Café, thé ou chocolat ? Avec ou sans sucre ? Beurre ou confiture ? Chaque matin, pense-t-on en prenant son petit déjeuner qu’on accomplit une activité éminemment mondiale ? C’est au 18e siècle, dans les classes dirigeantes de l’Europe occidentale, que se formalise ce premier repas de la journée sous les formes canoniques que nous lui connaissons, celles du continental breakfast de tous les hôtels du monde. Le café est une plante domestiquée en Éthiopie et au Yémen. Le cocoal, qui a donné cacao et chocolat, est un mot nahuatl, la langue des Aztèques ; le chocolat est américain. L’arbuste du thé, le Camelia sinensis, est, comme son nom l’indique, chinois. Afrique, Amérique, Asie : trois parties du monde différentes pour fournir la matière première aux boissons dopantes que les Européens ont choisies, il y a moins de trois siècles, pour rompre le jeune nocturne (ce que signifie littéralement « dé-jeuner »). Dans tous les cas, la contribution européenne à l’élaboration de ces trois breuvages a été d’y adjoindre du sucre, ce que les Amérindiens ne pouvaient pas faire ou ce que les Chinois se gardaient bien de faire. Tous ces produits, qu’on appelait naguère sans état d’âme « coloniaux », viennent de régions tropicales ou subtropicales. En d’autres termes, ils ne peuvent pousser en Europe, en tout cas jusqu’à la mise au point du sucre de betterave.
Le sucre n’est pas consommé qu’en début de journée. Nous savons bien, aujourd’hui, dans les sociétés anciennement développées, comme dans les pays qui s’enrichissent rapidement, que nous en mangeons ou buvons beaucoup trop. L’abus de sucre, en regard des efforts physiques fournis, est le principal facteur d’obésité. Ce n’est pas encore le cas d’une grande partie de l’humanité pour qui un soda est un luxe rare, voire impensable ; ce n’a surtout pas été le cas de pratiquement toutes les sociétés avant le 19e siècle. Or le sucre n’est pas qu’une source de plaisir, il comble des besoins physiologiques. Il peut aussi représenter une source de calories immédiatement mobilisables, comme le savent tous les pratiquants d’un sport nécessitant des efforts prolongés. Ainsi, le sucre fut longtemps ardemment désiré. Or, si rien ne nous semble plus banal qu’un morceau de sucre blanc aujourd’hui, longtemps ce ne fut pas le cas. Rares étaient les produits fortement sucrés, le miel essentiellement et, pour certaines régions du monde, le suc d’érable. On ne pouvait conserver certains fruits qu’en les faisant sécher (dattes, figues, raisins…). Toutes les consommations restaient donc très modestes. Donc, à la différence de l’excès contemporain, un manque évident de sucre pour la plupart des sociétés historiques.
Le tour du Monde de la canne
Jusqu’au 19e siècle, on n’a connu qu’une seule façon de produire du sucre, en concentrant celui contenu dans la canne, justement dite « à sucre ». Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est (les Papous cultivaient également une canne à sel) a très tôt été domestiquée. Mais c’est au cours du 1er millénaire avant notre ère qu’en Inde on dépasse sa simple consommation immédiate pour en extraire le sucre. C’est une révolution : on obtient un produit qui, gardé au sec, peut se conserver quasi éternellement. Il a même la propriété de pouvoir conserver d’autres produits (fruits confits, confitures). L’humanité est redevable à l’Inde à la fois de la production du sucre et de son utilisation (pâtisserie, confiseries…). Les soldats d’Alexandre y découvrent ce « roseau qui donne du miel ».
C’est aussi en Inde que fut mis au point le complexe de production qu’on appela « plantation », c’est-à-dire une exploitation de grande taille à main-d’œuvre esclave. Ce procédé se diffusa en Iran et en Irak, de là en Égypte puis au Maroc. Dans le monde romain, le sucre n’est pas inconnu, mais c’est un bien qui vient de loin, aussi rare et cher que la soie. Ce sera une épice jusqu’au 17e siècle, c’est-à-dire un produit relevant plus de la pharmacopée que de l’alimentation. En effet, les Européens ont un gros problème : la canne ne peut pas ou guère pousser au nord de la Méditerranée. Cette herbacée a un cycle de vie de quinze à dix-huit mois, sans compter les rejets. Mais elle ne supporte pas un hiver un peu froid. En dehors de quelques îles méditerranéennes, de la huerta de Valence ou de la plaine de Séville, sa culture est impossible.
Or, avec les Croisades et le commerce italien, les très riches Européens ont pris goût au sucre. Que ce soit comme remède ou comme aliment ostentatoire, grande noblesse et haute bourgeoisie dépensent des sommes considérables pour acquérir du sucre. Pouvoir cultiver la canne devient donc, à la fin du Moyen Âge, un enjeu géopolitique essentiel. C’est l’une des principales motivations de la conquête de la Macaronésie : Madère, Açores, Canaries. C’est surtout Madère, dont le climat convient bien à la canne, qui devient le premier lieu européen de culture de « l’or vert » au 15e siècle.
Après l’or, le sucre est l’une des principales motivations des voyages lointains des Ibériques. Dès son deuxième voyage, Colomb emporte dans les cales de ses caravelles des plans de canne. Il s’avère très vite que l’Amérique tropicale se prête fort bien à cette culture. On a là une clef essentielle de l’expansion européenne outre-Atlantique. Toutes les puissances maritimes de l’Europe occidentale se sont efforcées d’arracher aux Portugais ou aux Espagnols des portions de littoraux ou des îles au climat chaud et humide. Au 16e siècle, c’est le Nordeste brésilien qui connaît une première diffusion des plantations sucrières (cf. carte). C’est en effet la côte de l’Amérique tropicale la plus facile d’accès à partir de l’Europe, grâce aux vents et aux courants de l’Atlantique. Puis à partir du 17e siècle, les Antilles sont progressivement transformées en plantations du sud-est (Curaçao) au nord-ouest (Cuba). À partir du 18e siècle, le modèle de l’île à sucre se diffuse dans l’océan indien. Au 19e siècle il gagne le Pacifique.
Grâce à cette diffusion dans toute la zone intertropicale aisément accessible par mer, la consommation de sucre, en Europe d’abord, puis dans le reste du monde, a pris le caractère massif que nous lui connaissons. Au début du 19e siècle, dans le contexte du blocus continental, la betterave sucrière permet l’une des plus célèbres « substituabilités » de l’histoire économique mondiale. Le petit déjeuner, le dessert, les confiseries sont devenus des pratiques largement partagées dans toutes les classes sociales européennes, puis mondiales.
Une marque profonde sur l’espace mondial
Cette histoire n’est pas qu’une question de pratique culinaire ou d’équilibre alimentaire. Le Monde serait bien différent sans la diffusion massive de la plantation sucrière. D’abord, avec d’autres cultures certes, en particulier le coton, la plantation de canne à sucre permet de comprendre pourquoi les Européens, jusqu’au milieu du 19e siècle et la seconde colonisation, se sont essentiellement intéressés à la zone intertropicale. En dehors des régions productrices de métaux précieux, les parties tempérées du monde ne pouvaient produire que des biens qu’on trouvait déjà en Europe, donc qui ne supportaient pas l’énorme coût du voyage. Le sucre fut longtemps, pour les armateurs plus que pour les planteurs, une affaire juteuse. Les patrimoines urbains de Bordeaux, Nantes ou Bristol en témoignent aujourd’hui.
Or la diffusion de cette culture se fit sous forme de la plantation esclavagiste. Les Européens n’en furent pas les inventeurs, cela remonte à l’Inde ancienne, et ce sont les Arabes qui la transmirent à l’Europe. Cette pratique a induit le recours massif à l’esclavage des Noirs, avec des pratiques qui comptent parmi les plus horribles de l’histoire de l’exploitation d’êtres humains par d’autres hommes. Les Européens n’ont pas non plus inventé la traite négrière, mais ils lui ont donné une ampleur considérable sous sa forme transatlantique. De l’histoire du sucre découle donc le peuplement afro-américain.
La plantation est une structure géoéconomique totalement extravertie. Privée de son marché, une région sucrière est réduite au marasme. C’est ce que montre la triste histoire d’Haïti au 19e siècle. La culture de la canne fut donc doublement facteur de sous-développement dans les régions intertropicales, en particulier de part et d’autre de l’Atlantique : en pratiquant une saignée démographique en Afrique noire, tout en désorganisant les sociétés locales, mais aussi en imposant une économie totalement dépendante du marché de l’Atlantique tempéré dans les régions tropicales d’Amérique, puis d’ailleurs.
Il y a tout un débat sur le caractère inévitable du mode d’exploitation particulièrement féroce qu’a représenté la plantation. On a longtemps écrit que la nécessité de traiter les cannes très vite et la contrainte lourde de l’investissement du moulin induisaient la grande exploitation esclavagiste. Récemment Pierre Dockès (2009) a développé l’idée que l’économie de plantation, qu’il qualifie de « paradigme productif », n’était pas inévitable mais a représenté une forme historique particulièrement efficace d’exploitation, permettant de concentrer des richesses en Europe.
En ce sens, la plantation sucrière a doublement contribué à la Révolution industrielle. D’abord par l’enrichissement qu’elle a rendu possible dans certaines régions de l’Ouest européen. Ensuite en proposant un modèle d’organisation qui préfigure celui de l’usine du 19e siècle (idée particulièrement développée par Sidney Mintz). Le Monde aurait donc été profondément différent sans le goût, bien amer, du sucre.
source : Géohistoire de la mondialisation Armand Colin (collection U), 2006, cartographie de Jean-Pierre Magnier.
Pierre Dockès, 2009, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Descartes & Cie.
Sidney Mintz, 1986, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, Penguin Books.
Olivier Pétré-Grenouilleau, 2004, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard.