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Deuxième partie de l’article
5) De Valladolid au commerce triangulaire
La controverse de Valladolid ne figure pas dans le programme d’histoire de seconde générale, même si dans de rares cas, elle peut apparaître dans certains manuels scolaires récents (16). Par contre, cette question est l’une des trois situations au choix du premier objet d’étude proposé par le référentiel d’Histoire en seconde professionnelle « Humanisme et Renaissance ». Les objectifs de la séquence, tels qu’ils sont définis par le référentiel et proposés par l’ensemble des manuels scolaires de seconde professionnelle, insistent sur la dimension de « Premier grand débat sur les droits de l’homme ».
Il s’agit d’une rhétorique très contemporaine et sans doute presque anachronique. Peu ou prou, quelles que soient les maisons d’édition, les manuels scolaires présentent ce sujet pratiquement de la même manière. En premier est évoquée, avec plus ou moins d’insistance, la situation du Mexique après la conquête espagnole et les massacres perpétrés envers les Amérindiens. En général, les documents utilisés sont la plupart du temps des gravures de Théodore de Bry, tirées entre autres de son ouvrage Tyrannies et cruautés espagnoles (1538) (Fig. 11 et 12).
Ces images dénoncent les exactions commises par les Espagnols durant la période de la conquête de l’Empire aztèque. Elles sont des témoignages à charge qui présentent une accumulation de détails plus abominables les uns que les autres. Puis c’est au tour de la controverse proprement dite que se concentrent les manuels, en présentant la plupart du temps des extraits des analyses de Sépulvéda, pour la colonisation et l’exploitation des Indiens, tandis que Las Casas, lui, condamne ces pratiques. Le téléfilm réalisé en 1993 en s’appuyant sur le roman éponyme montre les débats passionnés entre les deux orateurs et la décision qui est prise, libérant les Amérindiens de l’esclavage tandis que la traite des Noirs s’en voit brutalement augmentée pour pallier le manque de main-d’œuvre occasionné. Plusieurs sites académiques relayent la proposition d’utilisation du roman comme œuvre complète.
Une telle présentation, à la fois linéaire et particulièrement claire dans son traitement, permet tous les débats possibles autour de l’égalité des hommes quelles que soient leurs origines. C’est un plaidoyer éloquent contre le racisme et les discriminations que permet une telle étude. Cependant, dans le cadre qui nous occupe et d’un point de vue historique, une telle présentation, même efficace, n’en demeure pas moins, à de nombreux égards, très éloignée de la réalité historique, et par trop manichéenne.
Dans un premier temps, il est important de reprendre les faits et de présenter d’autres informations expliquant la destruction massive des populations indiennes. Si la violence et les horreurs commises par les Espagnols et les Portugais (et par d’autres puissances européennes par la suite) sont indéniables et atteignent souvent des sommets, il ne faut pas négliger le rôle très important des « agents pathogènes » apportés par les Européens et qui ont décimé des populations entières sans aucune défense immunitaire. C’est également l’une des conséquences du grand échange qu’il est nécessaire de signaler et d’expliquer.
D’autre part, les illustrations de Théodore de Bry, proposées par les manuels scolaires, ne sont pas étudiées en tant que telles et rarement dans leur contexte, au risque de l’erreur d’interprétation. Ainsi lorsqu’on effectue avec les élèves une première approche de ces œuvres picturales, qui consiste à décrire très précisément ce qu’ils voient et ce qu’ils en déduisent, on obtient des résultats surprenants et particulièrement complexes. La gravure intitulée « La boucherie de chair humaine », d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552), est pour eux une véritable énigme (Fig. 12). Ils ne comprennent pas dans un premier temps si l’image dénonce un cannibalisme supposé des Amérindiens ou si certains éléments ne critiquent pas l’attitude des conquérants espagnols. D’autres envisagent que les deux interprétations sont possibles.
Évidemment, sans l’information sur les conflits entre nations en Europe au 16e siècle et les guerres de Religion entre catholiques et protestants, qui sont le contexte dans lequel furent fabriquées ces gravures, l’interprétation reste parcellaire voire erronée. En fait, la réception des écrits de Las Casas en Europe va nourrir une « légende noire » (17) de la colonisation de l’Amérique centrale au 16e siècle, qui sera reprise par plusieurs auteurs et artistes protestants et diffusées dans de nombreux pays hostiles et en concurrence avec le Portugal et l’Espagne. De fait, même si un graveur comme Théodore de Bry s’appuie sur d’importants témoignages, son travail paraît finalement particulièrement ambigu et recèle sans doute d’autres enjeux.
Fig 10 : Aztèques capturés par les Espagnols et leurs alliés. Gravure de Théodore de Bry (1528-1598). British Museum, Londres.
Fig 11 : La boucherie de chair humaine, d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552).
(Gravure et sous-titres tirés du manuel Magnard, p. 14, 2009).
En effet, si le cannibalisme décrit sur cette gravure semble incriminer les Indiens, la présence des Espagnols s’avère particulièrement étrange, puisqu’ils paraissent guider voire contrôler ces pratiques « indiennes ». De plus, plusieurs « anecdotes » indiquées sur la gravure montrent les sévices infligés par les soldats espagnols aux Indiens, et la représentation d’un Amérindien ployant sous une ancre pourrait faire référence au Christ portant sa croix, associant ainsi les Espagnols aux Romains et leur cruauté, à celle de l’Empire persécutant les premiers chrétiens (18).
De même, autant le film La Controverse de Valladolid que le roman présentent de nombreuses libertés avec l’histoire. Plus que le débat sur l’humanité des Indiens et l’interdiction de leur esclavage, déjà tranchée par le pape Paul III quelques années auparavant, il s’agit davantage de régler la question de l’évangélisation de ces peuples et la manière de s’y prendre. Si les deux célèbres théologiens ont bien participé aux débats, ils ne sont pas les seuls, et leurs échanges sont davantage épistolaires que de véritables face-à-face. Loin d’une première prise de conscience des droits de l’homme, ces échanges vont s’accommoder par ailleurs de la traite des Noirs, qui palliera la raréfaction de la main-d’œuvre indigène, du fait de ces débats multiples et de l’interdiction progressive d’utiliser les populations autochtones d’Amérique comme des esclaves.
En conclusion
L’Histoire, pour quoi faire ?, titre du dernier ouvrage de Serge Gruzinski, me semble particulièrement pertinent pour une conclusion à cette présentation d’une tentative d’enseigner une histoire globale ou connectée à partir des référentiels des programmes en secondes générale, technologique et professionnelle. Ce que j’ai réalisé en tant qu’enseignant depuis plusieurs années n’est que le fruit de « bricolages », de réflexions épistémologiques et didactiques, d’essais empiriques à partir de théorisations qui la plupart du temps ne m’appartiennent pas mais m’ont servi de fil conducteur et « d’effet dynamique ». Les seules certitudes qui sont les miennes résident en grande partie dans la conviction qu’à l’heure actuelle, le récit national ne suffit plus à cimenter un peuple, une nation, des groupes humains multiples dans un monde globalisé et hyperconnecté. Et si « l’avenir est un miroir où se reflète le passé », la compréhension du présent, de cette mondialisation étudiée jusqu’à présent exclusivement par le biais de la géographie en classe, nécessite d’être regardée désormais dans sa multiplicité, ses réussites et ses échecs, ainsi que ses interprétations rarement neutres, à travers un regard historique « polyphonique » et un enseignement secondaire capable de vulgariser les recherches universitaires les plus récentes sur ces questions, afin de les offrir à la compréhension de nos élèves.
(16) Histoire Seconde Hachette éducation, pp. 182-183 (Étude la controverse de Valladolid), chapitre 6, « L’élargissement du Monde (XVe-XVIe siècles) », avril 2014.
(17) Que Serge Gruzinski considère comme des clichés. Voir S. Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, p.121.
(18) Voir Grégory Wallerick, « La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle. Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques », Archives des sciences sociales des religions, n° 149, pp. 33-53.