Repenser la mondialisation – entretien avec Saskia Sassen

On a tort de croire que la mondialisation se nourrit de l’affaiblissement de l’État. S’il est vrai que le pouvoir législatif perd du terrain – et avec lui la démocratie –, l’exécutif se porte à merveille, consacrant sa puissance à la construction du nouvel âge global.

Votre livre porte sur le processus contemporain de mondialisation. Vous avez pourtant décidé de commencer votre enquête par le Moyen Age et l’émergence de l’Etat. Que nous permet de comprendre ce détour ?

Mon point de départ est le suivant : les notions telles que le global ou le national nous permettent-elles de comprendre la transformation fondamentale à laquelle nous assistons aujourd’hui ? Ma réponse est non. Ce que ne voient pas suffisamment les recherches contemporaines, c’est que le changement actuel se développe à l’intérieur des structures organisationnelles, politiques et sociales les plus complexes et les plus réussies que nous ayons construites. Autrement dit, le changement se produit à l’intérieur même du national. Comparé à ce dernier, le global est dans son enfance.

Je suis retournée à l’époque médiévale pour deux raisons fondamentales. La première a trait à la difficulté que nous avons à prendre la mesure du changement – a fortiori lorsqu’il s’agit d’un changement radical – au moment même où on le vit. Le détour par l’histoire, et par des périodes clés comme peuvent l’être en l’Europe le Moyen Age ou le XIXe siècle, permet de déplacer le regard. L’observateur a devant lui des réalités accomplies : il peut y observer rétrospectivement comment certaines dynamiques émergentes vont jusqu’à leur terme, alors que d’autres avortent.

En second lieu, le passé importe parce que la nouveauté du présent ne sort pas d’un chapeau, pas plus qu’elle n’est le produit d’un changement radical de destruction créative. Il existe de fortes continuités entre une période et une autre. On peut repérer à chaque époque des productions collectives (des « capabilités » selon ma terminologie) qui, tout en étant le produit d’une période, jouent un rôle crucial dans la période suivante. La souveraineté de droit divin du Moyen Age implique une relation très abstraite d’autorité entre le roi et le peuple – ce n’est pas simplement le pouvoir du roi. Cette capabilité émerge au Moyen Age, mais joue un rôle crucial par la suite dans la formation des Etats séculaires, y compris les Etats postérieurs à la Révolution française.

Deux positions s’affrontent dans l’analyse de la mondialisation. Pour les uns il s’agit d’un phénomène radicalement nouveau alors que d’autres considèrent que les processus en cours présentent peu de différence avec des épisodes antérieurs : on parle d’une « première mondialisation » au XIXe siècle, voire d’une « mondialisation ibérique » au XVIe siècle. En quoi votre analyse diffère-t-elle de ces deux approches ?

Je ne crois pas que l’histoire se répète. Nous ne pouvons comprendre le processus de changement actuel sans prendre en compte le rôle dominant de l’Etat national depuis la Première Guerre mondiale, puis l’émergence d’un système interétatique dans l’après-guerre. Mon analyse se situe entre deux pôles : je souligne, d’un côté, le caractère générique des capabilités, leur permanence d’une période à l’autre et, de l’autre, le caractère inédit du moment présent. On a beaucoup dit que le système monétaire de Bretton-Woods (1946-1971) était la première étape de la mondialisation contemporaine. Je suis en désaccord avec cette analyse. Je dirais plutôt que Bretton-Woods a généré des capabilités (le FMI ou la Banque mondiale, par exemple) qui se révèlent cruciales à l’âge global contemporain. Mais Bretton-Woods était encore un système interétatique qui avait pour objectif de renforcer l’indépendance des Etats nationaux.

Ce que l’on observe, au contraire, de nos jours, c’est un réagencement de certaines composantes de l’Etat national, qui prennent un sens nouveau dans une logique organisationnelle qui n’est plus nationale, mais globale.

Par exemple, le principe de la primauté du droit (rule of law) a historiquement joué un rôle fondamental pour la nationalisation du pouvoir politique et l’obligation de respect mutuel entre les Etats souverains. Aujourd’hui, ce principe joue un rôle dans la mondialisation économique, qui repose sur une intense production de règles auxquelles sont censés se plier firmes et gouvernements. Une capabilité centrale des Etats nationaux entre ainsi dans une nouvelle logique organisationnelle.

Autre exemple de réagencement du national : il y a quelques années, le Centre pour les droits constitutionnels, une ONG basée à Washington, a intenté un procès à des firmes multinationales américaines et de plusieurs pays de l’Union européenne, en raison de violation des droits salariaux perpétrés dans des sites de production situés en Asie. Le point intéressant, c’est que cette plainte a été déposée, non pas auprès d’une cour internationale, mais d’un tribunal national situé à Washington, et ce en utilisant l’Alien Tort Claims Act, l’une des procédures les plus anciennes du droit américain. Cela veut dire que les citoyens peuvent faire de la politique globale à partir des institutions de l’Etat national. On assiste donc, non pas à la disparition de l’Etat-nation, mais au détachement de petits bouts de droit ou d’autorité qui lui étaient associés et à leur réagencement dans des logiques globales.

Cela correspond à ce que vous appelez un processus de dénationalisation…

Oui. Cela signifie littéralement que certaines composantes qui ont été historiquement, non seulement construites, mais aussi narrées et représentées comme nationales, commencent à s’inscrire dans une autre logique organisationnelle. Certaines composantes des ministères des Finances ou de la Banque centrale semblent encore au service d’une politique nationale, mais mettent en œuvre en réalité des politiques dénationalisantes : elles favorisent l’émergence et la régulation de marchés globaux, que ce soit pour les marchandises ou pour le capital. Ainsi, l’accent mis sur la lutte contre l’inflation (aux dépens d’une politique de plein emploi) a joué un rôle décisif dans la formation d’un marché mondial du capital. A la faveur du « consensus de Washington », un accord passé entre le secrétaire du Trésor américain et le FMI, ces orientations de politique économique se sont répandues à travers le monde, les programmes d’ajustement structurels du FMI et les accords du G8 jouant en la matière le rôle de propagateurs.

Ce processus de dénationalisation va de pair avec une transformation interne de l’Etat. Une partie des fonctions exécutives de l’Etat (de l’administration publique) s’aligne sur des projets entrepreneuriaux globaux. Pendant ce temps, le législatif perd une bonne partie de ses prérogatives pour se voir de plus en plus cantonné à des questions domestiques. Quand, aux Etats-Unis, l’exécutif demande au Congrès de voter le Fast-Track (procédure qui confère au gouvernement la faculté de négocier des accords commerciaux, ne revenant de¬vant les parlementaires que pour leur soumettre le texte final, sans possibilité d’amendements, NDLR), le pouvoir législatif perd du terrain. Il en est de même lorsque, avec la déréglementation de certains secteurs économiques (énergie, télécommunications, etc.), le législatif perd certaines de ses prérogatives de contrôle, au profit d’agences de régulation semi-privées. Jusque-là, cela ne concernait que les questions économiques. L’administration Bush a étendu le processus au domaine politique et aux droits des citoyens, en faisant voter, avec le « Patriot Act », des mesures d’exception qui soustraient la lutte antiterroriste aux dispositions prévues par le Code pénal.

Ce processus de dénationalisation ne s’inverse-t-il pas dans certains cas ? On parle par exemple d’un retour de l’Etat dans l’industrie énergétique, parti¬culièrement en Amérique latine. Alors que certaines composantes du secteur énergétique (l’exploration par exemple) ont été intégrées aux marchés globaux (c’est-à-dire ouverts à l’investissement privé), Evo Morales, le président de la Bolivie, renationalise le gaz…

Je ne pense pas que nous puissions interpréter les politiques de Hugo Chavez, Evo Moralez ou le projet de Ulanta Umara (le candidat nationaliste battu aux récentes élections péruviennes) comme un retour au nationalisme. Encore une fois, l’histoire ne se répète pas. Dans le cas de E. Morales ou de U. Umara, mais aussi partiellement avec H. Chavez, le lien avec les populations indiennes est crucial. Nous som¬mes ici en présence de quelque chose de neuf. Le nationalisme de naguère était un projet d’inspiration européenne. Ici, nous assistons à l’émergence d’un nouvel acteur politique, le mouvement indien. Je dirais par ailleurs que la nationalisation des infrastructures gazières, plus qu’un retour du nationalis¬me, est un retour du politique. En outre, dans le cas de H. Chavez, on assiste à l’émergence d’un nouvel internationalisme, alternatif au système interétatique dominé par les Etats-Unis et l’Union européenne.

Lorsque l’Argentine a annoncé son incapacité à honorer sa dette, refusant les recommandations du FMI, ou bien lorsque H. Chavez prête de l’argent à la Bolivie pour qu’elle annule sa dette vis-à-vis du FMI, cela constitue une crise grave pour cette institution. Le FMI est en train de perdre son influence (18 pays ont déjà annulé leur dette et ils seront bientôt 21). Pourquoi parler d’un retour de l’Etat ? Ce que l’on observe plutôt, c’est l’émergence de nouvelles capabilités qui seront mises à profit demain pour créer de nouvelles histoires.

Ceci nous permet d’aborder la contribution de populations sans-droits, de groupes informels à la création de nouvelles capabilités, question à laquelle vous attachez beaucoup d’importance…

Je m’intéresse particulièrement à une population, celle des immigrés, car elle met en évidence le fait que la citoyenneté est un contrat incomplet entre l’Etat et ses citoyens. Incomplet parce que la dimension formelle de la citoyenneté (les droits qui lui sont associés) ne suffit pas à la définir. C’est ce que rend manifeste le large éventail des statuts des immigrés : ceux qui sont autorisés mais non reconnus (dotés de titres de séjour mais souffrant de discrimination) ; ceux qui sont non autorisés, mais reconnus (le sans-papiers intégré à une communauté)… Bref, l’image est toujours très complexe.

Les débats sur le postnationalisme, le transnationalisme et l’identité sont très importants. Mais ils incitent à prendre également en compte les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur du national. Lorsque des immigrés maintiennent une activité politique transnationale, en lien avec leur pays d’origine, ou lorsqu’ils arrivent à obtenir plusieurs nationalités, cela peut se comprendre comme une dénationalisation de la citoyenneté et de l’appartenance. Cela ne signifie pas du tout que les immigrés rejettent les droits associés à la citoyenneté, mais plutôt que celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus vaste que sa composante formelle.

Lorsque le président du Mexique se joint officiellement à des sans-papiers mexicains aux Etats-Unis, il ne crée ni plus ni moins qu’une nouvelle juridiction, informelle. Quand des centaines de milliers de sans-papiers latino-américains sortent dans les rues de Los Angeles et de Chicago pour revendiquer des droits, comme cela a eu lieu en mai 2006, quel¬que chose est en train de se passer. Ce qu’ils revendiquent, c’est d’être des « porteurs de droits », autrement dit de jouir de droits reconnus indépendamment de leur nationalité et du pays où ils se trouvent. La citoyenneté reste l’instrument le plus puissant pour obtenir des droits, ce qui explique que de telles luttes demeurent inscrites à l’intérieur du national. Mais elles ont pour effet de dénationaliser la citoyenneté – plus que de la rendre trans- ou postnationale.

Votre analyse de la dénationalisation semble également s’appliquer à l’Union européenne…

Nous assistons à un changement d’échelle. Certaines fonctions de l’Etat national ont été transférées au niveau de la ville. Comme l’a bien montré Neil Brenner (1), les politiques nationales (keynesiennes, d’unité territoriale) deviennent des politiques ciblées vers certaines agglomérations (la Silicon Valley ou les villes globales comme New York). Mais il y a aussi des transferts de fonctions à d’autres niveaux. C’est le cas de l’Union européenne (UE). Cette expérience m’intéresse beaucoup, parce que les dynamiques centrifuges de dénationalisation y opèrent en direction d’un espace qui demeure centripète : il est doté d’institutions supranationales fortes. Ce n’est pas le super-Etat dont rêvaient certains pro¬européens, mais une capacité administrative nouvelle faite d’une multiplicité de niveaux. Cela déstabilise l’Etat national, mais au profit d’une nouvelle entité publique.

Le succès de l’UE tient à une multiplicité d’agencements très spécifiques et suffisamment robustes. Un des aspects les plus importants est la diversité qui prévaut à l’intérieur de l’UE. Aux Etats-Unis, la diversité est bien plus sédimentée : il y a certes beaucoup d’immigrés, mais ils ont une place précise au sein de la hiérarchie sociale, et elle n’est pas en haut de la pyramide. Dans l’UE, la diversité se constitue aussi par la présence de pays autonomes, dotés de leurs propres hiérarchies sociales, religieuses, ethniques. Cela suppose un intense travail d’innovation administrative et politique si l’on veut préserver l’unité de l’Union. Pour cette raison, l’inclusion de la Turquie me semble un véritable défi, un encouragement à innover encore plus. Cela obligerait notamment l’UE à utiliser la loi pour affronter un choc cultu¬rel auquel les Etats-Unis répondent par la force. Même si la loi n’est pas toujours juste, même si elle contribue parfois à reproduire les inégalités, elle incite toujours à la négociation. C’est là un moyen plus civilisé que l’action militaire.

NOTES

(1) N. Brenner, New State Spaces: Urban governance and the rescaling of statehood, Oxford University Press, 2004.

Propos recueillis et traduits par Xavier de la Vega

Saskia Sassen est professeure de sociologie à l’université de Chicago et à la London School of Economics. Ses recherches sur la mondialisation ont fait date, particulièrement celles qu’elle a consacrées à la ville globale (La Ville globale. New York, Londres, Tôkyô, Descartes & Cie, 1996). Avec Territory, Autority, Rights: From medieval to global assemblages (Princeton University Press, 2006), elle propose un nouvel appareil analytique pour penser la mondialisation

Le débat sur les origines du capitalisme

Pendant l’essentiel du 20e siècle, la question des origines du capitalisme a opposé schématiquement une école marxiste et une école d’inspiration weberienne. Pour la première, ancrée dans l’analyse des luttes sociales, les contradictions propres au mode de production féodal furent déterminantes d’une évolution originale, connue de la seule Europe occidentale, à l’exception peut-être du Japon [Dobb et Sweezy, 1977 ; Brenner, 1976 ; Meiksins-Wood, 2002 ; Bihr, 2006]. Pour la seconde, qualifiable éventuellement de « moderniste » et fondée sur l’idée d’un progrès historique de la rationalité économique, le capitalisme s’identifiait volontiers à six conditions fonctionnelles (technique et droit rationnels, existence d’une main-d’œuvre libre, liberté de marché, commercialisation de l’économie, détention des moyens de production par des entités à but lucratif), toutes conditions peu à peu construites entre les 13e et 19e siècles et permettant la rationalisation de la recherche du profit [Weber, 1991], avec cependant des insistances différentes sur le rôle de l’entrepreneur [Schumpeter], la construction de la bourgeoisie urbaine [Baechler, 1971] ou encore l’innovation technique [Landes, 1998]. Les deux écoles s’accordaient au moins sur une conclusion : le capitalisme était né de causes essentiellement internes aux sociétés européennes.

Cette opposition traditionnelle a été largement bousculée par l’apparition de l’histoire globale en tant que discipline à la fin du siècle dernier. Celle-ci a fondamentalement introduit l’idée d’une genèse largement exogène du capitalisme européen. Outre ce précurseur que fut William McNeill [1963], c’est sans doute Fernand Braudel [1979] qui a le premier renversé la problématique en posant le capitalisme comme un ensemble de pratiques visant à contourner les marchés réglementés en vue de saisir les occasions de profit et de créer des situations de monopole. Ces pratiques étant d’abord l’apanage des commerçants de longue distance et de financiers de haut vol, Braudel identifiait le capitalisme à la pénétration de ces comportements dans les sociétés européennes, à partir du 12e siècle. Dans la mesure où ces pratiques contribuaient surtout à construire les logiques inhérentes à des systèmes-monde successifs (centrés d’abord sur Venise, puis sur Amsterdam, Londres et New York), l’évolution du capitalisme occidental s’est alors imbriquée dans l’histoire de ces systèmes-monde.

Cette « détermination externe » a pris trois visages au sein de l’histoire globale. Chez Immanuel Wallerstein [1974, 1985], il y a une quasi-identité entre le système-monde moderne qui émerge au 16e siècle et le capitalisme européen. En effet, Wallerstein refuse de réduire le mode de production capitaliste aux équations abstraites de Karl Marx et considère qu’il s’agit d’un « système social historiquement situé » dans lequel « le capital en est venu à être employé dans le but premier et délibéré de son auto-expansion » [1985, p. 13-14]. De fait, les blocages du féodalisme ont été levés historiquement par trois moyens : « Une expansion de la taille géographique du monde, le développement de méthodes différencies de contrôle du travail pour différents produits et différentes zones de l’économie-monde, et la création de machines étatiques relativement fortes dans les États du cœur » [1974, p. 38]. Dès lors, la conquête du continent américain d’une part, l’apparition du travail forcé au Pérou comme du second servage en Pologne d’autre part, l’apparition des États mercantilistes britannique, néerlandais et français enfin, seraient indissociables de cette logique du capitalisme historiquement situé.

Mais un second courant en histoire globale considère, plus modestement peut-être, que le capitalisme européen s’enracine dans la participation de ce continent au système-monde des 13e et 14e siècles lié à la domination des Mongols, de la Chine jusqu’à l’Europe orientale. Pour Janet Abu-Lughod [1989], le réseau d’échanges eurasiens ainsi conforté aurait à la fois affaibli les puissances autrefois dominantes de l’Asie (l’Inde du Sud du royaume de Vijayanagar puis la Chine des Ming) et donné aux marchands européens à la fois des routes plus sûres pour aller en Asie et des techniques (la lettre de change d’origine persane, la société de capitaux d’origine arabe) particulièrement cruciales pour la suite.

Enchaînant sur ce thème, André Gunder Frank [1998] considère que le capitalisme en tant que tel n’est plus un trait distinctif de l’Europe et qu’il ne serait que la forme historique provisoire prise par la nouvelle hégémonie, ibérique puis néerlandaise et britannique, sur un système-monde vieux de plusieurs millénaires et ayant connu de nombreux changements de « leader ». De son côté John Hobson [2004] n’hésite pas à affirmer que l’Europe s’est emparée d’un portefeuille de ressources et techniques asiatiques au cours d’une globalisation orientale, entre 500 et 1500, avant de les retourner contre l’Asie et l’Afrique afin de piller leurs matières premières dans le cadre d’un état d’esprit impérialiste qui serait la véritable originalité de notre continent. Dans ces hypothèses, la question du capitalisme se dissoudrait dans celle des cycles d’hégémonie, au mépris par ailleurs, à la fois des améliorations européennes apportées aux techniques empruntées à l’Asie, comme des innovations propres à la révolution industrielle.

L’histoire globale n’a pas pour autant discrédité les théories d’une genèse interne du capitalisme européen. Nous avons montré ailleurs [Norel, 2009] que l’apparition du rapport de production capitaliste dans le cadre des enclosures anglaises des 16e et 17e siècles, à juste titre centrale pour les marxistes, a été considérablement accélérée par l’argent américain et les réussites néerlandaises dans l’océan Indien. De même, le premier capital marchand européen, qui apparaît moteur aux yeux des marxistes, doit beaucoup aux diasporas juive et syrienne qui ont maintenu le commerce de longue distance sur le continent dans les siècles difficiles entre la chute de Rome et l’avènement des Carolingiens. Il en va de même du capital marchand des cités-États italiennes étudié par Giovanni Arrighi [1994] et Eric Mielants [2008] et lié à la diffusion des techniques commerciales et financières orientales. L’approche marxiste peut donc être articulée avec l’histoire globale. Il en va de même de l’approche « moderniste » dans la mesure où les institutions mêmes du capitalisme, soit les six conditions chères à Max Weber, ne se sont solidement établies que sous l’effet d’une dynamique smithienne du changement structurel [Norel, 2009, pp. 195-217] C’est en effet le marché externe, dans sa double composante de débouché et de source d’approvisionnements importés, qui est à la racine de la commercialisation de l’économie (grâce à leur accès aux céréales de la Baltique, les paysans néerlandais peuvent ne plus fabriquer leur nourriture et consacrer leurs terres à des cultures de rente), de l’innovation technique (le métier à filer de la révolution industrielle anglaise n’est possible que par l’abondance de coton importé des Amériques et un marché mondial désormais captif), de l’existence d’une force de travail libre (cas de la révolution des enclosures liée au stimulant de l’argent américain). Autrement dit, il semble aujourd’hui que les origines du capitalisme soient plus à chercher dans une synergie dynamique entre facteurs internes et externes, dans le cadre d’une histoire globale trop longtemps négligée.

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NB : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010.

Le romantisme, la première mondialisation culturelle

Non seulement le romantisme n’est pas mort – c’est évident pour le sentimentalisme chic et glamour qu’il sert à désigner dans le langage international du marketing –, mais il n’est pas exagéré de considérer que ce très vaste phénomène de civilisation, qui, à partir de la fin du 18e siècle, se propage progressivement depuis la Grande-Bretagne et l’Allemagne à travers toute l’Europe et au-delà, est le premier avatar de notre actuelle mondialisation.

Une sorte d’internationale de la culture

Sans doute, à de multiples reprises avant le romantisme, un même modèle culturel avait pu être imposé, de façon hégémonique et impérialiste, à un vaste ensemble de territoires ou d’États : qu’on songe par exemple, dès l’Antiquité, à l’extraordinaire force d’homogénéisation de la domination romaine. Cette fois selon la logique du cosmopolitisme, l’Europe des Lumières avait aussi vu se constituer, au sein d’élites sociales restreintes, une sorte d’internationale de la culture où, par-delà les frontières, le sentiment de connivence intellectuelle et artistique éprouvé par une minorité de happy few l’emportait sur l’appartenance nationale. Mais la mondialisation est tout autre chose : elle implique d’une part la diffusion de modèles sociaux par le jeu des échanges transnationaux plutôt que par l’effet direct et exclusif de la domination politique, d’autre part une adhésion collective et massifiée à ces modèles.

Le premier, le romantisme remplit ces deux conditions. Encore faut-il s’entendre sur le mot. Le romantisme ne représente pas seulement le rêve utopique d’harmonieuse synthèse entre la raison et la sensibilité, entre soi et le monde, entre le spirituel et le matériel – ou encore, pour revenir au cliché actuel, entre l’esprit et le corps, dans le domaine amoureux. Il implique aussi que cette volonté d’harmonie, qui gouverne en effet à notre insu la plupart de nos représentations les plus banales, se matérialise aussi dans les destinées des peuples, en sorte que les individus qui composent les sociétés accèdent à une forme de bonheur commun.

C’est précisément cette dimension sociale et populaire du romantisme qui explique son aptitude à la mondialisation : paradoxalement, la globalisation culturelle a eu besoin que le sentiment national ait pris au préalable la place du principe dynastique et ait donné aux peuples la conscience de leur force collective. C’est encore la nature politique du romantisme qui permet de comprendre que la France a été au cœur de ce processus global, même si, on l’a vu, l’initiative était venue de ses voisins anglais et allemands. La Révolution française fut en effet la fulgurante concrétisation, aussi fascinante qu’effrayante, de ce mythe politique du romantisme, placé à l’horizon de toutes les révolutions du 19e siècle – en France, en Europe puis à travers toute l’Amérique latine, qui fut un immense et perpétuel laboratoire d’expérimentation démocratique, pétri de la culture romantique française et infiniment supérieur à la caricature qu’en a diffusée l’imagerie cinématographique. Romantiques encore la doctrine laïque de la 3e République, la révolution russe avec ses répliques mondiales et tiers-mondistes ainsi que, comme autant d’excroissances déviantes et malignes, tous les totalitarismes et les dictatures du 20e siècle.

Une exigence d’harmonie universelle

Le fait romantique est donc multiforme, et touche à tous les aspects de la vie. Il y eut l’art et la littérature, bien sûr : mais ils ne seraient rien, malgré leur popularité mondiale d’hier et d’aujourd’hui, sans tout le reste qui leur donne sens. Le romantisme est d’abord, philosophiquement, une certaine attitude face à la vie et au réel, fondée sur l’exigence d’harmonie universelle, dont on retrouve aussi bien la trace dans l’idéalisme mystique des sectes modernes, dans l’humanisme sentimental qui est l’impératif catégorique de nos politiques modernes, dans le discours écologique qui tend à devenir notre nouvelle philosophie de l’Histoire. Le romantisme est encore, politiquement, la source vive de l’esprit démocratique, même si la confluence de la culture anglo-saxonne en a sensiblement infléchi le cours. Et puis il y a le romantisme du cœur, une certaine conception du sentiment et de l’amour, qui grâce au cinéma et à la télévision s’étend au monde entier, et dont on aurait tort de se moquer trop vite, parce que cette considération de l’intime est peut-être l’un des faits les plus significatifs de nos cultures modernes. Rien de plus fort ni de plus vivant, à cet égard, que le romantisme populaire : avant-hier celui du mélodrame ou des romans-feuilletons de Dumas, hier celui du grand cinéma populaire (de Joinville-le-Pont, de Cinecittà ou d’Hollywood), aujourd’hui celui de toutes les fictions – en images, en mots ou en sons –, que débondent les médias de tous les pays.

Le romantisme, vu de la façon la plus générale et détachée de ses diverses réalisations historiques, du 18e siècle à nos jours, n’est finalement rien d’autre qu’un mode de vie global, qui concerne tous les aspects de l’existence : la manière de croire, de s’engager, d’aimer, de se distraire, d’imaginer, d’agir… Il n’a pas touché de façon égale tous les peuples ni toutes les classes, mais il n’empêche qu’il est devenu une sorte de norme, si partagée et intériorisée qu’on a fini par la naturaliser, et surtout un langage universel dont on fait dépendre le dialogue entre les cultures : d’où les malentendus et les incompréhensions à l’égard de tous ceux qui sont restés, par choix ou du fait des circonstances historiques, à l’extérieur de ce romantisme globalisé.

Bien sûr, la mondialisation d’aujourd’hui a bien d’autres spécificités, qui expliquent sa nouveauté radicale : géopolitiques, économiques, démographiques, technologiques, etc. Mais il suffit d’écouter la rumeur idéologique qui, comme une musique de fond charmeuse, accompagne ces mutations inouïes pour reconnaître bien vite tous les stéréotypes d’hier (sociaux, éthiques, culturels, psychologiques) et pour soupçonner que, même sous une forme profondément dégradée et, selon le mot de Baudelaire, « dépolitiquée », nous ne soyons pas sortis de la bonne vieille mondialisation romantique du 19e siècle.

Romantisme et révolution médiatique

La clé de la mondialisation culturelle est l’existence d’un système médiatique, assez performant pour donner le sentiment de la simultanéité et l’illusion de l’ubiquité. Pour le romantisme du 19e siècle, la nouveauté et la grande chance fut l’émergence et le triomphe du premier média moderne : le journal, fait à la fois pour informer et divertir. La naissance de cette presse, dynamisée par l’émulation des deux grands modèles concurrents (l’anglais et le français), est le grand événement de l’époque. De la Russie tsariste jusqu’à l’Amérique du Sud, les journaux sont les acteurs enthousiastes de la révolution romantique qui fut donc, d’abord, un extraordinaire phénomène de mode mondial – et le premier de tous. Grâce à eux, Byron, parti combattre aux côtés des Grecs révoltés contre les Turcs, devient à la manière d’un Malraux une vedette internationale, et il faut penser aux stars du cinéma ou du sport pour se représenter l’exceptionnelle célébrité d’un Lamartine, d’un Balzac, d’un Dumas ou d’un Hugo.

À partir du romantisme, la culture va donc vivre au rythme des modes médiatiques (musicales, littéraires, picturales, vestimentaires, touristiques…), diffusées dans ce que le monde compte de pays peu ou prou occidentalisés, et cette constante médiatisation bénéficie d’abord à la ville romantique par excellence, Paris, ville de l’élégance et des plaisirs, du spectacle et des révolutions, centre mythique et fantasmé de l’univers romantique.

Enfin, si le romantisme est à ce point international, c’est qu’avec lui commence une autre révolution culturelle, dont on n’a pas fini de mesurer l’importance : celle de l’image. Il ne s’agit pas encore de cinéma, de télévision, ni même de photographie. Mais, grâce aux nouvelles technologies de la gravure qu’inaugure l’édition romantique, les imprimés sont les canaux par où se déverse un flot croissant d’illustrations qui font du livre ou du journal une vitrine où chacun, où qu’il soit, peut profiter, comme tous ses contemporains, du spectacle du monde, ou rêver en images colorées aux mêmes histoires inventées. Dans ce théâtre globalisé de la culture médiatique, le programme ne cessera bien sûr de changer ; mais le rideau ne se baissera plus désormais.

NB : cet article a été publié la première fois sur le site Web www.scienceshumaines.com en 2008 dans un dossier intitulé « L’histoire globale ».

Denys Lombard : « le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale

Denys Lombard (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, la politique scientifique dite des « aires culturelles » sur le modèle des area studies que l’on connaît dans les universités du monde anglophone. À la Maison des sciences de l’homme et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avaient été ainsi créés des centres de recherches dédiées à la Chine, l’Inde, l’Afrique, la Russie, etc. Ils devaient réunir les différentes disciplines des sciences sociales de façon transversale autour d’un objet commun, une civilisation. Mais loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard y voyait des tremplins pour un large comparatisme. Il était marqué par le souci d’en scruter les recouvrements, les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voyait ainsi dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisaient les apports chinois, indiens, islamiques et européens.

Une approche « géologique »

Spécialiste de l’Insulinde, il avait intitulé sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique », s’inscrivant ainsi clairement dans la filiation braudélienne. Son étude majeure reste Le Carrefour javanais [1990]. Consacrée au monde articulé autour de l’île indonésienne de Java, elle surprend par son ordonnancement d’ensemble. Car son approche, qualifiée de « géologique », consiste à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui : « Cherchant à privilégier la notion de strate (…), nous avons présenté les différentes nébuleuses mentales dans l’ordre même où elles affleurent », écrit-il. D’abord l’analyse de la présence occidentale, avec les premiers contacts au 16e siècle ; puis l’étude des réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée par l’établissement de « consuls » marchands étrangers dès le 9e siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le 8e siècle. Chacun des trois tomes du Carrefour javanais est donc consacré à une de ces étapes.

Cette démarche en trois étapes (chacune étant marquée par un tome du livre, et remontant plus avant dans le temps que la précédente) n’est pas celle d’une histoire régressive, dans la mesure où l’ordre chronologique habituel est rétabli pour chacune des strates, pour chaque apport des composantes de la mentalité javanaise, mais en liant toujours les éléments qu’une analyse parcellaire renverrait à l’économique, au social ou au politique. Cela permet de restituer sa temporalité propre à chaque étape : bien plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés. Autant de phénomènes de très longue durée qui s’inscrivent conjointement dans l’instant depuis plusieurs siècles. On comprend dès lors pourquoi l’ouvrage est sous-titré « essai d’histoire globale ».

Le Carrefour javanais refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique : pas de récit continu, donc, mais à chaque échelle, des fragments de récit. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux analyser les divers terrains qui composent le présent paysage, et mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui [LOMBARD, 1990] ».

Pour une histoire des dynamiques

En somme, Lombard décrit l’affleurement actuel des couches puis, pour comprendre leur configuration contemporaine, il creuse une série de galeries parallèles, en suivant leur pendage. Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit (1948-1996), filant la métaphore géologique, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments », lesquels ne communiquent qu’en un seul point, le présent. « À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés [LEPETIT, 1999] ».

En indiquant les limites d’une influence occidentale qui est la plus récente, même si beaucoup la pensent comme la plus significative, en soulignant par contraste la prégnance des réseaux asiatiques et les héritages multiples des civilisations agraires de culture indienne, Lombard rompt avec une ancienne vision européocentrée qui imputait à l’Occident l’introduction de la « modernité »: il est clair que c’est l’islam des marchands qui a acclimaté à Java des conceptions nouvelles du temps et de l’individu. De même, les Européens n’ont fait en somme que se glisser dans les réseaux préexistants, d’origine asiatique. L’histoire, enfin, des sultanats insulindiens invalide les vieux clichés sur le despotisme oriental et le mode de production asiatique.

À tous points de vue, ce Carrefour javanais se révèle une magistrale leçon de méthode d’histoire globale, qui renouvelle et déplace la filiation braudélienne sans en trahir l’ambition.

LOMBARD Denys [1990, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les Limites de l’occidentalisation ; T. 2 : Les Réseaux asiatiques ; T. 3 : L’Héritage des royaumes concentriques, éditions de l’EHESS.

LEPETIT Bernard [1999], Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Albin Michel.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Big History et histoire environnementale : à quelle échelle étudier l’histoire ?

« À quelle échelle doit-on étudier l’histoire ? La création d’une revue intitulée Journal of World History implique évidemment une réponse radicale : l’échelle géographique nécessaire est celle de l’espace mondial. Je voudrais défendre ici une approche aussi radicale en ce qui concerne l’échelle temporelle : l’échelle des temps à laquelle nous devons étudier l’histoire est celle de l’ensemble du temps. Dit autrement, les historiens devraient se préparer à étudier l’histoire à différentes échelles temporelles, l’une d’elles étant celle de l’univers – une échelle qui s’étend donc sur 10 à 20 milliards d’années. »

C’est par ce paragraphe de l’historien David Christian, extrait de son article « The Case for “Big History” » [CHRISTIAN, 1991], que s’ouvre l’un des textes fondateurs de ce qu’on appelle dans le monde universitaire anglo-saxon la « Big History ». L’expression n’a pas encore trouvé de traduction française satisfaisante. On utilise big history, ou « histoire environnementale »… Mais ce dernier sens n’est pas identique, et implique déjà une interprétation – et une restriction – du programme de recherche proposé par Christian.

Une grande histoire universelle

Selon la définition la plus consensuelle, la big history étudie l’histoire à une très grande échelle, du Big Bang à aujourd’hui. Elle est clairement proche de formes d’histoire comme l’histoire globale, la world history ou encore du concept classique d’histoire. Mais la big history dépasse les objectifs de ces autres approches en proposant un regard jusqu’au passé quasi inimaginable des origines de l’univers – ce que le paléoanthropologue et historien des sciences Stephen Jay Gould a proposé d’appeler « les temps profonds » [GOULD, 1987]. Les premiers enseignements universitaires de la big history datent de la fin des années 1980 (John Mears à la Southern Methodist University, Dallas, États-Unis ; Christian à l’université Macquarie, Australie). Le premier ouvrage important est celui de Fred Spier en 1996 : The Structure of Big History. From the Big Bang until today. On trouve aujourd’hui des chaires de big history aussi bien aux États-Unis (comme à la San Diego State University) qu’en Europe, par exemple à l’université d’Amsterdam (voir la présentation de la chaire « Big History » de l’université d’Amsterdam : www.iis-communities.nl/portal/site/bighistory).

Dans l’introduction de Maps of Time, un des livres de référence de la big history [CHRISTIAN, 2004], l’auteur défend ainsi ces nouvelles approches : « Essayer d’embrasser d’un regard le passé est pour moi comme le fait d’utiliser une mappemonde. Aucun géographe n’enseignerait sa discipline uniquement à l’aide d’un plan des rues d’une ville. Or aujourd’hui la plupart des historiens enseignent le passé de nations particulières ou de civilisations agraires sans même s’interroger sur le sens général du passé. Quel est donc l’équivalent temporel d’une mappemonde ? Peut-on créer un atlas des temps qui résume le passé à toutes les échelles ? » La structure même de son livre apporte une réponse à sa question. La partie I s’intitule « The inanimate universe », la partie II « Life on Earth », la partie III « Early human history: Many worlds », la partie IV « The Holocene: Few worlds » et la partie V « The Modern Era: One world ». L’ouvrage se termine par une dernière partie qui n’est pas anecdotique : « Perspectives on the future ».

Si en France le terme de big history est peu utilisé, cela ne signifie pas pour autant que des approches à très grandes échelles temporelles n’existent pas. On peut rattacher quelques auteurs à ce courant…, même s’il n’est pas sûr qu’eux-mêmes soient d’accord avec une telle étiquette. Ce pourrait être le cas du géographe Gabriel Wackermann avec son ouvrage Géographie des civilisations (Ellipses, 2008) et de Michel Serres dans certains textes comme L’Incandescent (Le Pommier, 2001), où le philosophe propose une sorte de mise en correspondance des différents temps de l’univers : « Alors que l’homme apparut voici sept millions d’années, le vivant voici quatre milliards et l’Univers treize, nos “humanités” peuvent-elles se restreindre à une histoire de quelques millénaires à peine ? » Deux auteurs se rattachent plus explicitement à une big history à la française : l’historien Henri-Jean Martin et le sociologue et historien Jean Baechler. Le premier, dans Aux sources de la civilisation européenne (Albin Michel, 2008), résume ce que l’ensemble des sciences humaines peut aujourd’hui dire de l’évolution humaine (dans le cadre géographique de l’Europe). Le second, dans Esquisse d’une histoire universelle (Fayard, 2002), découpe le temps humain en grandes phases – en commençant aux origines d’Homo sapiens – et tente d’y déceler les logiques qui permettent de comprendre l’apparition des grandes nouveautés dans l’histoire (le capitalisme, les empires, les civilisations matérielles chinoises et européennes par exemple…).

Évolution programmée ou non programmée ?

La big history peut-elle éviter le piège d’un regard « programmé » et téléologique d’un sens du temps ? Peut-on analyser l’histoire à une telle échelle, s’interroger sur le sens des évolutions sur d’aussi longues durées sans basculer dans la question du sens de ces évolutions (et non plus seulement de leur ordre et de leur interprétation rationnelle) ? En France, cette réflexion et ce piège sont bien connus du fait de la grande figure intellectuelle de Pierre Teilhard de Chardin (1). Jésuite et paléontologue français (1881-1955), codécouvreur du sinanthrope (2) en Chine à la fin des années 1920, intellectuel engagé pour faire évoluer l’Église sur la question de l’intégration de Charles Darwin à la pensée religieuse – intégration qui pour lui ne posait aucun problème –, il affirme dans l’ensemble de son œuvre, et plus particulièrement dans Le Phénomène humain (1941) l’unité spirituelle du monde. Selon lui, depuis sa création, l’univers est placé sur une flèche du temps qui le mène à son accomplissement (que Teilhard de Chardin appelle le « point Oméga »).

La prudence s’impose donc aux partisans de la big history. Il s’agit de décrire et d’analyser les processus de longue durée sans pour autant basculer dans l’affirmation d’une évolution programmée. On peut rattacher à leurs réflexions les derniers textes du sociologue allemand Norbert Elias, et particulièrement La Société des individus (1987) sur les liens entre complexification sociale et fabrication de l’espace social mondial : « À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe, assurant la survie humaine et qui réunit un petit nombre d’individus, à une forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe réunissant un plus grand nombre d’individus, la position des individus par rapport à l’unité sociale qu’ils constituent ensemble – pour l’exprimer plus brièvement : le rapport entre individu et société – se modifie de façon caractéristique (…) : la portée de l’identification augmente. Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identification entre les êtres sont déjà nettement sensibles. » C’est bien comme cela que la big history analyse les évolutions sociales planétaires sur la longue durée : elle met en évidence les processus non programmés qui déclenchent le mouvement généralisé de décloisonnement des sociétés et d’unification sociale mondiale qu’on appelle « mondialisation ».

Vers une géohistoire environnementale

C’est du côté de la géohistoire environnementale que se trouve peut-être aujourd’hui l’apport le plus intéressant de la big history. Dans The Human Web [2003], les historiens John R. et William H. McNeill proposent ainsi de voir l’histoire mondiale « à vol d’oiseau », orientant toutes ces approches novatrices vers une sorte de big history à taille humaine (où l’on n’est pas loin de la notion de longue durée comme exposée par Fernand Braudel). After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC) de l’archéologue Steven Mithen [2003] et 1491: New Revelations of the Americas before Colombus du journaliste Charles C. Mann [2005] sont deux des ouvrages qui vont le plus clairement dans cette direction.

– 20 000 a été la date du dernier sommet du dernier âge glaciaire. Et depuis cette date, l’humanité est entrée dans le jeu planétaire comme jamais aucun être vivant ne l’avait fait avant elle. C’est cette histoire de la « civilisation » (le dernier chapitre s’intitule : « Epilogue: The blessings of civilisations ») que Mithen suit sur 15 000 ans dans des perspectives proches de celles de Jared Diamond dans Guns, Germs and Steel [1997] – et d’ailleurs avec les mêmes ambiguïtés.

L’apport récent le plus significatif à une forme de big history qui tirerait du côté d’une géohistoire environnementale sur la longue durée est celui de Mann. Si une bonne part du livre est consacrée de façon assez classique à une réhabilitation des sociétés précolombiennes, le cœur de l’ouvrage n’est pas là. Dans trois longs chapitres consacrés à l’Amazonie (les chapitres 8, 9 et 10 : « Made in America », « Amazonie » et « Jungle artificielle, Mann argumente en faveur d’une vision qui ferait de l’Amazonie une forêt artificielle. « Comme les alentours de Cahokia (dans l’actuel Illinois) et le cœur de l’Empire maya, l’immense forêt amazonienne est un artefact culturel, un objet construit (…). De plus en plus de chercheurs en sont venus à penser que le bassin de l’Amazone portait lui aussi l’empreinte de ses premiers occupants. S’écartant du cliché de la jungle inextricable et éternelle, les scientifiques interprètent l’actuelle configuration de la forêt comme la résultante des interactions entre l’environnement et les populations humaines (…). Aux dires de Peter Stahl, anthropologue à l’université de New York, une foule de chercheurs pensent que ce que “la mythologie écologiste se plaît à considérer comme un univers primitif, pur et intouché, est en réalité le résultat plurimillénaire d’une gestion humaine”. D’après [Clark] Erickson, archéologue à l’université de Pennsylvanie, la notion d’“environnement construit” s’applique à la plupart des paysages néotropicaux, sinon à tous. »

Lorsque les sociétés indiennes prennent possession de ce qui est aujourd’hui le bassin de l’Amazone, le retrait des glaces est encore récent. C’est la savane qui occupe l’essentiel de cet espace. Au fur et à mesure du changement climatique, les sociétés amazoniennes – relativement denses à cette période – vont être capables de choisir, de sélectionner et de croiser les plantes et les arbres qui correspondent à leur vision du monde. Pour cela, pas besoin de haute technologie. Juste de temps. Comme le dit le géographe Roger Brunet dans un texte célèbre [2001] : « Tous les jours, les individus et les sociétés humaines créent de l’espace, se servent de l’espace, laissent des traces dans l’espace. (…) Ils magnifient et vénèrent des lieux, ils en maudissent d’autres. Ils salissent, et parfois nettoient. Ce ne sont pas les grands travaux qui font nécessairement les actions les plus fortes. Le pas le plus léger, s’il est répété, fait un indélébile sentier » C’est ainsi que l’action des Indiens en Amazonie peut être vue comme une sorte d’horticulture de basse intensité.

Et Mann de conclure : « S’il y a un enseignement à retirer de tout cela, c’est que notre compréhension des premiers occupants du continent ne doit pas nous inciter à ressusciter les paysages d’autrefois, mais à modeler un environnement qui convienne à notre futur. » Si la big history nous aide à comprendre que l’environnement est une construction sociale et que la nature peut être vue dans ce cas comme un projet politique, elle a clairement atteint un des objectifs majeurs des sciences sociales : penser efficacement le monde et permettre l’action politique.

Notes

(1) Voir ARNOULT Jacques [2005], Teilhard de Chardin, Perrin ; et le compte rendu dans EspacesTemps.net, « Teilhard de Chardin. Portrait d’une idole oubliée », octobre 2005, www.espacestemps.net/document1601.html

(2) Le sinanthrope vécut voici entre – 1 million et – 300 000 ans en Asie. Il forme un rameau d’Homo erectus, hominidé antérieur à l’Homme moderne.

CHRISTIAN David [automne 1991], « The Case for “Big History” », Journal of World History, vol. 2, n° 2, disponible sur www.fss.uu.nl/wetfil/96-97/big.htm ; si Big History s’écrit avec des majuscules dans les textes anglo-saxons, nous avons ici retenu la typographie française big history avec des minuscules.

GOULD Stephen Jay [1987, trad. 1990], Aux racines du temps. À la recherche du temps profond, Grasset.

CHRISTIAN David [2004], Maps of Time: An introduction to Big History, University of California Press.

MCNEILL John R. et William H. [2003], The Human Web: A bird’s eye view of World History, Norton and Co.

MITHEN Steven [2003, rééd. 2006], After the Ice: A global human history (20 000 – 5 000 BC), Weidenfeld & Nicolson, rééd. Harvard University Press.

MANN Charles C. [2005, trad. 2007], trad. par Marina Boraso, 1491. Nouvelles révélations sur l’Amérique avant Christophe Colomb, Albin Michel. Voir Nicolas Journet, « Les Amériques d’avant Colomb ont une longue histoire » sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=15471

DIAMOND Jared [1997, trad. 2000, rééd. 2007], trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, rééd. coll. « Folio ». Fiche de lecture sur www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=1445

BRUNET Roger [2001], Le Déchiffrement du monde. Théorie et pratique de la géographie, Belin.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.