En 1511, le port de Malacca tombait entre les mains des conquérants portugais, ouvrant potentiellement à ce pays européen, jusqu’ici bien modeste, tout l’espace commercial malais, siamois, japonais et chinois. Tomé Pires, chroniqueur de la conquête, écrivait alors : « cette partie du monde est plus riche et bien plus prisée encore que le monde des Indes, car c’est l’or qui se trouve y être le plus insignifiant des biens, le moins prisé, traité à Malacca comme une marchandise quelconque. Qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise » [Chaudhuri, 1985, p.113]. En deux phrases l’essentiel était dit sur la richesse de l’Asie qui justifie les expéditions portugaises, plus tard néerlandaises et anglaises, comme sur la connexion fondamentale entre des économies totalement différentes et situées aux antipodes l’une de l’autre : en contrôlant le détroit de Malacca, le Portugal espérait bien priver Venise de son approvisionnement en épices. Par sa remarque, Pires devenait en quelque sorte le premier observateur et analyste de l’interconnexion générale des économies et des sociétés, interconnexion qui constitue aujourd’hui l’un des objets privilégiés de l’histoire globale.
Ce papier se propose de souligner l’importance, dans l’histoire commerciale mais aussi politique, de ce détroit de Malacca et de son principal substitut. Ce « passage du sud-est » ne date certes pas du 16e siècle et s’est constitué sur une longue durée qui remonte au premier millénaire avant notre ère et s’est déterminée hors de toute influence occidentale. Si son caractère incontournable est géographiquement évident, c’est en effet le seul chenal menant rapidement vers la mer de Chine, les conditions de sa formation restent à expliciter. Ses conséquences dépassent par ailleurs et de loin l’impact économique local : soutien à la constitution de formations étatiques pérennes, affaiblissement de puissances situées aux antipodes, renforcement de pouvoirs régionaux à vocation hégémonique. Bref, il s’agit d’analyser l’influence que ce passage a pu exercer dans l’histoire globale.
Chronologiquement, le détroit de Malacca n’est peut-être pas le premier point de transit entre l’océan Indien et la mer de Chine. Aux tout premiers siècles de notre ère, les commerçants venus de l’Inde et soucieux d’échanger leurs produits (encens, myrrhe, résines notamment) contre de la soie chinoise, longeaient la côte bengalie puis birmane avant de s’arrêter sur l’isthme de Kra, au nord de la péninsule malaise. À cet endroit, la distance à faire par voie terrestre, afin de gagner le golfe de Siam, était bien plus courte (50 km environ) que celle imposée par le trajet maritime jusqu’à Sumatra et la remontée vers le nord (plus de 2000 km, sans compter les vicissitudes liées aux moussons). Une fois arrivés sur la côte orientale de l’isthme, les produits à vendre étaient acheminés en bateau jusqu’au port d’Oc Eo situé sur ce qui est aujourd’hui le sud-est du Vietnam mais constituait alors (avec l’isthme de Kra) le territoire du Funan. Le port d’Oc Eo était relié par un canal à Angkor Borei, 90 km plus au nord, non loin de la capitale de l’État et elle-même reliée à la mer de Chine au sud-est par le delta du Mékong. Cet ensemble formait donc une escale incontournable dans le commerce maritime entre l’Inde et la Chine. Ayant la capacité de fournir du riz en quantité aux marins de passage, le Funan leur permettait ainsi de rester éventuellement plusieurs mois sur place, en attendant une mousson favorable. Cet atout permettait donc sans doute aux commerçants chinois, comme à leurs homologues malais et javanais, de circuler plus aisément dans la région. Il semble que la richesse du Funan ait été essentiellement déterminée par cette double capacité, portuaire et alimentaire.
Parallèlement, certains ports du détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, étaient déjà engagés dans un commerce actif avec l’Inde, les marchands indiens cherchant à leur tour à approvisionner en épices l’Asie occidentale et l’empire Romain. Les commerçants de la Sonde fréquentaient aussi le Funan, dans le but notamment de substituer, à destination de la Chine, leurs résines de pin à l’encens des commerçants indiens, mais aussi le benjoin de leurs îles à la myrrhe. Rapidement ils allaient introduire au Funan leurs propres produits originaux, camphre, bois de santal et épices, lesquels étaient ensuite revendus à des Chinois ou des Indiens. Mais au 4e siècle, ayant désormais assuré leur débouché chinois, les commerçants du détroit de la Sonde ou de Bornéo commencèrent à court-circuiter le Funan et à porter leurs marchandises jusqu’en Chine, utilisant éventuellement quelque port de la côte vietnamienne comme escale. A partir de 439, les Chinois repliés sur le sud du Yangzi en raison des invasions en Chine du Nord ne pouvaient plus acheter par la voie terrestre leurs produits importés habituels et développèrent en conséquence le commerce maritime. Avec l’essor de ce dernier, au détriment de la route de la Soie, les ports du détroit de la Sonde devinrent les grands bénéficiaires des achats chinois et développèrent leurs ventes de corne de rhinocéros, de carapaces de tortue, mais aussi de poivre, de clous de girofle, de noix de muscade et de macis.
Ces évolutions devaient amener une diminution forte de l’activité portuaire du Funan et la désaffection progressive de l’isthme de Kra comme point de passage. Au milieu du 6e1 siècle, le royaume de Chen-La prend le pas sur le Funan et entame une dynamique économique davantage tournée vers l’intérieur et la culture du riz. Les conquêtes de Bhavavarman, puis de Mahendravarman et surtout Jayavarman du 1er au 7e siècle, à la fois tendent à unifier le territoire cambodgien et tournent la construction étatique vers l’intérieur des terres. L’unification du royaume Khmer prendra deux siècles mais débouchera sur la grande civilisation d’Angkor qui est, pour partie, le résultat de cette rupture d’une route commerciale autrefois fructueuse. De fait, les souverains khmers y développeront une économie urbaine fondée sur une remarquable productivité agricole et ne disparaîtront, en 1431, qu’avec l’essor d’une puissance commerciale et maritime voisine, celle d’Ayutthaya.
On constate ici le poids récurrent des routes commerciales de longue distance dans l’émergence ou la disparition des formations étatiques de la région. On en trouvera un autre exemple avec l’émergence de l’État de Srivijaya, à l’est de Sumatra, vers 670. Sa capitale est sans doute Palembang, légèrement à l’intérieur des terres mais située sur la rivière Musi, donc communiquant facilement avec la côte. Les dirigeants de Srivijaya acquièrent alors une hégémonie régionale sous l’influence des marchands locaux habitués à commercer avec la Chine et l’Inde. Srivijaya prend le contrôle militaire du détroit de Malacca, situé plus au nord et qui a définitivement supplanté l’isthme de Kra dans le rôle de « passage du sud-est ». Mais cet État sait aussi assurer un approvisionnement régulier de Palembang en produits de l’intérieur tout en attirant les marchandises de tous les ports voisins (comme de leur « hinterland »). Il bénéficie, comme précédemment le Funan, d’un environnement propice à la culture du riz pluvial, ce qui favorise le séjour des marchands étrangers. Enfin, l’État sut sans doute négocier avec les pirates de la région en achetant leur passivité et sut faire les alliances nécessaires avec la dynastie des Sailendras qui dirigeait un puissant royaume situé au centre de Java et qui approvisionnait aussi Palembang en riz.
L’État de Srivijaya allait rester hégémonique jusqu’en 1025. Cette année-là, il semble que le pouvoir politique ait voulu imposer une intermédiation plus forte de ses marchands dans le transport des produits venant de l’Inde, en clair interdire aux commerçants indiens le transport de leurs propres produits au-delà du détroit de Malacca. Soucieux de protéger les intérêts de ses ressortissants, le pouvoir chola, du Sud-Est de l’Inde, décida d’intervenir militairement et ramena effectivement les souverains de Srivijaya à une attitude plus « libérale ». Mais la défaite militaire avait été cinglante et l’influence de Srivijaya fut sérieusement atteinte. À partir du 11e siècle, l’essor maritime chinois de la dynastie Song – notamment après 1127 – devait atténuer le poids des commerçants malais autour du détroit de Malacca et surtout encourager l’émancipation d’autres ports. À partir des 13e et 14e siècles, les pouvoirs rivaux d’Ayuthayya en Thaïlande et de Mojopahit à Java tentent de récupérer une influence sur les ports de la région des détroits. Mojopahit prend définitivement le pas sur Srivijaya en développant un commerce axé à la fois sur la Chine et sur l’Inde orientale. Mais la situation évolue rapidement, au début du 15e siècle, sous l’influence de la dynastie Ming qui intervient régulièrement dans la zone et parraine le développement du sultanat de Malacca. Son fondateur, Paramesvara, s’appuie résolument sur la protection chinoise pour éloigner la menace thaïlandaise, celle de Mojopahit n’étant plus aussi crédible. À partir de 1411, il adopte résolument le style de domination sur le détroit qu’avait inauguré Srivijaya, plus de sept siècles auparavant…
Quand ils reprennent à leur tour le flambeau, exactement un siècle plus tard, les Portugais espèrent s’appuyer sur le monopole de transit que leur confère le détroit pour s’enrichir rapidement. Mais ce projet échouera pour l’essentiel. Trop brutaux dans leur insertion locale, trop parasitaires du commerce régional dans leur activité économique, ils ne deviendront pas, à l’instar des Tamils, des Malais ou des Gujarati, une de ces diasporas commerciales florissantes de l’océan Indien. Ils ne constitueront pas non plus une puissance capable d’exploiter systématiquement les ressources de monopole procurées par le contrôle du détroit. À partir du milieu du 16e siècle, les épices et le poivre reprendront la route de Venise, un temps écartée du jeu. Et à la fin du siècle, les Pays-Bas s’immisceront durablement dans le jeu. Cette fois, le passage du sud-est n’avait pas véritablement stimulé une construction étatique et économique pérenne…
CHAUDHURI, K.N. [1985], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.
HALL, L.R. [1992], “Economic History of Early Southeast Asia”, in Tarling, op. cit., p.183-272.
LOMBARD, D. [2004], Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, EHESS.
TARLING, N. [1992], The Cambridge History of Southeast Asia, vol. 1, part 1, Cambridge, Cambridge University Press.
TAYLOR, K.W. [1992], “The Early Kingdoms”, in Tarling, op. cit., pp. 137-181.
THAPAR, R. [1984], A History of India, vol. 1, Harmondsworth, Penguin Books.
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