Le Grand État chinois de Timothy Brook : une histoire mondiale de la Chine ou une histoire de Chinois dans le monde ? 2/2

Seconde partie du compte rendu par Clément Broche de :

Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan : une histoire mondiale de la Chine, Paris, Payot, 2019, 544 p.

Pour la première partie, cliquez ici.

 

 

Trajectoires insolites et personnages singuliers

Si certains ont souligné que l’absence de héros qui caractérise parfois l’histoire globale limite l’adhésion du grand public à son endroit (17), le Léopard de Kubilai Khan, lui, n’en manque pas. En effet, bien que plusieurs des protagonistes de Brook soient des inconnus, d’autres figurent parmi les plus illustres de l’histoire chinoise. C’est ainsi que le grand khan mongol Kubilai, le marchand vénitien Marco Polo, le célèbre navigateur Zheng He, ou encore l’éminent jésuite italien Matteo Ricci se retrouvent tous acteurs du récit de Brook. Dans une volonté affirmée de rendre ses recherches accessibles au grand public, ce dernier prend grand soin d’écrire une histoire qui se veut la plus attractive et séduisante possible pour le néophyte. Si la démarche est louable puisqu’elle permet une large diffusion de travaux contribuant à l’écriture d’un récit de l’histoire du monde plus équilibré, cette dernière n’en reste pas moins déroutante pour l’historien. C’est là tout le paradoxe de l’ouvrage de Brook. Ce qui constitue sa principale qualité – la diffusion d’une histoire déoccidentalocentré auprès du grand public – est également sa principale faiblesse. En effet, n’y a-t-il pas un certain poncif à présenter une énième fois d’illustres personnages tels que Kubilai, Polo, Zheng ou Ricci ? Par ailleurs, l’histoire globale de Brook tombe sous le coup de la critique de certains ces collègues ayant menés ces dernières années des réflexions épistémologiques autour de ce champ de recherche et de ses difficultés.

Dans What is Global History, publié en 2016 (18), Sebastian Conrad avance l’idée qu’il faille en finir avec une histoire globale qui serait une histoire de missionnaires et de marchands. Or, c’est précisément ce que propose Brook avec Le Léopard de Kubilai Khan, qui est une histoire mondiale de la Chine à travers le portrait de missionnaires et de marchands. D’autre part, cette somme de récits et de trajectoires individuelles suffit-elle à prétendre faire une histoire mondiale de la Chine ? Là encore, comme le souligne Conrad, où sont les processus qui eux seuls peuvent sous-tendre des changements structurels. L’histoire globale de Brook est-elle véritablement de l’histoire globale ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt finalement dans des champs connexes, mais distincts, que sont l’histoire connectée ou l’histoire transnationale ? Certes, dans une perspective qui se veut à la fois micro et macro, Brook joue avec les échelles d’analyse, passant du particulier – « l’histoire au ras du sol » de Giovanni Levi (19) – au général, interrogeant parfois les structures et rapports de pouvoirs – les relations entre le Grand État Ming et la Corée dans le chapitre 5, entre le Grand État Qing et le Tibet dans le 10. Mais cela se fait malgré tout dans des proportions limitées, la majeure partie de l’ouvrage étant consacrée à de l’histoire récit, qui par ailleurs pose certains problèmes sur la forme dans la façon dont Brook la propose.

En effet, Brook a une tendance à scénariser son récit, ce dernier apparaissant telle une scène de film à l’esprit du lecteur :

« Après avoir vérifié que les locaux de la Compagnie anglaise des Indes orientales étaient bien fermés pour la nuit, Edmund Scott gravit les marches menant à sa chambre […] il s’apprêtait à aller se coucher […] Une heure plus tard, un des neuf employés anglais placés sous sa responsabilité vint lui annoncer, hors d’haleine, que le bâtiment était en feu (20). »

De tels procédés stylistiques font parfois passer le récit de Brook pour un roman historique ou de l’histoire romanesque. Aussi, face à tant de détails si précis, le lecteur curieux s’empresse d’aller consulter les notes de l’auteur. Le corps du texte ne contenant aucun renvoi, ce dernier doit donc naviguer dans des notes reléguées à la fin du livre et présentées dans un style peu académique, puisque non numérotées. Il est ainsi difficile pour le lecteur de trouver la référence à une partie précise du texte. Outre cet aspect, Brook s’essaie également à plusieurs reprises à l’histoire contrefactuelle, comme dans le chapitre 7 où il fait parler pendant 4 pages un orfèvre chinois condamné à mort : « Voici ce que l’orfèvre aurait pu, me semble-t-il, penser, même s’il ne le dit pas (21)… » ; ou encore dans le chapitre suivant où ce ne sont là pas moins de 10 pages d’un dialogue imaginaire entre deux fonctionnaires chinois, l’un partisan de l’expulsion des jésuites et l’autre leur étant favorable : « Voici comment leur confrontation aurait pu se dérouler (22). » Là encore, de tels procédés s’avèrent déroutants.

Passé ces quelques réflexions sur la forme, la question se pose de l’efficience du concept de Grand État. Ce dernier permet-il à Brook de proposer une véritable histoire mondiale de la Chine ? S’il remplit pleinement son rôle de fil conducteur du récit, il apparait néanmoins limité sur certains aspects. Il est parfois difficile de faire la distinction entre le travail de Brook et une étude qui se voudrait plus classique, portant sur l’histoire de l’Empire chinois. Si la dimension connectée est bien là, de nombreuses parties du livre sont néanmoins consacrées aux relations avec les marges de l’espace chinois : Mongolie, Tibet, Mandchourie, Corée, Japon, nord du Viêtnam (Dai Viet). Ce constat fait apparaître le concept du Grand État comme limité pour partie. Lorsque Brook se lance dans des connexions plus lointaines, comme dans le chapitre 11 où l’exemple du navire l’Etrusco illustre parfaitement le phénomène de globalisation qui caractérise le tournant entre les 18 et 19e siècles : « Construit aux États-Unis, vendu à Calcutta, enregistré sous le nom d’un autre vaisseau, appartenant théoriquement à un Vénitien d’Istrie, arborant un pavillon toscan, commandé par un Anglais, transportant des marchandises pour des négociants de quatre nationalités au moins et financé par des créanciers de trois, sinon plus (23) », le lien direct avec le Grand État se fait plus ténu. Même constat dans le chapitre 12, où Chinois et Britanniques se rencontrent et interagissent autour de l’exploitation minière en Afrique du Sud. Alors que le cas des coolies permet de mettre véritablement l’emphase sur un phénomène s’inscrivant dans le cadre d’un processus global, on perd néanmoins le fil conducteur de Brook. Parle-t-il ici du Grand État Qing, des Chinois, des travailleurs chinois sous contrat ou du contexte politique de la Grande-Bretagne de l’époque (où Churchill et Chamberlain s’affrontent autour de la question du sort des coolies) ?

Excellent ouvrage pour tout néophyte qui souhaiterait découvrir l’histoire de la Chine par le biais novateur de l’histoire globale, Le Léopard de Kubilai Khan remplit pleinement son objectif consistant à ouvrir de nouveaux horizons au grand public. Pour l’historien en revanche, ce livre n’est pas exempt de défauts. Les problèmes posés par le livre de Brook ne relèvent en aucun cas de la question des compétences de cet éminent sinologue, mais bien du choix de la forme retenue par l’auteur, dans son souhait de proposer un ouvrage facile d’accès. Si la démarche est louable, elle n’en reste pas moins quelque peu déroutante pour l’historien. Alors que Le Chapeau de Vermeer faisait école et bousculait les codes lors de sa parution en 2008, dix ans plus tard, Le Léopard de Kubilai Khan ne semble pas destiné à avoir la même portée. Tandis que l’histoire globale se remettait en question durant la décennie 2010, Brook paraît ne pas avoir considéré certaines des réflexions épistémologiques ressorties des discussions entre historiens, y préférant sa recette de 2008, celle d’une histoire connectée destinée au grand public, une histoire de missionnaires et de marchands.

 

Le Grand État de Xi Jinping

« Il y a trois mille ans, le peuple de la plaine de Chine du Nord contemplait un monde de dix mille pays […]. En 2019, à l’heure où j’écris cet épilogue […], l’ONU comprend 193 États membres (24). » Dans la conclusion de son livre, Timothy Brook mène de façon fort habile une réflexion sur la Chine contemporaine : sur ses rapports à l’autre (ces 193 États membres de l’ONU), ainsi qu’à ses marges (comme du temps des Grands États Yuan, Ming et Qing) que sont la Mongolie-Intérieure, le Xinjiang, le Tibet, Hong Kong et Taiwan. La Chine d’aujourd’hui, celle de Xi Jinping, interroge. Deuxième économie du monde depuis 2010, cette dernière est plus que jamais présente à l’échelle globale, si bien que depuis le début des années 2000, après avoir vécu les décennies 1980-1990 sous l’ère du consensus de Washington, on parle désormais de consensus de Beijing (25). Dans ces deux modèles qui s’opposent, la proposition de Pékin, peu regardante quant à la question des modes de gouvernance, se montre toujours plus attractive pour de nombreux régimes à tendance autoritaire. Par ailleurs, la Chine ne cesse de redoubler d’efforts – comme avec les super projets de la Belt and Road Initiative, par la multiplication de la ratification d’accords bilatéraux ou multilatéraux, en mobilisant son soft power, ou encore en cherchant à être toujours plus influente dans les instances internationales – pour se rendre séduisante et indispensable. Ce constat amène à repenser la question des relations internationales. Apparaissant en même temps que l’écriture chinoise, il y a plus de 3 000 ans, le concept de Tianxia (26) (« tout sous un même ciel » en français) se veut une volonté chinoise de se présenter en nouvelle puissance normative et potentiel futur hégémon mondial :

 « Alors que la politique internationale est incapable d’assurer la paix mondiale, le concept de Tianxia, en tant que ni occidental, ni moderne, mais traditionnellement chinois, pourrait constituer une alternative et permettre une refondation du système politique mondial qui assurerait l’harmonie durable entre les peuples […] Le Tianxia renvoie à l’élaboration d’une sphère au sein de laquelle le système politique de la République populaire est perçu non plus comme l’exception aux grandes puissances démocratiques, mais la nouvelle norme, non plus comme ce qui se situe en marge de l’histoire, mais comme l’alternative à l’Histoire (27). »

Ainsi, si nous sommes tous demain amenés à vivre sous l’ère de Tianxia, l’histoire globale nous sera plus que jamais indispensable et il nous faudra renouer avec la grande histoire mondiale de la Chine et donc nous replonger dans Le Léopard de Kubilai Khan.

 

Notes

(17) Christophe Charle, « Histoire globale, histoire nationale ? Comment réconcilier recherche et pédagogie », Le Débat, no 175, 2013, p. 60-68.

(18) Sebastian Conrad, What Is Global History, Princeton, Princeton University Press, 2016, 312 p. – traduit par Hélène Bourguignon, Qu’est-ce que l’histoire globale ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2023, 280 p.

(19) Giovanni Levi, Le Pouvoir au village précédé de L’Histoire au ras du sol : histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989, 276 p.

(20) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 217.

(21) Ibid., p. 250.

(22) Ibid., p. 260.

(23) Ibid., p. 355.

(24) Ibid., p. 455-456.

(25) C’est l’actuel vice-président de la Kissinger Associates, Joshua Cooper Ramo, qui théorise le consensus de Beijing en 2004 : Joshua Cooper Ramo, The Beijing Consensus, London, Foreign Policy Centre, 2004, 74 p.

(26) Le concept de Tianxia, oublié depuis l’avènement de la Révolution chinoise de 1911, a été réactualisé par le philosophe chinois Zhao Tingyang dans les années 2000 et tout de suite récupéré par les autorités dans le discours politique officiel du régime : Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Paris, Les éditions du Cerf, 2018, 323 p.

(27) Jean-Yves Heurtebise, Orientalisme, Occidentalisme et Universalisme. Histoire, analyse et méthodes des représentations européennes de la Chine, Paris, MA Éditions, 2020, pp. 205 et 230.

Épilogue pour Cataclysmes

Inédit en français, cet épilogue pour Cataclysms a été rédigé à la fin de l’été 2019. Il clôture la traduction en anglais, menée par Katherine Throssel et publiée en novembre 2020 chez The University of Chicago Press…

Nous voici arrivés à la dernière scène du film. En deux ans, l’avion s’est rapproché du crash. L’alarme assourdit la carlingue. On ne compte désormais plus les ouvrages qui compilent de manière transdisciplinaire les alertes scientifiques et nous démontrent, avec débauche d’arguments tous plus réalistes les uns que les autres, que l’humanité est en bonne voie de se suicider (1).

Singe a inventé le mythe du suicide de Lemming en 1958, pour les besoins d’un film documentaire produit par Disney : un bête rongeur, qui quand il se sentait en surnombre, se serait rué en masse vers la mer pour un suicide collectif. Pour réussir à en tourner des images, flots de gros rats se jetant des falaises, l’équipe construisit une plate-forme gyroscopique afin d’éjecter dans le vide quelques milliers de lemmings captifs.

Contrairement à Singe, Lemming n’est pas suicidaire. Quand sa population explose suite à un printemps plus fertile que d’ordinaire, elle attire des prédateurs, renards et chouettes harfangs. Une fois le nombre de lemmings réduit, les prédateurs partent sous d’autres cieux chercher pitance. Le cliquet malthusien, et non le suicide collectif, est le moyen le plus efficace que Dame Nature a trouvé pour réguler les populations.

Jusqu’à ce que Singe s’en mêle, et outrepasse par sa culture les lois de l’évolution, au point de vouloir aujourd’hui les réécrire de fond en comble. Mais si Singe s’est cru malin, il s’est lui-même aveuglé. Aujourd’hui, il prend le chemin de Lemming. Nul besoin d’être prophète, il suffit de parcourir la littérature scientifique pour savoir que plusieurs seuils critiques seront franchis au cours du siècle à venir. En fait, certains le sont déjà. Plus aucun climatologue ne croit sérieusement que le réchauffement planétaire sera contenu dans la limite des 1,5°C (de plus que les températures de référence estimées à la fin du XIXe siècle). Les gaz à effet de serre (GES) que nous avons déjà envoyés dans l’atmosphère nous emmènent sur une trajectoire qui nous verra franchir le seuil des 1,5°C dans la décennie 2030. Et si, d’ici à 2030, nous ne réduisons pas au moins de moitié, sinon des trois quarts, ces émissions de GES qui pour l’instant ne cessent de croître, alors nous passerons le cap des 2°C dans les décennies 2050-2060. Les modèles climatiques concordent tous là-dessus.

Ensuite ? Ensuite c’est le chaos. Les mêmes modèles ne peuvent pas simuler ce qui arrive passé 2 °C, car plusieurs effets de seuils sont susceptibles d’être franchis, telle la fonte du permafrost, ce sol gelé susceptible de libérer alors d’énormes quantités de méthane, un GES extrêmement puissant. Rien ne sert de cogiter sur de tels scénarios, ce serait mettre l’humanité en soins palliatifs par anticipation. Car il nous reste encore un espace, un souffle pour la lutte. Dix ou douze ans (2) pour sauver la Terre, non du désastre, il a déjà eu lieu, mais pour prouver qu’être humain, c’est rester digne et préserver ce qui peut encore l’être.

À la publication de Cataclysmes, en avril 2017, le public, quand il m’arrivait de présenter cet ouvrage en conférence, s’étonnait d’un titre si « pessimiste ». À partir de septembre 2017, la question a cessé d’être posée. Elle a fait place à d’autres mots, révélant de sourdes inquiétudes. On a entendu parler d’effondrement de la biodiversité, on a réalisé que l’on ne voyait plus d’insectes s’écraser sur les pare-brise des voitures. Pour cause. Une étude allemande a déterminé qu’en vingt-sept ans, plus de 75 % des insectes avaient disparu d’Europe. Et encore, ces mesures ont été prises dans des espaces naturels protégés. Ce chiffre se situe en dessous de la vérité. Or la biodiversité est ce qui nous fait vivre ! Sans les milieux humides, les grands arbres des forêts tropicales et le plancton, la Terre sera incapable d’atténuer les événements climatiques extrêmes qui vont prochainement la ravager. Et d’ici la fin du siècle, c’est l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons et les végétaux que nous mangeons qui ne seront plus disponibles, faute d’écosystèmes performants en état de produire et purifier. Lorsque Philip K. Dick écrivait Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, un tel scénario ne s’envisageait que dans la science-fiction. Il ressort désormais de la science tout court.

Les scientifiques nous avertissent que la Terre se transforme en monde de la Mort.

Autrefois, les dégradations environnementales étaient généralement trop lentes pour que la masse des humains en prenne conscience. On appelle cela l’amnésie écologique. Personne ne peut se remémorer à quoi ressemblaient les océans au 17e siècle, quand ils abritaient cinquante fois plus de baleines qu’au 21e. C’est aujourd’hui une nostalgie, qui devient palpable quand grand-papa soupire, yeux embués. Pour un bref instant, il s’est souvenu des millions de hannetons qui volaient à l’automne quand il était jeune ; ses petits-enfants le regardent les yeux ronds, en se demandant quelle marque de drones il vient d’évoquer. Dorénavant, le moindre amateur de passereaux sait qu’en vingt ans, il a vu s’escamoter pinsons et chardonnerets. J’ai vu, de mes yeux vu, jusqu’au souvenir de la présence des crapauds et des couleuvres et des hirondelles et des grillons s’évaporer de mon terrain. Substance mort. Ma maison, mon jardin jouxtent des champs traités, dont les haies ont été arrachées, les talus arasés pour laisser passer des tracteurs de plus en plus élevés, pour projeter toujours plus de pesticides. Relire Rachel Carson, et pleurer.

Qu’importe. Pour clore le blockbuster que vous venez de visionner, je vais convoquer une dernière fois, en un générique d’exception, les acteurs qui ont partagé cette histoire avec Singe.

Avec, par ordre d’apparition à l’écran :

San, le peuple des toujours plus exclus. Certains obstinés aimeraient retourner au désert à l’écart duquel les autorités souhaitent les maintenir. Mais il leur est interdit de creuser des puits là où leurs ancêtres, déjà chassés des meilleures terres, erraient autrefois librement. Les derniers chasseurs-cueilleurs s’évaporent, et avec eux c’est jusqu’au souvenir de notre passé, de ces trois millions d’années lors desquelles les humains ont vécu en état d’errance dans la nature, qui s’efface.

Éléphant, qui autrefois dominait le monde, sans lequel nous ne serions pas humain, puisque l’on sait maintenant qu’il nous a ouvert la voie, en sortant d’Afrique voici six millions d’années, en défrichant les milieux que nous allions conquérir. Il en restait 20 millions en Afrique voici deux siècles, avant la colonisation. En 1979, quand l’ensemble du continent avait accédé à l’indépendance, 1,3 million. Ils sont moins de 400 000 aujourd’hui, et leur population recule de 8 % par an. En cause : le braconnage bien sûr, mais aussi l’essor économique de l’Afrique. L’extension des routes, de l’habitat et de l’agriculture étiole le territoire du sauvage, partout sur la planète.

Blé, lui, se porte bien. En acceptant la domestication, il a accompagné le prodigieux essor démographique de Singe. Mais en cet état, il est condamné à mort, et à brève échéance. Chut !, ne le lui répétez pas. Aujourd’hui, il prospère parce que des humains ont modifié son génome, et mettent dix calories d’hydrocarbure dans le sol (carburant des tracteurs, engrais et autres produits chimiques) pour en extraire une calorie de blé, qu’ils peuvent ingérer. Mais il est probable que le pétrole va manquer à terme, et que son usage va devoir être réglementé. Car le réchauffement planétaire, partiellement lié à leur production, va rendre les blés moins productifs, moins nourriciers et plus vulnérables aux sécheresses, qui vont aller en s’amplifiant. Demain, notre esclave Blé industriel mourra, et nos ventres crieront famine. À moins que nous réussissions, dans le petit laps de temps qui nous reste, une transition vers des formes d’agriculture résiliente, telle l’agroforesterie et la polyculture, en délaissant l’élevage concentrationnaire pour un retour à la pâture extensive.

Civilisation. Un acteur majeur de notre histoire, dont nous avons pu vérifier qu’il était mortel. La notion d’effondrement a opéré une entrée en force dans le tourbillon médiatique. Elle réactive de vieilles peurs. Probablement parce qu’elle nous apprend les bases de la vie. Nous nous sommes enfermés dans l’idée que nous pourrions durer toujours, nous avons escamoté la mort de nos consciences, caché le meurtre industrialisé de Vache dans les abattoirs et l’agonie de nos vieux dans des mouroirs. L’effondrement des civilisations, c’est l’impensé qui resurgit et nous rappelle que l’entropie toujours gagne.

Monnaie. Désormais maîtresse absolue du monde. Que de chemin accompli depuis son apparition il y a deux millénaires et demi. Avec ses compères État et Idéologie, elle a mené la danse. Civilisation est en fait une combinatoire de ces 3M, marchands-militaires-missionnaires. La monnaie dope les échanges, et accélère la concentration de richesses.

Religion, ou plus largement Idéologie. Elle rend acceptable les inégalités que crée la monnaie, nous faisant communier dans l’idée que nous serions tous égaux devant Dieu, ou devant le Marché, ou devant l’État – l’invention de la nation, entre les 17e et 19e siècles, c’est la promesse de l’égalité de tous dans un monde qui devait être désormais dominé par l’État.

État. Il assure protection, prélèvements fiscaux et redistribution. L’Empire a cédé la place à l’État-nation, mais peut-être n’est-ce que provisoire ?, tant la vague mondiale de populisme exprime une nostalgie de la puissance qui pourrait réactualiser d’anciens modèles. Ce ne sera pas nouveau. Au fil de l’histoire, les 3M se sont déjà reconfigurés à de multiples reprises.

3M, marchand-militaire-missionnaire. Aujourd’hui coexistent sur la planète diverses combinaisons de ces idéaux-types, en trois schémas : en Occident, des sociétés dominées par l’économique, auquel le politique est subordonné, la nation étant sous tutelle du politique ; en Arabie saoudite, une société où l’idéologie communautaire qu’est l’islam wahhabite commande à l’État, qui lui-même commande à l’économique ; en Chine, un État autoritaire domine la communauté nationale et les entrepreneurs capitalistes. Trois modèles pour une seule hégémonie, car désormais le terrain de jeu est borné, nous avons atteint les limites de la planète.

Microbe. Vaincu. Mais obstiné. Microbe est la plus indestructible part du vivant, et la plus susceptible d’évolutions radicales. Il nous survivra. Car nous avons oublié ce qu’était un monde où une égratignure pouvait terrasser un roi, où la septicémie était omniprésente, au point qu’une mère voyait les deux tiers de ses enfants mourir avant leur cinquième anniversaire. Peste, variole ou grippe ne nous terrifient plus. Mais demain ? Si les résistances aux antibiotiques explosent (ce qui est de l’ordre du possible, notamment suite au surdosage de ces substances dans l’élevage industriel) ; sachant que 90 % des médicaments sont produits, pour des raisons économiques, en Inde et en Chine, au point que des États développés sont incapables d’assurer leur autonomie en médicaments de base ; alors Microbe pourrait faire un retour en force. Et le croquemitaine redeviendrait Apocalypse.

Ver de terre. Humble, indispensable à la fertilité des sols. Il suffit qu’une terre soit traitée en agriculture chimico-industrielle depuis deux ou trois décennies pour que les populations de lombrics tombent au dixième ou au vingtième de ce qu’elles étaient. C’est du moins ce qu’avancent les études scientifiques, et que confirme empiriquement ma bêche.

Mercure. Toujours là. De plus en plus finement, les études ont commencé à mesurer l’évolution de son taux de concentration dans les biotopes. Il a doublé au cours du 20e siècle. Il continue à augmenter. Source première : la combustion du charbon – croissance toujours, notamment en Chine. Mercure est un bio-accumulateur, plus vous trônez en haut de la chaîne alimentaire, plus vous en concentrez. Sashimi de thon, salivation ? C’est aussi un neurotoxique et un perturbateur endocrinien. Une lueur d’espoir ? Contrairement à d’autres polluants, Mercure disparaît assez vite quand on n’en émet plus. Reste juste à en émettre moins.

Forêt ? Tropicale + humide = recul planétaire. Rien de nouveau sous le Soleil. Le soja grignote les biotopes amazoniens, et les derniers orangs-outans errent au milieu des palmiers à huile.

Smog. Évolue, s’atténue, revient. Avait reculé d’Europe, avant que maître Diesel et d’autres le ressuscitent. A reculé en Chine, quand les autorités se sont décidées à protéger les grandes villes pour sauver le consensus social. Plane sur l’Inde et l’Afrique, toujours plus dense. La pollution de l’air entraîne des millions de morts chaque année, et un cortège de souffrances incommensurables. À combien estime-t-on, quand on calcule le PIB, le coût d’une agonie par asphyxie ?

Volcans. Toujours là. Leur temps n’a jamais été le nôtre. Nous les avons supplantés comme agents actifs de la géologie depuis quelque temps, mais ils savent que leur règne va bientôt revenir. Ce sont des dieux. Nous sommes transitoires. Ils attendent. Prions qu’ils n’éternuent pas, ils aggraveraient sérieusement nos problèmes.

Ordinateur. Devenu tout-puissant. En Chine, 400 millions d’yeux, des cerveaux électroniques qui reconnaissent tout le monde. En Suède, des gens qui s’injectent des puces sous la peau afin de contrôler leur environnement. Les cyborgs sont déjà là.

Avenir ? Juin 2017, peu après la parution de Cataclysmes, publication de deux études. La première, synthétisant les travaux des démographes de l’Onu, annonce qu’en 2100, il y aura 4,5 milliards d’habitants en Afrique (3). L’autre, d’une équipe internationale de climatologues, évoque l’Afrique de 2100, sur un scénario « Business as usual », +3,7°C de réchauffement par rapport aux températures de référence de la fin du 19e siècle. Données ? L’Afrique est une terre, elle concentre plus de chaleur que les océans ; elle est tropicale, elle accumule plus de chaleur que si elle était en zone tempérée. L’ordinateur mouline, et diagnostique : l’essentiel du continent sera inhabitable, chaleur humide impropre à la survie, les deux tiers de l’année. Est-il besoin d’être géopoliticien ou philosophe pour deviner ce qui arrive quand 4,5 milliards de personnes sont supposées vivre là où elles ne peuvent pas survivre ? Alors que l’analyse transdisciplinaire serait nécessaire pour anticiper le futur, l’humanité persiste à favoriser les savoirs atomisés. Climatologues, démographes, géopoliticiens et philosophes travaillent d’arrache-pied, chacun dans son coin. Sur les tablettes des décideurs, deux scénarios distincts. Choisissez celui qui vous arrange.

En ce début de 21e siècle, nous avons les moyens de savoir et peut-être, encore ?, d’agir. Mais nous restons là, mains sur les yeux, mains sur les oreilles, mains sur la bouche. Après Éléphant, Singe devra bientôt quitter la scène, sauf coup de théâtre.

La fin du film, je vous laisse le soin de l’écrire. Pour l’instant, le scénariste manque d’imagination. Oups, tombe l’écran noir. Et si, en un seul mouvement, le public se levait et agissait ?

 

(1) Pour la seule année 2019, en France, entre janvier et juin, ont été publiés sur la thématique de l’effondrement, liste non exhaustive classée par ordre alphabétique : AMICEL Gérard, Que reste-t-il de l’avenir ? Entre posthumanité et catastrophe, Rennes, Apogée, 2019 ; BARRAU Aurélien, Le Plus Grand Défi de l’histoire de l’humanité. Face à la catastrophe écologique et sociale, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2019 ; BOHLER Sébastien, Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019 ; BIHOUIX Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Paris, Le Seuil, 2019 ; GANCILLE Jean-Marc, Ne plus se mentir. Petit exercice de lucidité par temps d’effondrements écologique, Rue de l’échiquier, 2019 ; LATOUCHE Serge, JOUVENTIN Pierre, PAQUOT Thierry, Pour une écologie du vivant. Regards croisés sur l’effondrement en cours, Paris, Éditions Libre et Solidaire, 2019 ; SEMAL Luc, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, Puf, 2019 ; VARGAS Fred, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute !, Paris, Flammarion, 2019. NB : depuis mi-2019, cette bibliographie a explosé, je m’excuse pour tous ces livres qui n’y figurent pas ; pour une synthèse de cette bibliographie ayant obilisé 40 contributeurs, j’y rajoute AILLET Laurent et TESTOT Laurent (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, 2020.

(2) Giec, « Global Warming of 1.5°C », 8 octobre 2018, disponible sur https://report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf ; traduction française accessible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_spécial_du_GIEC_sur_les_conséquences_d%27un_réchauffement_planétaire_de_1,5_°C

(3) United Nations, « Key findings & advance tables », World Population Prospect: the 2017 Revision, 21 juin 2017, accessible sur https://population.un.org/wpp/Publications/Files/WPP2017_KeyFindings.pdf

(4) Résumé dans Camilo Mora et al., « Global risk of deadly heat », Nature Climate Change, 19 juin 2017, consultable sur https://www.nature.com/articles/nclimate3322.epdf ; consulter également, pour l’Afrique du Nord, J. Lelieved et al., « Strongly increasing heat extremes in the Middle East and North Africa (MENA) in the 21st century », Climatic Change, vol. 137, juillet 2016.

 

Règlements de compte à O.K. Global

Dans un récent article qui porte sur le livre d’Alan Mikhail, God’s Shadow : Sultan Selim, His Ottoman Empire, and the Making of the Modern World, Sanjay Subrahmanyam s’en est pris assez rudement et de façon totalement gratuite à Romain Bertrand, alors même qu’il n’y a strictement aucun rapport avec l’ouvrage en question. Simple professeur de lycée, je n’oserai me comparer à eux, mais il y a des jours, toutefois, où on apprécie d’être très très loin de ces querelles qui dissimulent mal, derrière le débat scientifique, des enjeux de postes et de pouvoir. Mais l’envers des coulisses, même si cela peut avoir son intérêt dans la construction des savoirs, ne m’intéresse guère. Je constate simplement que Sanjay Subrahmanyam, parvenu au sommet de l’Olympe, foudroie les éventuels concurrents.

Romain Bertrand fait-il mal de l’histoire globale ? C’est la question posée par Sanjay Subrahmanyam. Enfin, ce n’est pas vraiment une question, mais bien une affirmation sans nuances : « une compilation hétéroclite de contenus non digérés extraits des travaux d’universitaires spécialisés, le tout enveloppé dans un emballage politiquement correct de tiers-mondisme ». L’attaque ainsi portée a surpris plus d’un lecteur. Sanjay Subrahmanyam qualifie Romain Bertrand de « politologue », rabaissant la valeur de ses travaux et lui déniant jusqu’au statut d’historien. N’étant pas moi-même reconnu comme tel, je ne porterai aucun jugement sur le travail de Romain Bertrand, même si j’en apprécie la teneur et l’écriture et que je n’y voie rien de « farfelues ». Que je ne sois pas toujours d’accord avec lui est sans rapport et participe juste du débat normal entre chercheurs. Là où je me permets de rendre publique mon indignation tient au prétexte de cette attaque personnelle : l’histoire globale. Pour deux raisons.

La première est que Sanjay Subrahmanyam ne fait pas d’histoire globale. Certes, il a été élu au Collège de France à une chaire « d’histoire globale », mais cette titulature est celle qui a été donnée par les administrateurs, et non par Sanjay Subrahmanyam lui-même : « histoire connectée » était tout simplement moins parlant pour le grand public. Comme je le rappelais à propos de sa leçon inaugurale, Sanjay Subrahmanyam n’a jamais caché sa réticence, voire son hostilité à l’égard de ce courant historiographique, arguant que seul le travail sur les archives compte. Pourtant, il me paraît acquis qu’il est absurde d’opposer histoire globale et analyse d’archives, de nier l’existence de sources permettant d’écrire une histoire de la globalité. On me rétorquera qu’il n’est peut-être pas nécessaire de faire soi-même de l’histoire globale pour critiquer un autre historien. Soit.

La deuxième raison est que Romain Bertrand ne fait pas non plus d’histoire globale. Là encore, ce n’est pas un scoop. Romain Bertrand, pour exactement les mêmes raisons que Sanjay Subrahmanyam, a toujours affirmé sa réserve, voire son dédain pour une histoire qu’il perçoit comme stratosphérique quand il aime à se mettre à hauteur des hommes et des femmes, à essayer de les comprendre par l’étude minutieuse des textes. C’est son talent. Romain Bertrand est un ardent défenseur de la microhistoire, à l’occasion un pourfendeur de la macrohistoire, si tant est qu’il faille associer macrohistoire et histoire globale. L’histoire connectée qu’il a promue, notamment dans le désormais très célèbre Histoire à parts égales, s’inscrit dans le prolongement de l’ethnohistoire de Nathan Wachtel et de Marshall Sahlins, et s’apparente en réalité aux propres travaux de Sanjay Subrahmanyam – ce qui est de toute évidence une des clefs de cette violente apostrophe. Néanmoins, les ouvrages de Romain Bertrand peuvent être utilisés par les tenants de l’histoire globale, notamment par sa démarche, qui vise à remettre en question l’européocentrisme traditionnel et à renouveler autant qu’à démultiplier les points de vue sur les faits. J’avais écrit un compte rendu en ce sens à propos de son livre Le long remords de la conquête, qui me semblait pouvoir être défini comme un « Montaillou mondialisé », mais cette lecture n’est pas le fait de Romain Bertrand lui-même. L’œuvre échappe pour partie à son auteur, ainsi va l’histoire.

Bref, l’attaque de Sanjay Subhramanyam est inacceptable et totalement injuste, pour Romain Bertrand, critiqué dans sa pratique professionnelle, et pour l’histoire globale elle-même.

Manger à la Renaissance

Pour la rentrée scolaire, mise en ligne d’un document pédagogique :

Plan détaillé d’une conférence en deux parties,

durée : une heure, incluant échanges avec le public,

délivrée pour le Conseil départemental de l’Yonne

au château de Maulnes en avril 2017

Par Laurent Testot, guide-conférencier et journaliste

  1. I : L’art de la table, sauce hiérarchique
  2. II : De viande et de sucre, le goût Renaissance

 

Dans un premier temps, l’art de la table. Rappeler que la table reflète la hiérarchie sociale. Celui qui régale a une position dominante, manifestée par son emplacement (plus haut, mieux assis…) ; la hiérarchie se reflète également dans les rituels de service, la vaisselle, les surprises gustatives…

Dans un second temps, que consomme-t-on ? Interaction avec le public pour introduire la seconde partie : Quels aliments connaît-on au Moyen Âge ? Pourquoi la Renaissance s’enrichit de tant de nouveautés comestibles ? Qu’appelle-t-on Échange colombien ? D’où viennent les épices ? À quel prix mange-t-on du sucre en Europe ? Et dans quel ordre consomme-t-on tous ces produits ?

Pour finir : Vous prendrez bien une tasse de chocolat aztèque ?

 

 

 

Bienvenue, gentes dames et messires. Merci de vous presser si nombreux pour cette conférence sur l’alimentation à la Renaissance.

Au menu du jour, cinq services apportés dans l’heure qui vient, en un festin roboratif.

1) Une mise en bouche pour rappeler qu’un repas est d’abord une question de pouvoir ;

2) un mijoté pour comprendre en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes ;

3) un rôt pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance ;

4) un entremets, pièce montée de victuailles pour récapituler ce que l’on pouvait trouver sur une tablée Renaissance ;

5) et le dessert, où nous évoquerons le sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut contemporain de drogue.

museo Correr Venezia

 

Acte 1) mise en bouche : service de rappel des usages politiques de l’alimentation

De tout temps, le repas est une occasion pour les puissants de ce monde de se montrer. En Mésopotamie, quand les premiers souverains se font portraiturer, par exemple sur le coffre dit étendard d’Ur, on les voit se livrer à deux activités : premièrement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant de son mépris des prisonniers de guerre ; deuxièmement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant ses courtisans sous une débauche de nourriture.

Au Moyen Âge en Europe, la chose n’a pas changé. Depuis la fin de l’Empire romain d’Occident, le banquet est diplomatie tout autant que mise en scène des inégalités. Le repas solennel permet de consolider l’édifice social des liens féodaux. Le vassal, nourri copieusement, confirme son appui docile à son suzerain. À cette occasion, celui qui régale se doit de le faire dans l’abondance de denrées. Un festin obéit à trois règles : être interminable, amener à ingérer quantité de nourriture, pousser à engloutir quantité de boisson. Mais cela va à l’encontre des prescriptions de l’Église, qui incite à faire preuve de modération. On évolue vers un compromis. À partir du 12e siècle, on introduit du raffinement à table. Les danses, musique, poèmes, chants, acrobaties rythment les services. Manger devient spectacle, qui peut se dérouler sous les yeux de non-mangeurs, assemblés debouts, courtisans de second rang, ou même du peuple. Alors que le pouvoir d’État s’affirme contre l’Église, le repas devient grandiose. L’objectif est de mettre en scène la puissance du prince. Sa richesse aussi. On consomme fortes épices dès que finances le permettent. Poivre, macis, gimgembre et autre cannelle viennent d’immensément loin, des Indes dit-on, et atteignent des prix exorbitants. Plus on en met et plus on en jette – ce qui incidemment implique que contrairement à une légende tenace, on n’épice pas pour masquer le goût de la viande avariée. Car il serait infiniment moins coûteux d’acheter de la viande fraîche que de l’inonder d’épices.

En sus d’être chères, les épices ont deux vertus. Première vertu : ce sont des produits auxquels on attribue la capacité d’améliorer le corps de celui qui les consomme, ce que l’historien Christopher Bayly appelait des produits biomoraux. L’alimentation s’inscrit toujours dans une vision du monde. Les épices sont nourriture et médicaments, on leur attribue la faculté de transformer les qualités de la nourriture comme elles en transforment la saveur. Depuis l’Antiquité, on imagine l’univers comme constitué de quatre éléments : CE SONT [Demander au public] ??? Les 4 cercles : Terre, eau, air, feu. « La grande chaîne de l’être » hiérarchise les aliments selon l’élément auquel ils sont associés.

Les nobles sont sensés avoir l’estomac délicat. Le vilain peut se nourrir de terre, l’élément le moins noble : racines telles que panais et carottes, éventuellement viande de bœuf. Le chrétien se nourrit d’eau les jours de Carême et de fête, jusqu’à 160 dans l’année : poissons, mais aussi oiseaux d’eau (canard, oie) et même lapin (qui à l’état fœtal est associé au poisson, alors que le lièvre sera volaille), castor et baleine. Le noble vise l’air : tous les oiseaux, du paon à la perdrix, sont conviés à sa table. La chair en est souvent transformée, civilisée en pâtés de toutes sortes. Au Moyen Âge européen, la gastronomie noble est faite d’aliments cuisinés, malaxés, transformés. Car il faut civiliser la nourriture par la cuisson – donc le feu. Seconde vertu : l’usage des épices permet aussi de rechausser la saveur perdue au bouillon. Car Aristote recommandait de faire bouillir la viande, considérant que cette opération l’éloignait davantage de la crudité que ne l’aurait fait le rôti. Cela n’empêche pas la noblesse de préférer le rôt au bouillon, avec des risques.

CONTE du moine qui voulait sa volaille tout de suite (inspiré des fabliaux médiévaux, où la gloutonnerie d’un clerc le pousse à tenter de dévorer une poularde avant qu’elle soit cuite – pour se rendre compte qu’il mord dans le Diable).

Manger blanc (obtenu de poisson, mie de pain, amandes…) est une obsession française, en lien avec les lys immaculés de la royauté et la lumière de Dieu. Si le blanc est pureté, le vert fertilité (jus d’épinard, oseille, poireau, persil, sauge…), le noir est puissance (pain brûlé pour colorer le gibier, quand la viande d’élevage est rougie à la racine d’orcanette), le jaune sagesse (safran, jaune d’œuf…), le doré et l’argenté incarnant le luxe et le faste.

Le Moyen Âge aime les goûts acide et épicé, aigre-doux (cannelle-gingembre plus que poivre, le cumin est méprisé). On recourt à force verjus (jus de raisin vert) pour l’acidité, et aux vins blancs. Les sauces de vin sont épaissies à la mie de pain. On dénombre jusqu’à 200 épices, clous de girofle, cannelle, poivre, noix de muscade, safran, anis, gingembre, jusqu’aux glandes sexuelles séchées de castor… La maniguette, dite graine de paradis, est une addiction française. Toute épice est chaude, car elle provient du jardin d’Éden, donc réfère au feu, élément le plus noble.

Hiérarchie des légumes, de la terre à l’air : bulbe, racine, légumes à feuilles, légumes tiges.

On s’inscrit dans cette cuisine des métamorphoses chère aux Romains : la bonne table est celle où l’on ne peut pas deviner ce que l’on va manger. Le poisson est apprêté comme la viande, ou l’inverse. Pâtés et tourtes permettent de sculpter des animaux autres que ceux dont la chair a servi à la confection du plat, ou à abriter des surprises : vous fendez votre pâté et un oiseau s’en envole.

Résumons : au Moyen Âge, comme à la Renaissance, le repas des puissants, le banquet sert à confirmer les rapports sociaux de domination. Le suzerain régale ses dépendants. Mais alors que les sociétés deviennent plus riches, plus densément peuplées, les rapports se complexifient. Progressivement, le banquet devient représentation du pouvoir, reflet des hiérarchies, théâtre de la domination. La Renaissance est à cet égard une période charnière, et ce mouvement vers le repas spectacle atteindra son apogée sous le règne de Louis XIV, dans la seconde moitié du 17e siècle.

 

Tapisserie Fructus Belli_Le dîner du Général v. 1547 par Jean Baudouyn 4 x 8 m Bruxelles

ACTE 2) Mijoté : en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes

Nous allons nous arrêter au 16e siècle, moment de la Renaissance française, marqué par la fascination de l’Italie. Pays riche, car ses cités-États, Venise, Gênes, Milan, Florence…, sont en contact avec les puissances musulmanes. Elles sont donc les intermédiaires privilégiés, entre Islam et Chrétienté, de ce commerce des épices. L’Italie du quattrocento, notre quinzième siècle, c’est l’Italie modèle de la Renaissance. Nos rois y sont allés faire la guerre, s’endetter, s’y cultiver. La Renaissance mêle selon diverses temporalités cinq phénomènes globaux porteurs de transformations : 1) diffusion du modèle italien (art, architecture militaire et civile…) ; 2) redécouverte des écrits antiques (Apicius), essor de l’humanisme, et nouvelles idées à travers Bartolomeo Sacchi dit Platine (De l’honnête volupté, 1474), Bartolomeo Scappi (Opera dell’arte del cucinare – Ouvrage sur l’Art de cuisiner, 1570), et Érasme (De civiliae morum puerilium, Savoir-vivre à l’usage des enfants, 1530). Diététique, recueils de recettes, manières de table : Faire lire sur les manières de table, par le public, les FICHES Erasme 1 à 5) ; 3) imprimerie ; 4) Réforme et contre-Réforme ; 5) « découverte » des Amériques et accès direct à l’Asie.

Et tous ces bouleversements commencent avec la nourriture. En 1533, Catherine de Médicis, héritière d’une richissime dynastie marchande, épouse le deuxième fils de François Ier, Henri, vous savez, celui qui ne doit pas hériter. Elle a 14 ans, un physique désavantageux que l’on attribue à ses origines roturières, mais une promesse de dot qui a levé toutes les réticences. Et elle a de bonnes manières italiennes, car l’Italie est alors le foyer de la civilisation. Normal, elle est le dernier intermédiaire du commerce des épices – là où ça marge le plus.

La légende prête beaucoup à Catherine de Médicis. Elle serait venue d’Italie accompagnée d’une escouade de cuisiniers, et elle aurait introduit moultes nouveautés à son banquet de noce. En avez-vous entendu parler ? Les sucreries (LISTES 1 et 2) auraient fait sensation [sabayon = vin blanc + jaune d’œuf + épices] ; cotignac [gelée de coing au vin]. Et elle aurait amené la fourchette (qui ne s’imposera que deux siècles plus tard, car les clercs sont longtemps unanimes : Dieu a donné une main à l’homme pour qu’il se nourrisse, et c’est blasphème d’utiliser autre chose que ladite main pour se nourrir), avec une étiquette de la table qui se serait imposée à toutes les cours royales d’Europe. Catherine de Médicis, issue d’une société cultivée, influencée par la tradition néoplatonicienne et la pensée d’Erasme, permet de donner un visage à un phénomène global, la révolution gastronomique de la Renaissance française. Deviennent à la mode les artichauts, les brocolis, jusqu’alors inconnus, et les petits pois et asperges, jusqu’ici méprisés des nobles. On rapporte même que le futur Henri II, exalté par sa découverte de l’artichaut, faillit en mourir d’indigestion – ce qui est aussi dit de Catherine de Médicis plus tard, mais témoigne plus d’une hostilité de ceux qui rapportent l’anecdote que de réalité historique : il s’agit de souligner la goinfrerie excessive de la personne visée, donc sa nature de pécheresse.

Petit banquet Lucas Van Valckenborch & Georg Flegel ©Slezke Museum_fin XVIe

ACTE 3) Rôts pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance

Traditionnellement, la table est dressée en U. Un côté demeure libre pour le service. « Mettre la table », c’est poser une belle nappe blanche (lin, chanvre, voire coton) sur des planches posées à même des tréteaux – le luxe est dans la nappe, qui acompagne une noblesse nomade. S’il y a beaucoup de convives, nous ferons ça dans une grande salle de réception comme ici à Maulnes, ou dans la prairie si le temps est agréable. Au bout de la table siège l’hôte, puissance invitante, sur un trône, sous un dais, surélevé, bref mis en valeur… En qualité de convive, plus on est proche de l’hôte et plus on est puissant et mieux on mangera. Chaque rang mange un aliment inférieur, et voit sa dose de viande divisée par moitié. Prenons le Ménagier de Paris (v. 1390). Pour les petits riches : poussins, pilets, chapons, coqs, gélines, canards, pigeons, oies ; pour les moyens riches : bécasses, pluviers, cailles, alouettes, grives, pies ; pour les grands riches : cygnes, hérons, paons, grues, cigognes, cormorans, butors… Est viande ce qui permet de se nourrir. Est potage ce qui cuit en pot. Chaque service comprend plusieurs plats, tous servis en même temps. Plus on est puissant et plus on sera servi chaud – les cuisines sont souvent loin, et garder un plat au chaud implique des risques d’incendie, donc on ne fait cet effort que pour l’élite des élites.

Reprenons les éléments de cette révolution, décrivons ce qui serait devant nous : en guise de couverts (un terme de l’époque), le couteau (personnel), au besoin la cuillère (de service). L’assiette ? On va passer du tranchoir de pain sur tailloir à l’écuelle à tondo en métal argent (photo d’une pièce des années 1530’), puis à la faïence (rappeler l’histoire de Bernard Palissy et de son émail blanc). Signaler la présence des petits pains blancs ; de la serviette (qui complète la longière ou nappe sur laquelle on s’essuiera les doigts) pour protéger la fraise, serviette qui avoisine le format 1 m x 1 m, souvent nouée en forme d’animal. Un verre remplace désormais gobelet et hanap (mention des verriers de Saint-Germain-en-Laye).

À la Renaissance, évolution importante, assiette, couteau, cuillère et verre sont individualisés. Les bancs cèdent la place à des chaises, tabourets, ployants. Le dressoir devient buffet puis crédence, pour exposer belle vaisselle et vins. Comme en hau lieu, on virt dans la peur du poison, les nefs puis les cadenas vont symboliser pouvoir et protection. N’oublions pas la salière, car le sel symbolise la présence de Dieu, la plus belle est pour le souverain. Et rappelons, pour le contexte historique (Maulnes a été habité brièvement à partir de la fin de l’an 1569) que c’est à Henri III que l’on doit cet effort de codification de l’étiquette.

Au 16e siècle, la décoration de table devient toujours plus théâtrale. Vaisselle riche, fleurs à foison, fontaines de table (bouteille enserré dans des plaques de céramiques ou de métal précieux, équipées d’un robinet à sa base), innombrables sculptures en sucre, serviettes parfumées et pliées en forme d’animaux, nappes toujours plus riches, par exemple tissées en damas. Ordinairement trois repas : le déjeuner est servi une heure après le lever du soleil ; le dîner est servi en fin de matinée ; le souper en fin d’après-midi. Les repas sont centrés sur les spectacles, ou entremets, tels des cortèges d’animaux cuits recouverts de leurs poils ou de leurs plumes, des spectacles pyrotechniques…

Récapitulons le service à la française : on se lave d’abord les mains au-dessus du bassin, à l’aide d’une aiguière maniée par les serviteurs. Puis les plats arrivent par vagues.

Service 1 : fruits de saison, échaudés (pains à la viande), saucisses, pâtés, avec vins liquoreux (muscat, hypocras : vin chaud aromatisé à la cannelle, au gingembre et au poivre. Le vin blanc, dit-on, « ouvre » les voies digestives. La vision du corps humain, héritée de l’Antiquité, est celle d’un récipient parcouru de flux.

Service 2 : potages (viandes, gibiers et volailles mijotés en pot, servis avec des légumes).

Service 3 : rôts, soit viandes cuites à la broche, si possible oiseaux volant haut. Les jours maigres, poissons bouillis, à la broche ou cuits au four.

Service 4 : entremets, c-à-d spectacles.

Service 5 : desserte, soit préparations à base de fruits (poires, nèfles ou coing cuits dans du vin), de compotes, de flans, de tartes, de crèmes, de beignets… Hypocras, vin rouge ferme les voies digestives. Puis on se relave les mains, les serviteurs enlèvent les tables pour permettre de danser, et quelques privilégiés filent dans la chambre de l’hôte déguster avec lui un boutehors (vin rouge épicé avec fruits confits et autres douceurs…).

 

PAUSE PÉDAGOGIQUE

Mariage paysan Peter Brueghel le Vieux 1567 ©Musée d’Art et d’Histoire Vienne

 

Acte 4) entremets : pièce montée de victuailles.

À votre avis, quels aliments aurait-on trouvé sur une table de l’élite française de la Renaissance, telle que la tablée de Monsieur le duc d’Uzès ?

Viandes : bouillies toujours, mais désormais de plus en plus, pour les viandes grasses (porc, mouton, le maigre étant bœuf ou porc salé) dont on doit ôter l’excès d’humidité, rôties, frites, grillées, mijotées à petit feu, avec tous les ustensiles qui peuvent se concevoir, tel le basset tourne-broche. Réhabilitation des animaux d’élevage (démographie), sauf porc – si ce n’est lard, saindoux et jambon. Désaffection progressive des oiseaux (héron, paon, etc., peu nourrissants, près du ciel, dominant la terre, chauds et humides, mise en scène cygne). Au 16e siècle, la cuisine française reste très médiévale dans ses principes et dans son apparat. On aime les éléments spectaculaire, les pièces montées, les grands oiseaux reconstituées à partir de volailles démembrées, la perdrix truffant la poularde qui elle-même truffe le paon, le petit cochon de lait baignant dans le miel, l’énorme pâté en croûte qui une fois fendu laisse échapper une volée d’oiseaux… On adore les surprises, les goûts inattendus, les saveurs marquées à grand renfort d’épices. Poisson (dont hareng et morue, mais on classe aussi comme poisson aussi baleine, castor, phoque, marsouin, lapin). Redécouverte du foie gras, des abats… Fromages.

Légumes : réhabilitation et découverte (issus de la terre donc méprisés, ce que les médecins du Moyen Âge s’étaient empressé de justifier à grand renfort d’arguments diététiques fantaisistes). Cardon (protestant). Asperges deviennent à la mode.

Fruits : incluent les artichaut ; aussi les melons et fraises, tout juste réhabilités, plus petits et moins sucrés que nos melons et fraises ; c’est l’arrivée depuis la lointaine Chine des citrons et oranges, amères, puis douces). On en fait confitures et gelées, compotes, fruits confits et pâtes de fruit. Ces fruits sont dits froids et humides, ils sont donc consommés en début de repas (l’estomac est considéré comme un chaudron). Ils passent au 16e siècle à la fin du repas – sauf melons, figues et mûres. Ils peuvent aussi, de tout temps, être associés à autres services (sucré-salé, amer-sucré).

Épices : cruciales, mais en perte de vitesse. Saveurs privilégiées. Sauces maigres. Saindoux, huile, beurre.

Beaucoup de vin, ne serait-ce que pour parfumer l’eau. Pain et vin sont symboliques. Cidres et bières prennent leur essor, en détrônant les pommés, poirées et cervoise.

Nourriture paysanne : mal connue, idem Moyen Âge, avec 2 certitudes : 80 % de céréales (seigle et orge plutôt que bled – froment –, arrivée du sarrasin en zones ingrates, partout des mélanges de céréales tel le méteil, pain noir et rassis pour la soupe contre pain blanc pour le tranchoir, châtaignes en montagne, millet dans le sud, cède devant le maïs…), légumes secs et choux, poireaux, salades, blettes, pois, fèves, vesces, gesses, lentilles, raves, panais, carottes, oignons, aulx, herbes sauvages, quelques produits laitiers et de moins en moins de viande (et toujours bouillie) ; population double. Pommes, poires, cerises, prunes, noix.

Aliments du Nouveau Monde : peu d’impact (sauf dinde, et mode du piment, un peu maïs). Ex. pomme de terre et tomate, surprenant par rapport à ce qui se passe dans le reste du monde (manioc, patate douce…). La dinde est adoptée, évoquant le paon. Haricots (ressemblant au phaséol, dolique, mongette) et maïs (assimilé au bled) sont néanmoins cultivés sous Henri IV dans le Sud-Est.

Le tout servi en olla podrida, comme on dit en Espagne, pot-pourri de bien bouilli. On amoncelle tout ce qu’on peut, volailles, viandes, abats, charcuteries, légumes, fruits, mélangés, épicés à loisir, et surtout pièces montées de sucre. Décrire le repas de noce d’Henri IV avec Marie de Médicis (lire p. 63 BIRLOUEZ). Insister sur 1600 comme date-clé : Giovanni Pastilla assure la promotion de son bonbon multicolore avec anis, amande, etc., et Olivier de Serres publie son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, le premier traité d’agronomie en français (1024 p.)

 

Noces de Cana Jacopo Robusti Le Tintoret 1561 église Santa Maria della Salute, Venise

5) et le dessert, tout de sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut de drogue.

Lors des services, on se doit de proposer de tout, à profusion. Et on retrouve du sucre partout. C’est nouveau. La cuisine médiévale privilégiait les saveurs acides, le sucre était une épice, rare et chère, un médicament souverain contre nombre de maux, de la fièvre quarte (paludisme) à l’impuissance. À la Renaissance, le sucre devient infiniment plus commun, et meilleur marché. Il conserve ses fonctions de médicament, tout en envahissant toutes les recettes. La noblesse s’en goinfre. Tout plat servi doit cuire dans le sucre, et même briller d’un supplément sucre, saupoudré à la dernière minute par les serviteurs.

Le sucre est chaud et humide, il favorise la digestion = bonne santé. Décrire le banquet tout-de-sucre vénitien d’Henri III. Évoquer Michel de Notre-Dame, ça vous dit quelque chose ? Oui Nostradamus et son Excellent et moult utile opuscule à tous nécessaire qui désirent avoir cognoissance de plusieurs exquises réceptes, 1555, en deux parties : cosmétiques puis confitures)… Eau-de-vie, galette des rois et sorbets sont des héritages arabes. Les conséquences géopolitiques de ce brassage biologique sont ni plus ni moinsq que la création du Monde moderne.

Conclusion : C’est à la Renaissance que s’est façonnée l’alimentation contemporaine, sur des bases médiévales et antiques : renouveau de la cuisine aristocratique, codification des manières de table, irruption massive du sucré. J’espère que vous regarderez désormais vos assiettes différemment.

 

Nous allons conclure sur une dégustation de trois recettes de chocolat : à l’aztèque, à l’espagnole, à la française.

 

1) Xocoátl, cacao en poudre 100 % dissous dans de l’eau, un peu de vanille (arôme à défaut de gousse), relever au piment, épaissir (les Aztèques utilisaient de la fécule de maïs, maïzena, en mettre peu mais faire bouillir pour réduire ou mieux remplacer par fécule de pomme de terre voire tapioca…) jusqu’à atteindre la consistance d’une sauce encore liquide, servir à température ambiante. Les Européens le trouvent trop « exotique ». Ils essaient de « civiliser » cette boisson…

250 cl d’eau, 4 cc de chocolat en poudre 100 %, 4 pincées de piment, 1 cc de maïzena + 3 cc de fécule de pomme de terre (bien délayer au préalable), 1 cc d’extrait de vanille.

2) recette du chocolat civilisé : ils remplacent piment et vanille par des ingrédients connus, des épices, notamment poivre et cannelle, en option badiane (anis étoilé), muscade, clou de girofle…

3) recette du chocolat européen : ils finissent par rajouter lait (diluer avec eau, peut-être utiliser lait de chèvre ?) et sucre (miel ou mieux sucre de canne brut), et on obtient notre habituelle boisson. Pour le servir au goût Renaissance, rajouter de la poudre d’amande.

 

 

 

Pour prolonger ce voyage dans le temps, deux livres indispensables :

BIRLOUEZ Éric, Festins princiers et repas paysans à la Renaissance, Rennes, Ouest-France Éditions, 2014.

LEFÈVRE Denis, Des racines et des gènes. Une histoire mondiale de l’agriculture, Paris, Rue de l’Échiquier, 2 vol., 2018.

 

L’imposture braudélienne : Macron et l’enseignement de l’histoire

Ce texte avait été initialement écrit pour le collectif Aggiornamento hist-géo ; il avait été ensuite proposé au journal Le Monde, qui s’était engagé à le publier. Trois mois plus tard, l’équipe a fini par y renoncer en s’excusant platement. Le voici donc, un peu décalé par rapport à l’actualité, mais toujours valable a priori sur le fond.

En novembre 2018, Emmanuel Macron aurait dû faire un tour à Lunéville-en-Ornois, afin de rendre hommage à Fernand Braudel, qui y naquit en 1902[1]. Il n’y vint pas. Un an auparavant, dans une interview au Point, le chef de l’État avait évoqué l’historien parmi ses références intellectuelles[2]. Il l’a à nouveau convoqué lors de son discours au dîner du Crif le 20 février dernier :

« Au-delà, l’école doit jouer à plein son rôle de rempart républicain contre les préjugés et contre les haines, mais aussi contre ce qui en fait le lit, l’empire de l’immédiateté, le règne d’une forme de relativisme absolu. L’enseignement de la méthode scientifique, de la méthode historique, sera renforcé. Tous les enfants de France seront sensibilisés au temps long des grandes civilisations, ce temps long cher à BRAUDEL, qui apporte le goût de la tolérance et de l’humanisme. Mais revenir à ces fondamentaux, au cœur de notre éducation, ce qui, parfois, avait été oublié. »[3]

Mais le président sait-il de quoi il parle ?

Pour rappel, en juillet 1957 paraissait au Bulletin officiel de l’Éducation nationale un nouveau programme d’histoire pour le second degré. En classe de Terminale, l’enseignement devait désormais porter sur « Les principales civilisations contemporaines (titre provisoire) », éclaté en sept chapitres :

« Le monde contemporain

I/ Introduction

Conception et sens de ce programme

(Cette introduction devra, tout d’abord, définir la notion de civilisation ; puis elle soulignera, pour chacun des ensembles énumérés ci-après, trois éléments essentiels : fondements, facteurs essentiels de l’évolution, aspects particuliers de sa civilisation.)

II/ Le monde occidental

a) Fondements et évolution de sa civilisation

(la tradition gréco-romaine ; la tradition chrétienne et médiévale ; la tradition révolutionnaire et libérale ; la révolution industrielle) ;

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation

(Europe occidentale ; Amérique anglo-saxonne ; Amérique latine)

III/ Le monde soviétique

a) Fondements et évolution de sa civilisation

(la tradition chrétienne et byzantine ; les influences asiatiques ; les influences occidentales jusqu’au XXe siècle ; l’influence marxiste) ;

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation

(U.R.S.S. ; « démocraties populaires »).

IV/ Le monde musulman

a) Fondements et évolution de sa civilisation

(l’Islam ; les influences iraniennes, égyptienne, turque, espagnole) ;

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation

(les pays du Moyen-Orient ; le Pakistan ; l’Insulinde ; les pays d’Afrique du Nord).

V/ Le monde extrême-oriental

a) Fondements et évolution de sa civilisation

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation

(Chine ; Japon ; Indochine, sauf Cambodge).

VI/ Le monde asiatique du Sud-Est

a) Fondements et évolution de sa civilisation

(le bouddhisme ; le brahmanisme ; les influences européennes…) ;

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation

VII / Le monde africain noir

a) Fondements et évolution de sa civilisation ;

b) Aspects particuliers actuels de sa civilisation »[4]

Ces programmes sont réputés avoir été dictés par Fernand Braudel. Comme Patricia Legris l’a bien étudié dans sa thèse sur l’écriture des programmes, ce n’est pas si évident que cela. La réécriture des programmes de Terminale en 1956-1957 a été assez mouvementée. Le ministre de l’Éducation nationale, René Billères, a joué un rôle important, au détriment de l’Inspection générale et de la Société des professeurs d’histoire et de géographie, traditionnellement associée. Il a fermement défendu « la connaissance du présent », ce qui impliquait un prolongement temporel au-delà de 1945 et un élargissement spatial aux civilisations extra-européennes. S’il est un historien derrière cela, c’est probablement davantage Pierre Renouvin.

Si une confusion a pu s’installer à propos du rôle de Fernand Braudel dans les programmes de 1957, c’est probablement à la suite de la réédition en 1987 de ce qu’on a dès lors appelé la « Grammaire des civilisations », et qui est l’extrait d’un manuel scolaire de Terminale publié en 1963[5] et coécrit avec Suzanne Baille et Robert Philippe[6]. Par la même occasion, cette réédition a fait oublier qu’il n’existait pas qu’un seul manuel. Citons celui paru chez Hatier et rédigé par Lucien Genet, René Rémond, Pierre Chaunu, Alice Marcet et Joseph Ki Zerbo, ou encore celui publié à la Libraire Delagrave par Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell.

En revanche, Fernand Braudel fut bien l’auteur, en 1956, d’un Rapport préliminaire sur les sciences humaines portant sur l’enseignement supérieur et sur la recherche. Dans celui-ci, il plaidait effectivement en faveur de l’importance des études sur le monde actuel :

« Un des rôles essentiels des sciences humaines est la difficile prospection du monde actuel. Sa reconnaissance n’est possible que par la collaboration des différentes disciplines qui, à cet effet, doivent se soumettre à une orchestration entièrement nouvelle. Leur efficience est au prix d’une collaboration aussi large que possible entre les sciences politiques (insuffisamment développées chez nous) ; économiques, linguistiques, géographiques, historiques, sociologiques, ethnographiques. La connaissance de cette vie mondiale, je le répète, est absolument nécessaire à la politique clairvoyante d’un grand pays comme le nôtre. »[7]

Fernand Braudel, alors en pleine négociation pour la création de la Maison des sciences de l’homme en relation avec le Rockefeller Center, était très influencé par les area studies états-uniennes. Plus loin, il dressait une liste de ces « grands espaces politiques et culturels du monde » : Russie, Chine, États-Unis, Indes, Amérique Latine, Islam, Afrique Noire[8]. Mais cela ne correspond pas exactement au découpage du programme de Terminale et surtout la notion de « monde » comme synonyme de « civilisation » n’est pas employée. En réalité, ce n’est qu’en 1963 que Fernand Braudel proposa sa collaboration à l’écriture de nouveaux programmes dans une lettre à Laurent Capdecomme, directeur général de l’enseignement supérieur. Selon lui, c’est tout l’enseignement du second cycle qui devait être consacré au monde contemporain [9]:

– Seconde : Le monde 1914-1963.

– Première : Les grandes civilisations d’aujourd’hui (« considérées dans leur passé et leur présent, afin de monter qu’il s’agit d’un tout »).

– Terminale : Les dimensions du monde actuel (programme unique d’histoire, géographie, économie, démographie, etc.)

Mais la proposition qu’il fit en 1963 resta lettre morte. Ce que proposait Fernand Braudel allait plus loin encore que les programmes de 1957, alors que d’autres forces entraient en œuvre pour aller à rebours. Le programme de Terminale tel qu’il s’appliqua à partir de 1962 n’était pas exactement tel qu’il avait été écrit en 1957. La Société des Professeurs d’Histoire et Géographie était intervenue rapidement auprès de l’Inspection Générale et du ministère. Dès 1959, elle avait obtenu le rétablissement d’une approche chronologique en trois périodes : 1789-1848 en Seconde, 1848-1914 en Première, 1914-1945 en Terminale. À partir de 1965, les horaires d’enseignement de l’histoire-géographie diminuèrent, des allègements furent introduits dans le programme d’histoire de Terminale et les civilisations disparurent, au profit de la seule étude de la période 1914-1945.

Ce débat sur l’ouverture de l’enseignement au reste du Monde, on l’a connu à plusieurs reprises au cours des dix ans passés à chaque réécriture des programmes de collège et de lycée. Au sein du collectif Aggiornamento, nous sommes régulièrement intervenus dans ces débats, défendant une ouverture au Monde[10].

Alors même que les propositions n’ont jamais atteint ce qui avait été décrété en 1957 et a fortiori ce qui avait été proposé par Fernand Braudel en 1963, à chaque fois, des voix se sont élevés pour tirer les programmes en arrière, en un repli franco-centré aussi suranné que dangereux, renforcé aujourd’hui par le déploiement d’une symbolique nationaliste qui devra être omniprésente avec drapeaux, cartes et hymne guerrier.

L’imposture macronienne est finalement celle qui se déploie dans le hiatus qui existe dans les nouveaux programmes d’histoire de lycée. Le préambule pose une discipline géographico-historique à la base de toute émancipation :

« Par l’étude du passé et l’examen du présent, l’histoire et la géographie enseignées au lycée transmettent aux élèves des connaissances précises et diverses sur un large empan historique, s’étendant de l’Antiquité à nos jours. Elles les aident à acquérir des repères temporels et spatiaux ; elles leur permettent de discerner l’évolution des sociétés, des cultures, des politiques, les différentes phases de leur histoire ainsi que les actions et décisions des acteurs ; elles les confrontent à l’altérité par la connaissance d’expériences humaines antérieures et de territoires variés. Partant, elles leur donnent les moyens d’une compréhension éclairée du monde d’hier et d’aujourd’hui, qu’ils appréhendent ainsi de manière plus distanciée et réfléchie.

Le monde dans lequel les lycéens entreront en tant qu’adultes et citoyens est traversé par des dynamiques complémentaires, conflictuelles, voire contradictoires dont beaucoup sont les conséquences de faits antérieurs, de longues ou brèves mutations. L’histoire et la géographie permettent d’éclairer ces mouvements complexes et incitent les élèves à s’instruire de manière rigoureuse et, en développant une réflexion approfondie qui dépasse les évidences, les préparent à opérer des choix raisonnés.

L’histoire et la géographie montrent aux élèves comment les choix des acteurs passés et présents (individuels et collectifs), qu’ils soient en rupture ou en continuité avec des héritages, influent sur l’ensemble de la société : elles éduquent ainsi à la liberté et à la responsabilité. »[11]

Mais tout le reste n’est qu’un carcan thématique et horaire. Les fenêtres du Monde ont été fermées. Le titre du programme de Seconde est pourtant prometteur : « Grandes étapes de la formation du monde moderne ». Tout de suite, l’esprit se met à gambader. On imagine les empires-mondes romains et chinois, les commerçants, aventuriers, ambassadeurs, missionnaires traversant l’épaisseur de l’Eufrasie, les grandes religions, chrétienne, musulmane, bouddhiste se diffusant, de gré ou de force, et se divisant, les grandes chevauchées mongoles, les navigations des Vikings dans l’Atlantique Nord, celles des Austronésiens dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, l’arrivée des Indiens du Brésil en France et celle des Jésuites en Chine, les routes de l’argent et de l’or, les grandes épidémies, l’histoire amère du sucre, ici et là la mort de la mégafaune, le grand désenclavement planétaire, la diffusion de l’imprimerie et l’histoire de la lecture, ou bien la naissance et l’expansion du capitalisme, pour rester dans une optique braudélienne… Que sais-je encore ? Il y a tant d’histoires à enseigner. Trop sans doute pour les porte-plumes du ministère.

Malgré quelques concessions, les programmes sont un ressassement du roman civilisationnel qui s’est contruit depuis le XIXe siècle. Cette incapacité à tourner la page pour inventer une nouvelle manière d’enseigner l’histoire est absolument tragique et participe de cette cécité morale de notre prétendue élite politique qui nous conduit nulle part, ou pire.


[1] L’Est Républicain, 8 novembre 2018.

[2] Florent Barraco, « Saint-Simon, Levinas, Daoud… dans la bibliothèque d’Emmanuel Macron », Le Point, 1er septembre 2017.

[3] http://discours.vie-publique.fr/notices/197000388.html

[4] Arrêté du 19 juillet 1957 BOEN n°30, 25 juillet 1957, pp. 2467-2471.

[5] Les programme de 6e et 5e entrèrent en application à la rentrée 1958, ceux de 4e et 3e en 1959, celui de Seconde en 1960, celui de Première en 1961 et celui de Terminale en 1962.

[6] Fernand Braudel, 1963, « Jadis, hier et aujourd’hui : les grandes civilisations du monde actuel », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris, Belin, pp. 143-475.

[7] Fernand Braudel, 1956, Rapport préliminaire sur les sciences humaines, tapuscrit, p. 5.

[8] Ibid., p. 16.

[9] Patricia Legris, L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010), thèse de doctorat, Paris I-Panthéon Sorbonne, 2010, p. 153.

[10] Vincent Capdepuy, « Le déni du Monde », 17 juin 2013, https://aggiornamento.hypotheses.org/1453 ; Vincent Capdepuy, Laurence De Cock, « Programmes d’histoire, le CSP a reculé ? What a surprise ! », Mediapart, 18 septembre 2015, https://blogs.mediapart.fr/edition/aggiornamento-histoire-geo/article/180915/programmes-d-histoire-le-csp-recule-what-surprise ; Vincent Capdepuy, « Programmes d’histoire : “Quelle misère intellectuelle !” », Le Monde, 25 octobre 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/25/programmes-d-histoire-quelle-misere-intellectuelle_5374192_3232.html ; cf. également plusieurs contributions dans Laurence De Cok (dir.), 2017, La fabrique scolaire de l’histoire, Marseille, Agone, 2e éd.

[11] Programme de l’enseignement d’histoire-géographie de la classe de seconde générale et technologique, de la classe de première de la voie générale et de la classe de première de la voie technologique, arrêté du 17-1-2019 – J.O. du 20-1-2019, B.O. spécial n° 1 du 22 janvier 2019.