L’école en manque d’histoire du Monde

Christian Grataloup

L’une des demandes sociales explicites à laquelle l’histoire globale a tenté d’apporter une réponse a été exprimée par des enseignants du secondaire des États-Unis. La prise de conscience de l’importance du niveau mondial pour tout un chacun, plus encore pour les citoyens de demain, nécessitait d’avoir une vision historique à cette échelle. Or, en Amérique comme en Europe, l’enseignement du passé comme du présent des sociétés pâtit encore d’un double héritage : un long « roman national », rodé et efficace mais usé et remis en cause depuis la fin des années 1960 d’une part, et des référents universitaires qui, dès le début des années quatre-vingt, délaissent les « grands récits » pour se tourner vers une production scientifique centrée sur des objets plus restreints. Les perspectives de la recherche historique et celles de la demande scolaire évoluent ainsi de façon contradictoire.

Fin du futur, fragmentation du passé

Le paradoxe n’est qu’apparent, mais il aboutit bien à une contradiction. Les termes de « globalization » ou de « mondialisation » s’imposent à la fin des années 1970 comme symptômes d’une évolution profonde de l’horizon international. Les mises en perspectives évolutionnistes qui, jusque là, organisaient la pensée du devenir de l’humanité, sont assez brusquement frappées d’obsolescence. Qu’elles soient marxistes (la succession des modes de production) ou libérales (le vocabulaire de la Banque mondiale : sous-développé, en voie de développement…), les visions rivales qui structuraient les sciences sociales s’inscrivaient de fait dans le même paradigme, celui qu’on a rétrospectivement qualifié de « modernité », le régime d’historicité futuriste décrit par François Hartog [1]. Cette « crise de la modernité » se comprend largement comme un corrélat de la conscience de la mondialisation. Le temps linéaire de l’évolutionnisme faisait couple avec le centrage de l’espace mondial sur l’Occident en marche depuis les Grandes Découvertes. La prise de conscience de l’émergence d’autres centralités (la notion de « triade » date de 1985) remet en cause le caractère universel de la pensée occidentale, dont sa vision du passé. C’est l’émergence des subaltern studies et des études post-coloniales. Il devient impossible de soutenir une mise en ordre globale des dynamiques de l’ensemble des sociétés passées et présentes. Le marxisme, en particulier, est frappé de plein fouet.

De ce fait, la simultanéité de la pensée de la mondialisation et de la microstoria ne peut apparaître comme une coïncidence. C’en est fini des grandes fresques braudéliennes dont le dernier opus, Civilisation matérielle (au singulier), date d’ailleurs de 1979. Si proclamer la « fin de l’Histoire » provoque encore l’indignation, on ne peut que constater le décès d’une sorte « d’histoire globale », certes jamais ainsi nommée, mais qui ordonnait le passé en fonction de futurs, sans doute divers, mais toujours envisagés comme des variantes du Progrès conçu dès les Lumières deux siècles plus tôt. La fragmentation du futur devenu multiforme dans un monde multipolaire a provoqué la dissolution des perspectives rétrospectives.

L’horizon mondial produit une demande scolaire auquel répond un message brouillé

La production d’un discours sur les sociétés et leurs passés à destination des enfants et des adolescents s’avère donc une urgence plus grande – en même temps que sa conception glisse vers le casse-tête. Les acteurs des systèmes éducatifs occidentaux deviennent progressivement conscients de l’impossibilité de maintenir les perspectives qui avaient fait leurs preuves. L’organisation historique en grandes périodes (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes), même si elle se maintient dans des corporatismes universitaires, avoue au grand jour sa subjectivité civilisationnelle, celle d’une mise en scène adaptée à l’Europe. Les spécialistes des aires culturelles non occidentales le savaient depuis longtemps, mais l’école ne se souciait guère de leurs objets [2].

Finie l’époque où l’humanité s’inscrivait dans une grille simple : Est vs Ouest, Nord et Sud. Hors de l’école, une demande de compréhension de la dynamique mondiale se fait jour dès le début des années 1980. C’est le retour en grâce du terme de « géopolitique », la mode, toujours vivante, des grands atlas comme, dès 1983, celui de Chaliand et Rageau, L’Atlas stratégique, dont le succès découla grandement de son astuce à décentrer les planisphères.

Les enseignants du secondaire, et peut-être plus encore ceux de l’élémentaire, ont donc été pris dans les mâchoires d’un paradoxe : alors qu’il fallait profondément renouveler leur message pour en élargir l’horizon, en passant de l’Occident au Monde, la production savante leur proposait une « histoire en miettes ». Rien d’étonnant que la demande d’histoire globale soit née dans leur milieu ; rien de surprenant non plus que ce soit là où le sentiment d’avoir été la pointe la plus évidente du Progrès, dans les États-Unis passant de l’après-Seconde Guerre mondiale au 21e siècle.

Le Monde exige son histoire

Comprendre le Monde en devenir nécessite effectivement de retourner sur ses passés : le pluriel s’impose car si la dynamique de l’émergence du niveau mondial a bien été portée depuis le 15e siècle par l’Europe, élargie ensuite à l’Occident, elle ne peut négliger ni d’autres mondialisations potentielles, chinoise entre autres, ni l’ensemble des héritages multiples qu’elle métisse. Plus que jamais, la mondialisation suppose de mesurer l’altérité et la similarité des autres, donc de leurs propres héritages puisqu’ils sont maintenant aussi les nôtres. Et ce quel que soit ce nous. Il y a urgence à tisser des grands et petits récits pour proposer des éléments non d’un « roman du Monde », comme on pouvait sourire des « romans nationaux », mais d’une histoire de l’Humanité. Faute de quoi on laissera le champ libre à des grands récits aux passés clos, ignorant des altérités, à des histoires huntingtoniennes. L’histoire globale est une nécessité civique, une obligation des citoyens du Monde.

Notes

1. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2003. Voir la très claire mise au point de Christian Delacroix, « Généalogie d’une notion », dans l’ouvrage collectif qui vient de paraître : Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), Historicité, La Découverte, 2009 (pp. 29-46).

2. Rappelons, pour l’histoire scolaire française, l’échec de la réforme de 1963, impulsée par Fernand Braudel (qui rédigea à cette occasion sa Grammaire des civilisations) : l’enseignement des mondes non occidentaux était soluble dans une vision occidentalo-centrée du message scolaire.

Une réflexion au sujet de « L’école en manque d’histoire du Monde »

  1. les programmes d’histoire du secondaire souffrent plus que ceux de géographie, qui se sont ouverts à la mondialisation, quoique de façon partielle et discutable. Mais en histoire il y a même ,dans la dernière mouture prochainement applicable, un recul avec une insistance pointilliste sur l’europe occidentale. On s’éloigne de la vision mondiale au moment où l’on a besoin de faire comprendre comment il se fait que l’asie orientale soit aussi puissante, entre autres.

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