Essor et interconnexion des systèmes-mondes afro-eurasiens

Le 4e siècle avant notre ère correspond à une phase d’essor généralisé du commerce dans l’Ancien Monde. Il est possible de considérer l’existence de trois systèmes-mondes, que j’ai fait figurer sur la carte 1 ci-après (cf. aussi Beaujard [2010], sous presse, Journal of World History) :

1. Un système oriental centré sur la Chine, que le royaume de Qin va unifier en 221 av. J.-C. En écho à l’unification chinoise, une « confédération » des peuples des steppes (que les Chinois appellent Xiongnu) se met en place en 204 av. J.-C., signe de l’importance des contacts (commerciaux et militaires) par les futures « routes de la Soie » et par une route des steppes, plus septentrionale. Une autre route permet le transport de marchandises du Sichuan et du Yunnan en Inde par la Haute-Birmanie.

2. Un système-monde centré sur l’Inde, où la dynastie Maurya construit un empire, à partir de 322 av. J.-C. Il favorise l’expansion du bouddhisme, dont le développement accompagne l’essor des échanges à l’intérieur de l’Inde et vers l’extérieur, en direction notamment de l’Asie du Sud-Est [Ray, 1994].

Un système d’échanges à travers la baie du Bengale est en place dès le milieu du 1er millénaire av. J.-C. sans doute, et des sociétés complexes apparaissent en Asie du Sud-Est, parallèlement à l’arrivée d’une métallurgie du fer, introduite soit de l’Asie orientale soit de l’Inde. Ces sociétés, toutefois, ne sont pas simplement le fruit d’influences venues de l’extérieur : elles représentent aussi le résultat d’évolutions internes, stimulées par les échanges et le développement d’une riziculture humide. Des Indiens sont sans doute présents en Asie du Sud-Est vers le 3e ou le 2e siècle av. J.-C. (voir les sites thaïlandais de Ban Don Ta Phet, et de Khao Sam Kaeo – Bellina et Glover, [2004] ; Bellina-Pryce et Silakanth, [2006]).

3. Un système-monde occidental qui englobe la Méditerranée, avec quatre cœurs, représentés par l’Empire séleucide, l’Empire ptolémaïque, Carthage et Rome. Les interactions avec le système-monde indien se font notamment par le golfe Persique, et par des routes de l’Asie centrale. L’essor d’un royaume gréco-bactrien, vers 250 av. J.-C., représente ici un fait notable.

La crise du système-monde occidental

Ce système-monde occidental connaît au 2e s. av. J.-C. une période de transition hégémonique où le centre de gravité de l’espace méditerranéen se déplace vers l’ouest : l’Italie, et plus précisément la ville de Rome, acquièrent alors une position prééminente, après l’élimination de la menace carthaginoise. Dans le même temps, on note un déclin des cœurs égyptien et mésopotamien. Ces transformations interviennent dans une phase de refroidissement global, qui initie des mouvements de population dans l’ensemble de l’Asie centrale, en Iran et dans le Nord-Ouest de l’Inde. L’Empire maurya disparaît vers 185 av. J.-C., ce que Frank et Gills [1993] ont relié, avec raison sans doute, à la restructuration du système-monde occidental. Cette disparition favorise l’expansion du royaume gréco-bactrien, puis d’un royaume indo-grec. Un Empire parthe se constitue peu après, en Perse et en Mésopotamie, dont l’émergence va couper les Grecs de l’océan Indien, du côté du golfe Persique tout au moins, et entraîner un certain glissement du commerce maritime vers la mer Rouge et l’Égypte, et par les caravanes d’Arabie. À partir du 2e siècle av. J.-C., Grecs et Romains commencent à utiliser les vents de mousson pour se rendre en Inde.

Si les changements climatiques sont l’un des facteurs de ce bouleversement global, l’essor d’un proto-État xiongnu dans les steppes orientales constitue une autre cause des mouvements de population observés en Asie centrale, par un effet de dominos. Cet essor xiongnu est lui-même le contrecoup des changements qui surviennent en Chine avec l’organisation de l’Empire chinois des Qin.

L’essor du système-monde centré sur la Chine

L’espace est-asiatique est en croissance au 2e siècle av. J.-C. ; il n’est donc pas uni aux systèmes indien et occidental. La formation d’un Empire Han, qui succède aux Qin, s’accompagne de multiples progrès techniques, et d’un essor du commerce sur les routes de la Soie. En outre, la conquête du Guangdong et du Nord-Vietnam en 111 av. J.-C. impulse un développement des échanges avec l’Asie du Sud-Est. Un vaste espace asiatique ayant la Chine pour cœur se met en place vers cette époque, articulé avec les systèmes-mondes indien et ouest-asiatique.

Les populations d’Asie du Sud-Est jouent un rôle actif dans la croissance des échanges.  Leurs navires bénéficient sans doute à cette époque d’innovations techniques diverses. Les données linguistiques montrent que les Malais se rendent en Inde et en Chine vers le 2e s. av. J.-C. [Mahdi, 1999].

Du côté occidental, ces derniers siècles ont vu une poussée grecque puis romaine vers l’océan Indien. Rome échoue à prendre la Mésopotamie, mais par l’Égypte, soumise en 30 av. J.-C., elle gagne un accès à la mer Rouge et à l’océan Indien. Ces évolutions annoncent le tournant de l’ère chrétienne (carte 2).

Une interconnexion des espaces

Dès cette époque, la demande en produits de luxe et en fer qui émane du monde grec et romain, l’existence de grands États en Inde (kushan au nord, shatavahana plus au sud) et l’essor de l’Empire chinois des Han, lui aussi demandeur de produits des mers du Sud, créent des conditions favorables à l’interconnexion des différents espaces de la Méditerranée à la mer de Chine, par des routes maritimes et par les routes de la Soie. La formation du système-monde se traduit par un mouvement grec et romain vers l’Inde, une « indianisation » de l’Asie du Sud-Est et l’apparition sur la côte est-africaine d’une culture pré-swahilie.

L’archéologie révèle l’importance du commerce indo-romain, en Inde, et dans la mer Rouge, que des Indiens devaient aussi fréquenter (cf. les fouilles du site de Bérénice, Wendrich et al., [2003]). Le commerce des aromates et des parfums joue un rôle crucial, de même que celui des textiles (cotonnades de l’Inde et soieries de Chine). Sont encore échangés d’autres produits manufacturés (verre, céramiques, navires), des matériaux bruts (bois…) et des denrées agricoles. Contrairement aux périodes précédentes, les échanges ne sont pas organisés par l’État, mais plutôt par des entreprises privées. Les Occidentaux paient largement ce commerce par l’exportation de pièces d’or et d’argent. Outre l’archéologie, nous disposons de textes, comme le Périple de la Mer Erythrée, récit anonyme d’un Grec d’Égypte daté ca. 40 apr. J.-C. (cf. Casson, [1989]), et pour les siècles qui suivent, la Géographie de Ptolémée, un Grec d’Alexandrie du 2e siècle (mais le manuscrit que nous connaissons daterait du 4e siècle), des textes tamouls anciens, et des textes chinois…

Si le Périple de la mer Erythrée s’intéresse d’abord à l’océan Occidental, les échanges, cependant, sont peut-être déjà plus importants dans l’océan Indien oriental, par des ports indiens comme Arikamedu (Pondichéry) et Sopatma (Supatana, vers Madras), où des navires venaient de la côte Ouest de l’Inde mais aussi du Gange et de Chrysé, terme qui semble désigner la péninsule malaise et Sumatra. Kanchipuram devait toutefois être le centre prééminent, puisque les chroniques chinoises relatent l’arrivée d’une ambassade de Huangzhi (=Kanchi) en 2 ap. J.-C. Il convient d’insister ici sur l’importance de la navigation indienne ancienne, sans doute encore sous-estimée. Le manuscrit sanskrit Yukti Kalpataru ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille.

Révolution commerciale et routes maritimes

La « révolution commerciale » de cette époque est liée aussi à l’extension de la technologie du fer, qui permet une amélioration des armes, et celle des outils agricoles, qui fournit les bases d’une urbanisation et d’un essor global. On note à cette période l’émergence d’États centralisés sur tout le pourtour de l’océan Indien. L’Asie du Sud-Est, avec l’État du Funan et la côte cham, affirme son rôle d’intermédiaire entre la mer de Chine et l’océan Indien, mais les Austronésiens des îles participent aussi activement au développement du commerce, ce que l’on perçoit par les textes chinois, qui décrivent des navires de très gros tonnages. Pour l’année 132 est mentionnée pour la première fois une ambassade de Yediao, terme qui correspond sans doute au sanskrit Yawadvîpa, désignant Sumatra ou Java. Des Austronésiens naviguent aussi jusqu’à la côte est-africaine, puis aux Comores et à Madagascar, qui est peuplée entre les 5e et 7e siècles.

Les trouvailles d’objets en rapport avec l’Inde témoignent d’échanges avec toute l’Asie du Sud-Est. Ils dessinent plusieurs faisceaux de routes maritimes qui seront aussi plus tard les routes empruntées par d’autres commerçants : une route suit les côtes du Vietnam vers la Chine. Une autre longe l’Ouest de Kalimantan, passe en mer de Sulawesi et se dirige vers les Moluques par le nord. Une troisième, plus importante en ce qui concerne les Indiens, va de Sumatra à Java, Bali, Sulawesi puis les Moluques. Les trouvailles de perles ou de poteries indiennes et de bronzes dongsoniens (du Nord-Vietnam ou influencés par le Nord-Vietnam) montrent l’extension des réseaux dans le Pacifique, jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Guinée. L’expansion des échanges s’accompagne de l’adoption par les élites locales d’éléments religieux indiens susceptibles d’asseoir leur autorité.

J’ai souligné l’importance du commerce dans l’océan Indien oriental. Depuis le début de l’ère chrétienne, en fait, l’Asie orientale représente la partie la plus active du système-monde, dont la Chine est le « cœur ». L’Empire Han s’ouvre vers l’extérieur, en s’appuyant sur la façade maritime du Guanxi et du Guangdong. Plus au sud, les armées Han occupent la plaine du fleuve Rouge. En Asie centrale, les Chinois reprennent le contrôle des oasis à partir de 73 ap. J.-C. Le bouddhisme arrive en Chine vers le 1er siècle avec des marchands d’origines diverses. Les Han mènent une politique commerciale et diplomatique active, incluant des dons importants de soieries, notamment aux nomades xiongnu. Des navires marchands de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est fréquentent les ports du Sud de la Chine et de l’embouchure du Yangze.

Ce système-monde afro-eurasien, qui résulte comme nous l’avons vu de la fusion de trois systèmes-mondes distincts autour du début de l’ère chrétienne, va être soumis au tournant des 2eet 3e siècles ap. J.-C. à un certain nombre de facteurs qui entraîneront son déclin puis son éclatement. Le récit et l’analyse de cet effondrement feront l’objet d’un troisième et dernier article.

Systèmes-mondes afro-eurasiens entre 350 avant J.C. et la fin du premier millénaire avant J.C.

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Système-monde euroasiatique africain du 1er au 3e siècle

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SOURCES

BEAUJARD, P., [2010], « From Three Possible Iron Age World-Systems to a Single Afro-Eurasian One », Journal of World History, 21(1), pp. 1-43.

BELLINA, B., et GLOVER, I. C., [2004], « The archaeology of early contacts with India and the Mediterranean world from the fourth century BC to the fourth century AD », in : Southeast Asia, From Prehistory to History, I. C Glover et P. Bellwood (eds.),  Abingdon, New York, Routledge Curzon Press, pp. 68-89.

BELLINA-PRYCE, B., et SILAKANTH, P., [2006], « Weaving cultural identites on trans-Asiatic networks : Upper Thai-Malay Peninsula – An early socio-political landscape », in : Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient, 93, pp. 257-293.

CASSON, L. (ed.), [1989], Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press.

FRANK, A. G. et GILLS, B. K. (eds.), [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge.

MAHDI, W., [1999], « Linguistic and philological data towards a chronology of Austronesian activity in India and Sri Lanka », in : Archaeology and Language IV. Language change and cultural transformation, R. Blench et M. Spriggs (eds.), London/New-York, Routledge, pp. 160-242.

RAY, H. P., [1994], The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish.

WENDRICH, W. Z., TOMBER, R. S., SIDEBOTHAM, S. E., HARRELL, J. A., CAPPERS, R. T. J., et BAGNALL, R. S., [2003], « Berenike Cross-roads: the Integration of Information », Journal of the Economic and Social History of the Orient, XLVI (1), pp. 46-87.

La théorie du système-monde appliquée à l’ensemble afro-eurasien (4e siècle av. J.-C. – 6e s. ap.)

Comme la Méditerranée, l’océan Indien s’est au fil des siècles constitué en un espace unifié et hiérarchisé par ses échanges. Fondés sur des données géographiques et historiques, ces échanges – maritimes et terrestres – ont été portés par des réseaux marchands, des réseaux politico-militaires et des réseaux d’information. L’ensemble de ces échanges a contribué à unifier un espace géographique qui déborde largement l’océan Indien puisqu’il va de la Chine à l’Europe et à l’Afrique, espace où les événements et les développements régionaux apparaissent interdépendants. La synchronisation que l’on observe entre les évolutions des différentes régions de l’Ancien Monde reliées par des échanges constitue un indice (non suffisant en lui-même) du caractère systémique de ces relations. Ce n’est pas seulement l’interconnexion ou la dimension des réseaux mais la régularité, l’intensité et la vitesse des échanges qui ont réalisé une progressive intégration des différentes régions, les constituant en système-monde.

Le concept de système-monde

Le concept de système-monde a été introduit par Wallerstein [1974] pour l’époque moderne. Parmi ses caractéristiques, Wallerstein souligne une accumulation incessante du capital, une division transrégionale du travail, des phénomènes croissants de dominance entre « cœur » et « périphérie », l’alternance – à l’intérieur du cœur – de périodes d’hégémonie exercée par une puissance avec des phases de rivalité entre plusieurs puissances, et l’existence de cycles. La division du travail implique l’instauration d’échanges inégaux où les centres du système, s’appuyant sur une mobilisation efficace de la force de travail, leur capacité à innover et leur puissance politico-militaire, produisent et vendent des produits manufacturés sur des marchés en établissant des situations plus ou moins monopolistiques. Les régions périphériques, au contraire, sont amenées à vendre pour l’essentiel des produits bruts et des esclaves sur des marchés concurrentiels. Intermédiaires entre centres et périphéries, des semi-périphéries mélangent des formes organisationnelles de ces deux extrémités de la hiérarchie du système.

Pour Frank et Gills [1993], ces caractéristiques sont en fait présentes depuis plusieurs milliers d’années dans un système-monde afro-eurasien occidental. Le rôle de l’accumulation du capital, du marché et de l’entreprise individuelle dans les sociétés anciennes a en outre – selon ces auteurs – été largement sous-estimé.

Les critiques

On peut cependant reprocher à Frank d’avoir cherché l’explication seulement au niveau de la totalité. L’évolution des différentes parties du système est en fait la résultante de l’articulation de dynamiques locales, régionales et globales. En outre, au-delà d’une domination économique, politique et idéologique, la relation cœur/périphérie peut s’accompagner de phénomènes de « co-évolution », et les périphéries ne sont jamais restées « passives »; certaines périphéries au moins montraient une réelle « capacité de négociation » avec les centres dominants, à laquelle Frank a prêté trop peu d’attention.

Je m’écarte par ailleurs de Wallerstein sur deux points au moins. Pour lui. « le soi-disant système monde [pré-moderne] » n’échangeait que des biens de luxe et non des produits de base, et par conséquent il ne pouvait connaître la « division axiale du travail » caractéristique du monde moderne. En réalité, des biens bruts font partie des échanges aux périodes anciennes. Les données archéologiques et les textes le montrent clairement pour le début de l’ère chrétienne. De plus, l’idée de Wallerstein selon laquelle les échanges de biens de luxe n’ont pas d’effets systémiques importants apparaît discutable. D’autres auteurs ont au contraire souligné les effets structurants de la circulation de biens de luxe du fait de l’accaparement de ces biens par les élites dominantes : tout changement dans leurs flux se répercute sur les hiérarchies politiques [Schneider, 1977]. Il est donc possible de considérer l’existence de systèmes-monde avant l’époque moderne, mais un système afro-eurasien ne se forme sans doute qu’au début de l’ère chrétienne.

La géographie du système-monde

Du 1er au 16e siècle, ce système-monde se structure autour de cinq « cœurs », parfois multicentrés :

(1) la Chine,

(2) l’Inde,

(3) l’Asie occidentale,

(4) l’Égypte,

(5) l’Europe méditerranéenne puis l’Europe du Nord-Ouest.

Géographie et réseaux d’échanges dessinent trois grandes aires au niveau des espaces maritimes : mer de Chine, océan Indien oriental et océan Indien occidental, ce dernier présentant une dichotomie entre golfe Persique et mer Rouge.

Dans la construction du système, il faut souligner le rôle crucial des villes, en particulier des métropoles, situées aux nœuds des réseaux, des métropoles qui dirigent la production et les échanges, selon une structure hiérarchisée. Les zones océaniques à l’intersection de deux sous-systèmes jouissent en outre d’une situation privilégiée, ainsi l’Asie du Sud-Est, l’Inde du Sud et Ceylan, en partie du fait du système des moussons. Le développement du commerce maritime repose pour une part sur les relations instituées entre côte et arrière-pays.

Les pulsations du système-monde

Depuis ses origines, le système-monde afro-eurasien s’est développé et restructuré tout au long d’une série de cycles économiques de plusieurs siècles, qui coïncident avec des évolutions politiques et religieuses, et souvent avec des cycles climatiques [Beaujard, 2009]. Jusqu’au 17e siècle, on peut distinguer quatre cycles sur une courbe à pente de plus en plus accentuée. Ils marquent une intégration progressive des différentes parties du système, avec une croissance générale de la démographie, de la production, du volume des échanges, et un développement urbain. Ces phénomènes sont accompagnés par des progrès techniques, et un investissement croissant en capital.

Chaque phase ascendante est accompagnée par des progrès de l’agriculture, des innovations techniques et une expansion des échanges. Les innovations idéologiques et institutionnelles jouent également un rôle crucial. Les phases de croissance voient la cristallisation de larges entités politiques – en Chine notamment, Chine qui a joué un rôle moteur dans le système, depuis sa formation –, qui dans un premier temps contribuent généralement à la croissance par leurs investissements ; puis on observe la désagrégation de ces entités politiques en période de repli global.

Les mécanismes des cycles

D’où viennent ces phases de repli ? Sans doute le cycle est-il inhérent à la structure même du système (fig. ci-dessous). Les causes en apparaissent multiples : contradictions internes aux états et aux sociétés, politique défavorable à la production et au commerce, luttes politiques… Plus généralement, l’accroissement de la complexité – économique et sociopolitique – s’accompagne d’un accroissement des coûts, et toute société ou tout ensemble de sociétés finissent par atteindre un seuil au-delà duquel les rendements marginaux de l’investissement diminuent [Tainter, 1988] ; la complexité devient alors moins attirante, et un processus de désintégration tend à s’engager ; une baisse du rendement des investissements et une perte de compétitivité susciteraient finalement un mouvement de décentralisation et de désagrégation. Les phénomènes de décentralisation du capital dans les systèmes mondiaux anciens et moderne joueraient un rôle important dans les déplacements des centres d’accumulation [Ekholm et Friedman, 1993] (on a  cependant peu de preuves de ce phénomène avant la période moderne, même si Friedman [2000] le met en évidence pour la Grèce au 4e siècle avant l’ère commune).  La diminution des ressources disponibles (bois, métaux…) est également responsable d’une augmentation des coûts et d’une baisse de l’investissement. Les États des cœurs ont en outre vainement empêché la diffusion de techniques qui fondaient pour une part leur position prééminente. Autre facteur de renversement du cycle, la croissance démographique qui accompagne les périodes de progrès économique finit par engendrer des problèmes environnementaux et des tensions sociales. La mise en contact de régions éloignées favorise en outre le déclenchement d’épidémies [McNeill, 1998]. De plus, les bouleversements écologiques et les cycles eux-mêmes sont corrélés à des changements climatiques pour une part initiés par des cycles solaires.

Dans les phases de récession, le système-monde ne disparaît pas mais passe par une restructuration des réseaux, ainsi que des États et des sociétés interconnectés. Au total, un jeu de forces combinées provoque ainsi une pulsation du système, le mouvement d’ensemble suivant une ligne ascendante.

Je vais tenter dans un prochain article de suivre le processus d’unification de l’océan Indien à la lumière de ces mécanismes, dans la phase de formation du système-monde et lors de son premier cycle, qui s’achève au 7e siècle.

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BEAUJARD, P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in  Histoire globale, mondialisations et capitalisme, P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (dirs.), Paris, Éditions La Découverte, pp. 82-148.

EKHOLM, K. et FRIEDMAN, J. [1993], « ‘Capital’ imperialism and exploitation in ancient World Systems », in The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, A.G. Frank et B.K. Gills (eds.), London, New York, Routledge, pp. 59-80 (et avant dans Review, 4(1), 1982, pp. 87-109).

FRIEDMAN, J. |2000], « Concretizing the continuity argument in global systems          analysis », in World System History. The social science of long-terme change, R.A. Denemark, J. Friedman, B.K. Gills et G. Modelski (eds.), London, New York, Routledge, pp. 133-152.

FRANK, A.G. et GILLS, B.K. (eds.) [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge, 320 p.

McNEILL, W.H. [1998], Plagues and Peoples, New York, Anchor Books Editions, 365 p. (1re éd. 1976).

SCHNEIDER, J. [1977], « Was there a pre-capitalist world-system? », Peasant Studies, 6(1), pp. 20-29.

TAINTER, J.A. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 250 p.

WALLERSTEIN, I [1974b, 1980, 1988], The Modern World-System, vol. 1 : Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century ; vol. 2 : Mercantilism and the Consolidation of the European World-Economy, 1600-1750 ; et vol. 3 : The Second Era of Great Expansion of the Capitalist World-Economy 1730-1840s, San Diego, New York, Boston, London, Sydney, Tokyo, Toronto, Academic Press.

Ce que l’Homme a fait de l’Australie

Dans son livre Australia’s Mammal Extinction [2006], le biologiste Chris Johnson se demande pourquoi, quand on énumère toutes les disparitions attestées d’espèces de mammifères survenues depuis deux siècles, près de la moitié ont pris place en Australie. Ce qui l’amène à remonter à l’arrivée des premiers hommes sur ce continent, attestée à partir de – 53 000. Cette irruption a-t-elle bien, comme on le suppose communément, provoqué l’extinction de la mégafaune ? D’où le surtitre : A 50 000 Year History.

Au fil d’une belle enquête mêlant histoire environnementale et archéologie, il en arrive à la conclusion que, oui, c’est bien l’homme qui est responsable de ces deux vagues d’extinction – et que, pire encore, il serait une des principales causes de l’aridification générale de l’Australie. Arguments à l’appui. Résumons…

Un écosystème de survie

L’Australie est, en termes de relief, le plus érodé de tous les continents. À l’exception d’une petite activité volcanique limitée au nord-ouest du pays, le processus d’orogenèse (création de montagnes) est arrêté depuis plusieurs centaines de millions d’années. C’est donc un pays déjà aride, soumis en sus à de fortes variations climatiques, que peuplent les marsupiaux et secondairement les monotrèmes (1). Dans cet environnement, la sélection naturelle opèrerait une élimination des mammifères placentaires, qui consomment davantage d’énergie pour la reproduction (2). Seuls les chauves-souris, présentes très tôt, puis les rats et souris, arrivés il y a 4 millions d’années, parviennent à se tailler une place dans cet écosystème de survie.

Les premiers hommes découvrent un continent couvert de steppe alternant avec des forêts fragiles, regroupées autour de grandes rivières. Johnson estime qu’ils exterminent en l’espace de quelques milliers d’années la mégafaune herbivore ayant survécu à l’aridification préalable du continent, ce qui aboutirait indirectement et plus progressivement à la disparition des grands carnivores marsupiaux.

Une biodiversité érodée

Le centre semble peuplé dès le début, puis abandonné pour quarante millénaires. Probablement la disparition des grands herbivores amène-t-elle la steppe à dévorer l’espace, en proie à des incendies naturels. Ceci parce que cette mégafaune aurait consommé à grande échelle et donc nettoyé tant les arbres (en anglais, l’auteur évoque les browsers, de grands kangourous de 3 mètres de haut consommant les feuillages) que les herbes (comme ce wombat géant, comparable à un tapir, rangé dans la catégorie des grazers), et jouait donc jusqu’à son annihilation le rôle de frein face aux incendies. Conséquence probable : la disparition des dernières forêts, suivie de l’asséchement définitif des grandes rivières du centre.

Progressivement s’impose aussi une nouvelle variable humaine dans ce milieu fragile, attestée à grande échelle au moins dès le 4e millénaire avant notre ère : la pratique répétée, par intervalles d’environ deux ans, du brûlis parcellaire, ce qui facilite la repousse des racines et plantes comestibles ainsi que la multiplication du petit gibier.

Au final règne une flore hégémonique, sélectionnée par et pour le feu : spinifex (Trioda) en guise d’herbe, végétal qui a besoin de brûler pour se disséminer ; eucalyptus pour arbre dominant, car celui-ci est, de tous les végétaux ligneux, le seul à résister sans mal aux incendies répétés (à condition, comme on l’a vu ces dernières années, que les feux n’atteignent pas des températures extrêmes liées à la combustion de broussailles poussant sans contrôle). La biodiversité s’érode, puis atteint un point d’équilibre.

Il y a 10 000 ans, le niveau des mers commence à remonter. Il va réduire d’un tiers la superficie du continent. Poussés par leur démographie et le manque de terres, des Aborigènes réinvestissent le centre et s’adaptent avec succès au désert.

À ce processus succède l’arrivée du dingo voici 4 000 ans. Issu des chiens domestiqués dans l’Asie du Sud-Est, l’animal fréquente les campements des chasseurs-cueilleurs. Ces derniers, s’ils ne s’en servent pas comme aide à la chasse ou gardien, le consomment, ce qui contrôle son expansion et atténue les effets de son introduction dans le milieu naturel.

Les extinctions se poursuivent, à un rythme ralenti. Ainsi les derniers grands carnivores marsupiaux, le loup de Tasmanie (thylacine) et le diable de Tasmanie, disparaissent du continent australien lors des dix derniers siècles – peut-être suite à une amélioration des techniques de chasse avec l’adoption du propulseur.

Un avenir compromis ?

L’irruption des Occidentaux, au début du 19e siècle, fait l’effet d’une boule de bowling dans un jeu de quilles : le génocide puis la destructuration des sociétés aborigènes met un terme à l’entretien du milieu végétal par brûlis. L’introduction de millions de vaches et de moutons, la dissémination des lapins et des crapauds canne, et surtout la multiplication de superprédateurs (chats et renards) précipite au bord de l’anéantissement plus de la moitié des espèces indigènes. Au final, les superprédateurs sont la cause la cause majeure du triste record australien du nombre d’espèces de mammifères éteintes ces deux derniers siècles. De rares opportunistes tirent néanmoins leur épingle du jeu, tel le grand kangourou roux qui échappe à une extinction programmée grâce à l’instauration de grands espaces libérés pour le bétail, jalonnés de points d’eau artificiels.

Aujourd’hui, l’Australie paye le prix fort de cette anthropisation forcée et largement involontaire : monstrueux incendies de forêts, assèchement par prélèvement d’eau de la dernière grande rivière, la Murray. Son débit a été divisé par dix en moins d’un siècle, ce qui provoque une salinisation rapide des terres arables qu’elle arrose. Quand on sait que sur ces terres est produite la moitié de la production agricole du pays…

Un retour aux pratiques de brûlis aborigènes a été opéré dans les réserves naturelles depuis vingt ans, dans l’espoir de restaurer l’équilibre qu’avaient atteint les Aborigènes et faute d’être en mesure, suite à un appauvrissement massif des biotopes, de revenir aux équilibres préludant à l’arrivée de l’homme. Mais la machine à appauvrir la biodiversité semble encore bien emballée.

En conclusion, au terme d’un ouvrage qui, s’il avance de nombreuses hypothèses, a le mérite de dresser un récapitulatif de toutes les thèses (peu connues hors de l’Australie) qui ont précédé les siennes, l’auteur avance quelques pistes pour l’avenir. Elles reposent pour l’essentiel sur une gestion plus fine des espèces animales par la mise en place de dispositifs d’autorégulation. Par exemple : favoriser l’expansion des dingos dont on sait qu’ils affectent peu la faune locale, mais exterminent férocement les prédateurs concurrents comme les renards et les chats.

Notes

(1) Monotrèmes, marsupiaux, placentaires sont les trois groupes composant la classe des mammifères (animaux allaitant leurs petits). Les monotrèmes, apparus voici au moins 120 millions d’années, sont caractérisés par la présence d’un bec et la faculté de pondre des œufs. Ils ne sont plus aujourd’hui présents qu’en Australie et Nouvelle-Guinée, avec les échidnés et l’ornithorynque. Les marsupiaux, dont la présence est attestée dans l’hémisphère Nord il y a 115 millions d’années, ont une gestation très courte et mènent à terme la croissance de leurs rejetons à l’abri d’une poche. À quelques exceptions près en Amérique du Sud, on ne trouve plus de marsupiaux qu’en Australie, où ils ont très longtemps dominé la faune sans partage, en Tasmanie, en Nouvelle-Guinée et jusqu’à Sulawesi (Indonésie). Le troisième groupe, le nôtre, celui des placentaires, semble nettement plus récent que les précédents. Il a aussi besoin de plus de nourriture pour mener à bien une longue gestation.

(2) Il est à noter aussi que le mode de locomotion des marsupiaux sauteurs, tels le kangourou, est un modèle d’économie. En sautant, les organes digestifs sont propulsés vers le haut et compressent la cage thoracique, ce qui dispense l’animal d’effort musculaire pour respirer.

JOHNSON C. [2006], Australia’s Mammal Extinction: A 50 000 Year History, Cambridge University Press.

Comment naissent les empires (suite)

Peter Turchin défend l’idée que la naissance des empires relève historiquement d’une opposition militaire récurrente entre populations nomades et sédentaires : c’est en tout cas ce que révèlerait l’analyse statistique qu’il a menée dans ses différents ouvrages (voir le papier de Jean-François Dortier, sur ce blog, la semaine dernière). Évidemment empruntée à Ibn Khaldoun [1997, chapitre 4], cette thèse souffre cependant de plusieurs défauts graves. Les données historiques, archéologiques et climatologiques infirment en effet, bien souvent, les positions de l’auteur.

C’est en particulier le cas de la Chine. Un spécialiste incontournable des Empires chinois, des sociétés « nomades » et de leurs rapports est Nicola di Cosmo [1999, 2002]. Une des thèses les plus intéressantes de Di Cosmo est celle d’une militarisation des sociétés des steppes, spécifiquement dans les moments de crise. Ces moments de crise sont toutefois très divers. Ils surviennent en période de croissance des Empires chinois, lorsque ceux-ci pénètrent les sociétés des steppes. C’est clairement ce qui survient pour la création de la confédération xiongnu (204-43 avant l’ère commune) : celle-ci se construit en réaction aux agressions menées par les États chinois des Royaumes Combattants puis par les Empires Qin et Han. Autre moment de crise : lors du repli du système-monde, lorsque se produit une phase de désagrégation politique en Chine, le repli des échanges incite les peuples des steppes à essayer de prendre par la force ce qu’ils ne peuvent plus acquérir par le commerce. Nous avons toute une série d’exemples d’empires en Asie centrale dans ces périodes « intermédiaires » : « Le premier Empire turc, celui des Oghuz (552-582), émerge à une période où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin, alors en repli, cherche à contourner par le nord l’obstacle perse. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique » [Beaujard, 2010, à paraître]. On a un exemple similaire, ensuite, avec l’Empire ouïgour (745-840 de l’ère commune).

Qu’en est-il de l’influence inverse, des sociétés de la steppe vers la construction des empires chinois ? La déclaration de principe de Turchin selon laquelle « sous la pression de la steppe, les agriculteurs chinois bâtirent un empire après l’autre » [2009, p. 200] ne tient pas à l’épreuve des faits historiques. Ni l’Empire des Qin, ni les Empires successifs des Han, des Tang et des Song ne se sont construits « sous la pression de la steppe ». Il écrit par ailleurs que « c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares, que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures ». Di Cosmo montre justement que c’est souvent l’inverse qui se produit. Les États (royaumes, puis empires), en Chine, se construisent par un contrôle des ressources agricoles et non agricoles (métaux, chevaux…), des hommes et du commerce à longue distance. Et c’est donc d’abord parce que les États chinois en compétition ont besoin de chevaux pour leurs armées qu’ils sont amenés à un contrôle croissant des steppes et de leurs populations. Il est donc plus convaincant de considérer le potentiel agricole de la Chine, pour expliquer la formation des empires, que d’en prêter l’origine à l’influence des nomades. Ce potentiel agricole est la source d’une croissance démographique qui, avec l’essor d’un commerce à longue distance et un effort de contrôle des ressources, sous-tend la constitution d’États dès la fin du 3e millénaire (royaume de Taosi, 2600-2000) et au début du 2e millénaire avant l’ère commune.

Il en est de même pour la formation des premiers États en Mésopotamie, et du premier empire dans cette région, celui de Sargon, ca. 2340 avant l’ère commune (ou ca. 2200 si on adopte la chronologie ultra-basse aujourd’hui favorisée par nombre d’auteurs). La définition lâche que donne Turchin d’un empire lui permet de parler d’empire en Mésopotamie en 3000 avant l’ère commune, une position historiquement peu défendable. Par ailleurs, l’archéologie a montré qu’il n’y a pas simplement opposition entre les sédentaires de la Chine et les nomades de l’Asie intérieure. Les espaces de cette Asie intérieure contiennent aussi des populations sédentaires qui sont incluses dans les « empires nomades » : les recherches archéologiques récentes révèlent que l’espace xiongnu ne comprend pas que des nomades, et que l’entité politique mise en place est plus fortement structurée qu’on ne le pensait. L’espace xiongnu montre l’articulation de nomades et d’agriculteurs, en contact avec des centres de commerce et d’artisanat [di Cosmo, 2002, p. 169 et suiv.]. Honeychurch et Amartuvshin [2006, pp. 262-268] soulignent que l’expérience des contacts à longue distance accumulée par les populations pastorales mobiles des steppes, impliquant des échanges avec des populations diverses, a constitué un atout important pour la construction d’un État.

Si Turchin, par ailleurs, souligne à juste titre que l’origine des crises se situe souvent dans une croissance excessive de la population par rapport aux ressources disponibles (thèse bien connue de Malthus), il est difficile de le suivre lorsqu’il affirme sans preuves (aucun travail scientifique n’est ici cité) qu’« il n’y a pas de corrélation entre les périodes de refroidissement et les périodes de trouble. Le plus souvent, les périodes de refroidissement ne coïncident pas avec des périodes de crise » [2009, pp. 207-208]. Aucune précision n’est ici apportée, le lecteur doit se contenter de ce « le plus souvent ». Les données historiques concernant le climat indiquent en fait précisément le contraire de ce qu’affirme Turchin. Dans le domaine économique, par ailleurs, Turchin en reste à des généralités ; on peut ainsi regretter que Tainter [1988] n’ait pas été discuté, mais simplement éliminé en deux lignes.

En résumé, si certains développements de l’ouvrage apparaissent intéressants – ainsi l’importance accordée aux frontières écologiques, aux cycles séculaires et « au rôle crucial de la cohésion sociale pour expliquer l’essor et l’effondrement des empires », l’ensemble se révèle finalement décevant. Étant par ailleurs trop liée à une étude de corrélations largement formelle et peu enracinée dans la littérature historique, l’explication n’emporte jamais un assentiment sans réserve.

BEAUJARD, P. [2010], Les Mondes de l’océan Indien, tome 1, à paraître.

COSMO, N. di [1999], «State formation and periodization in Inner Asian history », Journal of World History, 10(1), pp. 1-40.

COSMO, N. di [2002], Ancient China and its Enemies: The Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambrige University Press.

HONEYCHURCH, W., et AMARTUVSHIN, C. [2006], « States on horseback: the rise of Inner Asian confederations and empires », in Archaeology of Asia, M.T. Stark [ed.], Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing.

IBN KHALDOUN [1997], Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqadimma, Paris, Sindbad.

TAINTER, J. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press.

TURCHIN, P. [2009], “A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2.

Comment naissent les empires

Entre 2500 ans avant l’ère commune et 1800 après, l’histoire a vu défiler plus de 60 « méga-empires » : des mastodontes politiques qui ont contrôlé des territoires de plus de un million de km carrés (soit deux fois la France). Les premiers empires apparurent en Égypte (peut-être vers – 2700 avant l’ère commune) et en Mésopotamie (autour de  – 2300). Le Moyen-Orient vit ensuite défiler une quinzaine de structures impériales [1]. Un autre grand bassin de formation d’empires se situe en Asie : en Inde, en Chine, et dans les steppes d’Eurasie où fut constitué le plus grand empire de tous les temps : celui de Gengis Khan. Il y eut aussi des empires en Amérique (Maya, Aztèque, Inca), en Europe comme en Afrique. Quelles sont donc les forces mystérieuses qui poussent à la formation des empires ? Voilà une des grandes questions de l’histoire globale.

Peter Turchin pense avoir trouvé la réponse. Du moins, il estime avoir trouvé un facteur-clé qui expliquerait pourquoi des méga-empires se forment dans certaines régions du monde avec une belle régularité. Turchin est un professeur d’écologie évolutionniste (Université du Connecticut) reconverti dans la « cliométrie » : une application des modèles statistiques à l’histoire des populations, des guerres et des États. Depuis 2003, Turchin a publié quatre ouvrages sur la question [2]. En 2009, il s’est attaqué à un ambitieux projet qu’il nomme imperiogenesis, soit, en français, l’impériogenèse [3].

Le chercheur part tout d’abord d’un constat. Un des foyers les plus importants de formation des grands empires se situe en Asie, précisément dans le Nord de la Chine. Cette région a vu se succéder une quinzaine d’empires. En effet, ce que l’on nomme à tort « l’empire du Milieu » et qui aurait régné deux millénaires sur la région, recouvre en fait des phases successives d’unification impériale puis de désagrégation. À ces empires chinois successifs sont venus se superposer les empires des steppes : ceux des envahisseurs turcs et mongols qui ont mené des raids sur la région (et ont même pris plusieurs fois la tête de l’Empire chinois).

Pasteurs nomades contre agriculteurs

Le nord de la Chine est une zone de contact entre les pasteurs nomades venus des steppes arides et les sociétés agraires. Et cette région est justement une couveuse d’empires particulièrement féconde. D’où l’idée avancée par Turchin : la formation des méga-empires s’explique par les interactions conflictuelles entre pasteurs nomades et agriculteurs. C’est en menant des razzias et guerres de prédation sur ces zones que les nomades construisaient leurs propres empires. Et symétriquement, c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures.

La contiguïté des sociétés nomades prédatrices et des États agraires produit donc un processus « autocatalytique » qui exercerait une pression à la fois sur les sociétés nomades et les sociétés agraires, les poussant toutes deux à édifier des sociétés militarisées et conquérantes. Cette action réciproque produit ce que Turchin nomme des « empires-miroirs ». Voilà pour le modèle.

Des « empires de l’ombre » aux « empires miroirs »

La notion d’empire de l’ombre a été avancée par Thomas J. Barfield [4]. Cette formule vise à rendre compte de la formation des empires nomades. Les pasteurs  nomades ne disposent pas des bases économiques pour l’accumulation des biens et la formation d’un État. Ils tirent ainsi leurs ressources de la prédation des sociétés agricoles voisines. C’est donc à proximité des sociétés agraires,  en les vampirisant en quelque sorte, qu’ils peuvent constituer des grandes unités politiques. Ces empires nomades se constituent « à  l’ombre » des États agraires voisins.

Turchin y rajoute une seconde hypothèse. Les empires agraires eux-mêmes se sont constitués en réaction aux invasions barbares. C’est en s’alliant, ou en s’unissant sous la coupe d’un des leurs, que les royaumes agraires ont été contraints de se constituer en super-unités militaires : les empire agraires… Les unités politiques nomades (des tribus aux royaumes aux empires) et celles des sociétés agraires ont augmenté en taille par une réaction en chaîne : une boucle de feedback qui les fait se renforcer les unes les autres. D’où l’idée « d’empires miroir ».

Cartographie de l’impériogenèse

Si la théorie des « empires miroirs » est juste, elle devrait pouvoir se généraliser. Pour vérifier son hypothèse, Turchin a donc entrepris de constituer une vaste base de données de 60 « méga-empires ». L’échantillon porte sur des grands empires apparus dans l’histoire entre – 3000 et + 1800. L’échantillon se termine en 1800 pour exclure les impérialismes récents qui relèvent d’une logique différente. Sont également éliminés les empires maritimes (comme Athènes et Venise) qui sont de nature différente.

Une carte de répartition de ces empires fait surgir aussitôt une donnée-clé : l’immense majorité des empires sont situés à l’intérieur ou dans une zone proche de la ceinture aride qui va du Sahara au désert de Gobi. Ce constat est confirmé par l’étude statistique. Les exceptions concernent un empire du sud-est asiatique (l’Empire khmer), l’Empire inca, deux exceptions européennes (l’Empire romain, l’Empire carolingien) et quelques autres encore. La relation entre proximité des steppes et montée des méga-empires est affectée d’une corrélation statistique très forte. Cette corrélation est du reste confirmée par un autre facteur, l’évolution dans le temps. On constate une très brutale augmentation de la taille des empires entre – 800 et – 200, période que le philosophe allemand Karl Jaspers appelait « l’âge axial ». Or cette évolution est concomitante pour les empires nomades et les empires des sociétés agraires. Cette correspondance s’explique, selon Turchin, par le phénomène de feedback entre les deux types de société. A la montée en puissance des uns répond celle des autres.

Plusieurs études de cas viennent donner du crédit à ce modèle. L’Égypte, par exemple, semble bien confirmer le modèle : la formation de l’Empire égyptien, dans la haute région du Nil, s’est clairement marquée dans la confrontation entre les tribus nomades de pasteurs et les agriculteurs. D’autres exemples sont passés en revue : les neufs empires d’Asie du sud (Empires indiens et turcs), ceux du Moyen-Orient (durant l’âge axial), d’Europe de l’Est, ainsi que le cas de l’Empire indien des Comanches dans les plaines d’Amérique du Nord.

Pour une science des empires

L’auteur admet que ces études de cas ne constituent qu’un survol destiné à vérifier la robustesse de son modèle. Une investigation plus poussée supposerait un travail collaboratif : au passage, voilà une belle idée de travail collectif autour de l’histoire globale. En conclusion, l’auteur précise que son modèle de formation des empires n’est pas exclusif. D’autres voies possibles et d’autres mécanismes de gestation d’empires sont possibles. Un empire, admet Turchin, peut se former par la confrontation des royautés entre elles, sans qu’il y ait de confrontation avec des envahisseurs nomades. Cela peut se concevoir et relèverait de la même méthode : créer un modèle explicatif et vérifier expérimentalement, à partir du riche laboratoire de l’histoire universelle, la robustesse de l’hypothèse.

carte1

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Les couleurs indiquent les zones environnementales.

Vert foncé : Forêt pluviale tropicale ; Vert olive : Savane et forêt claire tropicales ; Orange jaune : Désert subtropical ; Orange foncé : Garrigue ; Jaune : Steppe et désert tempérés ; Vert clair : Forêt boréale ; Vert moyen : Forêt pluviale tempérée ou forêt caducifiée tempérée ; Bleu clair : Toundra ; Bleu foncé : Hauts plateaux.

Les noms correspondent à ceux des empires.

carte2

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[1] Il y eut les Empires assyrien et babylonien, hittite, perse (achéménide puis sassanide), les califats arabo-musulmans. L’Empire ottoman qui disparut en 1911 fut le dernier de la région. Si on excepte bien sûr les empires coloniaux français et britannique qui dominèrent la région ensuite.

[2] Secular Cycles (avec P. Nefedov), Princeton University Press (2009) ; War and Peace and War: The Life Cycles of Imperial Nations, Pi Press (2006); Historical Dynamics: Why States Rise and Fall, Princeton University (2003); Complex Population Dynamics: a Theoretical/Empirical Synthesis (2003).

[3] « A theory for formation of large empires » (http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf), Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, 2009, pp. 191-217.

[4] « The shadow empires: imperial state formation along the Chinese-Nomad frontier », Thomas J. Barfield, in Empires: Perspectives from archaeology and history, Susan E. Alcock (ed.), Cambridge University Press, 2001.