Le blog histoire globale : propos d’étape…

Une fois n’est pas coutume, nous ne mettons pas en ligne aujourd’hui de texte sur les pérégrinations globales de telle plante stimulante, sur les ambiguïtés de nos cartes du monde ou sur le commerce dans l’océan Indien au 12e siècle. Après six mois de fonctionnement quelque peu formel, voire par trop anonyme, nous avons souhaité faire le point sur ce qui a été fait dans ce blog, nos projets, nos interrogations…

 Depuis janvier 2010 nous avons publié tous les lundis un court texte qui explorait un thème, un problème, un auteur… De façon volontairement impressionniste, voire pointilliste, nous avons choisi un traitement très large, sinon éclectique, des sujets que l’histoire globale aborde aujourd’hui dans une littérature devenue foisonnante, y compris désormais en français. De ce fait, le lecteur fidèle (mais existe-t-il ?) aura pu s’étonner chaque lundi de découvrir un sujet bien peu attendu, voire quelque peu loufoque… Il aura pu aussi s’offusquer de ne pas voir de ligne éditoriale stricte quant au contenu, et encore moins de plateforme méthodologique claire et affirmée. Sans mésestimer les inconvénients entraînés par ces « manques » objectifs, il importe de souligner aujourd’hui que cette position est, pour le moment en tout cas, un véritable choix. Dire d’abord ce dont parle l’histoire globale, en donner la saveur au lecteur, en montrer les enjeux pour aujourd’hui, nous est apparu comme primordial. Par ailleurs un certain nombre de livres ou d’articles proposent des conceptions théoriques très affirmées de ce qu’est, ou devrait être, l’histoire globale. Nous y renvoyons volontiers le lecteur… Notre pari a été, dans un premier temps, plus de faire de l’histoire globale que d’en parler…

 Bien évidemment on nous accusera d’empirisme, de méconnaissance des postulats théoriques ou idéologiques qui peuvent contaminer nos papiers. Et de fait, les questions de méthode vont désormais occuper un espace plus grand dans nos colonnes, à partir de la rentrée, aux côtés de textes plus conformes à notre courte tradition. Le débat sur les méthodes est en effet incontournable, mais un positionnement strict en la matière de l’équipe rédigeant ce blog serait sans doute contre-productif : nous ne sommes pas très nombreux et de fait bien différents. L’œcuménisme est plus que jamais de mise…

 En revanche, et même si nos lecteurs ont été quelques-uns à réagir sur tel ou tel billet publié, nous souhaiterions aujourd’hui dialoguer davantage avec eux. D’abord pour savoir un peu mieux ce qu’ils désirent et attendent de ce blog qu’ils consultent plus ou moins régulièrement. N’hésitez pas à vous manifester. En particulier, la question que nous nous posons est de savoir si, aux côtés des textes traditionnels, il serait intéressant de faire régulièrement le point sur les publications, colloques, manifestations liés à la discipline de l’histoire globale. Dans l’immédiat, nous nous proposons d’entamer, dès le début septembre, une chronique mensuelle sur l’agenda de ces manifestations. Sous la responsabilité de Laurent Berger, cet agenda pourrait aussi être nourri des informations données par nos lecteurs…

 En attendant, l’équipe animant ce blog va prendre quelques vacances. Mais nous n’allons pas laisser s’installer un grand silence… Durant l’été nous allons continuer de publier mais, cette fois, des textes déjà parus ailleurs, électroniquement ou sur papier. La revue Sciences humaines, qui nous a prêté une partie de sa logistique et sans qui, de fait, ce blog serait quasiment impossible, nous fournira quelques textes parmi les meilleurs de ses publications récentes. En attendant, nous vous souhaitons de découvrir un peu le monde cet été au cours de vos pérégrinations : c’est là le meilleur des prétextes pour continuer à « faire » de l’histoire globale.

 Pour l’équipe d’animation du blog : Philippe Beaujard, Laurent Berger, Christian Grataloup, Philippe Norel, Laurent Testot.

Kamikaze… Histoire d’un mot

Né dans le Japon du 13e siècle pour nommer les vents qui auraient sauvé l’archipel des invasions mongoles, le terme kamikaze s’est globalisé. Après avoir qualifié les pilotes militaires japonais entraînés à se sacrifier pour détruire leur cible, il sert aujourd’hui à désigner les auteurs d’attentats suicide. Retracer l’histoire de ce mot permet de tordre le cou à quelques stéréotypes…

Les vents divins ont-ils sauvé le Japon des Mongols ?

Kamikaze est un terme japonais, forgé sur 神 kami, divinité, et 風 kaze, vent : « Vents divins ». On le voit émerger au 13e siècle. Ouvrez un classique manuel d’histoire du Japon : vous y trouverez le récit des invasions que tenta, en 1274 et 1281, le grand khân mongol Kubilaï, empereur de Chine. Pour envahir l’archipel nippon, raconte-t-on, il envoya successivement deux armadas, qui auraient été « providentiellement » détruites par des typhons, ces fameux kamikaze.

Les effectifs supposés des deux flottes mongoles ont longtemps impressionné : 45 000 marins et soldats pour la première ; 150 000 pour la seconde ! À titre de comparaison, le débarquement en Normandie de 1944 mobilisa 166 000 hommes sur une traversée maritime dix fois moindre, et avec des moyens technologiques incomparablement supérieurs. Quant à l’Invincible Armada espagnole, au 17e siècle, elle comptait 27 800 soldats et marins !

Cette vulgate d’une flotte colossale providentiellement détruite par les éléments déchaînés a longtemps fait office d’histoire officielle, jusqu’à ce que certains chercheurs américains et japonais l’examinent de plus près. Et surprise : selon l’historien américain Thomas D. Conlan [2001], par exemple, les chiffres des armées engagées auraient été démesurément amplifiés. Mais il y a pire ! Il semble qu’il n’y ait même pas eu de typhon. Surpris par le savoir-faire militaire des samurai, les généraux mongols auraient simplement prétexté avoir essuyé de formidables tempêtes pour justifier leurs retraites.

Du côté japonais, deux facteurs auraient joué pour expliquer les distorsions de l’histoire :

• Les prêtres des différentes écoles bouddhistes, rétribués par le pouvoir, avaient entrepris de somptueuses prières pour demander aux dieux leur intercession. Il leur fallait prouver que leur magie était efficace. Ils annexèrent alors le thème des typhons pour s’attribuer le mérite de victoires « miraculeuses ».

• Il était coutumier de multiplier par 10 les effectifs d’une armée, pour des raisons de prestige. C’est ainsi qu’un chroniqueur de l’époque, voyant défiler devant lui une armée censée comprendre 10 000 cavaliers, les fit dénombrer un à un par ses serviteurs. Ils comptèrent exactement 1 080 combattants.

Les samurai, efficacement mobilisés par le régime shogunal, décrivirent leurs faits d’armes par le menu afin d’être rémunérés par leurs supérieurs ou pour remercier les dieux. En analysant les comptes rendus rédigés par ces guerriers qui eurent à combattre les Mongols, Conlan estime que les armées japonaise et mongole alignaient au mieux de 5 à 10 000 hommes chacune. Il signale en sus qu’aucun de ces parchemins ne mentionne de typhon.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, lors de la restauration du pouvoir impérial de l’ère Meiji, le Japon se dota d’une histoire à visées nationalistes inspirées des récits étatiques élaborés en Europe. Le mythe des vents divins kamikaze reprit force à ce moment-là.

Pilotes suicidaires ou élite sacrifiée ?

Le Japon, entré à partir de 1854 dans la modernité sous la menace des canons états-uniens, devait chercher à prouver qu’il pouvait égaler l’Occident sur tous les plans, notamment en matière militaire et coloniale. La suite est connue. Après la Corée en 1910, la Mandchourie en 1931, la Chine en 1937, les débuts de la Seconde Guerre mondiale lui permirent de s’emparer des Philippines, de l’Indonésie, de la Malaisie, de l’Indochine française, de la Birmanie, de la Thaïlande et d’une partie de l’Océanie…

Après cette expansion foudroyante, les revers militaires essuyés dans le Pacifique face aux flottes américaines contraignirent les forces japonaises au repli. C’est sur la fin du conflit, alors que l’archipel nippon se retrouvait à portée des porte-avions américains, que furent formées les unités kamikaze. Après un premier succès dû à l’effet de surprise, la supériorité des avions états-uniens sur la chasse japonaise les autorisa rapidement à contenir les assauts des pilotes suicide. L’efficacité militaire de cette tactique resta très limitée, comme le démontre notamment Maurice Pinguet [1991].

Alors qu’en Occident les kamikaze sont présentés comme l’archétype du fanatisme, ils incarnent toujours un idéal patriotique au Japon. « Nous étions des soldats, pas des terroristes. » C’est en ces termes que le gouvernement japonais s’est ému d’entendre qualifier massivement de kamikaze les acteurs du 11-septembre. De simples soldats ? L’anthropologue japonaise Emiko Ohnuki-Tierney [2006] s’est penchée sur les écrits des tokkôtai (terme officiel employé par l’historiographie japonaise). Citant et commentant des passages des journaux intimes et correspondances de ces militaires particuliers, elle révèle qu’ils étaient, pour les trois quarts d’entre eux, des étudiants âgés de 16 à 20 ans, issus des meilleures universités. Le gouvernement militaire les força à passer leurs diplômes avant le terme de leurs études afin de les enrôler. Beaucoup avaient vécu au contact intime des pensées occidentales ! L’entrée aux grandes écoles, qu’ils avaient réussie, impliquait la maîtrise du latin et de deux langues étrangères vivantes. L’étude de leurs écrits montre que ce n’est pas l’idéologie gouvernementale du néoconfucianisme qui structurait leurs pensées. Ils citaient en détail des milliers d’ouvrages de penseurs occidentaux ! Philosophie, littérature, histoire… Ils avaient tout lu, de Platon à Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Friedriech Nietzsche à Sören Kierkegaard…

Familiers de ces auteurs, ils connaissaient donc des concepts comme le libre arbitre, le choix individuel. Pourquoi ces jeunes gens acceptèrent-ils leur mort programmée ? « Ils vivaient dans une période où les opposants politiques étaient emprisonnés et torturés à mort, répond Ohnuki-Tierney [entretien avec l’auteur]. Il est déjà stupéfiant de lire ces carnets emplis de doutes sur la légitimité du gouvernement. Ces adolescents spéculaient sur les droits de l’homme, la liberté, etc. Le plus impressionnant reste qu’ils se sont tous confrontés à la question du sens à donner à leur existence. Ils savaient la défaite certaine, mais ils étaient idéalistes. Ils estimaient que le Japon comme l’Occident étaient corrompus par le matérialisme, l’égoïsme, le capitalisme, la modernité. Ils étaient en quête d’un nouveau Japon, qui devait renaître des cendres de sa destruction, et ils acceptèrent leur mort comme pouvant permettre cette renaissance. L’un d’entre eux, Hayashi Tadao, écrivit ainsi que “mourir aujourd’hui est une obligation imposée par l’Histoire”. »

Et Ohnuki-Tierney de conclure : « De son côté, l’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations kamikaze au moment même où la défaite était devenue inéluctable. »

Les tokkôtai étaient fondamentalement différents des kamikaze contemporains : « Membres des forces armées d’un État-nation en guerre, leur engagement n’était pas de l’ordre de la démarche volontaire. Leurs cibles étaient exclusivement militaires. » Si analogie on peut faire, estime-t-elle, « elle est avec ces soldats de la Première Guerre mondiale que l’on obligea à charger l’ennemi dans ses tranchées sous un déluge de feu, vers une mort quasi certaine. »

Par une curieuse ironie de l’histoire, ce terme de kamikaze a subi un processus similaire à celui de harakiri (« couper ventre », méthode de suicide traditionnelle des samurai). Dans les deux cas, ayant le choix entre deux façons distinctes de prononcer une combinaison d’idéogrammes, un Japonais choisirait de dire shinpû plutôt que kamikaze, et harakiri serait seppuku. Le nom officiel des kamikaze au sein de la Marine impériale japonaise était d’ailleurs shinpû tokubetsu kôgeki tai, « unités d’attaques spéciales vent divin » (dont tokkôtai est une abréviation). Issus de prononciations erronées de traducteurs occidentaux, les termes kamikaze et harakiri se généralisèrent dans le monde entier…

Les bombes humaines, une spécialité islamiste ?

« Entre 1947 et 1954, le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient se trouva en présence d’unités de l’armée régulière du Viêt-minh qui préparaient l’attaque principale en se jetant délibérément sur les obstacles construits pour la défense. Pour dégager la voie à travers les réseaux de barbelés, ils faisaient sauter des explosifs (…) qu’ils portaient sur eux-mêmes. On les nomma “volontaires de la mort” », rapporte François Géré [2003]. L’historien souligne que le thème du combattant suicide n’est pas une nouveauté : des Assassins ismaélites aux 12e-13e siècles aux indépendantistes Tchétchènes d’aujourd’hui, en passant par les brigades iraniennes Bassidje d’adolescents martyrs utilisés pour déminer le terrain face aux armées irakiennes ou les nihilistes russes du 19e siècle… La liste du recours au suicide comme arme est sans fin, et elle ne connaît pas de frontières, qu’elles soient culturelles, religieuses ou sociales.

Le terme kamikaze a connu sa véritable mondialisation à partir des attentats du 11-septembre, comme le rappelle la revue Cultures & Conflits dans l’éditorial de son numéro 63 consacré à la « Mort volontaire combattante » [http://conflits.revues.org/index2086.html]. Ce texte souligne que l’usage contemporain du terme kamikaze en fait un synonyme de « fou fanatique », annonce que l’intention du dossier est justement de lui substituer des appellations moins ambiguës… Et paradoxalement recourt au néologisme « kamikazat », alors que ce terme de kamikaze resurgit dans tous les articles de ce dossier. Ces occurrences multiples montrent bien que le mot est devenu incontournable. Fort intéressant, ce numéro permet de faire l’archéologie « religieuse » des « islamokamikaze » à travers plusieurs articles, et étend son analyse à d’autres exemples, notamment les Sikhs.

Pour qu’il y ait des kamikaze, estime le sociologue Farhad Khosrokhavar [2002], il faut une organisation qui va superviser des gens prêts à se sacrifier pour tenter d’inverser un rapport de force très largement défavorable, le tout en sacralisant une cause qui peut être nationale, comme chez les Tigres tamouls, ou religieuse… « Si l’islam joue aujourd’hui ce rôle, la raison est à chercher dans ce que vivent les sociétés musulmanes. Les problèmes du Cachemire, de la Palestine, de l’Irak, hier de la Bosnie…, ce cumul d’événements explique que l’attentat suicide soit devenu principalement musulman, estime-t-il [entretien avec l’auteur]. Le sentiment d’être soumis à une répression sans fin, une situation sans issue, est souvent primordial. Dans une société réduite au désespoir, l’exercice de la mort sacrée peut contribuer à remettre en cause le statut de dominé, particulièrement dans un monde soumis au règne des médias globalisés. La personne qui tente un attentat suicide dans le cadre d’Al-Qaida va faire la une des journaux, et acquérir une dimension héroïque. Cette promotion de soi se nourrit de la perception qu’il n’y a pas d’autre issue digne, que l’on ne résoudra pas ces problèmes par des moyens classiques, politiques, sociaux ou non violents. »

Nous voici arrivés au dernier ingrédient propre à attiser l’incendie terroriste : la théâtralisation. L’attentat suicide, explique ainsi Mark Juergensmeyer [2003], n’a généralement pas d’efficacité matérielle. Il reflète une lutte qui se joue dans l’imaginaire. La mort en direct frappe aujourd’hui d’inquiétude des gens qui n’auraient aucune raison de s’angoisser sans ces messages relayés par la télévision ou Internet. De là à conclure que l’hyperdéveloppement médiatique à l’échelle mondiale aurait pour corollaire une contagion, dont l’extension nouvelle du domaine sémantique du terme kamikaze témoignerait à sa façon…

CONLAN Thomas D. [2001], In Little Need of Divine Intervention: Takezaki Suenaga’s scrolls of the Mongol invasions of Japan, Cornell University.

PINGUET Maurice [1991], La Mort volontaire au Japon, Gallimard.

OHNUKI-TIERNEY Emiko [2006], Kamikaze Diaries: Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press.

GÉRÉ François [2003], Les Volontaires de la mort. L’arme du suicide, Bayard.

KHOSROKHAVAR Farhad [2002], Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Flammarion.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs et musulmans, ils revendiquent la violence, traduit de l’anglais par Nedad Savic, Autrement.

L’amertume du goût sucré de la mondialisation

Café, thé ou chocolat ? Avec ou sans sucre ? Beurre ou confiture ? Chaque matin, pense-t-on en prenant son petit déjeuner qu’on accomplit une activité éminemment mondiale ? C’est au 18e siècle, dans les classes dirigeantes de l’Europe occidentale, que se formalise ce premier repas de la journée sous les formes canoniques que nous lui connaissons, celles du continental breakfast de tous les hôtels du monde. Le café est une plante domestiquée en Éthiopie et au Yémen. Le cocoal, qui a donné cacao et chocolat, est un mot nahuatl, la langue des Aztèques ; le chocolat est américain. L’arbuste du thé, le Camelia sinensis, est, comme son nom l’indique, chinois. Afrique, Amérique, Asie : trois parties du monde différentes pour fournir la matière première aux boissons dopantes que les Européens ont choisies, il y a moins de trois siècles, pour rompre le jeune nocturne (ce que signifie littéralement « dé-jeuner »). Dans tous les cas, la contribution européenne à l’élaboration de ces trois breuvages a été d’y adjoindre du sucre, ce que les Amérindiens ne pouvaient pas faire ou ce que les Chinois se gardaient bien de faire. Tous ces produits, qu’on appelait naguère sans état d’âme « coloniaux », viennent de régions tropicales ou subtropicales. En d’autres termes, ils ne peuvent pousser en Europe, en tout cas jusqu’à la mise au point du sucre de betterave.

Le sucre n’est pas consommé qu’en début de journée. Nous savons bien, aujourd’hui, dans les sociétés anciennement développées, comme dans les pays qui s’enrichissent rapidement, que nous en mangeons ou buvons beaucoup trop. L’abus de sucre, en regard des efforts physiques fournis, est le principal facteur d’obésité. Ce n’est pas encore le cas d’une grande partie de l’humanité pour qui un soda est un luxe rare, voire impensable ; ce n’a surtout pas été le cas de pratiquement toutes les sociétés avant le 19e siècle. Or le sucre n’est pas qu’une source de plaisir, il comble des besoins physiologiques. Il peut aussi représenter une source de calories immédiatement mobilisables, comme le savent tous les pratiquants d’un sport nécessitant des efforts prolongés. Ainsi, le sucre fut longtemps ardemment désiré. Or, si rien ne nous semble plus banal qu’un morceau de sucre blanc aujourd’hui, longtemps ce ne fut pas le cas. Rares étaient les produits fortement sucrés, le miel essentiellement et, pour certaines régions du monde, le suc d’érable. On ne pouvait conserver certains fruits qu’en les faisant sécher (dattes, figues, raisins…). Toutes les consommations restaient donc très modestes. Donc, à la différence de l’excès contemporain, un manque évident de sucre pour la plupart des sociétés historiques.

Le tour du Monde de la canne

Jusqu’au 19e siècle, on n’a connu qu’une seule façon de produire du sucre, en concentrant celui contenu dans la canne, justement dite « à sucre ». Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est (les Papous cultivaient également une canne à sel) a très tôt été domestiquée. Mais c’est au cours du 1er millénaire avant notre ère qu’en Inde on dépasse sa simple consommation immédiate pour en extraire le sucre. C’est une révolution : on obtient un produit qui, gardé au sec, peut se conserver quasi éternellement. Il a même la propriété de pouvoir conserver d’autres produits (fruits confits, confitures). L’humanité est redevable à l’Inde à la fois de la production du sucre et de son utilisation (pâtisserie, confiseries…). Les soldats d’Alexandre y découvrent ce « roseau qui donne du miel ».

C’est aussi en Inde que fut mis au point le complexe de production qu’on appela « plantation », c’est-à-dire une exploitation de grande taille à main-d’œuvre esclave. Ce procédé se diffusa en Iran et en Irak, de là en Égypte puis au Maroc. Dans le monde romain, le sucre n’est pas inconnu, mais c’est un bien qui vient de loin, aussi rare et cher que la soie. Ce sera une épice jusqu’au 17e siècle, c’est-à-dire un produit relevant plus de la pharmacopée que de l’alimentation. En effet, les Européens ont un gros problème : la canne ne peut pas ou guère pousser au nord de la Méditerranée. Cette herbacée a un cycle de vie de quinze à dix-huit mois, sans compter les rejets. Mais elle ne supporte pas un hiver un peu froid. En dehors de quelques îles méditerranéennes, de la huerta de Valence ou de la plaine de Séville, sa culture est impossible.

Or, avec les Croisades et le commerce italien, les très riches Européens ont pris goût au sucre. Que ce soit comme remède ou comme aliment ostentatoire, grande noblesse et haute bourgeoisie dépensent des sommes considérables pour acquérir du sucre. Pouvoir cultiver la canne devient donc, à la fin du Moyen Âge, un enjeu géopolitique essentiel. C’est l’une des principales motivations de la conquête de la Macaronésie : Madère, Açores, Canaries. C’est surtout Madère, dont le climat convient bien à la canne, qui devient le premier lieu européen de culture de « l’or vert » au 15e siècle.

Après l’or, le sucre est l’une des principales motivations des voyages lointains des Ibériques. Dès son deuxième voyage, Colomb emporte dans les cales de ses caravelles des plans de canne. Il s’avère très vite que l’Amérique tropicale se prête fort bien à cette culture. On a là une clef essentielle de l’expansion européenne outre-Atlantique. Toutes les puissances maritimes de l’Europe occidentale se sont efforcées d’arracher aux Portugais ou aux Espagnols des portions de littoraux ou des îles au climat chaud et humide. Au 16e siècle, c’est le Nordeste brésilien qui connaît une première diffusion des plantations sucrières (cf. carte). C’est en effet la côte de l’Amérique tropicale la plus facile d’accès à partir de l’Europe, grâce aux vents et aux courants de l’Atlantique. Puis à partir du 17e siècle, les Antilles sont progressivement transformées en plantations du sud-est (Curaçao) au nord-ouest (Cuba). À partir du 18e siècle, le modèle de l’île à sucre se diffuse dans l’océan indien. Au 19e siècle il gagne le Pacifique.

Grâce à cette diffusion dans toute la zone intertropicale aisément accessible par mer, la consommation de sucre, en Europe d’abord, puis dans le reste du monde, a pris le caractère massif que nous lui connaissons. Au début du 19e siècle, dans le contexte du blocus continental, la betterave sucrière permet l’une des plus célèbres « substituabilités » de l’histoire économique mondiale. Le petit déjeuner, le dessert, les confiseries sont devenus des pratiques largement partagées dans toutes les classes sociales européennes, puis mondiales.

Une marque profonde sur l’espace mondial

Cette histoire n’est pas qu’une question de pratique culinaire ou d’équilibre alimentaire. Le Monde serait bien différent sans la diffusion massive de la plantation sucrière. D’abord, avec d’autres cultures certes, en particulier le coton, la plantation de canne à sucre permet de comprendre pourquoi les Européens, jusqu’au milieu du 19e siècle et la seconde colonisation, se sont essentiellement intéressés à la zone intertropicale. En dehors des régions productrices de métaux précieux, les parties tempérées du monde ne pouvaient produire que des biens qu’on trouvait déjà en Europe, donc qui ne supportaient pas l’énorme coût du voyage. Le sucre fut longtemps, pour les armateurs plus que pour les planteurs, une affaire juteuse. Les patrimoines urbains de Bordeaux, Nantes ou Bristol en témoignent aujourd’hui.

Or la diffusion de cette culture se fit sous forme de la plantation esclavagiste. Les Européens n’en furent pas les inventeurs, cela remonte à l’Inde ancienne, et ce sont les Arabes qui la transmirent à l’Europe. Cette pratique a induit le recours massif à l’esclavage des Noirs, avec des pratiques qui comptent parmi les plus horribles de l’histoire de l’exploitation d’êtres humains par d’autres hommes. Les Européens n’ont pas non plus inventé la traite négrière, mais ils lui ont donné une ampleur considérable sous sa forme transatlantique. De l’histoire du sucre découle donc le peuplement afro-américain.

La plantation est une structure géoéconomique totalement extravertie. Privée de son marché, une région sucrière est réduite au marasme. C’est ce que montre la triste histoire d’Haïti au 19e siècle. La culture de la canne fut donc doublement facteur de sous-développement dans les régions intertropicales, en particulier de part et d’autre de l’Atlantique : en pratiquant une saignée démographique en Afrique noire, tout en désorganisant les sociétés locales, mais aussi en imposant une économie totalement dépendante du marché de l’Atlantique tempéré dans les régions tropicales d’Amérique, puis d’ailleurs.

Il y a tout un débat sur le caractère inévitable du mode d’exploitation particulièrement féroce qu’a représenté la plantation. On a longtemps écrit que la nécessité de traiter les cannes très vite et la contrainte lourde de l’investissement du moulin induisaient la grande exploitation esclavagiste. Récemment Pierre Dockès (2009) a développé l’idée que l’économie de plantation, qu’il qualifie de « paradigme productif », n’était pas inévitable mais a représenté une forme historique particulièrement efficace d’exploitation, permettant de concentrer des richesses en Europe.

En ce sens, la plantation sucrière a doublement contribué à la Révolution industrielle. D’abord par l’enrichissement qu’elle a rendu possible dans certaines régions de l’Ouest européen. Ensuite en proposant un modèle d’organisation qui préfigure celui de l’usine du 19e siècle (idée particulièrement développée par Sidney Mintz). Le Monde aurait donc été profondément différent sans le goût, bien amer, du sucre.

carte grataloup 3

source : Géohistoire de la mondialisation Armand Colin (collection U), 2006, cartographie de Jean-Pierre Magnier.

Pierre Dockès, 2009, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Descartes & Cie.

Sidney Mintz, 1986, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, Penguin Books.

Olivier Pétré-Grenouilleau, 2004, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard.

Un marchand de longue distance, dans l’océan Indien, au 12e siècle

C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.

Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.

Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.

Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.

Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…

La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…

GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.

Jack Goody et le miracle eurasien

Jack Goody est un anthropologue mondialement reconnu qui a consacré une part importante de son œuvre à mettre en cause l’eurocentrisme spontané de nombre de nos représentations. Dans son dernier ouvrage, The Eurasian Miracle, il s’élève contre la tendance des sciences sociales à imputer l’émergence du capitalisme, en Occident, à des qualités purement intrinsèques à l’Europe. Constatant, au contraire, la similitude de bien des traits de civilisation (grande cuisine au service ritualisé, art de cultiver et d’assembler les fleurs, art des jardins…) d’un bout à l’autre du continent eurasien, il développe l’idée d’un miracle commun à l’Europe et à l’Asie, à l’âge du bronze, suivi d’alternances dans l’avance technique et organisationnelle entre l’Est et l’Ouest, soit depuis environ trois millénaires. Ce faisant, il rompt avec l’eurocentrisme habituel tout en expliquant partiellement, à la fois l’essor de l’Occident à partir du 16e siècle et le retour en puissance de l’Asie orientale aujourd’hui. En revanche, il sépare clairement l’Afrique, son terrain de travail, de cet ensemble…

Au cœur de sa démonstration se trouve d’abord une réfutation en règle de tous les traits supposés spécifiques à l’Europe. Ainsi l’idée que les Européens auraient construit le capitalisme grâce à leur système de mariage tardif suivi d’une certaine retenue en matière de procréation alors que le mariage précoce chinois aurait amené cette société à faire trop d’enfants, donc à moins accumuler de façon individuelle, ne résiste pas à l’analyse. Le mariage précoce était compensé en Chine par bien des pratiques de restriction de la procréation à l’intérieur du mariage. De même l’idée que le système indien des castes conduirait à une société beaucoup plus figée qu’en Europe paraît exagérée : le Moyen Âge européen poussait à la pratique du mariage à l’intérieur de sa classe sociale et cette pratique, certes non obligatoire, contrairement à l’Inde, ne semble pas avoir eu des conséquences économiques très différentes sur la longue durée.

Les tenants du « miracle européen », dans leur recherche des causes de ce dernier, effectuent un plaidoyer pro domo qui tend à surestimer à la fois le caractère unique de l’Occident et l’importance du supposé miracle. Prisonniers de cette idée d’unicité, ils réduisent toute comparaison entre civilisations à la révélation des points faibles des sociétés non européennes. Obnubilés par l’importance de l’essor occidental ils tendent à en chercher le véritable point de départ à peu près à toutes les époques, cernant ainsi autant de spécificités européennes supposées… Ce faisant, ils s’avèrent incapables, à la fois de mettre en exergue les qualités et les forces de la non-Europe et d’y voir certains germes du capitalisme. Ils sont alors surtout inaptes à imaginer que l’Europe ait pu engendrer le capitalisme moderne dans une interaction avec le reste du continent eurasien. En particulier, Goody récuse l’idée que, parce qu’elle était prise dans des relations de production très différentes du salariat, l’Asie aurait été empêchée de développer une production tendant vers le modèle industriel : il montre au contraire que le tissage se réalisait, par exemple au Bengale au début du 18e siècle, dans le cadre d’un putting out system (avec avances par le marchand en cash et pas en matières premières) ; il montre également que le système des castes n’empêchait pas l’expansion d’activités entrepreneuriales fondées à la fois sur les liens de la caste et de la parenté et pouvant déboucher sur de véritables manufactures comme les fabriques de vêtements, les karkhanas, de l’époque moghole.

C’est justement sur l’invocation des groupes larges de parenté comme frein au développement en Asie que Goody concentre sa critique. Il montre ainsi que l’essentiel des stratégies concernant l’héritage s’y réalisent, la plupart du temps, au niveau du groupe domestique et non dans le cadre du lignage ou du clan. Parallèlement, dans tout l’espace eurasien, ce seraient les familles nucléaires qui constitueraient les unités de production comme de reproduction et les fonctions exercées par les groupes plus larges de parenté seraient peu à peu dévolues à l’État ou aux institutions religieuses. Dans ces conditions, l’individualisme n’a pas de raison de constituer un phénomène d’abord européen. Goody constate que « l’individualisme économique, l’entrepreneuriat, caractérise les marchands de façon universelle » [2010, p. 29] et que, si on l’associe à la démocratie, celle-ci surgit ailleurs qu’en Europe, sous des formes parfois très diverses et bien antérieures à son essor, en Angleterre et en France, aux 17e et 18e siècleS. Quant aux thèses qui l’associent au christianisme, elles sont battues en brèche par maints anthropologues orientaux : Goody cite en particulier les études d’Ikegami qui montrent la montée de l’assertion de soi dans la culture des samourai et l’apparition de « l’individualisme de l’honneur » comme une éthique de la concentration sur des objectifs à long terme et la prise de risque personnelle en vue du changement social.

Fondamentalement, Goody considère que l’âge du bronze a créé une grande similitude entre l’Europe et l’Asie, notamment en matière d’urbanisation, suivant en cela le concept de révolution urbaine proposé par Childe pour caractériser cette période. En opposition aux thèses de Marx ou de Weber qui ont considéré la ville européenne, notamment au Moyen Âge, comme plus autonome, Goody montre que le creuset urbain commun aux deux parties de l’Eurasie se caractérisait comme le lieu par excellence des échanges, de la production, de l’emploi spécialisé, de la culture écrite et de l’éducation… Et si la ville disparaît en Occident avec l’effondrement des empires, ce n’est pas pour renaître sous une forme plus dynamique à partir du 11e siècle : partout ailleurs les villes issues de l’âge du bronze se sont maintenues et ont pérennisé, souvent avec magnificence, les activités propres au capital marchand. Que l’on relise les pages de Marco Polo visitant avec stupéfaction la ville de Hangzhou qui, à ses yeux d’homme du 13e siècle, surpassait largement Venise ou ses épigones, par la densité de son commerce et sa richesse… De ce point de vue, et contrairement à la vulgate marxiste, on peut sans doute considérer le féodalisme comme une régression majeure de l’Europe.

Mais la différenciation sociale serait aussi un trait partagé dans toute l’Eurasie. Dans cet espace, l’utilisation de l’araire a sans doute motivé certains à détenir davantage de terres cultivables, déterminant ainsi une cristallisation des classes sociales sur une base économique. Au contraire, en Afrique, l’usage de la houe n’aurait permis aucune réelle différenciation autre que politique. Ce contraste serait à l’origine de traits culturels comme la grande cuisine ou l’art floral, dans les seules sociétés eurasiennes, dans la mesure où ces techniques viennent marquer précisément la différence de classe. Le mariage, plutôt endogamique en Eurasie, exogamique en Afrique, serait aussi lié, dans ses formes, à cette présence ou absence de différenciation sociale fondée sur le revenu ou le patrimoine.

Si l’Eurasie a donc partagé une culture largement commune, comment expliquer l’alternance de leadership entre l’Est et l’Ouest ? Les marchands en seraient sans doute les acteurs principaux du fait de leur capacité à transférer des techniques sur le continent, le plus souvent avec retard. Mais Goody considère que, parallèlement, les sociétés rencontrant des problèmes similaires, le « diffusionnisme » n’explique pas tout. Dans certaines sociétés, la logique résultant des problèmes historiquement rencontrés pousserait, indépendamment de toute communication extérieure, à inventer les techniques ou les outils nécessaires. L’invention indépendante serait donc aussi de mise. C’est le jeu de ces deux processus qui serait au cœur de cette alternance entre l’Est et l’Ouest, la révolution industrielle relevant sans doute clairement des deux logiques puisqu’une culture d’ingénierie toute britannique se greffait sur un transfert effectif et plus ancien de techniques, notamment chinoises [cf. chronique du 8 mars]. Au cœur de ces moments d’alternance, Goody place aussi le regard rétrospectif d’une société sur elle-même. Lorsqu’il est plus séculier que religieux, un tel regard amène à réévaluer la tradition et peut propulser une société vers des innovations cumulatives : ce serait le cas, tant de la révision néoconfucéenne de l’époque Song en Chine (11e-12e siècles) que de la reprise de la culture grecque par la Renaissance européenne…

Au terme de ce parcours, Goody conclut que la pensée sur l’essor de l’Occident a eu tort de raisonner en termes d’essence, de supériorité intrinsèque de l’Europe due à sa culture ou sa mentalité. Il faut substituer à cette analyse « essentialiste » une compréhension à la fois d’une matrice commune établie à l’âge du bronze et des déterminants, parfois complexes, des phénomènes d’alternance. Cette alternance dont nous sommes peut-être en train de vivre un tout nouvel épisode…

CHILDE  V. G. [1942], What Happened in History, London, Pelican.

GOODY J. [2010], The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press.

IKEGAMI E. [1995], The Taming of the Samurai: Honorific individuals and the making of modern Japan, Cambridge MA, Harvard University Press.