La parution d’un hors-série d’Alternatives économiques sur « Mondialisation & démondialisation » a été l’occasion de réactualiser mes recherches sur l’apparition du mot en français.
Dans un précédent article [Cybergéo, 2011], j’avais daté la première occurrence du terme « mondialisation » de 1916. Le mot apparaissait dans un texte du juriste belge Paul Otlet à propos de la nécessité de gérer collectivement les ressources mondiales dans le but d’éviter une nouvelle guerre.
« Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La “question sociale” a posé le problème à l’intérieur ; “la question internationale” pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. Le régime féodal est tombé en 1789, l’égalité de droit a été proclamée, la mainmorte prohibée, le morcellement de la propriété facilité, l’expropriation pour cause d’utilité publique instaurée; l’accumulation privée a été tempérée par les impôts sur le revenu, le capital et les successions, par la participation aux bénéfices, l’élévation de la part faite aux travailleurs, par les charges qu’impose le système d’assurance et de prévoyance sociale. La grande majorité reconnaît aujourd’hui la justice de ces mesures. Les socialistes et les collectivistes, eux, vont encore plus loin; ils demandent la socialisation des moyens de production et proposent des moyens d’expropriation des droits acquis moyennant compensation. La “question internationale” c’est tout cela, transporté dans la sphère des compétitions de pays en pays. Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de “mondialisation”. » [1]
Les progrès de la numérisation permettent aujourd’hui de réviser les résultats de cette recherche et de proposer une nouvelle datation, qui reste évidemment elle aussi sujette à remise en question. En 1904, Pierre de Coubertin utilise le mot dans une tribune parue dans Le Figaro, au détour de la conclusion :
« L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la “mondialisation” de toutes choses. » [2]
Sans surprise, on retrouve les marques des premières occurrences : les guillemets, qui révèlent le néologisme, et l’incise, qui marque une certaine réserve (« si l’on peut user d’un pareil langage »). Ceci survient dans un contexte linguistique précis caractérisé par la multiplication des mots sur la base du lexème « monde ». L’adjectif « mondial » apparaît de façon sporadique à partir du milieu du 19e siècle, souvent en traduction de l’italien, mais son usage ne commence véritablement à se remarquer qu’à partir de la fin des années 1870. L’adverbe « mondialement » est utilisé à partir de la décennie suivante. Quant au verbe « mondialiser », son emploi est attesté dès le début du 20e siècle. On citera notamment un article paru lui aussi dans Le Figaro, en 1902, et portant précisément sur « La France mondiale » :
« Parmi les mots nouveaux ou renouvelés, que le progrès de l’ambition humaine a mis à la mode, il en est un qui revient avec une fréquence significative sous la plume et sur les lèvres des écrivains et des orateurs, notamment dans les assemblées et dans les académies d’outre-Rhin. C’est celui-ci : mondial.
Les peuples qui se disputent actuellement la prééminence dans la hiérarchie des nations civilisées s’efforcent tous, plus ou moins, de mondialiser leur politique, leur industrie, leur commerce, leurs sciences, leurs arts. Aucune activité, à l’heure présente, ne peut être féconde si elle n’est cosmique. Les moyens de transport et de communication se sont multipliés, perfectionnés de façon à rapprocher tous les êtres intelligents qui sont disséminés sur notre planète ronde. » [3]
L’auteur, Gaston Deschamps, exprime clairement la conscience d’un état de fait, qui résulte de la multiplication des réseaux à l’échelle du globe, et que souligne un mot nouveau, « mondial ». Point de détail intéressant, il fait référence à l’usage encore plus fréquent en Allemagne du mot Welt (cf. mes remarques sur ce point in : Capdepuy, 2011). Se jouant des mots, Gaston Deschamps n’hésite pas à forger celui de « mondialiser » pour désigner l’action de donner une dimension mondiale à une chose. De fait, tout l’article est une tribune politique en faveur de la mondialisation de la politique de la France, ce qu’il appelle le « mondialisme » – autre mot qu’il crée et qui ne sera repris véritablement que durant l’entre-deux-guerres.
« Nos amis les Américains, dont la prodigieuse réussite est due principalement à une pratique constante des vertus de l’ancienne, Europe, possèdent au plus haut degré le sens du mondialisme. Toutes leurs entreprises s’étendent à la totalité du globe. Toujours ils ont en vue le monde entier : The world… » [4]
C’est donc dans ce contexte qu’en 1904, Pierre de Coubertin en vient à parler de « mondialisation » comme d’un phénomène général. Alertant les lecteurs du déclin de la puissance française dans le domaine des armes et dans celui de la fortune, il appelle à un sursaut national dans le domaine des idées :
« En effet, rien jusqu’ici ne remplace l’idée française. En littérature, en art, en science même, elle reste la plus foncièrement humaine, la mieux proportionnée, la plus claire, la plus séduisante, la plus sûre.
[…]
Voilà pourquoi si nous voulons, nous autres Français, maintenir la suprématie de notre génie national, nous sommes dans l’obligation d’allumer par le monde des foyers de lumière française qui brilleront au centre de carrefours bien choisis, le long de routes fréquentées, là où ne parvient plus que pâli et sans force le rayonnement de la métropole. » [5]
Mais de l’empire écroulé, il ne reste que quelques parcelles :
« Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, – flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris. »
Cependant, ces foyers de la civilisation française doivent aussi, selon Pierre de Coubertin, devenir des creusets où il faudrait tenir compte des particularismes locaux :
« Les gazettes ou les magazines qui paraîtront à Québec ne conviendraient pas au Caire et l’université de Tananarive ne saurait ressembler à celles de Lille ou de Toulouse. A Pondichéry il faudra tenir compte des étudiants que pourrait fournir l’Inde anglaise, comme à la Nouvelle-Orléans on devra songer à ceux qu’enverrait la République mexicaine. Les méthodes qui attireront à Alger, pour les pétrir et les moderniser, les jeunes phalanges de l’Islam ne sont pas celles qui permettront de constituer à Hanoï un mandarinat sagement progressiste. »
Après guerre, en 1926, dans un entrefilet publié dans La Lanterne, le mot « mondialisation » revient sous la plume de Pierre de Coubertin :
« Je ne souhaiterais pas de recommencer ma vie avec l’aléa de la “manquer”, mais s’il m’était donné de la recommencer telle quelle, je me bornerais à lui apporter quelques retouches de détail. Je ne ferais rien plus vite, mais évidemment, je tâcherais de faire mieux. En tout cas, je ne lui voudrais pas un autre cadre. Celui qui, né sous le Second Empire a vécu les cinquante années pendant lesquelles s’est opérée la “mondialisation” de toutes choses (excusez le barbarisme) et qui assiste, en bonne santé, à l’aube des temps nouveaux, peut se vanter d’avoir bénéficié d’un des actes les plus variés et les plus intéressants de l’immense tragédie humaine. » [6]
Les guillemets et la réticence montrent à quel point plus de vingt ans plus tard le mot reste inusité, même si d’autres l’ont employé. Son constat semble s’être renforcé :
« Les découvertes opérées dans le passé de l’humanité, les progrès techniques qui ont rapproché les peuples et tendu à supprimer les distances, enfin les événements récents qui ont engendré une sorte d’unité mondiale, rendent désormais possible l’étude, l’enseignement de la grande Histoire par ses côtés fragmentaires. »
Le journaliste rend par ailleurs compte du projet de Pierre de Coubertin de fonder une « Société de l’Histoire Universelle » basée sur une doctrine nouvelle :
« À savoir que tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile – intellectuellement aussi bien que socialement – par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique. »
La même année, cette société, sise à Aix-en-Provence, publie les quatre volumes de son Histoire universelle, qui, malheureusement, n’ont toujours pas été numérisés et me sont donc inaccessibles. L’analyse restera donc tronquée.
Que retenir cependant de la découverte de cette nouvelle occurrence ? Premièrement, elle conforte le fait que les contemporains, ou du moins une partie d’entre eux, au tournant du 19e et du 20e siècle, ont conscience qu’un monde global, le Monde, est en train d’émerger, résultat de l’interconnexion croissante et accélérée des différentes parties de l’humanité planétaire. Deuxièmement, elle montre que, selon Pierre de Coubertin, cet état de fait, la mondialité, pour reprendre un concept actuel, touche toute chose, autrement dit : la mondialisation n’est pas perçue comme uniquement économique ; elle est un fait total. Troisièmement, elle établit que dans un contexte de bouillonnement linguistique autour de l’idée de « monde », le terme de « mondialisation » est encore loin d’atteindre le statut de notion. Lié au verbe « mondialiser », assez rare, le mot désigne simplement une extension à l’échelle mondiale. Notons simplement que pour Pierre de Coubertin, la mondialisation semble plutôt désigner un processus, tandis que pour Paul Otlet, il s’agit davantage d’une action volontaire, sur le modèle de « nationalisation » – sens que le mot garde quelque temps après la Seconde Guerre mondiale avant de signifier un phénomène général. Enfin, sur le plan politique, l’opposition est nette. Si Paul Otlet inscrit la mondialisation dans le prolongement de l’internationalisme du 19e siècle, Pierre de Coubertin s’inscrit dans celui du colonialisme. Il s’agit d’enrailler le déclin national et pour que la civilisation française dure, elle doit se mondialiser.
Annexes
Pierre de Coubertin, 1904, « Le flambeau à sept branches », Le Figaro, 13 décembre 1904, p. 1.
« Tous ceux que passionne l’avenir de l’action française dans le monde doivent, avant tout, se faire une juste idée des limites dans lesquelles aujourd’hui cette action demeure confinée. Ce n’est point le regret des splendeurs disparues, mais bien l’analyse des réalités présentes qui nous permettra de servir efficacement la grande cause de l’expansion nationale.
La domination d’une race peut s’exercer par les armes, par la fortune et par l’idée. La France a connu simultanément cette triple supériorité; mais depuis lors des circonstances ont surgi qui ont modifié les données de la question. La supériorité par les armes reste basée sur la vaillance, l’entraînement et le nombre ; toutefois la vaillance actuelle le cède au nombre et le degré d’entraînement dépend de la fortune. Or le nombre nous a échappé et ne saurait nous revenir. Même si le chiffre des naissances françaises remonte quelque peu et si, comme il est probable, celui des naissances étrangères baisse avant longtemps, notre infériorité numérique vis-à-vis des Anglo-Saxons, des Allemands ou des Russes demeurera telle que le temps ne la saurait annuler. – Riches, nous le sommes toujours ; notre avoir est le plus considérable qui soit ; notre crédit, le plus robuste… Combien de temps cela durera-t-il ? Les lois du mouvement productiviste ont une rigidité presque mathématique et, fissions-nous les plus grands efforts pour accroitre nos revenus – ce qui est loin d’être le cas, – nous ne saurions empêcher les ressources de nos rivaux de progresser à pas de géant. Le domaine de l’idée, enfin, tend à nous échapper ; sur ce point du moins il existe un remède aux disgrâces du sort.
En effet, rien jusqu’ici ne remplace l’idée française. En littérature, en art, en science même, elle reste la plus foncièrement humaine, la mieux proportionnée, la plus claire, la plus séduisante, la plus sûre. Les contacts germanique et anglo-saxon, loin de lui nuire, ont depuis cinquante ans comme redressé sa stature et affiné sa silhouette. Nul ne saurait désigner ses héritiers la souplesse slave est trop ondulante; la précision américaine, trop anguleuse. Non, en vérité, l’idée française n’a point encore de rivale et les hommes n’ont pas fini d’avoir besoin d’elle.
Seulement, il faut qu’ils sachent où la chercher, il faut qu’ils l’aient à portée. Ce point de vue échappe à nos concitoyens. Eh quoi répondraient-ils à quiconque leur en ferait la remarque, Paris, qui fut considéré en tout temps comme d’un accès aisé, a-t-il cessé de l’être parce que la rapidité des transports et la facilité des communications ont décuplé ? ne peut-on aujourd’hui mieux que jamais se maintenir, de tous les points du globe, en communion intellectuelle avec Paris ?
Oui, sans doute, on le peut ; mais on ne le fait pas. Si la foule devient à certains égards plus cosmopolite, l’élite par contre s’est faite plus régionale, parce qu’il s’est opéré une vaste décentralisation des choses de l’esprit et qu’ayant le choix des ressources d’art, de, presse, d’enseignement, chacun préfère celles qui se trouvent immédiates et voisines, quand même leur valeur serait moindre.
Voilà pourquoi si nous voulons, nous autres Français, maintenir la suprématie de notre génie national, nous sommes dans l’obligation d’allumer par le monde des foyers de lumière française qui brilleront au centre de carrefours bien choisis, le long de routes fréquentées, là où ne parvient plus que pâli et sans force le rayonnement de la métropole.
***
La tâche serait presque impossible s’il fallait tout créer, journaux, revues, chaires, institutions scientifiques, académies. Une civilisation, si puissante soit elle, ne s’implante pas ainsi, artificiellement, tout d’une pièce. Fort heureusement un passé glorieux nous a préparé les voies.
Les Anglais, dans leurs écoles, exposent volontiers un planisphère où s’inscrivent de façon visible et péremptoire les succès de leur race. D’énormes surfaces revêtues d’une teinte uniforme marquent la place prépondérante qu’elle occupe au sein de l’humanité. La jeunesse française devrait avoir sous les yeux un planisphère historique où les exploits de ses ancêtres lui seraient rappelés par un procédé analogue. Les empires écroulés s’y compareraient avec les empires récents. L’Amérique et l’Inde d’autrefois y feraient figure, à côté de l’Afrique et de l’Indo-Chine d’à présent. Alors s’imposeraient d’eux-mêmes les noms des cités où doivent s’allumer les clartés fécondes : Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, – flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris.
Je sais très bien quelles objections doit susciter un tel plan et je les discuterai quand on voudra, car je sais aussi qu’elles ne sont point insolubles et qu’il n’existe pas d’autre moyen de parvenir au but désirable. Mais plus un projet est imprégné d’idéalisme, plus il convient d’apporter à sa réalisation une méthode précise et un esprit pratique. Connaître exactement le point de départ est indispensable pour atteindre sûrement au point d’arrivée. Une sérieuse enquête préliminaire s’imposera donc afin de fixer l’état exact des choses sur chacun des points que nous venons d’énumérer. Il y aura à déterminer ce qui est à créer, ce qui est à détruire, ce qui est à développer. Il y aura à se préoccuper des, dispositions de l’opinion et des exigences du particularisme local. Les gazettes ou les magazines qui paraîtront à Québec ne conviendraient pas au Caire et l’université de Tananarive ne saurait ressembler à celles de Lille ou de Toulouse. A Pondichéry il faudra tenir compte des étudiants que pourrait fournir l’Inde anglaise, comme à la Nouvelle-Orléans on devra songer à ceux qu’enverrait la République mexicaine. Les méthodes qui attireront à Alger, pour les pétrir et les moderniser, les jeunes phalanges de l’Islam ne sont pas celles qui permettront de constituer à Hanoï un mandarinat sagement progressiste.
Mais l’essentiel est qu’un effort énergique et direct soit tenté, un effort de puissante exportation inspiré par la conviction que l’œuvre à accomplir là-bas dépasse en importance toutes les autres, car son succès constituera pour la civilisation française un critérium de durée. L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la “mondialisation” de toutes choses. L’essentiel est que, sans retard, aux lieux appropriés, une flamme vivante se substitue au reflet qui meurt. »
Notes
[1] Paul Otlet, 1916, Les Problèmes internationaux et la guerre, Genève/Paris, Librairie Kundig/Rousseau & Cie, p. 337.
[2] Pierre de Coubertin, 1904, « Le flambeau à sept branches », Le Figaro, 13 décembre 1904, p. 1.
[3] Gaston Deschamps, 1902 « La France mondiale », Le Figaro, N° 147, p. 1.
[4] Ibid.
[5] Coubertin, 1904, art. cit.
[6] La Lanterne, 10 juin 1926, p. 3.
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