Les Chinois ont-ils découvert l’Amérique en 1421 ?

La question de la « découverte » du continent américain par Christophe Colomb, en 1492, est a priori totalement tranchée et, sur ce point, l’histoire globale semble ne rien pouvoir apporter de neuf. On sait cependant que les Vikings avaient déjà atteint Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle et leurs traces ne sont plus aujourd’hui contestées. En revanche, il semble difficile de suivre Gavin Menzies [2002] lorsqu’il affirme que les navigateurs chinois des flottes de Zheng He auraient abordé l’Amérique dès 1421, puis établi des colonies sur l’essentiel du continent. Son livre ayant connu un vrai succès de librairie, nous en proposons ici une critique détaillée car il constitue sans doute l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’histoire globale.

Selon Menzies [2002], après avoir découvert l’Amérique du Nord, une flotte conduite par un lieutenant de Zheng He aurait fait le tour du Groenland et serait revenue en Chine par la côte Nord de la Russie. Une autre flotte aurait fait le tour de l’Amérique du Sud, de la Guyane jusqu’au Pérou et l’Équateur avant de traverser le Pacifique d’est en ouest (et deux fois dans le même voyage encore !). Une troisième aurait exploré les rives du continent antarctique. Et on l’aurait « oublié » du fait du soudain bannissement, par le pouvoir Ming, en 1433, de toute activité maritime lointaine. Au-delà du spectaculaire, le raisonnement de Menzies, invariable, consiste à relever des contours « anormalement » précis des territoires africains et américains sur des cartes anciennes, antérieures aux relevés des Européens, à en déduire que ces « anachronismes » montrent que des navigateurs les avaient précédés et à conclure que ce ne pouvaient être que les Chinois des expéditions de Zheng He. Utilisant la connaissance des vents et des courants marins, il en déduit ensuite des itinéraires plausibles susceptibles d’avoir permis une telle cartographie, et tente alors de trouver des indices d’une présence chinoise sur ces parcours. Sur ces bases, il reconstruit une chronologie des voyages des quatre lieutenants de Zheng He.

La méthode est évidemment discutable : l’authenticité des cartes fait parfois débat, les précisions des contours sont souvent relatives ou imaginaires [par exemple pp. 128-129, 291 et 298, édition 2008), les vents et courants sont éventuellement « tordus » ou considérablement simplifiés par l’auteur [Seaver, 2006 ; Van Sertima, 1976, pp. 132-133]… Quant aux indices de présence chinoise, leur accumulation finit par sérieusement lasser, d’abord du fait de l’absence de traitement sérieux des explications autres que celle d’une responsabilité d’expéditions de Zheng He dans leur occurrence, d’autre part parce que jamais l’auteur n’est, en les examinant, amené à infirmer ou corriger ses intuitions initiales, ce qui est scientifiquement très improbable ! La possibilité que des épaves de ces bateaux chinois soient présentes sur le parcours imaginé est évidemment proposée à l’appui de la thèse mais toutes les recherches visant à repérer de grandes jonques chinoises échouées, hors de la mer de Chine et de l’océan Indien, restent désespérément « en cours »… Quant à la découverte d’ancres médiévales chinoises sur la côte californienne, elle a été infirmée depuis longtemps [Frost, 1982]. Enfin l’auteur semble ne pas avoir lu les ouvrages chinois de l’époque qui relatent les expéditions de Zheng He [Levathes in Danford, 2003] comme les témoignages occidentaux.

Il y a plus grave. Il impute ainsi à un certain Nicolo de Conti, voyageur vénitien de l’époque, des aventures cruciales pour sa thèse : ce dernier aurait rencontré les jonques chinoises à Calicut, voyagé sur une d’entre elles vers l’Amérique et serait ainsi la source des améliorations cartographiques « anachroniques ». Cependant de Conti ne mentionne jamais les jonques chinoises dans son récit et la citation qu’en fait Menzies [p. 116] mélange allègrement la description de bateaux arabes naviguant en mer Rouge [de Conti, 2004, p. 139] et celle de bateaux malais [ibid., p. 114]… Il est un peu plus convaincant quand il étudie la possibilité qu’en août 1421, les navires chinois en question aient franchi le cap des Tempêtes vers l’ouest (ce qui reste cependant assez peu probable, vues la taille et la rigidité de ces navires) puis, poussés par les courants et les vents, aient au moins remonté la côte ouest-africaine, peut-être (en tordant quelque peu les courants locaux) jusqu’aux îles du Cap-Vert. Mais le seul indice d’une éventuelle présence chinoise sur ces îles (une pierre aux écritures en partie effacées) est traité trop rapidement alors qu’il soulève de nombreuses questions. Wills [2004] est ainsi fondé à conclure que l’auteur est prisonnier de son « enthousiasme » et perd toute crédibilité « à ne reconnaître qu’avec réticence des faiblesses qui méritaient d’être traitées avant qu’il ne continue son parcours ». Au total, si la question d’un passage de navigateurs chinois dans l’Atlantique (voire d’un point de contact avec le continent américain) reste légitime et intéressante, le reste relève actuellement, faute de preuves sérieusement traitées dans la durée, donc acceptables pour les historiens, de la pure fiction.

CONTI, de N. [2004], Le Voyage aux Indes, Paris, Chandeigne.

DANFORD, N. [2003], “The Chinese discovered America! Or did they?” website : dir.salon.com.

FROST, F. [1982], “The Palos Verdes Chinese Anchor Mystery”, Archeology, January-February, p.23-27.

LEVATHES, L. [1997], When China Ruled The Seas: The Treasure Fleet of the Dragon Throne, 1405-1433, Oxford, Oxford University Press.

MENZIES, G. [2002], 1421: The Year China Discovered America, New York, Harper perennial.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article reprend les pages 31-32 légèrement modifiées.

SEAVER, K. [2006], “Walrus Pitch and Other Novelties, Gavin Menzies and the Far North”, website: 1421exposed.com.

VAN SERTIMA, I. [2003], They Came Before Columbus: The African Presence in Ancient America, Random House Trade.

WILLS, J. [2004], “Book Review: Menzies, 1421”, Journal of World History, vol. 15, n° 2, pp. 229-230.

Le passage du sud-est, un noeud de l’histoire commerciale globale

En 1511, le port de Malacca tombait entre les mains des conquérants portugais, ouvrant potentiellement à ce pays européen, jusqu’ici bien modeste, tout l’espace commercial malais, siamois, japonais et chinois. Tomé Pires, chroniqueur de la conquête, écrivait alors : « cette partie du monde est plus riche et bien plus prisée encore que le monde des Indes, car c’est l’or qui se trouve y être le plus insignifiant des biens, le moins prisé, traité à Malacca comme une marchandise quelconque. Qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise » [Chaudhuri, 1985, p.113]. En deux phrases l’essentiel était dit sur la richesse de l’Asie qui justifie les expéditions portugaises, plus tard néerlandaises et anglaises, comme sur la connexion fondamentale entre des économies totalement différentes et situées aux antipodes l’une de l’autre : en contrôlant le détroit de Malacca, le Portugal espérait bien priver Venise de son approvisionnement en épices. Par sa remarque, Pires devenait en quelque sorte le premier observateur et analyste de l’interconnexion générale des économies et des sociétés, interconnexion qui constitue aujourd’hui l’un des objets privilégiés de l’histoire globale.

Ce papier se propose de souligner l’importance, dans l’histoire commerciale mais aussi politique, de ce détroit de Malacca et de son principal substitut. Ce « passage du sud-est » ne date certes pas du 16e siècle et s’est constitué sur une longue durée qui remonte au premier millénaire avant notre ère et s’est déterminée hors de toute influence occidentale. Si son caractère incontournable est géographiquement évident, c’est en effet le seul chenal menant rapidement vers la mer de Chine, les conditions de sa formation restent à expliciter. Ses conséquences dépassent par ailleurs et de loin l’impact économique local : soutien à la constitution de formations étatiques pérennes, affaiblissement de puissances situées aux antipodes, renforcement de pouvoirs régionaux à vocation hégémonique. Bref, il s’agit d’analyser l’influence que ce passage a pu exercer dans l’histoire globale.

Chronologiquement, le détroit de Malacca n’est peut-être pas le premier point de transit entre l’océan Indien et la mer de Chine. Aux tout premiers siècles de notre ère, les commerçants venus de l’Inde et soucieux d’échanger leurs produits (encens, myrrhe, résines notamment) contre de la soie chinoise, longeaient la côte bengalie puis birmane avant de s’arrêter sur l’isthme de Kra, au nord de la péninsule malaise. À cet endroit, la distance à faire par voie terrestre, afin de gagner le golfe de Siam, était bien plus courte (50 km environ) que celle imposée par le trajet maritime jusqu’à Sumatra et la remontée vers le nord (plus de 2000 km, sans compter les vicissitudes liées aux moussons). Une fois arrivés sur la côte orientale de l’isthme, les produits à vendre étaient acheminés en bateau jusqu’au port d’Oc Eo situé sur ce qui est aujourd’hui le sud-est du Vietnam mais constituait alors (avec l’isthme de Kra) le territoire du Funan. Le port d’Oc Eo était relié par un canal à Angkor Borei, 90 km plus au nord, non loin de la capitale de l’État et elle-même reliée à la mer de Chine au sud-est par le delta du Mékong. Cet ensemble formait donc une escale incontournable dans le commerce maritime entre l’Inde et la Chine. Ayant la capacité de fournir du riz en quantité aux marins de passage, le Funan leur permettait ainsi de rester éventuellement plusieurs mois sur place, en attendant une mousson favorable. Cet atout permettait donc sans doute aux commerçants chinois, comme à leurs homologues malais et javanais, de circuler plus aisément dans la région. Il semble que la richesse du Funan ait été essentiellement déterminée par cette double capacité, portuaire et alimentaire.

Parallèlement, certains ports du détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, étaient déjà engagés dans un commerce actif avec l’Inde, les marchands indiens cherchant à leur tour à approvisionner en épices l’Asie occidentale et l’empire Romain. Les commerçants de la Sonde fréquentaient aussi le Funan, dans le but notamment de substituer, à destination de la Chine, leurs résines de pin à l’encens des commerçants indiens, mais aussi le benjoin de leurs îles à la myrrhe. Rapidement ils allaient introduire au Funan leurs propres produits originaux, camphre, bois de santal et épices, lesquels étaient ensuite revendus à des Chinois ou des Indiens. Mais au 4e siècle, ayant désormais assuré leur débouché chinois, les commerçants du détroit de la Sonde ou de Bornéo commencèrent à court-circuiter le Funan et à porter leurs marchandises jusqu’en Chine, utilisant éventuellement quelque port de la côte vietnamienne comme escale. A partir de 439, les Chinois repliés sur le sud du Yangzi en raison des invasions en Chine du Nord ne pouvaient plus acheter par la voie terrestre leurs produits importés habituels et développèrent en conséquence le commerce maritime. Avec l’essor de ce dernier, au détriment de la route de la Soie, les ports du détroit de la Sonde devinrent les grands bénéficiaires des achats chinois et développèrent leurs ventes de corne de rhinocéros, de carapaces de tortue, mais aussi de poivre, de clous de girofle, de noix de muscade et de macis.

Ces évolutions devaient amener une diminution forte de l’activité portuaire du Funan et la désaffection progressive de l’isthme de Kra comme point de passage. Au milieu du 6e1 siècle, le royaume de Chen-La prend le pas sur le Funan et entame une dynamique économique davantage tournée vers l’intérieur et la culture du riz. Les conquêtes de Bhavavarman, puis de Mahendravarman et surtout Jayavarman du 1er au 7e siècle, à la fois tendent à unifier le territoire cambodgien et tournent la construction étatique vers l’intérieur des terres. L’unification du royaume Khmer prendra deux siècles mais débouchera sur la grande civilisation d’Angkor qui est, pour partie, le résultat de cette rupture d’une route commerciale autrefois fructueuse. De fait, les souverains khmers y développeront une économie urbaine fondée sur une remarquable productivité agricole et ne disparaîtront, en 1431, qu’avec l’essor d’une puissance commerciale et maritime voisine, celle d’Ayutthaya.

On constate ici le poids récurrent des routes commerciales de longue distance dans l’émergence ou la disparition des formations étatiques de la région. On en trouvera un autre exemple avec l’émergence de l’État de Srivijaya, à l’est de Sumatra, vers 670. Sa capitale est sans doute Palembang, légèrement à l’intérieur des terres mais située sur la rivière Musi, donc communiquant facilement avec la côte. Les dirigeants de Srivijaya acquièrent alors une hégémonie régionale sous l’influence des marchands locaux habitués à commercer avec la Chine et l’Inde. Srivijaya prend le contrôle militaire du détroit de Malacca, situé plus au nord et qui a définitivement supplanté l’isthme de Kra dans le rôle de « passage du sud-est ». Mais cet État sait aussi assurer un approvisionnement régulier de Palembang en produits de l’intérieur tout en attirant les marchandises de tous les ports voisins (comme de leur « hinterland »). Il bénéficie, comme précédemment le Funan, d’un environnement propice à la culture du riz pluvial, ce qui favorise le séjour des marchands étrangers. Enfin, l’État sut sans doute négocier avec les pirates de la région en achetant leur passivité et sut faire les alliances nécessaires avec la dynastie des Sailendras qui dirigeait un puissant royaume situé au centre de Java et qui approvisionnait aussi Palembang en riz.

L’État de Srivijaya allait rester hégémonique jusqu’en 1025. Cette année-là, il semble que le pouvoir politique ait voulu imposer une intermédiation plus forte de ses marchands dans le transport des produits venant de l’Inde, en clair interdire aux commerçants indiens le transport de leurs propres produits au-delà du détroit de Malacca. Soucieux de protéger les intérêts de ses ressortissants, le pouvoir chola, du Sud-Est de l’Inde, décida d’intervenir militairement et ramena effectivement les souverains de Srivijaya à une attitude plus « libérale ». Mais la défaite militaire avait été cinglante et l’influence de Srivijaya fut sérieusement atteinte. À partir du 11e siècle, l’essor maritime chinois de la dynastie Song – notamment après 1127 – devait atténuer le poids des commerçants malais autour du détroit de Malacca et surtout encourager l’émancipation d’autres ports. À partir des 13e et 14e siècles, les pouvoirs rivaux d’Ayuthayya en Thaïlande et de Mojopahit à Java tentent de récupérer une influence sur les ports de la région des détroits. Mojopahit prend définitivement le pas sur Srivijaya en développant un commerce axé à la fois sur la Chine et sur l’Inde orientale. Mais la situation évolue rapidement, au début du 15e siècle, sous l’influence de la dynastie Ming qui intervient régulièrement dans la zone et parraine le développement du sultanat de Malacca. Son fondateur, Paramesvara, s’appuie résolument sur la protection chinoise pour éloigner la menace thaïlandaise, celle de Mojopahit n’étant plus aussi crédible. À partir de 1411, il adopte résolument le style de domination sur le détroit qu’avait inauguré Srivijaya, plus de sept siècles auparavant…

Quand ils reprennent à leur tour le flambeau, exactement un siècle plus tard, les Portugais espèrent s’appuyer sur le monopole de transit que leur confère le détroit pour s’enrichir rapidement. Mais ce projet échouera pour l’essentiel. Trop brutaux dans leur insertion locale, trop parasitaires du commerce régional dans leur activité économique, ils ne deviendront pas, à l’instar des Tamils, des Malais ou des Gujarati, une de ces diasporas commerciales florissantes de l’océan Indien. Ils ne constitueront pas non plus une puissance capable d’exploiter systématiquement les ressources de monopole procurées par le contrôle du détroit. À partir du milieu du 16e siècle, les épices et le poivre reprendront la route de Venise, un temps écartée du jeu. Et à la fin du siècle, les Pays-Bas s’immisceront durablement dans le jeu. Cette fois, le passage du sud-est n’avait pas véritablement stimulé une construction étatique et économique pérenne…

CHAUDHURI, K.N. [1985], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

HALL, L.R. [1992], “Economic History of Early Southeast Asia”, in Tarling, op. cit., p.183-272.

LOMBARD, D. [2004], Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, EHESS.

TARLING, N. [1992], The Cambridge History of Southeast Asia, vol. 1, part 1, Cambridge, Cambridge University Press.

TAYLOR, K.W. [1992], “The Early Kingdoms”, in Tarling, op. cit., pp. 137-181.

THAPAR, R. [1984], A History of India, vol. 1, Harmondsworth, Penguin Books.

L’école en manque d’histoire du Monde

Christian Grataloup

L’une des demandes sociales explicites à laquelle l’histoire globale a tenté d’apporter une réponse a été exprimée par des enseignants du secondaire des États-Unis. La prise de conscience de l’importance du niveau mondial pour tout un chacun, plus encore pour les citoyens de demain, nécessitait d’avoir une vision historique à cette échelle. Or, en Amérique comme en Europe, l’enseignement du passé comme du présent des sociétés pâtit encore d’un double héritage : un long « roman national », rodé et efficace mais usé et remis en cause depuis la fin des années 1960 d’une part, et des référents universitaires qui, dès le début des années quatre-vingt, délaissent les « grands récits » pour se tourner vers une production scientifique centrée sur des objets plus restreints. Les perspectives de la recherche historique et celles de la demande scolaire évoluent ainsi de façon contradictoire.

Fin du futur, fragmentation du passé

Le paradoxe n’est qu’apparent, mais il aboutit bien à une contradiction. Les termes de « globalization » ou de « mondialisation » s’imposent à la fin des années 1970 comme symptômes d’une évolution profonde de l’horizon international. Les mises en perspectives évolutionnistes qui, jusque là, organisaient la pensée du devenir de l’humanité, sont assez brusquement frappées d’obsolescence. Qu’elles soient marxistes (la succession des modes de production) ou libérales (le vocabulaire de la Banque mondiale : sous-développé, en voie de développement…), les visions rivales qui structuraient les sciences sociales s’inscrivaient de fait dans le même paradigme, celui qu’on a rétrospectivement qualifié de « modernité », le régime d’historicité futuriste décrit par François Hartog [1]. Cette « crise de la modernité » se comprend largement comme un corrélat de la conscience de la mondialisation. Le temps linéaire de l’évolutionnisme faisait couple avec le centrage de l’espace mondial sur l’Occident en marche depuis les Grandes Découvertes. La prise de conscience de l’émergence d’autres centralités (la notion de « triade » date de 1985) remet en cause le caractère universel de la pensée occidentale, dont sa vision du passé. C’est l’émergence des subaltern studies et des études post-coloniales. Il devient impossible de soutenir une mise en ordre globale des dynamiques de l’ensemble des sociétés passées et présentes. Le marxisme, en particulier, est frappé de plein fouet.

De ce fait, la simultanéité de la pensée de la mondialisation et de la microstoria ne peut apparaître comme une coïncidence. C’en est fini des grandes fresques braudéliennes dont le dernier opus, Civilisation matérielle (au singulier), date d’ailleurs de 1979. Si proclamer la « fin de l’Histoire » provoque encore l’indignation, on ne peut que constater le décès d’une sorte « d’histoire globale », certes jamais ainsi nommée, mais qui ordonnait le passé en fonction de futurs, sans doute divers, mais toujours envisagés comme des variantes du Progrès conçu dès les Lumières deux siècles plus tôt. La fragmentation du futur devenu multiforme dans un monde multipolaire a provoqué la dissolution des perspectives rétrospectives.

L’horizon mondial produit une demande scolaire auquel répond un message brouillé

La production d’un discours sur les sociétés et leurs passés à destination des enfants et des adolescents s’avère donc une urgence plus grande – en même temps que sa conception glisse vers le casse-tête. Les acteurs des systèmes éducatifs occidentaux deviennent progressivement conscients de l’impossibilité de maintenir les perspectives qui avaient fait leurs preuves. L’organisation historique en grandes périodes (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes), même si elle se maintient dans des corporatismes universitaires, avoue au grand jour sa subjectivité civilisationnelle, celle d’une mise en scène adaptée à l’Europe. Les spécialistes des aires culturelles non occidentales le savaient depuis longtemps, mais l’école ne se souciait guère de leurs objets [2].

Finie l’époque où l’humanité s’inscrivait dans une grille simple : Est vs Ouest, Nord et Sud. Hors de l’école, une demande de compréhension de la dynamique mondiale se fait jour dès le début des années 1980. C’est le retour en grâce du terme de « géopolitique », la mode, toujours vivante, des grands atlas comme, dès 1983, celui de Chaliand et Rageau, L’Atlas stratégique, dont le succès découla grandement de son astuce à décentrer les planisphères.

Les enseignants du secondaire, et peut-être plus encore ceux de l’élémentaire, ont donc été pris dans les mâchoires d’un paradoxe : alors qu’il fallait profondément renouveler leur message pour en élargir l’horizon, en passant de l’Occident au Monde, la production savante leur proposait une « histoire en miettes ». Rien d’étonnant que la demande d’histoire globale soit née dans leur milieu ; rien de surprenant non plus que ce soit là où le sentiment d’avoir été la pointe la plus évidente du Progrès, dans les États-Unis passant de l’après-Seconde Guerre mondiale au 21e siècle.

Le Monde exige son histoire

Comprendre le Monde en devenir nécessite effectivement de retourner sur ses passés : le pluriel s’impose car si la dynamique de l’émergence du niveau mondial a bien été portée depuis le 15e siècle par l’Europe, élargie ensuite à l’Occident, elle ne peut négliger ni d’autres mondialisations potentielles, chinoise entre autres, ni l’ensemble des héritages multiples qu’elle métisse. Plus que jamais, la mondialisation suppose de mesurer l’altérité et la similarité des autres, donc de leurs propres héritages puisqu’ils sont maintenant aussi les nôtres. Et ce quel que soit ce nous. Il y a urgence à tisser des grands et petits récits pour proposer des éléments non d’un « roman du Monde », comme on pouvait sourire des « romans nationaux », mais d’une histoire de l’Humanité. Faute de quoi on laissera le champ libre à des grands récits aux passés clos, ignorant des altérités, à des histoires huntingtoniennes. L’histoire globale est une nécessité civique, une obligation des citoyens du Monde.

Notes

1. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2003. Voir la très claire mise au point de Christian Delacroix, « Généalogie d’une notion », dans l’ouvrage collectif qui vient de paraître : Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), Historicité, La Découverte, 2009 (pp. 29-46).

2. Rappelons, pour l’histoire scolaire française, l’échec de la réforme de 1963, impulsée par Fernand Braudel (qui rédigea à cette occasion sa Grammaire des civilisations) : l’enseignement des mondes non occidentaux était soluble dans une vision occidentalo-centrée du message scolaire.