, culturelles et sociales. En s’appuyant à l’aide de cartes que l’on trouve facilement désormais (Fig. 1) dans les manuels scolaires les plus récents, les élèves vont élaborer à leur tour, à partir d’un fond de carte fourni par le professeur, un planisphère « géopolitique » comprenant les « grandes puissances » ou les États fortement structurés de cette période de près de quatre-vingts ans, les relations entre différentes zones géographiques comme l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, ou entre la Chine, Calicut en Inde et le détroit d’Ormuz jusqu’à la côte australe de l’Afrique, sans oublier les zones relativement isolées ou éloignées de ces grands axes commerciaux (la Méso-Amérique, l’Océanie). Pour chaque puissance étudiée, les élèves notent de manière très succincte les points forts, culturellement, les technologies maîtrisées, les « faiblesses éventuelles » :
La grande maîtrise architecturale des Aztèques, des Mayas et des Incas, leurs connaissances poussées en matière d’astronomie et d’agriculture combinées à l’ignorance de la roue pour les transports ainsi qu’un armement possédant des caractéristiques de l’âge de pierre…
La puissance militaire ottomane, son importance économique, culturelle et diplomatique.
Le haut degré de civilisation de la Chine impériale, montrant à quel point cette puissance pouvait rivaliser avec, voire largement dépasser le monde européen.
L’importance du commerce transsaharien, le rôle de l’or soudanais dans les échanges avec l’Europe et l’Asie, l’importance du commerce des esclaves en Afrique, vers le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine.
Une partie de ces informations sont reportées sur la carte. Puis avec d’autres supports (vidéos), il leur est également proposé deux éclairages plus importants, l’un sur la construction de l’Empire ottoman (Le dessous des cartes), l’autre sur les sept expéditions navales de l’amiral chinois Zheng He (Fig. 2) de 1405 à 1433 (film documentaire de Chen Qian, 2006, diffusé par Arte en 2009).
Dans le premier cas, la visualisation des différentes étapes de la construction de l’Empire ottoman, ainsi que de ses enjeux en Europe, permet d’aborder les effets de l’émergence de cette nouvelle grande puissance, entre Orient et Europe, au 16e siècle, et les incidences sur les routes commerciales continentales et maritimes, en Méditerranée, influençant sans doute la recherche de ces nouvelles voies maritimes qui contournent l’Afrique ou traversent l’océan Atlantique avec les conséquences que l’on connaît. Dans le second cas, il s’agit de présenter les expéditions chinoises qui explorèrent une grande partie de l’Asie du Sud-Est, les côtes de l’Inde, le détroit d’Ormuz et la côte orientale de l’Afrique bien avant l’arrivée des navires de Vasco de Gama dans l’océan Indien. Même si le ton un peu « hagiographique » de ce film nécessite quelques explications, entre autres sur la dimension idéologique de la réappropriation par la Chine actuelle de son histoire passée (5), les informations archéologiques, les sources diverses ainsi que les restitutions historiques en 3D révèlent aux élèves les capacités importantes de la puissance chinoise de la période Ming. Elles interrogent également des enjeux stratégiques bien différents de ceux des Européens, puisque l’empereur Yongle ordonnera de détruire cette flotte afin d’orienter la politique chinoise vers le coûteux prolongement de la muraille de Chine face à la menace Mandchoue (6).

Fig 2 Comparaison Zheng He

Fig. 2 : Comparaison entre la caravelle portugaise et un navire de l’amiral Zheng He. Source : http://comaguer.over-blog.com/article-la-chine-au-xv-siecle-113453925.html

Ainsi, par ce premier travail préparatoire, l’Espagne et le Portugal n’apparaissent pas comme les seules grandes nations, s’élançant à la conquête d’un monde vaste mais aux contours géopolitiques flous. Elles sont confrontées à d’autres puissances plus ou moins en capacité de leur résister, elles-mêmes ayant des visées expansionnistes autant commerciales que militaires (l’Empire ottoman, le sultanat de Delhi, l’Empire Ming en Chine, pour n’en citer que quelques-unes).

(1) Des débats particulièrement médiatisés eurent lieu notamment en 2010 autour de l’enseignant et historien Dimitri Casali sur la disparition supposée de l’enseignement de Louis XIV et Napoléon dans les programmes des collèges. Plusieurs pétitions furent relayées par des journaux comme Le Figaro. Voir « Louis XIV, Napoléon, c’est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa » et http://aggiornamento.hypotheses.org/1035

(2) Il s’agit de pistes qui ne seront pas traitées dans cet article et ont été proposées aux élèves depuis 2008, comme l’analyse de ces phénomènes économiques et culturels mettant en place une sorte de première mondialisation étudiée à partir de l’ouvrage de Timothy Brook (Le Chapeau de Veermer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Payot, 2008. De la même manière à partir de la thématique intitulée « l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique » en filière générale, il paraissait intéressant de montrer des exemples de développements technologiques de la part  de civilisations qui pouvaient sembler pourtant dépassées, contredisant ainsi les discours habituels d’une science devenue essentiellement occidentale : les essais de fusées de Lagâri Hasan Çelebi au-dessus du palais de Topkapi à Istanbul en 1633, et l’utilisation de « rockets »  par les troupes de Tipu Sultan lors des guerres du Mysore contre les Anglais, en Inde, à la fin du 18e siècle.

(3) Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-152.
(4) Serge Gruzinski, ibid., pp. 152-154.
(5) Serge Gruzinski, ibid., pp. 51-53.
(6) Texte tiré de Philippe Ché, « La marine chinoise du Xe au XVe siècle », Publication de l’IUFM de la Réunion, 1998.

1904, la mondialisation selon Pierre de Coubertin

La parution d’un hors-série d’Alternatives économiques sur « Mondialisation & démondialisation » a été l’occasion de réactualiser mes recherches sur l’apparition du mot en français.

1397050610_CV1_HS101_zoomDans un précédent article [Cybergéo, 2011], j’avais daté la première occurrence du terme « mondialisation » de 1916. Le mot apparaissait dans un texte du juriste belge Paul Otlet à propos de la nécessité de gérer collectivement les ressources mondiales dans le but d’éviter une nouvelle guerre.

« Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La “question sociale” a posé le problème à l’intérieur ; “la question internationale” pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. Le régime féodal est tombé en 1789, l’égalité de droit a été proclamée, la mainmorte prohibée, le morcellement de la propriété facilité, l’expropriation pour cause d’utilité publique instaurée; l’accumulation privée a été tempérée par les impôts sur le revenu, le capital et les successions, par la participation aux bénéfices, l’élévation de la part faite aux travailleurs, par les charges qu’impose le système d’assurance et de prévoyance sociale. La grande majorité reconnaît aujourd’hui la justice de ces mesures. Les socialistes et les collectivistes, eux, vont encore plus loin; ils demandent la socialisation des moyens de production et proposent des moyens d’expropriation des droits acquis moyennant compensation. La “question internationale” c’est tout cela, transporté dans la sphère des compétitions de pays en pays. Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de “mondialisation”. » [1]

Les progrès de la numérisation permettent aujourd’hui de réviser les résultats de cette recherche et de proposer une nouvelle datation, qui reste évidemment elle aussi sujette à remise en question. En 1904, Pierre de Coubertin utilise le mot dans une tribune parue dans Le Figaro, au détour de la conclusion :

« L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la “mondialisation” de toutes choses. » [2]

Sans surprise, on retrouve les marques des premières occurrences : les guillemets, qui révèlent le néologisme, et l’incise, qui marque une certaine réserve (« si l’on peut user d’un pareil langage »). Ceci survient dans un contexte linguistique précis caractérisé par la multiplication des mots sur la base du lexème « monde ». L’adjectif « mondial » apparaît de façon sporadique à partir du milieu du 19e siècle, souvent en traduction de l’italien, mais son usage ne commence véritablement à se remarquer qu’à partir de la fin des années 1870. L’adverbe « mondialement » est utilisé à partir de la décennie suivante. Quant au verbe « mondialiser », son emploi est attesté dès le début du 20e siècle. On citera notamment un article paru lui aussi dans Le Figaro, en 1902, et portant précisément sur « La France mondiale » :

« Parmi les mots nouveaux ou renouvelés, que le progrès de l’ambition humaine a mis à la mode, il en est un qui revient avec une fréquence significative sous la plume et sur les lèvres des écrivains et des orateurs, notamment dans les assemblées et dans les académies d’outre-Rhin. C’est celui-ci : mondial.

Les peuples qui se disputent actuellement la prééminence dans la hiérarchie des nations civilisées s’efforcent tous, plus ou moins, de mondialiser leur politique, leur industrie, leur commerce, leurs sciences, leurs arts. Aucune activité, à l’heure présente, ne peut être féconde si elle n’est cosmique. Les moyens de transport et de communication se sont multipliés, perfectionnés de façon à rapprocher tous les êtres intelligents qui sont disséminés sur notre planète ronde. » [3]

L’auteur, Gaston Deschamps, exprime clairement la conscience d’un état de fait, qui résulte de la multiplication des réseaux à l’échelle du globe, et que souligne un mot nouveau, « mondial ». Point de détail intéressant, il fait référence à l’usage encore plus fréquent en Allemagne du mot Welt (cf. mes remarques sur ce point in : Capdepuy, 2011). Se jouant des mots, Gaston Deschamps n’hésite pas à forger celui de « mondialiser » pour désigner l’action de donner une dimension mondiale à une chose. De fait, tout l’article est une tribune politique en faveur de la mondialisation de la politique de la France, ce qu’il appelle le « mondialisme » – autre mot qu’il crée et qui ne sera repris véritablement que durant l’entre-deux-guerres.

« Nos amis les Américains, dont la prodigieuse réussite est due principalement à une pratique constante des vertus de l’ancienne, Europe, possèdent au plus haut degré le sens du mondialisme. Toutes leurs entreprises s’étendent à la totalité du globe. Toujours ils ont en vue le monde entier : The world… » [4]

C’est donc dans ce contexte qu’en 1904, Pierre de Coubertin en vient à parler de « mondialisation » comme d’un phénomène général. Alertant les lecteurs du déclin de la puissance française dans le domaine des armes et dans celui de la fortune, il appelle à un sursaut national dans le domaine des idées :

« En effet, rien jusqu’ici ne remplace l’idée française. En littérature, en art, en science même, elle reste la plus foncièrement humaine, la mieux proportionnée, la plus claire, la plus séduisante, la plus sûre.

[…]

Voilà pourquoi si nous voulons, nous autres Français, maintenir la suprématie de notre génie national, nous sommes dans l’obligation d’allumer par le monde des foyers de lumière française qui brilleront au centre de carrefours bien choisis, le long de routes fréquentées, là où ne parvient plus que pâli et sans force le rayonnement de la métropole. » [5]

Mais de l’empire écroulé, il ne reste que quelques parcelles :

« Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, – flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris. »

Cependant, ces foyers de la civilisation française doivent aussi, selon Pierre de Coubertin, devenir des creusets où il faudrait tenir compte des particularismes locaux :

« Les gazettes ou les magazines qui paraîtront à Québec ne conviendraient pas au Caire et l’université de Tananarive ne saurait ressembler à celles de Lille ou de Toulouse. A Pondichéry il faudra tenir compte des étudiants que pourrait fournir l’Inde anglaise, comme à la Nouvelle-Orléans on devra songer à ceux qu’enverrait la République mexicaine. Les méthodes qui attireront à Alger, pour les pétrir et les moderniser, les jeunes phalanges de l’Islam ne sont pas celles qui permettront de constituer à Hanoï un mandarinat sagement progressiste. »

Après guerre, en 1926, dans un entrefilet publié dans La Lanterne, le mot « mondialisation » revient sous la plume de Pierre de Coubertin :

« Je ne souhaiterais pas de recommencer ma vie avec l’aléa de la “manquer”, mais s’il m’était donné de la recommencer telle quelle, je me bornerais à lui apporter quelques retouches de détail. Je ne ferais rien plus vite, mais évidemment, je tâcherais de faire mieux. En tout cas, je ne lui voudrais pas un autre cadre. Celui qui, né sous le Second Empire a vécu les cinquante années pendant lesquelles s’est opérée la “mondialisation” de toutes choses (excusez le barbarisme) et qui assiste, en bonne santé, à l’aube des temps nouveaux, peut se vanter d’avoir bénéficié d’un des actes les plus variés et les plus intéressants de l’immense tragédie humaine. » [6]

Les guillemets et la réticence montrent à quel point plus de vingt ans plus tard le mot reste inusité, même si d’autres l’ont employé. Son constat semble s’être renforcé :

« Les découvertes opérées dans le passé de l’humanité, les progrès techniques qui ont rapproché les peuples et tendu à supprimer les distances, enfin les événements récents qui ont engendré une sorte d’unité mondiale, rendent désormais possible l’étude, l’enseignement de la grande Histoire par ses côtés fragmentaires. »

Le journaliste rend par ailleurs compte du projet de Pierre de Coubertin de fonder une « Société de l’Histoire Universelle » basée sur une doctrine nouvelle :

« À savoir que tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile – intellectuellement aussi bien que socialement – par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique. »

La même année, cette société, sise à Aix-en-Provence, publie les quatre volumes de son Histoire universelle, qui, malheureusement, n’ont toujours pas été numérisés et me sont donc inaccessibles. L’analyse restera donc tronquée.

Que retenir cependant de la découverte de cette nouvelle occurrence ? Premièrement, elle conforte le fait que les contemporains, ou du moins une partie d’entre eux, au tournant du 19e et du 20e siècle, ont conscience qu’un monde global, le Monde, est en train d’émerger, résultat de l’interconnexion croissante et accélérée des différentes parties de l’humanité planétaire. Deuxièmement, elle montre que, selon Pierre de Coubertin, cet état de fait, la mondialité, pour reprendre un concept actuel, touche toute chose, autrement dit : la mondialisation n’est pas perçue comme uniquement économique ; elle est un fait total. Troisièmement, elle établit que dans un contexte de bouillonnement linguistique autour de l’idée de « monde », le terme de « mondialisation » est encore loin d’atteindre le statut de notion. Lié au verbe « mondialiser », assez rare, le mot désigne simplement une extension à l’échelle mondiale. Notons simplement que pour Pierre de Coubertin, la mondialisation semble plutôt désigner un processus, tandis que pour Paul Otlet, il s’agit davantage d’une action volontaire, sur le modèle de « nationalisation » – sens que le mot garde quelque temps après la Seconde Guerre mondiale avant de signifier un phénomène général. Enfin, sur le plan politique, l’opposition est nette. Si Paul Otlet inscrit la mondialisation dans le prolongement de l’internationalisme du 19e siècle, Pierre de Coubertin s’inscrit dans celui du colonialisme. Il s’agit d’enrailler le déclin national et pour que la civilisation française dure, elle doit se mondialiser.


Annexes

Pierre de Coubertin, 1904, « Le flambeau à sept branches », Le Figaro, 13 décembre 1904, p. 1.

 « Tous ceux que passionne l’avenir de l’action française dans le monde doivent, avant tout, se faire une juste idée des limites dans lesquelles aujourd’hui cette action demeure confinée. Ce n’est point le regret des splendeurs disparues, mais bien l’analyse des réalités présentes qui nous permettra de servir efficacement la grande cause de l’expansion nationale.

La domination d’une race peut s’exercer par les armes, par la fortune et par l’idée. La France a connu simultanément cette triple supériorité; mais depuis lors des circonstances ont surgi qui ont modifié les données de la question. La supériorité par les armes reste basée sur la vaillance, l’entraînement et le nombre ; toutefois la vaillance actuelle le cède au nombre et le degré d’entraînement dépend de la fortune. Or le nombre nous a échappé et ne saurait nous revenir. Même si le chiffre des naissances françaises remonte quelque peu et si, comme il est probable, celui des naissances étrangères baisse avant longtemps, notre infériorité numérique vis-à-vis des Anglo-Saxons, des Allemands ou des Russes demeurera telle que le temps ne la saurait annuler. – Riches, nous le sommes toujours ; notre avoir est le plus considérable qui soit ; notre crédit, le plus robuste… Combien de temps cela durera-t-il ? Les lois du mouvement productiviste ont une rigidité presque mathématique et, fissions-nous les plus grands efforts pour accroitre nos revenus – ce qui est loin d’être le cas, – nous ne saurions empêcher les ressources de nos rivaux de progresser à pas de géant. Le domaine de l’idée, enfin, tend à nous échapper ; sur ce point du moins il existe un remède aux disgrâces du sort.

En effet, rien jusqu’ici ne remplace l’idée française. En littérature, en art, en science même, elle reste la plus foncièrement humaine, la mieux proportionnée, la plus claire, la plus séduisante, la plus sûre. Les contacts germanique et anglo-saxon, loin de lui nuire, ont depuis cinquante ans comme redressé sa stature et affiné sa silhouette. Nul ne saurait désigner ses héritiers la souplesse slave est trop ondulante; la précision américaine, trop anguleuse. Non, en vérité, l’idée française n’a point encore de rivale et les hommes n’ont pas fini d’avoir besoin d’elle.

Seulement, il faut qu’ils sachent où la chercher, il faut qu’ils l’aient à portée. Ce point de vue échappe à nos concitoyens. Eh quoi répondraient-ils à quiconque leur en ferait la remarque, Paris, qui fut considéré en tout temps comme d’un accès aisé, a-t-il cessé de l’être parce que la rapidité des transports et la facilité des communications ont décuplé ? ne peut-on aujourd’hui mieux que jamais se maintenir, de tous les points du globe, en communion intellectuelle avec Paris ?

Oui, sans doute, on le peut ; mais on ne le fait pas. Si la foule devient à certains égards plus cosmopolite, l’élite par contre s’est faite plus régionale, parce qu’il s’est opéré une vaste décentralisation des choses de l’esprit et qu’ayant le choix des ressources d’art, de, presse, d’enseignement, chacun préfère celles qui se trouvent immédiates et voisines, quand même leur valeur serait moindre.

Voilà pourquoi si nous voulons, nous autres Français, maintenir la suprématie de notre génie national, nous sommes dans l’obligation d’allumer par le monde des foyers de lumière française qui brilleront au centre de carrefours bien choisis, le long de routes fréquentées, là où ne parvient plus que pâli et sans force le rayonnement de la métropole.

***

La tâche serait presque impossible s’il fallait tout créer, journaux, revues, chaires, institutions scientifiques, académies. Une civilisation, si puissante soit elle, ne s’implante pas ainsi, artificiellement, tout d’une pièce. Fort heureusement un passé glorieux nous a préparé les voies.

Les Anglais, dans leurs écoles, exposent volontiers un planisphère où s’inscrivent de façon visible et péremptoire les succès de leur race. D’énormes surfaces revêtues d’une teinte uniforme marquent la place prépondérante qu’elle occupe au sein de l’humanité. La jeunesse française devrait avoir sous les yeux un planisphère historique où les exploits de ses ancêtres lui seraient rappelés par un procédé analogue. Les empires écroulés s’y compareraient avec les empires récents. L’Amérique et l’Inde d’autrefois y feraient figure, à côté de l’Afrique et de l’Indo-Chine d’à présent. Alors s’imposeraient d’eux-mêmes les noms des cités où doivent s’allumer les clartés fécondes : Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, – flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris.

Je sais très bien quelles objections doit susciter un tel plan et je les discuterai quand on voudra, car je sais aussi qu’elles ne sont point insolubles et qu’il n’existe pas d’autre moyen de parvenir au but désirable. Mais plus un projet est imprégné d’idéalisme, plus il convient d’apporter à sa réalisation une méthode précise et un esprit pratique. Connaître exactement le point de départ est indispensable pour atteindre sûrement au point d’arrivée. Une sérieuse enquête préliminaire s’imposera donc afin de fixer l’état exact des choses sur chacun des points que nous venons d’énumérer. Il y aura à déterminer ce qui est à créer, ce qui est à détruire, ce qui est à développer. Il y aura à se préoccuper des, dispositions de l’opinion et des exigences du particularisme local. Les gazettes ou les magazines qui paraîtront à Québec ne conviendraient pas au Caire et l’université de Tananarive ne saurait ressembler à celles de Lille ou de Toulouse. A Pondichéry il faudra tenir compte des étudiants que pourrait fournir l’Inde anglaise, comme à la Nouvelle-Orléans on devra songer à ceux qu’enverrait la République mexicaine. Les méthodes qui attireront à Alger, pour les pétrir et les moderniser, les jeunes phalanges de l’Islam ne sont pas celles qui permettront de constituer à Hanoï un mandarinat sagement progressiste.

Mais l’essentiel est qu’un effort énergique et direct soit tenté, un effort de puissante exportation inspiré par la conviction que l’œuvre à accomplir là-bas dépasse en importance toutes les autres, car son succès constituera pour la civilisation française un critérium de durée. L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la “mondialisation” de toutes choses. L’essentiel est que, sans retard, aux lieux appropriés, une flamme vivante se substitue au reflet qui meurt. »


Notes
[1] Paul Otlet, 1916, Les Problèmes internationaux et la guerre, Genève/Paris, Librairie Kundig/Rousseau & Cie, p. 337.
[2] Pierre de Coubertin, 1904, « Le flambeau à sept branches », Le Figaro, 13 décembre 1904, p. 1.
[3] Gaston Deschamps, 1902 « La France mondiale », Le Figaro, N° 147, p. 1.
[4] Ibid.
[5] Coubertin, 1904, art. cit.
[6] La Lanterne, 10 juin 1926, p. 3.

Pourquoi l’histoire globale ?

Cahiers d’histoire, « Pourquoi l’histoire globale ? », n° 121, avril-juin 2013 [texte intégral en ligne]

couv_ch121Dans son introduction « Pourquoi l’histoire globale ? », Chloé Maurel fait le constat de la multiplication des publications et de l’institutionnalisation de cette histoire par la création de chaires, essentiellement dans le monde anglo-saxon. Mais d’emblée, un doute surgit lorsqu’elle cite la World History Association, fondée en 1982, et le Journal of World History, créé en 1990. S’agit-il là bien d’histoire globale ? Les exemples cités pour la France, des Traites négrières. Essai d’histoire globale (2004) au numéro de la revue Actuel Marx consacré à l’histoire globale (2013) sont plus probants, quoiqu’on puisse discuter de la dimension globale de l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau. Qu’est-ce alors l’histoire globale ? On pourrait assez facilement agréer la réponse apportée : « Un ensemble large de méthodes et de concepts, incluant plusieurs sous-courants comme l’histoire comparée, l’histoire des transferts culturels, l’histoire connectée, l’histoire croisée, l’histoire transnationale… » [p. 14]. Que l’histoire globale emprunte à d’autres histoires, il n’y a aucun doute. Si on considère la mondialisation comme un processus complexe de mise en interconnexions des différentes parties du globe, il est tout à fait normal que l’histoire globale recoupe, outre les champs de recherches déjà cités, ceux d’histoire culturelle, d’histoire économique, d’histoire sociale, d’histoire politique ou d’histoire environnementale. Les méthodes et les facettes de l’histoire globale sont nombreuses et on pourrait jusqu’à dire qu’elle est doublement globale : globale au sens ancien du terme, dans la lignée de l’école des Annales, et globale aussi dans un sens que Chloé Maurel délaisse quelque peu. Car quelle est donc cette globalité ? La question demeure en suspens. Selon elle, l’histoire globale serait d’abord « une boîte à outils utile » : par le décentrement du regard, par les comparaisons, par l’échelle mondiale. C’est vrai ; mais si la mondialisation n’est évoquée, ce n’est qu’en passant, à propos des délocalisations, des multinationales. Pourtant, on pourrait défendre l’idée que l’essence même de l’histoire globale est dans son objet d’étude. Ce qui fait, en passant, qu’elle ne prétend pas être toute l’histoire. Aussi constatons-nous encore une fois ce désaccord qui s’installe entre ceux qui ne voient dans l’histoire globale qu’une manière d’approcher l’histoire mondiale, au risque de la rendre complètement floue, et ceux qui défendent l’idée que l’histoire globale, née de la mondialisation, est le rétroviseur de notre société : la volonté d’expliquer la mondialité contemporaine.

L’article de Christophe Charle, « Jalons pour une histoire transnationale des universités », illustre assez bien les travers d’une absence de définition rigoureuse de l’histoire globale. Le propos se concentre en réalité seulement sur les universités européennes et leur histoire depuis le 19e siècle. La transnationalisation, qui est effectivement une dynamique forte dans la mondialisation, n’est ici étudiée qu’à l’échelle européenne. On ne comprend pas très bien en quoi ce texte constitue un exemple d’histoire globale. Sinon, en lisant les articles suivant, par l’accent mis en réalité sur l’histoire transnationale.

Katja Naumann propose de revenir sur « L’enseignement de l’histoire mondiale aux États-Unis avant William H. McNeill et son premier ouvrage The Rise of the West (1963) ». La question est celle de la nouveauté, réelle ou exagérée, de l’histoire globale. Y a-t-il rupture ou bien continuité ? Selon l’analyse de Patrick Manning, l’ouvrage de William H. McNeill The Rise of the West a constitué un tournant historiographique dans l’étude des connexions entre les civilisations en faisant la preuve qu’une histoire à l’échelle mondiale est possible et n’est pas seulement du domaine de la philosophie de l’histoire. Au contraire, l’auteure montre bien l’évolution qui s’est produite aux États-Unis depuis le début du 20e siècle dans le récit de la civilisation occidentale tel qu’il avait été écrit en Europe au cours de siècles précédents avec un élargissement aux civilisations non européennes et aux différentes facettes de l’humanité. Elle rappelle notamment l’impact des études anthropologiques durant l’entre-deux-guerres dans une remise à plat des relations entre les différentes cultures. Elle étudie de façon assez détaillée les changements qui ont lieu dans trois collèges universitaires : Columbia, Chicago et Harvard. C’est à Chicago, notamment, qu’on trouve dès les années 1940, Louis Gottschalck, Marshall G.S. Hodgson et William H. McNeill. Les deux premiers contribuèrent après guerre à L’Histoire de l’humanité de l’Unesco. En minimisant la rupture entre histoire mondiale et histoire globale, et en retraçant cette généalogie de l’histoire globale comme un processus proprement états-unien, Katka Naumann entend surtout montrer que le polycentrisme programmatique de l’histoire globale serait contredit par son élaboration au sein de la puissance hégémonique. Elle en arrive ainsi à la conclusion que d’autres histoires mondiales/globales sont possibles, en accord avec les traditions historiographiques nationales, régionales ou locales. N’est-ce pas réduire la dimension transnationale qui a préposé à l’élaboration d’une histoire globale au demeurant multiple ?

Matthias Middell s’interroge quant à lui sur « L’histoire mondiale/globale en Allemagne ». Le titre même de son article révèle l’ambiguïté soulevée au début de notre critique, mais pour s’y attaquer. Les premiers paragraphes sont très fermes là-dessus. La question de la pertinence à parler d’histoire globale à propos des nouvelles recherches sur la guerre de Sept Ans est très juste. Comme il l’écrit, « ce qui fait des auteurs de ces études des global historians, ce n’est évidemment pas seulement leur connaissance des pays lointains et de leurs interdépendances, mais le fait de poser des questions qui ne relèvent pas seulement de leur statut d’expert en exotisme, mais d’apporter une contribution au problème non encore résolu de savoir jusqu’où faire remonter la mondialisation actuelle que nous scrutons si attentivement, et ce que nous pouvons faire d’une telle tradition ». Cependant, il pointe du doigt d’une part les réticences politiques que certains peuvent avoir à l’égard de l’histoire globale, comme instrument de légitimation politique pour les acteurs qui appellent à davantage de mondialisme contre les nationalismes de tous poils, d’autre part le manque de reconnaissance par les historiens eux-mêmes qui reprochent aux chercheurs en histoire globale de ne faire que du travail de seconde main et d’enfreindre ainsi les règles établies de la recherche historique, à savoir l’analyse minutieuse d’archives dans un champ clos dont l’historiographie est parfaitement maîtrisée – sans parler des craintes que les historiens du global ne nourrissent des ambitions hégémoniques sur l’ensemble de l’histoire ! Après cette introduction, Matthias Middell s’attarde plus précisément sur l’histoire globale en Allemagne, sur son institutionnalisation tardive, mais réelle, et sur sa subsomption par l’histoire mondiale. Mais c’est sur l’histoire transnationale qu’il conclut. Celle-ci apparaît finalement comme un moyen de résoudre les tensions épistémologiques créées par l’histoire globale. Si le cadre national est appelé à être dépassé, le travail historique, quant à lui, n’est pas fondamentalement remis en question. L’étude des sociétés ne peut plus se faire sans prendre en considération les interactions avec les autres sociétés. Difficile de ne pas souscrire à un tel programme, mais si l’histoire globale peut se nourrir de telles recherches et appelle à un tel dépassement, elle ne s’y réduit pas.

On retrouve le même glissement dans le texte d’Akira Iriye, « Réflexions sur l’histoire globale et transnationale ». L’article commence par une réflexion anecdotique mais intéressante sur l’utilisation relativement tardive par l’auteur de la notion de « globalization ». Il paraît en effet nécessaire de remettre au centre la notion de mondialisation pour expliquer l’émergence de l’histoire globale. L’auteur rappelle bien également les enjeux qu’il y a à développer un enseignement d’histoire globale permettant de dépasser les perspectives uniquement nationales, au risque de créer des tensions, ce qu’on connaît bien ici (cf. la tribune que j’avais publiée dans les Carnets d’Aggiornamento, « L’oubli du monde »). On restera toutefois plus réservé lorsque l’auteur reprend l’idée que la Première Guerre mondiale marque le début d’une démondialisation, analyse qui s’appuie sur une définition essentiellement économique de la mondialisation quand il faudrait, à mon sens, prendre en considération l’ensemble des flux qui mettent en interconnexion les différentes parties de l’espace-Monde. Toujours à propos de ce premier temps de la mondialisation qui irait, en gros, du milieu du 19e siècle au milieu du 20e, Akira Iriye s’interroge par ailleurs sur les liens qui existent entre mondialisation, occidentalisation, modernisation et impérialisme : peut-on parler de mondialisation pour désigner le processus de domination européenne/occidentale sur le reste du Monde et de transformation socio-économique de celui-ci ? Aussi, selon lui, n’est-ce qu’à la fin du 20e siècle que « la mondialisation s’étendit à l’ensemble de la planète » et que, corrélativement, l’intérêt pour l’histoire globale se développa et qu’on distingua celle-ci de l’histoire mondiale. Il n’est pas anodin qu’Akira Iriye et Bruce Mazlich aient assuré ensemble le cours d’histoire globale à l’université de Harvard de 2001 à 2003. Tous deux défendent l’idée que l’histoire globale porte avant tout sur l’histoire récente. L’auteur, qui, avec Pierre-Yves Saunier, a codirigé le Palgrave Dictionary of Transnational History (2006), en vient alors à développer la pertinence de l’histoire transnationale, qu’on peut considérer comme faisant partie de l’histoire globale, ou comme un champ historiographique en soi, sécant avec l’histoire globale. « L’émergence d’une histoire transnationale suggère une prise de conscience que la nation n’est plus (si elle l’a jamais été) l’unique paramètre de l’identité humaine ou le cadre principal des affaires humaines. Tout individu est un être local et global, avec des identités multiples, dont certaines se comprennent mieux dans le cadre de la nation, et d’autres à travers les appartenances de sexe, de religion, de race, de classe sociale ou d’âge. » L’histoire transnationale peut donc être considérée comme transcalaire, mais aussi ascalaire, elle n’a pas pour objectif premier de comprendre le Monde comme espace et comme société globale. Elle est surtout une méthode pour casser le carcan des nations, ce qui amène Akira Iriye à plaider en faveur de la notion d’« hybridité », qui correspondrait dans l’historiographie française à celle de « métissage ».

Dans « Histoire globale et organisations internationales », Thomas G. Weiss présente la vaste histoire intellectuelle des Nations unies qu’il a coordonnée entre 1999 et 2010. La question posée est assez intéressant, la réponse pas toujours convaincante, mais probablement par manque de place. Les idées de l’Onu ont-elles influencé le monde ? L’argumentation contrefactuelle, originale et rarement utilisée dans l’historiographie française, est peu probante. Si l’Onu n’avait pas été créée en 1945, elle l’aurait été plus tard sous une forme ou sous une autre… Soit. Il y a une nécessité à mettre en place une gouvernance mondiale. Comme il le reconnaît lui-même, ce besoin existe dès la fin du 19e siècle, moment où sont fondées par exemple l’Union postale universelle et l’Union internationale des télécommunications. Dans la diffusion des idées qui ont participé à mettre en forme nos représentations du monde, les différents Rapports sur le développement humain ont sans doute joué un rôle certain, mais les exemples concrets manquent et l’auteur renvoie essentiellement à l’ouvrage auquel il a participé : UN Ideas That Changed the World (2009). On pourrait penser à la notion de développement durable, définie dans le rapport Bruntland de 1987 et dont on connaît le succès planétaire. Les droits de l’homme, avec la Déclaration universelle de 1948, sont un autre exemple de ces idées qualifiées d’« onusiennes ». Même s’il est évident que la question des droits essentiels communs à tous les êtres humains s’inscrit dans une réflexion pluriséculaire, la mise en œuvre de ceux-ci à l’échelle mondiale reste un projet pour lequel l’Onu constitue une référence centrale. Cependant, Thomas G. Weiss n’est pas naïf et c’est un regard critique qu’il porte sur cette organisation internationale. Au-delà de l’influence que celle-ci a eu, la question est bien celle de l’influence qu’elle aurait pu avoir davantage si l’institution fonctionnait mieux et était plus indépendante des États.

Pour terminer ce dossier, Chloé Maurel dresse un panorama des « récents développements en histoire globale dans le monde ». Sans surprise, la confusion demeure entre histoire mondiale et histoire globale, considérées comme équivalentes. Plusieurs objets transnationaux sont listés comme autant de problématiques possibles : les maladies, la faim et la famine, les maladies, les océans, les contacts entre aires de civilisation, les migrations, le fait colonial… On ne reprendra pas ici la liste des œuvres citées. La fragmentation de l’histoire globale nous ramène à la question de ce qu’elle est. On l’avait souligné ailleurs : l’histoire globale ne peut pas avoir pour unique visée la production d’histoires à l’échelle du globe, elle est aussi une perspective géohistorique donnée à de multiples travaux obéissant à d’autres logiques. Les interactions entre les deux démarches sont potentiellement très riches et c’est ce à quoi appelle Chloé Maurel en prenant deux exemples : l’histoire comparée d’une part, l’histoire sociale d’autre part. Cependant, cet enrichissement ne pourra fonctionner que si le cadre théorique et épistémologique de l’histoire globale est clarifié. Les concepts ne sont des passerelles que s’ils sont définis. Celui de Monde reste malheureusement encore trop souvent flou et incertain.

Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

La France à l’heure du monde

Ludivine Bantigny, 2013, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique ».

La France à l'heure du monde

L’ouvrage de Ludivine Bantigny se lit avec plaisir. L’écriture est leste, riche d’assonances et d’échos intertextuels, et l’auteure joue avec la mémoire vive du lecteur. La période couverte est relativement courte, trente ans, un peu plus, mais par l’ensemble des aspects abordés, ce travail est une somme très riche sur la France du temps récent – au risque peut-être d’un effet kaléidoscopique et de chatoiements stylistiques. Nombre de paragraphes susciteront autant de satisfaction que de frustration. On voudrait souvent en savoir plus. Cependant, on appréciera la diversité des recherches sollicitées, géographiques, sociologiques, anthropologiques, économiques… La nature « totalitaire » de l’histoire, comme le disait Fernand Braudel, est manifeste. Néanmoins toutes ces réflexions sont mobilisées par une historienne qui entend bien mettre le temps au centre de son analyse, ce qui n’est pas si banal, et plus encore s’interroger sur la maîtrise du temps : « qui donne l’heure » (p. 11). Mais ce temps est essentiellement pris dans sa dimension diachronique, dans son écoulement. La problématique axiale est celle du changement, même si ce n’est pas toujours celui promis par les politiques. Au lecteur de suivre les enchevêtrements de ces histoires parallèles de la France et de saisir la toile du Monde qui y est tissée en filigrane.

Il ne s’agira pas ici de faire un compte-rendu complet de cet ouvrage (on renverra par exemple à l’excellent billet d’Éric Fournier dans les Carnets d’Aggiornamento ou encore à celui de Vincent Chambarlhac et de Jean-Paul Salles dans la revue Dissidences), mais d’en proposer une lecture au regard de l’histoire globale. Involontairement, « l’heure du monde » entre en résonance avec le titre du livre de Serge Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, et d’une certaine manière, c’est bien la question que pose Bantigny : l’heure d’ici est-elle l’heure d’ailleurs ? Avec la synchronisation des sociétés du Monde, corrélative au processus de mondialisation, la contemporanéité globale s’inscrit de toute évidence comme une problématique centrale de la recherche historique d’un présent qui est aussi devenu une coprésence.

La première critique qu’on pourra adresser au texte de Bantigny est la difficulté à poser la notion même de mondialisation. Certes, en introduction, elle évoque succinctement le débat sur l’ancienneté du processus, opposant de façon assez étonnante des géographes qui seraient des historiens de la longue durée (sans doute Christian Grataloup, quoiqu’il ne soit ni cité ni référencé) et des anthropologues qui feraient de la mondialisation une expérience inédite (Marc Abélès probablement), mais sans parler d’histoire globale – signe indubitable au demeurant des difficultés de ce courant historiographique à pénétrer la recherche française et l’université. Au fil de l’ouvrage, les acceptions se multiplient et l’auteure ne parvient pas totalement à trancher. Toutefois, soyons honnête, cette confusion n’est pas propre à Bantigny. L’éclaircissement apporté par Cynthia Ghorra-Gobin aurait été bien utile entre :

1. la globalisation, qui correspondrait assez classiquement à l’expansion du capitalisme, à sa financiarisation et à sa transnationalisation ;

2. la mondialisation, qui désignerait l’émergence d’une nouvelle échelle, corollaire de l’interconnexion croissante des lieux ;

3. et la planétarisation, qui serait la prise de conscience de la planète Terre comme écosystème fini [1].

Quelles relations internationales dans un monde global ?

Dans la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’histoire politique, le propos est sobre et sans ambiguïté : « Que peut vraiment une nation dont la surface s’étend  sur moins de 1 % du globe, dont la population n’atteint pas même 0,5 % du total mondial et dont les moyens militaires ne lui permettent pas de rivaliser avec les “Grands” [p. 221] ? » La France n’est plus qu’une puissance moyenne et Bantigny montre bien les hésitations et les errements des gouvernements successifs pour maintenir une certaine autonomie de la France à l’intérieur d’un bloc occidental informel qui la maintient à sa place dans le Monde. De ce point de vue, l’Afrique reste le terrain d’hégémonie de la France, comme le rappellent encore une fois les dernières interventions militaires au Mali et en Centrafrique décidées par le président François Hollande. Mais pour traiter l’inéluctabilité d’un tel déclassement, le cadre imposé des trente dernières années ne permet pas d’aborder le processus de mondialisation dont dès le 19e siècle certains auteurs ont annoncé qu’il entraînerait un polycentrisme croissant. « L’heure du monde est aussi celle de nouveaux pivots » [p. 254] écrit Bantigny. « À l’ère de la politique européenne, a pour jamais succédé l’ère de la politique “mondiale” » écrivait Anatole Leroy-Beaulieu en 1901. Quelle est aujourd’hui la place de la douleur causée par la perte du rang dans la culture politique française ? Quelle est la légitimité d’« une puissance mondiale à vocation et ambition mondiales » [p. 254] ?

Quelle politique face à une économie globalisée ?

Dans un chapitre consacré à la domination et aux contestations du « néolibéralisme » (les guillemets sont de l’auteure), Bantigny remarque qu’« au début des années 1980, les expressions de “globalisation” et de “mondialisation” n’ont pas encore cours ; mais les processus économiques qui en constituent les contours s’imposent déjà en pratique » [p. 167]. Le lien entre mondialisation et néolibéralisme est donc prégnant et l’erreur d’optique est habituelle. S’il est vrai que le mot « globalisation », issu de l’anglais globalization, ne se diffuse massivement en France qu’à partir des années 1990, le mot « mondialisation », apparu pendant la Première Guerre mondiale, est usité, certes rarement, mais de plus en plus régulièrement depuis la fin des années 1940. Rappelons ainsi qu’en 1983, la notion est inscrite dans les programmes de géographie de classe de terminale et qu’elle est présente dans les manuels. Le rectificatif – « la mondialisation diffère de la seule “globalisation” entendue comme extension du marché et des réseaux de communication […] ; elle se fait transnationale par ses nouvelles mobilités et ses cultures partagées » (p. 449) – ne suffit pas à lever une certain ambiguïté. L’angle d’attaque de Bantigny, qui fait de son ouvrage une histoire critique, est celui de la politique :

« Si les États ne sont pas, loin s’en faut, les seules instances de décision, ils conservent leurs monopoles et leur autorité. Et si l’État, au cœur du “néo-libéralisme”, se démet de certaines prérogatives, il garde l’initiative, même pour organiser le marché. » [p. 9]

Le titre s’explicite ainsi par une citation de Pierre Bérégovoy lorsque celui-ci affirme dans une interview d’avril 1985 qu’il est temps de « mettre nos montres à l’heure », i.e. à l’heure du marché mondial.

« En France, le dirigisme est de droite.

Les socialistes ont à réfléchir là-dessus. Dans une économie où l’État dispose de puissants moyens d’orientation, avec la fiscalité, le budget, le plan, le secteur public, il faut laisser le marché jouer pleinement son rôle. Le marché n’est ni de gauche ni de droite. Il a une fonction d’échange qui est à restaurer. Le socialisme, c’est la liberté, sur ce terrain aussi, à condition que l’on n’oublie pas que la vraie liberté exige solidarité et égalité des chances. »[2]

Pascal Lamy n’est cité que pour son appréciation critique, mais tardive, du marché, moins pour son rôle à la tête de l’Organisation mondiale du commerce de 2005 à 2013, alors même qu’il est membre du Parti socialiste français depuis longtemps. Le fait aurait pourtant pu être souligné pour montrer à quel point ce parti s’est mis à l’heure du capitalisme mondial et a délaissé le vieil internationalisme ouvrier, qui a été un mondialisme.

Cependant, la critique de la politique économique est affaiblie par une analyse économique dispersée. Dans un tout autre chapitre, à propos d’une mondialisation de l’agriculture juste évoquée, la reterritorialisation de la production entamée par certains agriculteurs au profit de la qualité et de circuits courts est présentée comme un modèle de résistance au système productif global. Mais pourquoi ne pas avoir accordé plus de place à la désindustrialisation ?

Quel m/Monde ?

Au-delà de la seule notion de « mondialisation », dont on reconnaîtra qu’elle n’est pas simple, celle de « monde » est elle-aussi utilisée de façon très versatile. On le sait, le mot renvoie à deux sens distincts : soit l’ensemble de ce qui est (ce qui peut être plus ou moins vaste selon la focale, du proche à l’universel), soit l’ensemble de ce qui est sur la terre. Cette ambiguïté a conduit les géographes français, à la suite d’Olivier Dollfus, à mettre une majuscule à Monde lorsqu’ils désignent l’espace global tel qu’il a été unifié par le processus de mondialisation. Ce qui a bien des avantages. Dans son texte, en revanche, Bantigny multiplie les expressions où « le monde » n’est pas « le Monde », alors même que c’est bien ce dernier qu’elle a placé en titre. Un certain nombre de sous-titres par exemple, « Le monde à bras-le-corps », « La conscience du monde », ne renvoient nullement au Monde et déroutent le lecteur qui chercherait précisément des réflexions sur la conscience du Monde – problématique qui vient par ailleurs de faire l’objet d’une habilitation à diriger les recherches par Clarisse Didelon-Loiseau, elle aussi maîtresse de conférences à Rouen, mais en géographie (Le Monde comme territoire, 2013).

Erreur bénigne, Bantigny attribue à Hervé Le Bras l’image du Monde comme « village » (1992) quand elle est répétée régulièrement depuis son emploi par Marshall McLuhan dans The Medium is the Message en 1967.

Quelle conscience planétaire ?

Pareillement, la notion d’« imaginaire planétaire » est assez malmenée. Ce qu’on ne reprochera pas à Bantigny tant la confusion entre planétaire, mondial et global est généralisée et peut-être inextricable. Cependant, il est bien clair que la quatrième partie du livre, dont c’est le titre, ne parle qu’assez peu de la conscience planétaire ou même de l’imaginaire mondial. Qu’en est-il de la planétarisation en France ?

L’histoire des Verts (p. 115 sq.) est traitée dans l’histoire politique. Ailleurs, dans la partie plus sociologique, aucune mention n’est faite de Nicolas Hulot, de son émission Ushuaïa Nature, diffusée de 1998 à 2011, et de son implication lors de l’élection présidentielle de 2007 ; ni de Yann Arthus-Bertrand, dont l’œuvre photographique « La Terre vue du ciel », réalisée en 1994 en partenariat avec l’Unesco, a eu un incontestable succès, en France et ailleurs dans le Monde : le livre, traduit en une vingtaine de langues, a été vendu à plus de trois millions d’exemplaires et l’exposition gratuite de grands panneaux photographiques, inaugurée sur les grilles du jardin du Luxembourg en 2000, a fait le tour du Monde – j’ai pour souvenir d’avoir vu ces grands panneaux accrochés dans la rue au pied de la citadelle d’Alep, à l’époque où la Syrie était en paix. L’un et l’autre ont indéniablement contribué à diffuser une sensibilité à l’environnement planétaire, et à connecter l’opinion française à l’opinion internationale. Cela aurait permis de compléter les réflexions inspirées par l’ouvrage d’Edgar Morin, Terre-patrie, paru pour la première édition en 1993, et cité implicitement à propos de la prise de conscience planétaire [p. 359].

Quelle transnationalité ?

La dimension transnationale est également peu explorée, quoique évoquée en conclusion. Exemple parmi d’autres, lorsque l’auteure aborde la question du foulard, hormis quelques références à la révolution iranienne et à la fatwa lancée contre Salman Rushdie, la contextualisation reste maigre. L’auteure donne peut-être une clef de la peur, mais pas une explication d’un phénomène complexe qu’on retrouve dans les pays voisins (en Belgique, en Allemagne…) et ailleurs dans le monde (en Turquie, en Tunisie…).

Parmi les pratiques du quotidien, la cuisine est également rapidement faite alors que l’évolution des modes alimentaires s’inscrit pleinement dans le processus de mondialisation. On aurait pu trouver davantage de réflexions sur le développement des vendeurs de kebab ou des restaurants japonisants, et inversement sur l’exportation de la gastronomie française. « À quelle heure mange-t-on en France ? » soulève la question de la persistance d’une culture nationale et aux limites de la synchronisation globale. Le repas à la française a été récemment classé au patrimoine mondial de l’humanité (cf. un récent article dans le journal Le Monde).

L’« exception culturelle », évoquée mais non traitée, aurait pu constituer un axe d’analyse plus conséquent. Apparue en 1993 à l’occasion d’un nouveau cycle de négociations du Gatt, la notion n’a depuis cessé d’être brandie pour défendre la production d’œuvres culturelles françaises contre un libéralisme qui réduirait la culture à une simple marchandise comme les autres et qui entraînerait un recul de la culture française face à la culture états-unienne.

Quelle histoire-Monde ?

On trouve au terme de l’ouvrage un très court chapitre de conclusion assez étonnamment intitulé « L’histoire faite monde » – n’était-ce donc pas là l’enjeu même du livre en son entier ? Il y est rapidement question d’hybridations culturelles. Or, si on reste dans ce domaine, où on sent bien les choix personnels de l’auteure, l’absence d’Édouard Glissant peut surprendre. En créant en 1997 la notion de « Tout-monde », il proposait un dépassement de la créolité vers la mondialité, cet état d’interpénétration des identités et des cultures.

Présentation de la notion glissantienne de « Tout-monde » par Patrick Chamoiseau (RFO, 1998) – http://www.edouardglissant.fr/toutmonde.html

Même si l’analyse d’Édouard Glissant est discutable, la créolisation aurait pu être une problématique intéressante pour interroger « la France à l’heure du monde ».

Global Islands – An ongoing discussion with Édouard Glissant (réal. Cecila Tripp, New York, 2004)

« Ce qu’il faut voir aujourd’hui, c’est que les périphéries, au fond, qui sont les endroits faibles du point de vue de la puissance, économique, politique, militaire, social, etc., sont de plus en plus des endroits forts du point de vue de l’imaginaire, du point de vue de la conception du monde, du point de vue du vécu du monde, du point de vue de l’emploi des langues. »

Enfin, une question, fondamentale, reste en suspens : pourquoi la France s’enfonce-t-elle dans la peur du Monde ?

Post-scriptum. Terminons par une critique plus personnelle. Malgré une prolepse : « la figure géométrique de l’“Hexagone” laisserait à tort oublier les terres lointaines que la France s’est octroyée et qui, bien de France, sont des territoires contestés » [p. 338], l’outre-mer n’occupe que très peu de place dans cette histoire de la France. L’île de Mayotte, placée « au milieu de l’océan Indien », est présentée comme un « bout du monde » où l’isolement s’ajouterait à l’enclavement. Pourtant, située au milieu du canal du Mozambique, entre Afrique et Madagascar, Mayotte n’est séparée que de 70 kilomètres d’Anjouan, l’île comorienne la plus proche, à portée de kwassa-kwassa, ces embarcations utilisées par les passeurs pour amener des milliers de clandestins sur une île qui est une promesse de mieux-vivre. De façon générale, l’anecdotique (le « jardinage » à La Réunion…) l’emporte sur l’analyse de fond et sur les homologies qu’on aurait pu signaler entre outre-mer et métropole : la périurbanisation, le tout-automobile, et inversement les questions de la densification du bâti, du développement des transports en commun, de la création de parcs nationaux et de réserves, parfois perçus comme une forme de néo-colonisation écologique.


[1] Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), 2012, Dictionnaire critique de la mondialisation, Paris, Armand Colin (rééd. revue et augmentée de l’éd. de 2006).

[2] « Pierre Bérégovoy répond à Raymond Barre. Un entretien avec le ministre de l’Économie et des Finances », propos recueillis par Jacques Mornand et Roger Priouret, Le Nouvel Observateur, 5 avril 1985, pp. 26-27. Remarque en passant, on aurait souhaité que les citations et les références de l’ouvrage soient données avec précision.