La découverte de l’Amérique, une erreur ?

Le rideau s’ouvre…

COLOMB (à part). Quel est ce prêtre vénérable que j’aperçois au fond de ce bocage ? Ses yeux baignés de larmes sont fixés sur un groupe d’Américains. Ah ! C’est leur protecteur ; c’est Las-Casas. Approchons-nous.
Las-Casas, dissipez enfin votre tristesse, et cessez de pleurer sur le sort de vos Indiens ; voici un discours qu’on m’envoie de l’autre Monde, vous y verrez que la découverte de l’Amérique a été utile au genre humain.

LAS-CASAS. Hélas ! Je ne l’ai que trop lu cet éloquent discours, et c’est lui qui cause ma tristesse. Quoi ! N’était-ce donc pas assez que les Européens eussent exercé leur barbarie sur les habitants du Nouveau Monde, fallait-il donc encore qu’ils employassent leur esprit à nous persuader que cette dépopulation n’a point été un mal ?

COLOMB. L’auteur ne le nie point ; mais il prétend que c’est la faute du siècle, et non celle des Européens qui découvrirent l’Amérique.

LAS-CASAS. Eh ! Que m’importe, quand on égorge mes bons Indiens, que ce soit la faute du siècle ou de la découverte de l’Amérique ? Croyez-vous que dans ces temps barbares, où les ténèbres de la superstition et du fanatisme courraient l’Europe, le prétendu sorcier qui mourait à petit feu sur un bûcher s’embarrassât beaucoup que son trépas fût l’ouvrage du siècle superstitieux, ou d’un juge inique ?

COLOMB. J’avoue que votre comparaison est spécieuse et vous n’ignorez pas que si les Espagnols, qui me doivent le nouvel hémisphère, avaient suivi mes avis et mon exemple, ils n’auraient point dévasté l’Amérique ; et que sans répandre une goutte de sang, ils auraient uni les deux Mondes par les liens du commerce et des beaux-arts. Mais la soif de l’or fit verser des torrents de sang au Castillan avide, et des fers furent ma récompense.

LAS-CASAS. Il est trop vrai, Colomb, et ces fers déposés dans votre tombeau par votre ordre, ces fers que vous portez jusque chez les ombres, sont la honte de vos contemporains ; mais leurs descendants vous ont bien vengé par la gloire attachée à votre nom.

COLOMB. Ils m’ont vengé, mais trop tard ; la gloire est pour une ombre ce qu’est une pompe funèbre pour celui qui descend au tombeau. Un aventurier ne m’a-t-il même enlevé l’honneur de donner mon nom à l’Amérique. Mais oublions ces injustices et avouez-le, Las-Casas, ce premier moment de crise est passé, et voyez les progrès qu’ont faits le commerce et la navigation ; comptez les richesses, les jouissances qu’ils ont procurées à l’Europe, les nouveaux débouchés ouverts à ses manufactures et aux productions de son sol. Vous sentez que les denrées de l’Amérique sont une marchandise privilégiée, qui réunit tous les avantages des métaux monnayés sans s’accumuler ni s’avilir comme eux ; que l’Amérique est un asile ouvert à la vertu persécutée, et un égout utile à la population européenne ; que le commerce enfin, répare lui seul tous les maux que l’Amérique a causés au genre humain.

LAS-CASAS. L’éloquence est une sirène ; elle vous a séduit, je n’en suis point étonné. On ne parle pas avec plus de chaleur ; on ne peint pas avec plus de grâce et d’énergie que votre auteur ; et l’homme supérieur à son siècle, qui eut le génie de deviner l’Amérique, doit applaudir à celui qui met son esprit à prouver l’utilité de cette découverte. Pour moi, qui n’ai que du bon sens et une âme tendre, je résiste mieux aux prestiges de l’esprit ; et quelque avantage que l’Amérique ait procuré au commerce, je ne pourrai croire qu’elle ait été utile au genre humain, tant qu’on ne me prouvera pas que cette découverte n’a point causé la dépopulation du Nouveau Monde, l’exportation des Nègres, ni la propagation de ce fléau né au sein des plaisirs.

COLOMB. Vous commencez à me persuadez. Adieu. Vous m’attristeriez en me prouvant que j’ai fait une découverte fatale au genre humain ; mais je vais relire ce discours, et l’éloquence entraînante de son auteur l’emportera bientôt sur la froide raison qui sort de votre bouche. [1]

Ce dialogue, bien entendu fictif, date de 1787. L’auteur en est Jean-Louis Mallet, dit Mallet-Butini (1757-1832). Avocat de Genève, il était ami et voisin de Voltaire. Le texte, trop bref pour être véritablement pertinent, permet cependant d’évoquer un débat majeur du XVIIIe siècle et pourtant quelque-peu oublié de nos jours. La question fut posée dès 1756 par Voltaire dans son Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours.

« C’est un grand problème de savoir si l’Europe a gagné en se portant en Amérique. Il est certain que les Espagnols en retirèrent d’abord des richesses immenses ; mais l’Espagne a été dépeuplée, et ces trésors partagés à la fin par tant d’autres nations, ont remis l’égalité qu’ils avaient d’abord ôtée. Le prix des denrées a augmenté partout. Ainsi personne n’a réellement gagné. Il reste à savoir si la cochenille et le quinquina sont d’un assez grand prix pour compenser la perte de tant d’hommes. »[2]

La question fut ensuite développée par Cornelius de Pauw dans un ouvrage qui eut à son époque un retentissement certain, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, paru à Berlin à 1777.

« Il n’y a pas d’événement plus mémorable parmi les hommes, que la découverte de l’Amérique. En remontant des temps présents aux temps les plus reculés, il n’y a point d’événement qu’on puisse comparer à celui-là ; et c’est sans doute un spectacle grand et terrible de voir une moitié de ce globe réellement disgraciée par la nature, que tout y était ou dégénéré ou monstrueux.

Quel physicien de l’Antiquité eût jamais soupçonné qu’une même planète avait deux hémisphères si différents, dont l’un serait vaincu, subjugué et comme englouti par l’autre dès qu’il en serait connu, après un laps de siècles qui se perdent dans la nuit et l’abyme des temps ?

Cette étonnante révolution, qui changea la face de la terre et la fortune des nations, fut absolument momentanée, parce que, par une fatalité presque incroyable, il n’existait aucun équilibre entre l’attaque et la défense. Toute la force et toute l’injustice étaient du côté des Européens : les Américains n’avaient que de la faiblesse ; ils devaient donc être exterminés et exterminés dans un instant. Soit que ce fût une combinaison funeste de nos destins; ou une suite nécessaire de tant de crimes et de tant de fautes, il est certain que la conquête du nouveau Monde, si fameuse et si injuste a été le plus grand des malheurs que l’humanité ait essuyés.

Après le prompt massacre de quelques millions de sauvages, l’atroce vainqueur se sentit atteint d’un mal épidémique, qui, en attaquant à la fois les principes de la vie et les sources de la génération, devint bientôt le plus horrible fléau du monde habitable. L’homme déjà accablé du fardeau de son existence, trouva, pour comble d’infortune, les germes de la mort entre les bras du plaisir et au sein de la jouissance : il se crut perdu sans ressources ; il crut que la nature irritée avoir juré sa ruine.

Les Annales de l’Univers n’offrent pas, et n’offriront peut-être plus une époque semblable. Si de tels désastres pouvaient arriver plus d’une fois, la Terre serait un séjour dangereux, où notre espèce succombant sous ses maux, ou fatiguée de combattre contre sa destinée, parviendrait à une extinction totale, et abandonnerait cette Planète à des êtres plus heureux ou moins persécutés.

Cependant des politiques à projets ne cessent, par leurs séditieux écrits, d’encourager les Princes à envahir les Terres Australes. Il est triste que quelques philosophes aient possédé le don de l’inconséquence jusqu’au point de former eux-mêmes des vœux pour le succès de cette coupable entreprise : ils ont théoriquement tracé la route que devra tenir le premier vaisseau qui, au sortir de nos ports, ira porter des chaînes aux paisibles habitants d’un pays ignoré. Irriter la cupidité des hommes par de faux besoins et des richesses imaginaires, c’est agacer des tigres, qu’on devrait craindre et enchaîner. Les peuples lointains n’ont déjà que trop à se plaindre de l’Europe : elle a, à leur égard, étrangement abusé de la supériorité. Maintenant la prudence, au défaut de l’équité, lui dit de laisser les Terres Australes en repos, et de mieux cultiver les siennes.

Si le génie de la désolation et des torrents de sang précèdent toujours nos conquérants, n’achetons pas l’éclaircissement de quelques points de géographie par la destruction d’une partie du globe ; ne massacrons par les Papous pour connaître au thermomètre de Réaumur le climat de la nouvelle Guinée.

Après avoir tant osé, il ne reste plus de gloire à acquérir, que par la modération qui nous manque. Mettons des bornes à la fureur de tout envahir pour tout connaître. »[3]

La charge est virulente. La question qui est ainsi posée n’est donc pas tant de savoir si la découverte de l’Amérique a été utile ou non, mais celle des conséquences de l’expansion européenne. Le texte de Mallet est un écho, sinon une véritable réponse, au concours ouvert par l’abbé Raynal à l’Académie de Lyon en 1780 avec un prix de 1200 livres. Le sujet était ainsi formulé : La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver et de les accroître ? Si elle a produit des maux quels sont les moyens d’y remédier ? Or l’abbé Raynal se trouve être l’auteur d’un des ouvrages les plus importants de son siècle, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, paru pour la première édition en 1770. L’introduction peut apparaître comme un éloge de la mondialisation :

« Il n’y a point eu d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général et pour les peuples d’Europe en particulier, que la découverte du nouveau monde et le passage des Indes par le Cap de Bonne-Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puissance des nations, dans les mœurs, l’industrie et le gouvernement de tous les peuples. C’est à ce moment que les hommes des contrées les plus éloignées se sont devenus nécessaires : les productions des climats placés sous l’équateur se consomment dans les climats voisins du pôle ; l’industrie du nord est transportée au sud ; les étoffes de l’orient habillent l’occident, et partout les hommes se sont communiqués leurs opinions, leurs lois, leurs usages, leurs remèdes, leurs maladies, leurs vertus et leurs vices. »[4]

Mais l’auteur enchaîne sur les doutes et sur les interrogations :

« Tout est changé et doit changer encore. Mais les révolutions passées et celles qui doivent suivre ont-elles été, peuvent-elles être utiles à la nature humaine ? L’homme leur devra-t-il un jour plus de tranquillité, de vertus et de plaisirs ? Peuvent-elles rendre son état meilleur, ou ne feront-elles que le changer ?

L’Europe a fondé partout des colonies ; mais connaît-elle les principes sur lesquels on doit les fonder ? Elle a un commerce d’échanges, d’économie, d’industrie. Ce commerce passe d’un peuple à l’autre. Ne peut-on découvrir par quels moyens et dans quelles circonstances ? Depuis qu’on connaît l’Amérique et la route du Cap, des nations qui n’étaient rien sont devenues puissantes ; d’autres qui faisaient trembler l’Europe se sont affaiblies. Comment ces découvertes ont-elles influé sur l’état de ces peuples ? Pourquoi enfin les nations les plus florissantes et les plus riches ne sont-elles pas toujours celles à qui la nature a le plus donné ? Il faut pour s’éclaircir sur ces questions importantes jeter un coup d’œil sur l’état où était l’Europe avant les découvertes dont nous avons parlé ; suivre en détail les événements dont elles ont été la cause et finir par considérer l’état de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. »[5]

L’ouvrage est connu en particulier pour sa dénonciation de l’esclavage, qui s’accentue au fil des éditions. Ainsi, dans la troisième, parue en 1781 :

« L’Europe retentit depuis un siècle des plus saines, des plus sublimes maximes de la morale. La fraternité de tous les hommes est établie de la manière la plus touchante dans d’immortels écrits. On s’indigne des cruautés civiles ou religieuses de nos féroces ancêtres, et l’on détourne les regards de ces siècles d’horreur et de sang. Ceux de nos voisins que les Barbaresques ont chargé de chaînes, obtiennent nos secours et notre pitié. Des malheurs mêmes imaginaires, nous arrachent des larmes dans le silence du cabinet et surtout au théâtre. Il n’y a que la fatale destinée des malheureux nègres qui ne nous intéresse pas. On les tyrannise, on les mutile, on les brûle, on les poignarde ; et nous l’entendons dire froidement et sans émotion. Les tourments d’un peuple à qui nous devons nos délices ne vont jamais jusqu’à nos cœurs. »[6]

Au terme de la première édition, l’abbé Raynal termine par une réflexion sur la question de l’émancipation des colonies anglaises d’Amérique du Nord et sur l’avenir de l’Amérique comme puissance mondiale face à une Europe perçue comme déclinante :

« À mesure que nos peuples s’affaiblissent et succombent tous les uns sous les autres, la population et l’agriculture vont croître en Amérique ; les arts y naîtront fort vite, transportés par nos soins ; ce pays sorti du néant brûle de figurer à son tour sur la face du globe et dans l’histoire du monde. »[7]

Plusieurs livres furent publiés en réponse au concours ouvert par l’abbé Raynal. Parmi ceux-ci, on citera Joseph Mandrillon : Recherches philosophiques sur la découverte de l’Amérique (1784) ; de François-Jean de Chastellux : Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique (1787) ; et de l’abbé Genty : L’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain (1788). Aucun cependant, en dix ans, n’emporta le prix. La Révolution mit un terme au débat et le nouveau siècle fut celui d’une colonisation européenne décomplexée, tout autant que celui de la montée en puissance de l’Amérique.

Bibliographie

M. P*** [François-Jean de Chastellux], 1787, Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique, Londres/Paris, chez Prault.

Commager H.S. & Giordanetti E., 1968, Was America a Mistake ? An Eighteenth-Century Controversy, Columbia, University of south Carolina Press.

abbé Genty, 1788, L’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain, Paris, chez Nyon l’aîné et fils.

Gerbi A., 1973, The Dispute of the New World. The Historic of a Polemic, 1750-1900, trad. de l’italien par J. Moyle, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press (éd. or., 1955).

Liauzu C., 2007, Histoire de l’anticolonialisme en France. Du XVIe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin.

Mallet, 1787, « Dialogue. Colomb et Las Casas », L’Année littéraire, Tome 7, pp. 210-214.

J.M*** [Mandrillon], 1784, Recherches philosophiques sur la découverte de l’Amérique, ou Discours sur cette question posée par l’Académie des Sciences, Belles-Lettres & Arts de Lyon : La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver & de les accroître ? Si elle a produit des maux, quels sont les moyens d’y remédier ?, Amsterdam, chez les héritiers E. van Harrevelt.

Cornélius de Pauw, 1777, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, Berlin, 3 volumes.

Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam.

Voltaire, 1756, Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, Genève.


Notes

[1] Mallet, 1787, « Dialogue. Colomb et Las Casas », L’Année littéraire, Tome 7, pp. 210-214.

[2] Voltaire, 1756, Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, Genève, chapitre CXXV, p. 244.

[3] Cornélius de Pauw, 1777, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, Berlin, Vol. 1, pp. III-VIII.

[4] [5] Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. I, pp. 1-2.

[6] Abbé Raynal, 1781, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, chez Jean-Léonard Pellet, Vol. 6, p. 105.

[7] Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. VI, p.426.

GWOT (Global War on Terrorism)

« Les images et les déclarations de la semaine dernière étaient sans aucun doute celles d’une guerre à propagation rapide.

Dans la mer Rouge et la mer d’Arabie, sur le pont des navires de guerre américains, les missiles de croisière Tomahawk ont vrombi, lancés vers des cibles situées en Afghanistan et au Soudan, où ils ont brisé ce que les responsables américains décrivent comme un centre d’entraînement de terroristes et une usine d’armes chimiques.

À Washington, certains des membres du Congrès les plus critiques à l’égard du président Clinton ont mis de côté leur partisanerie et ont salué le chef de la nation, malgré le scandale qui l’éclabousse, pour avoir répondu au terrorisme par des frappes militaires. Quelques jours avant, en Afrique de l’Est, la secrétaire d’État Madeleine K. Albright avait erré dans les décombres de l’ambassade américaine bombardée du Kenya, comparant la scène à ses souvenirs d’enfance lors du Blitz à Londres.

“C’est comme dans une guerre”, a-t-elle dit de retour à Washington après un voyage en Afrique où elle a aidé à planifier les attaques contre l’Afghanistan et le Soudan. “Je pense que nous sommes embarqués dans une aventure dans laquelle nous devrons faire face sur le long terme à ce qui est une très grave menace pour notre mode de vie.” Le président Clinton a averti que les États-Unis faisaient face à “une longue lutte qui s’engageait entre la liberté et le fanatisme, entre le règne de la loi et le terrorisme.”

Ce n’était pas le premier coup dans cette lutte. L’attentat contre le World Trade Center à New York en 1993 a choqué des Américains qui ne se sont plus sentis en sécurité dans leur isolement géographique. Auparavant, l’armée américaine avait frappé des cibles en Libye et en Irak. Mais l’attaque de la semaine dernière a été dépeinte comme étant plus que de simple représailles, c’était une attaque préventive contre une menace permanente. Et, de façon inquiétante, les porte-paroles n’ont pas dit que l’ennemi avait été écrasé, mais que la bataille était là.

Alors, les États-Unis sont-ils préparés pour les conséquences de ce qui est désormais une guerre globale contre le terrorisme ? » [1]

Cet extrait d’un article du New York Times pourrait, par certains points, immédiatement faire penser à l’après-11 septembre 2001 ; il est en fait d’août 1998. L’expression de « global war on terrorism » employée par le journaliste Philip Shenon ne se trouve pas dans le discours de Bill Clinton prononcé quelques jours plus tôt, le 20 août 1998, mais elle en résume bien l’esprit et deviendra en 2001 l’appellation gouvernementale pour désigner la lutte contre le terrorisme islamiste. Le tournant politique amorcé à la fin des années 1990 dans la lutte contre le terrorisme islamiste, de la diplomatie multilatérale vers la guerre globale, est souligné par Bill Clinton lui-même :

« L’Amérique a combattu le terrorisme pendant de nombreuses années. Lorsque cela a été possible, nous avons utilisé la loi et la diplomatie pour mener la lutte. Le bras long de la loi américaine a tendu la main à travers le monde et traduit en justice les personnes coupables d’attentats à New York, en Virginie et dans le Pacifique. Nous avons défait en douceur les groupes terroristes et déjoué leurs complots. Nous avons isolé des pays qui pratiquent le terrorisme. Nous avons travaillé à bâtir une coalition internationale contre le terrorisme. Mais il y a eu et il y aura des moments où la loi et la diplomatie sont tout simplement insuffisantes, quand notre sécurité nationale est très menacée, et quand nous devons prendre des mesures extraordinaires pour protéger la sécurité de nos citoyens.

Avec des preuves convaincantes que le réseau Ben Laden de groupes terroristes avait l’intention de monter de nouvelles attaques contre les Américains et d’autres personnes éprises de liberté, j’ai décidé que l’Amérique devait agir. Et ce matin, sur la base de la recommandation unanime de mon conseil à la Sécurité nationale, j’ai ordonné à nos forces armées de prendre des mesures pour contrer une menace immédiate du réseau Ben Laden. » [2]

L’histoire immédiate est délicate. On s’y hasardera cependant, car la notion de « guerre globale » ne peut laisser indifférent l’historien de la globalité, fût-ce au risque de se tromper.

1) Qu’est-ce qu’une guerre globale ? ‒ La notion a été utilisée pour la première fois au cours de la Seconde Guerre mondiale. Forgée aux États-Unis dans un contexte marquée par une double rupture de l’isolationnisme américain (Capdepuy, 2011), due à la guerre mondiale qui finit par atteindre les États-Unis le 7 décembre 1941, et à la mondialisation aéronautique qui faisait subir au globe un nouveau rétrécissement, l’expression semble s’être imposée immédiatement :

« Quand le Japon a fait une attaque directe contre des possessions américaines et britanniques, il y a eu coalescence de deux grandes guerres. Il y a maintenant une seule guerre mondiale. C’est une guerre globale dans un sens beaucoup plus poussé que la Première Guerre mondiale. » [3]

L’expression semble se justifier d’elle-même en raison de la multiplicité des théâtres d’opération :

« Car c’est une guerre globale, et en 1943, il en coûtera à cette nation presque 100 milliards de dollars.

Dans cette guerre globale, il y a maintenant quatre zones principales de combat, et je voudrais brièvement vous parler d’elles, mais non par ordre d’importance, car chacune d’elles est essentielle et elles sont toutes interdépendantes.

[…]

Diverses personnes nous pressent de concentrer nos forces sur l’une ou l’autre de ces quatre zones, bien que personne ne suggère que l’une ou l’autre de ces quatre zones ne doive être abandonnée. Évidemment, on ne pourrait pas sérieusement insister pour que nous abandonnions l’aide à la Russie, ou que nous laissions tout le Pacifique au Japon, ou la Méditerranée et le Moyen-Orient à l’Allemagne, ou que nous renoncions à une offensive contre l’Allemagne. Le peuple américain peut être sûr que nous ne négligerons aucun de ces quatre grands théâtres de la guerre. » [4]

Cependant, un doute s’immisce : existe-t-il réellement une différence d’échelle entre guerre mondiale et guerre globale ? Ou bien s’agit-il là de deux notions redondantes ? La question rappelle le débat en France à propos des notions de mondialisation et de globalisation, qui pourraient également apparaître comme un doublon. L’une ayant été forgée dès le début du 20e siècle, l’autre étant une adaptation du terme anglais globalization, n’est-il pas artificiel de les distinguer ? Inversement, on peut y voir une forme de richesse conceptuelle, à condition toutefois de s’entendre sur les mots. Aussi, considérera-t-on ici le global comme un niveau supérieur ou égal au mondial dans la mesure où « global » renvoie au globe terrestre pris dans sa totalité tandis que « mondial » peut désigner un espace plus restreint, un monde. Autrement dit, si on accepte que le Monde est le globe devenu monde, la globalisation est l’aboutissement de la mondialisation (ou de mondialisations, au pluriel) ; et une guerre globale est une guerre dont l’emprise spatiale s’étend à une majeure partie du globe.

Après la Seconde Guerre mondiale, la notion de « guerre globale » a été utilisée pour qualifier la Guerre froide qui a opposé les deux superpuissances à l’échelle du globe, même s’il s’agissait alors d’une guerre globale potentielle dont les conflits réels étaient seulement locaux.

2) La lutte contre le terrorisme est-elle globale ? ‒ L’emploi de cette notion est-elle justifiée pour qualifier la lutte entreprise par les États-Unis et leurs alliés contre le terrorisme islamiste au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 ? L’expression de « global war on terrorism » est apparue dès le 19 septembre 2001 à l’annonce d’une allocution du président George W. Bush devant le Congrès le jour suivant, même si ce dernier ne parla précisément que d’une « global war » et d’un « global terror network ». La formule fut donc d’abord officieuse. Cependant, la création en mars 2003 d’une médaille de la Global War on Terrorism montre bien qu’elle fut entérinée par les autorités états-uniennes, à concurrence avec d’autres, comme Global war on terror.

Le succès de l’expression peut se comprendre par l’existence d’un discours déjà là, qu’atteste l’article de 1998 préalablement cité, et qu’on peut relier à l’analyse développée par Samuel P. Huntington au cours des années 1990, dont l’idée centrale était qu’avec la fin de la Guerre froide, le monde se trouvait face à un risque de guerre globale opposant l’Occident au non-Occident, « the West and the Rest » (Huntington, 1993). L’intervention militaire russe en Tchétchénie était ainsi comprise comme un front local de cette guerre globale (Huntington, 1999), autrement dit comme une guerre « glocale », à l’image de ce qu’avait pu être le Viêtnam durant la Guerre froide par exemple. Toutefois, cette grille de lecture civilisationnelle n’a pas emporté l’adhésion de tous, à commencer par le président George W. Bush qui a souligné à plusieurs reprises que les autorités des États-Unis faisaient la différence entre musulmans et islamistes (Droz-Vincent, 2007). La guerre globale contre le terrorisme n’était donc pas voulue comme une guerre d’un monde contre un autre, et l’expression signifiait bien une subsumption du monde musulman dans un ordre global supérieur. L’adjectif « global » doit finalement plutôt s’entendre comme une variation sur le thème de l’universel. Le 20 octobre 2001, George W. Bush retrouvait les formules de Harry S. Truman du 12 mars 1947 sur un monde divisé en deux :

« Aujourd’hui, nous nous concentrons sur l’Afghanistan, mais la bataille est plus vaste. Chaque nation a un choix à faire. Dans ce conflit, il n’y a pas de territoire neutre. Tout gouvernement qui protège des hors-la-loi et des meurtriers d’innocents, devient lui-même hors-la-loi et meurtrier. Et il suivra cette voie solitaire à ses risques et périls. » [5]

On peut penser qu’il y a dans l’expression de « guerre globale contre le terrorisme » une forme de déterritorialisation de la guerre par un élargissement à la totalité du globe : ce ne sont pas les États-Unis qui sont attaqués, mais un mode de vie fondé sur la liberté, dont les États-Unis sont les garants.

Ceci se manifeste par un brouillage de la guerre elle-même qui devient une lutte transnationale et transfrontalière, confondant opérations militaires et opérations de police. Ainsi, le USA Patriot Act (Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act) voté et signé en octobre 2001 a effacé la distinction juridique entre les enquêtes effectuées par les services de renseignement extérieur et les agences fédérales responsables des enquêtes criminelles pour les terroristes étrangers ; il a également créé le statut de combattant illégal, qui a permis de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste. Ce dont la prison de Guantánamo, au Cuba, est devenue le triste symbole.

Toutefois, la conséquence la plus importante après les attentats du 11-Septembre fut l’opération Enduring Freedom entamée par le gouvernement des États-Unis. Elle avait pour objectif premier de combattre al-Qaida en Afghanistan :

« Ces actions soigneusement ciblées visent à arrêter l’utilisation de l’Afghanistan comme base d’opérations terroristes et à attaquer les capacités militaires du régime des talibans.

Nous sommes rejoints dans cette opération par notre allié loyal, la Grande-Bretagne. D’autres alliés, y compris le Canada, l’Australie, l’Allemagne et la France, ont promis des forces au fur et à mesure que l’opération se déroulera.

Plus de 40 pays du Proche-Orient, d’Afrique, d’Europe et d’Asie ont accordé le droit de survoler leur territoire. D’autres ont partagé les informations glanées par leurs services de renseignement. Nous sommes soutenus par la volonté collective du monde.

Il y a plus de deux semaines, j’ai adressé aux dirigeants talibans une série de demandes claires et spécifiques : fermer les camps d’entraînement terroristes, livrer les dirigeants du réseau al-Qaida et laisser partir les étrangers, dont des citoyens américains, détenus injustement dans leur pays.

Aucune de ces demandes n’a été satisfaite. Et aujourd’hui, les talibans vont en payer le prix.

En détruisant les camps et en interrompant les communications, nous rendrons plus difficiles pour le réseau terroriste l’entraînement de nouvelles recrues et la coordination de leurs plans diaboliques.

Au début, les terroristes ont pu se terrer encore plus profondément dans des cavernes ou d’autres lieux reculés. Notre action militaire est destinée à ouvrir la voie à des opérations militaires soutenues, globales et implacables pour les faire sortir et les traduire devant la justice.

En même temps, le peuple opprimé d’Afghanistan va connaître la générosité de l’Amérique et de nos alliés. Pendant que nous frapperons des cibles militaires, nous larguerons des vivres, des médicaments et des provisions pour les hommes, femmes et enfants affamés d’Afghanistan.

Les États-Unis d’Amérique sont un pays ami du peuple afghan et nous sommes les amis de près d’un milliard de personnes dans le monde qui sont adeptes de la foi musulmane.

Les États-Unis d’Amérique sont un ennemi de ceux qui aident les terroristes et les criminels barbares qui commettent un sacrilège contre une grande religion en perpétrant des meurtres en son nom. » [6]

Depuis, d’autres opérations secondaires se sont annexées à celle-ci : aux Philippines, dans la Corne de l’Afrique, au Sahara, au Kirghizistan et dans la vallée du Pankissi en Géorgie. Il y a donc eu re-territorialisation de cette guerre globale, et ce dans des espaces bien précis où les logiques locales sont tout aussi importantes, sinon plus, que la logique globale affichée.

3) La lutte d’al-Qaida contre les États-Unis est-elle globale ? ‒ Les attentats du 11-Septembre ont pu surprendre. Pourtant, ils sont arrivés dans un contexte de guerre « ouverte », et ce depuis le 23 août 1996, date à laquelle al-Qaida avait déclaré la guerre contre les États-Unis :

« Chacun d’entre vous sait quelle injustice, quelle oppression, quelle agression subissent les musulmans de la part de l’alliance judéo-croisée et de ses valets ! À tel point que le sang des musulmans n’a plus aucun prix, que leurs biens et leur argent sont offerts en pillage à leurs ennemis. Leur sang coule en Palestine, en Irak et au Liban (les horribles images du massacre de Qana sont encore présentes dans tous les esprits), sans compter les massacres du Tadjikistan, de Birmanie, du Cachemire, d’Assam, des Philippines, de Pattani, de l’Ogaden, de Somalie, d’Érythrée, de Tchétchénie et de Bosnie-Herzégovine, où les musulmans ont été victimes d’abominables boucheries. Et tout cela au vu et au su du monde entier, pour ne pas dire en raison du complot des Américains et de leurs alliés, derrière l’écran de fumée des Nations Injustes Unies. Mais les musulmans se sont rendu compte qu’ils étaient la cible principale de la coalition judéo-croisée, et toute cette propagande mensongère sur les droits de l’Homme a laissé la place aux coups portés et aux massacres perpétrés contre les musulmans sur toute la surface de la terre.

La dernière calamité à s’être abattue sur les musulmans, c’est l’occupation du pays des deux sanctuaires, le foyer de la maison de l’islam et le berceau de la prophétie, depuis le décès du Prophète et la source du message divin, où se trouve la sainte Kaaba vers laquelle prient l’ensemble des musulmans, et cela par les armées des chrétiens américains et leurs alliés ! Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! » [7]

Le texte est intéressant dans la mesure où il donne une vision, sinon globale, du moins mondiale de cette guerre : selon l’auteur, le monde musulman subit de multiples agressions, ici et là, et c’est en réponse à ces agressions qu’al-Qaida justifie son action contre un ennemi identifié aux États-Unis et à Israël. On trouve là aussi un effet de subsumption d’une série d’événements dans une logique supérieure. Le discours islamiste d’al-Qaida tisse des liens, rapproche, crée une circulation entre les lieux et les conflits, et à sa manière déterritorialise chaque lutte

Cependant, au centre de ce discours, se trouve un objet de ressentiment : la présence militaire états-unienne sur le sol de l’Arabie Saoudite, qui remonte à la Guerre du Golfe de 1990-1991. Ce point ne doit pas être minimisé car Oussama Ben Laden est lui-même originaire d’Arabie Saoudite et sur les dix-neuf auteurs des attentats du 11 septembre 2001, quinze sont saoudiens. Ce point de discorde est à nouveau clairement exprimé en février 1998 dans la « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés » :

« Depuis que Dieu a déployé la péninsule Arabique, créé son désert et l’a bordé de mers, aucune calamité ne l’a affligée comme ces armées croisées qui s’y sont déployées tels des criquets, couvrant sa terre, dévorant sa verdure et profitant de ses ressources. Tout cela alors que les nations s’accordent pour attaquer les musulmans comme des sangsues.

[…]

Tous ces événements et crimes constituent de la part des Américains une franche déclaration de guerre contre Dieu et Son Prophète, et les oulémas savants de toutes les écoles, tout au long des siècles musulmans, sont d’accord pour affirmer que la guerre sainte est un devoir individuel.

[…]

En conséquence, et conformément à l’ordre de Dieu, nous rendons à tous les musulmans le jugement suivant.

Tuer les Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout musulman qui le pourra, dans tout pays il se trouvera, et ce jusqu’à ce que soient libérées de leur emprise la mosquée al-Aqsa comme la grande mosquée de La Mecque, et jusqu’à ce leurs armées sortent de tout territoire musulman, les mains paralysées, les ailes brisées, incapables de menacer un seul musulman, conformément à son ordre, qu’il soit loué ! » [8]

Il y a donc là une forte dimension territoriale, qui se noue autour de l’Arabie Saoudite et de Jérusalem, et c’est ce que la notion de « guerre globale contre le terrorisme » a nié. L’englobement mené par les autorités états-uniennes a servi de brouillage géopolitique permettant d’éviter de remettre en question la présence des États-Unis au Moyen-Orient (Capdepuy, 2009) et de revenir sur l’occupation israélienne de Jérusalem ‒ ce qui, évidemment, ne saurait en aucun cas s’entendre comme une acceptation du point de vue d’al-Qaida, mais l’histoire globale est aussi cela : un regard polycentrique.

Bibliographie

Capdepuy V., 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document n° 576.

Capdepuy V., 2009, « Greater Middle East », M@ppemonde, n° 93.

Droz-Vincent P., 2007, Vertiges de la puissance. Le « moment américain » au Moyen-Orient, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Relations internationales ».

Huntington S.P., 1993, « The Clash of Civilizations ? », Foreign Affairs, vol. 72, n° 3, pp. 22-49.

Huntington S.P., 1999, « A Local Front of a Global War », The New York Times, 16 décembre 1999.

Kepel G. (éd.), 2005, Al-Qaida dans le texte, Paris, Puf.


[1] Philip Shenon, « The World: Hitting Home; America Takes On a Struggle With Domestic Costs », The New York Times, 23 août 1998.

[2] Bill Clinton, Adresse à la nation sur l’action militaire menée contre des sites terroristes en Afghanistan et au Soudan, 20 août 1998.

[3] Éditorial, The New York Times, 11 décembre 1941.

[4] Franklin D. Roosevelt, Sur l’inflation et le progrès de la guerre, Causerie au coin du feu, 7 septembre 1942.

[5] [6] Extrait du discours de George W. Bush à la nation américaine, 7 octobre 2001.

[7] Extrait de : « Déclaration de jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints », 23 août 1996, Al-Qaida dans le texte, Gilles Kepel (éd.), Paris, Puf, 2005, p. 53.

[8] Extrait de : « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés », 23 février 1998, Al-Qaida dans le texte, Gilles Kepel (éd.), Paris, Puf, 2005, p. 53.

Le manioc, racine d’Afrique ?

Il y a quelques années, dans Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Gaston Kelman se livrait à une déconstruction des préjugés racistes ; cependant, on pourrait, par facétie, l’interpeler : le manioc est-il bien une plante africaine ?

Pour l’abbé Raynal, au 18e siècle, la réponse ne faisait, semble-t-il, aucun doute : OUI.

« Le présent le plus précieux que les îles aient reçu de l’Afrique, c’est le manioc. La plupart des historiens l’ont regardé comme une plante originaire d’Amérique. On ne voit pas trop sur quel fondement est appuyée cette opinion, quoiqu’assez généralement reçue. Mais la vérité en fût-elle démontrée, que les Antillais n’en tiendraient pas moins le manioc des Européens qui l’y ont transporté avec les Africains qui s’en nourrissaient. Avant nos invasions, la communication du continent de l’Amérique avec ces îles était si peu de chose, qu’une production de la terre ferme pouvait être ignorée dans l’archipel des Antilles. Ce qu’il y a de certain, c’est que les sauvages qui offrirent à nos premiers navigateurs des bananes, des ignames, des patates, ne leur présentèrent point de manioc ; c’est que les Caraïbes concentrés à la Dominique et à Saint-Domingue l’ont reçu de nous ; c’est que le caractère des sauvages ne les rendait pas propres à une culture si suivie ; c’est que cette sorte de culture exige des champs très découverts, et que dans les forêts dont ces îles sont couvertes on ne trouve pas des intervalles défrichés qui eussent plus de vingt-cinq toises en carré. Enfin, ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne voit l’usage du manioc établi qu’après l’arrivée des Noirs ; et que de temps immémorial il forme la nourriture principale d’une grande partie de l’Afrique. »[1]

Pourtant, même s’il a fallu le développement de la géographie des plantes au début du 19e siècle pour qu’une réponse commence à être scientifiquement établie (Brown, 1818 ; Moreau de Jonnès, 1824 ; de Candolle, 1855), le fait que le manioc provienne d’Amérique est bien attesté dès le 17e siècle.

L’anecdote est connue. En 1593, le navigateur anglais Richard Hawkins (1562-1622) raconte comment il prit en chasse un navire portugais qui « faisait route vers l’Angola pour faire cargaison de nègres à destination de la rivière de La Plata » :

« Le chargement de ce navire était de la farine de cassavi, que les Portugais appellent Farina de Paw [farinha de pão]. Elle sert de marchandise en Angola, de nourriture pour les Portugais sur les navires, et pour les nègres lors de leur transport vers la rivière de Plata. Cette farine est faite d’une certaine racine que les Indiens appellent yuca, qui ressemble à des pommes de terre. Il y en a de deux sortes : l’une bonne et douce à manger (soit rôtie soit bouillie) comme les patates, et l’autre dont est fait leur pain, appelé cassavi. » [2]

Figure 1. L’Atlantique Sud au 16e siècle, une Méditerranée portugaise (carte portugaise, 1550, BNF)

Atlantique portugaise

Plus intéressant est le texte de l’humaniste d’Amsterdam Olfert Dapper (ca.1635-1689) dans sa Description de l’Afrique (parue en flamand en 1668 et en français en 1686) :

« Dans l’île de Massander et sur les bords du Bengo et du Danda, on trouve une plante que les Nègres d’Angole nomment Mandihoca, plusieurs insulaires de l’Amérique Yuca et les Mexicains Quauhcamotli. On moud la racine et on en fait du pain. II n’y a point d’endroit dans tout Angole qui rapporte autant de Mandihoca que les bords du fleuve Bengo, soit à cause de la fertilité du terroir, soit parce que la proximité de Lovando S. Paulo, donnant occasion de la débiter, fait qu’on la cultive avec plus de soin. II y a plusieurs sortes de Mandihoca, particulièrement dans le Brésil, et quoiqu’elles se ressemblent fort, les connaisseurs en savent pourtant bien remarquer la différence. Les feuilles de cette plante ressemblent à celles du noyer, et ont plusieurs filaments, elles sont vertes et pendent cinq ensemble à un rameau. La tige a dix ou douze pieds de hauteur dans l’Afrique, mais dans le Brésil elle ne passe guère la grandeur d’un homme. Ce tronc se divise en plusieurs branches dont le bois est souple comme de l’osier, et n’est bon qu’à brûler aussi peu que la semence qui est comme celle du Palma-Christi. La racine qui est ce qu’on mange, ressemble à nos pastenades et est pleine d’un suc blanc et épais comme le lait.

La culture du Mandihoca se fait de cette manière, on remue, on brise la terre, et on en fait de petits monceaux, comme ceux sous lesquels les taupes se cachent. On coupe en suite des bouts des rameaux du Mandihoca d’un pied de long et d’un doigt d’épais, et on les plante trois ou quatre sur un monceau, penchés l’un contre l’autre, en sorte qu’ils soient quatre doigts hors de terre. Ces petits bâtons jettent en peu de temps de si profondes racines, que dans neuf ou dix mois, ou en un an tout au plus, ils deviennent des arbres de dix ou douze pieds de hauteur qui poussent diverses branches, et dont le tronc est de l’épaisseur de la cuisse. Et afin que les racines grossissent d’autant plus et attirent tout le suc de la terre, on a soin d’en arracher les méchantes herbes deux fois l’année. Quand on juge que la racine est mûre, on coupe l’arbre ras terre, et on l’arrache. Mais avant que de brûler le bois, on en sépare les rejetons par lesquels on provigne le Mandihoca. On ôte à la racine son écorce avant qu’on la réduise en farine. On a pour cela une meule de la grandeur d’une petite roue de chariot, et d’un empan de largeur, couverte de cuivre et parsemée de petites pointes comme une râpe ou une lime. Un esclave fait tourner la meule sur son pivot et un autre applique une racine contre la lime et la farine tombe dans un coffre de bois qui est au dessous. II y a toujours là de petits garçons qui fournissent des racines à râper celui qui les tient contre la roue, et d’autres esclaves qui mettent les râpées de la huche dans un grand chaudron de cuivre pour les faire sécher au feu. On a des maisons de cent pieds de long et de trente ou quarante pieds de large et même plus, qui sont destinées à ce travail. Les chaudrons sont enchâssés le long des murailles, en forme de fourneau, il y en a d’ordinaire dix de chaque côté : les meules sont au milieu, chaque maison en a trois qu’on peut transporter de côté et d’autre. On peut faire du Mandihoca presque autant qu’on veut, pourvu qu’on ait force esclaves, car il en faut beaucoup, et un paysan qui a une maison de vint fourneaux, a besoin de 50 ou 60 personnes, soit pour planter, émonder et couper les arbres, soit pour râper et sécher les racines. II est vrai qu’au travail qui se fait dans la maison, on emploie de vieux esclaves, qu’on ne saurait vendre et qui ne sont bons à autre chose, et même des petits enfants. Le prix ordinaire d’une mesure de farine de 64 livres 1 est de deux à trois cents deniers. »[3]

Le premier élément à souligner est la connaissance certaine de l’auteur ; celui-ci donne trois noms au manioc :

1) mandihoca, qui est le terme portugais dérivé du tupi, langue parlée par les tribus vivant sur les côtes du Brésil au moment de l’arrivée des Européens, et qui a donné notre manioc ;

2) yuca, qui est emprunté au taino, langue des grandes Antilles apparentée à l’arawak ;

3) et qauahcamotli, qui est le nom en nahuatl.

La double zone de contact apparaît ainsi nettement : au Nord, l’espace méso-américain (Caraïbes et Mexique) ; au Sud, le Brésil – ce qui révèle l’extension assez large de cette plante. On pourrait cependant s’étonner que Dapper ne mentionne pas un quatrième terme, pourtant peut-être le plus répandu et présent par exemple dans le texte de Hawkins cité précédemment : celui de cassave, qui désigne le pain de manioc. Lui aussi emprunté au taino, il apparaît dès 1492 lors du premier voyage de Christophe Colomb. Très vite, les Espagnols se rendirent compte des qualités de conservation du pan de cazabi (Oviedo, Livre VII, chapitre 2) et l’utilisèrent comme ration de marine .

En ce qui concerne la culture et l’usage du manioc au Brésil, d’où s’est sans doute faite la transplantation en Afrique orientale, on citera la description du « manihot » par André Thévet (1516-1590) dans les Singularités de la France antarctique, paru en 1558, à la suite de son voyage au Brésil en 1555-1556.

Figure 2. Racine de manihot (Thévet, 1558, BNF)

Manihot

Par ailleurs, le texte d’Olfert Dapper nous renseigne sur ce qui fut probablement la première implantation du manioc en Afrique de l’Est par les Portugais. Ceux-ci s’étaient installés le long du littoral atlantique à partir des années 1480 et fondèrent São Paulo da Assunção de Loanda en 1576. Selon Dapper, c’est véritablement cette ville, port important de la traite négrière, qui polarise le marché régional du manioc. Au-delà, il mentionne la culture du manioc dans les îles de Saõ Tomé et Principe, ainsi qu’au Bénin actuel, ce qui dessine un ensemble de points épars dans le golfe de Guinée et montre un début de diffusion.

C’est ainsi qu’assez rapidement, entre la fin du 16e siècle et le début du 18e, le manioc fut perçu comme une plante d’Afrique noire, ainsi que l’affirma fermement l’abbé Raynal et comme on peut le voir par exemple sur cette illustration tirée de l’Abrégé de l’histoire générale des voyages.

Figure 3. Nègres préparant le manioc (1780, BNF)

Nègres de Kachao et Bissao préparant le manioc

Pour prolonger cette histoire de la diffusion du manioc, je terminerai en évoquant la transposition de cette plante dans l’île de La Réunion, alors île Bourbon, dans les années 1730, à l’instigation du gouverneur de La Bourdonnais :

« L’agriculture n’était pas moins négligée dans les îles et la paresse des habitants profitait d’aucun des avantages du terrain. Le sieur de la Bourdonnais les a tirés de cet état d’indolence, et leur a fait cultiver tous les grains nécessaires pour la subsistance des deux îles afin de prévenir les disettes qui étaient si fréquentes, qu’il n’y avait presque pas d’année où les habitants ne fussent réduits à se disperser dans les bois, pour y chercher à vivre de chasse et de mauvaises racines. Aujourd’hui ces îles ont amplement de quoi fournir à la nourriture des habitants, surtout depuis que le sieur de la Bourdonnais y a introduit la culture du Manioc qu’il apporta du Brésil ; et en cela il croit pouvoir dire qu’il a rendu un service essentiel aux colonies, mais ce n’a pas été sans beaucoup de peines.

En effet, le peuple étant aux îles le même qu’il est partout ailleurs, le sieur de la Bourdonnais fut obligé d’employer l’autorité, pour le forcer à cultiver cette plante, qui, dans un temps de disette, devait lui procurer une ressource infaillible. Il fallut des ordonnances pour assujettir l’habitant à planter 500 pieds de manioc par tête d’esclavage ; encore, la plupart ridiculement attachés à leurs anciennes coutumes, et raidis contre l’autorité, faisaient-ils leur possible pour décréditer l’usage de cette plante. Il y en avait même quelques-uns, qui en détruisaient les plantations, en les arrosant clandestinement avec de l’eau bouillante. Aujourd’hui revenus de leurs préjugés, ils éprouvent et reconnaissent tous l’utilité infinie du manioc, qui met pour toujours les îles à l’abri de la famine. Quand les ouragans, qui y font fréquents, ont détruit leurs moissons, ou quand elles ont été ravagées par les sauterelles, comme cela arrive souvent, ils trouvent dans le manioc de quoi réparer ces malheurs. »[4]

On a beaucoup écrit sur la canne à sucre, sur le café, sur ces nouveaux produits destinés à la consommation des Européens, c’est l’histoire globale des riches, il y aurait sans doute une alter-histoire globale à écrire, celle de ces produits de fond de cale, comme le manioc. Pourtant, il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Le sucre et le manioc sont les deux faces d’une même mondialisation, celle fondée sur la traite négrière. Avec l’un comme avec l’autre, on reste dans la zone des « tristes tropiques ».

Bibliographie

Brown R., 1818, « Observations, Systematical and Geographical, on Professor Christian Smith’s Collection of Plants from the Vicinity of the River Congo », Appendice V in Narrative of an Expedition to Explore the River Zaire, usually called the Congo, John Murray, Londres, pp. 420-485.

de Candolle A., 1855, Géographie botanique raisonnée, Paris, Victor Masson, deux volumes.

Dapper O., 1686, Description de l’Afrique, Amsterdam, chez Wolfgang, Waesberge, Boom et van Someren, trad. du flamand (éd. originale 1668).

Hawkins R., 1847, The Observations of Sir Richard Hawkins in his Voyage to the South Sea in the Year 1593, Londres, Haklyut Society (réimpression de l’éd.  de 1622),

Jones W.O., 1959, Manioc in Africa, Stanford, Food Research Institute, Stanford University Press.

Kelman G., Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Max Milo.

de La Harpe J.-F., 1780, Abrégé de l’histoire générale des voyages, Paris, Hôtel de Thou, vingt-et-un volumes.

Raynal G.T.F., 1773, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, six volumes.

Thévet A., 1558, Singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique, & de plusieurs terres & îles découvertes de notre temps, Anvers, Chrisophe Plantin.


[1] abbé Raynal, 1773, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. 1, pp. 258-259.
[2] Richard Hawkins, 1847, The Observations of Sir Richard Hawkins in his Voyage to the South Sea in the Year 1593, Londres, Haklyut Society (réimpression de l’éd.  de 1622), p. 95.
[3] Olfert Dapper, 1686, Description de l’Afrique, Amsterdam, chez Wolfgang, Waesberge, Boom et van Someren, trad. du flamand (éd. originale 1668), pp. 364-365.
[4]1751, Mémoire pour le sieur de La Bourdonnais, Paris, Delaguette, Vol. 1., pp. 18-19.

L’environnement global

L’histoire de la mondialisation, qui est inscrite au cœur même de l’histoire globale, se divise en deux grandes écoles : les uns privilégient le temps long et situent le tournant majeur de l’intégration de l’espace-Monde au tournant du 15e et du 16e siècle, avec le « désenclavement du Monde » ; les autres, au contraire, considèrent que la mondialisation est irrémédiablement un phénomène récent, qui remonterait au plus loin au dernier tiers du 19e siècle, mais plus certainement à la deuxième moitié du 20e siècle ‒ c’est la posture adoptée en particulier par Bruce Mazlich, fondateur de la New Global History (Mazlich, 2006). Alors que je m’inscrirais plutôt dans la première perspective (Capdepuy, 2011), j’adopterai ici la seconde en prenant pour sujet d’étude la question environnementale : comment celle-ci a-t-elle contribué à la constitution d’une société-Monde en voie de formation au cours des années 1960-1970 ?

Le choix du texte lui-même tient en partie au hasard de ma bibliothèque. Il s’agit d’un extrait du troisième rapport pour le Club de Rome, paru en anglais en 1976, et en français en 1978.

« La Conférence des Nations unies sur l’environnement humain, tenue à Stockholm en juin 1972, a déclaré que l’environnement – l’habitat global de l’homme – devait être pour les nations du monde, une préoccupation permanente. Elle a été établie avec la mise en place du Programme des Nations unies pour l’environnement PNUE un organisme embryonnaire pour traiter cette dimension nouvelle concernant à la fois le développement et les affaires internationales. Parmi toutes les conférences des Nations unies, celle de Stockholm a eu ainsi le privilège d’identifier une nouvelle problématique globale, et de réaliser entre le Nord et le Sud, un consensus pour ainsi dire unanime sur les moyens d’aborder le sujet. Toute confrontation fut évitée. Les pays du Tiers monde ont compris que, loin d’être un problème exclusif du monde industrialisé, la dégradation de l’environnement et la surexploitation de la nature constituaient pour eux aussi une véritable menace. D’autre part, les pays industrialisés ont abandonné leur conception initiale, étroitement technocratique, des problèmes de l’environnement, et ont fini par admettre que les modes d’utilisation des ressources et leur mauvaise distribution constituaient un aspect important de la problématique actuelle. De part et d’autre, on a compris que l’on vivait sur une seule terre et que l’on était indissolublement lié par un réseau de véritables interdépendances, en raison de l’existence d’un patrimoine commun à l’échelon international – océans, fonds marins, climats – mais aussi en raison des limites du vaisseau Terre.

Étant donné l’importance sans précédent des interventions de l’homme sur la nature et les équilibres écologiques, ne pas tenir compte des problèmes de l’environnement se révèlerait catastrophique pour tous. Les politiques égoïstes suivies par la minorité riche pour s’approprier les ressources, le déversement des déchets dans les mers transformées peu à peu en égouts, le dégagement de quantités toujours plus importantes de chaleur, tout cela conduit à l’idée d’une gestion plus équilibrée des ressources mondiales et de l’environnement. Cette gestion équilibrée doit tendre simultanément à la lutte immédiate contre la pauvreté, et à la sauvegarde des intérêts des générations futures, en leur léguant une planète habitable. Ces deux objectifs sont essentiellement politiques et non techniques ; ils font tous deux partie des efforts destinés à instaurer un nouvel ordre international. » [1]

L’auteur du texte est Ignacy Sachs. Né en 1927 à Varsovie, il trouva refuge au Brésil en 1941, puis soutint une thèse d’économie en Inde, avant de s’installer en France en 1968, à l’invitation de Fernand Braudel, et d’intégrer l’École des hautes études en sciences sociales. Il s’engagea très tôt dans la question environnementale en la posant d’emblée sous l’angle du développement et des inégalités Nord/Sud.

Le texte appelle trois remarques.

1) La conscience que la civilisation industrielle porte atteinte à l’environnement ne date pas de la deuxième moitié du 20e siècle, mais du début de celui-ci, voire avant (Raumolin, 1984 ; Arrault, 2007). La notion de Raubwirtschaft, littéralement « économie de pillage », fut mise en avant par le géographe allemand Ernst Friedrich, et reprise par quelques auteurs, comme Jean Brunhes en France, qui la traduisit par « économie destructive » (Brunhes, 1910). On la retrouve ainsi sous la plume de Pierre Clerget, professeur à l’École supérieure de commerce de Lyon, dans un article de 1907 :

« L’intensité présente du développement industriel a amené une exploitation exagérée d’un grand nombre de richesses naturelles, et il est arrivé que ce sont les géographes qui, dans beaucoup de cas, ont poussé le cri d’alarme. On a créé, en Allemagne, le nom très expressif de Raubwirtschaft dont nous n’avons point en français l’équivalent. C’est le rapt économique ou l’économie destructive. L’extension du commerce de l’ivoire laisse craindre l’extinction de l’éléphant d’Afrique. La mode des plumes de chapeau et des fourrures a déjà amené la disparition de nombreuses espèces intéressantes. Les abus de la colonisation ont conduit à l’exploitation sexuelle de la femme indigène par l’homme blanc, contribuant ainsi, directement ou indirectement, ‒ car la violence sexuelle entraîne la violence tout court, ‒ à tarir la natalité de ces races primitives, qui forment pourtant la seule main-d’œuvre utilisable dans les régions tropicales. Encore ici, la moralité est d’accord avec l’intérêt, bien compris. Les richesses végétales n’ont pas été mieux respectées que les espèces animales. Les plantes à caoutchouc sont exploitées sans être remplacées, et. depuis cinquante ans, toutes les nations se sont acharnées à détruire leurs forêts sans les replanter. Il a fallu qu’à la suite du ravinement des pentes, le terribles inondations se produisissent pour que l’on songeât à reboiser, encouragé d’ailleurs à cela par la disette du bois d’œuvre et l’importance prise par la houille blanche. » [2]

Ce texte (dont je passerai ici sous silence le caractère éminemment raciste) exprime clairement une vision anthropocentrique de l’environnement : il y a des hommes et des ressources ; il s’agit de préserver celles-ci. En revanche, une vision plus écocentrique se développe depuis le milieu du XIXe siècle (“in the wildness is the preservation of the world[3]) et se concrétise par la création de parcs naturels : le Parc du Yellowstone aux États-Unis (1872), le Parc national en Australie (1879), le Parc national de Banff au Canada (1885), le Parc national de Tongariro en Nouvelle-Zélande (1887), le Parc national Albert au Congo (1925), le Parc Kruger en Afrique du Sud (1926)… Tous se situent aux confins de la domination européenne et d’un espace perçu comme encore intact, « sauvage » (wilderness). Néanmoins cette logique conservatoire demeure ponctuelle.

2) On peut faire remonter l’inscription de cette préoccupation environnementaliste dans la problématique de la gouvernance mondiale à la fondation à Fontainebleau le 5 octobre 1948 de l’Union internationale pour la protection de la nature (UIPN), organisation connexe à l’UNESCO. Le premier directeur de cette dernière, le biologiste britannique Julian Huxley, avait déjà montré son intérêt pour la préservation de l’environnement dans les années 1930 lors de la création de parcs nationaux au Kenya ; après guerre, il réitéra sa préoccupation dans son ouvrage L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, paru en 1946 :

« L’acceptation de l’idée qu’il existe un chiffre de population optimum (variant naturellement en fonction des conditions technologiques et sociales) constitue un premier pas indispensable vers l’élaboration de plans de contrôle du chiffre des populations, contrôle qui s’impose si l’on ne veut pas que les aveugles instincts de reproduction de l’homme ruinent son idéal et ses plans de progrès matériel et spirituel. La reconnaissance du fait que dans le monde les espèces sauvages sont irremplaçables, mais en voie de destruction rapide, peut seule nous amener à nous rendre compte à temps qu’il faut, dans l’intérêt final de l’humanité tout entière, réserver sur la terre des zones où l’expansion de l’homme cède le pas à la conservation des autres espèces. »[4]

La dimension malthusienne est manifeste et se retrouve dans le texte constitutif de l’UIPN :

« On peut entendre par Protection de la nature la sauvegarde de l’ensemble du monde vivant, milieu naturel de l’homme. Cet ensemble renferme les ressources naturelles renouvelables de la terre, facteur primordial de toute civilisation.

[…]

Le grand essor de la civilisation actuelle est dû à la découverte et à la mise en œuvre de moyens de plus en plus puissants d’exploiter ces ressources naturelles. Dans ces conditions, la protection du sol, des eaux, de la couverture végétale, de la faune et d’éléments naturels encore intacts, présente une importance capitale du point de vue économique, social, éducatif et culturel.

L’appauvrissement progressif des ressources naturelles entraîne déjà un abaissement des conditions de vie et d’humanité.

Leur renouvellement ne pouvant pas suivre la cadence des destructions, le moment est venu de convaincre l’homme de l’étroite dépendance dans laquelle il se trouve à leur égard ; et si l’on veut arrêter cette évolution redoutable, il faut que l’homme se pénètre de la nécessité de protéger et même de régénérer ces ressources et de ne les consommer qu’avec ménagement, de manière à garantir la prospérité du monde et sa paix future. » [5]

Le point de vue est nettement anthropocentrique et très marqué par la guerre qui vient de se terminer. La protection de la nature s’inscrit ainsi dans la logique d’un monde à reconstruire et à préserver. Mais on peut penser que c’est bien par les problèmes que le mondialisme se développe, comme l’exprime très bien, dès 1959, Edgar Morin :

« Pour la première fois, l’humanité était embrassée par une civilisation mondiale : la civilisation technique. Pour la première fois les problèmes ne pouvaient se comprendre et se dénouer qu’à l’échelle de la mondialité. Jamais le réseau des interactions n’avait à ce point enserré la planète. Jamais les intérêts et les rêves humains n’avaient été saisis dans de tels rapports d’interdépendance. C’était effectivement la technique qui mondialisait la planète Terre. […] Alors comment dire ? D’incroyables régressions accompagnent la gestation de la planète Terre. Tous les problèmes humains piétinent sur place tandis que s’élancent les ondes radio, les messages électroniques, les avions atomiques, les satellites. L’humanité ne s’arrache pas à sa préhistoire mais nous entrons dans une nouvelle histoire : l’ère planétaire, et même bientôt l’ère cosmique. Ce n’est pas un vrai Moyen Âge que nous vivons, ce n’est pas une vraie Renaissance que nous préparons, ce n’est pas la préhistoire que nous achevons. Nous sommes dans l’âge de fer planétaire. » [6]

Cette conscience « planétaire » s’accéléra au cours des années 1960, ce à quoi l’évolution des relations internationales n’est pas complètement étrangère (Mahrane et al., 2012) : en 1963, peu après la crise des fusées de Cuba, les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni signaient à Moscou le traité d’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace et sous l’eau. Sur un plan plus symbolique, en 1966, Kenneth E. Boulding utilisa l’expression « vaisseau Terre » (spaceship Earth), qui eut un large succès et qu’on retrouve dans le texte de Sachs ; et en 1968, la mission Apollo 8 mit une image sur cette formule (Cosgrove, 2001).

Le lever de la Terre

Le lever de la Terre

(credit: Image Science and Analysis Laboratory, NASA-Johnson Space Center)

C’est cette même année, en 1968, que l’UNESCO organisa une conférence intergouvernementale sur l’utilisation rationnelle et la conservation de la biosphère. L’année suivante, un « département des sciences de l’environnement » fut créé (Maurel, 2010) puis, en 1971, ce fut le projet sur l’Homme et la biosphère (Man and Biosphere). Ceci s’inscrit dans une préoccupation plus générale de l’ONU : en juin 1972, se tient à Stockholm la conférence des Nations unies sur l’environnement humain (déclaration finale), qui aboutit en décembre 1972 à la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), dont le siège est installé près de Nairobi, au Kenya. L’accent est mis sur l’ambivalence de la place de l’homme : « L’homme est à la fois créature et créateur de son environnement » [7].

3) C’est la position adoptée par Ignacy Sachs face à la question de la place de l’homme dans la nature, des sociétés humaines dans l’environnement global. :

« Tantôt, l’homme apparaît comme le maître arrogant de la nature et le démiurge, tantôt comme le prisonnier d’une mécanique l’échelle planétaire où productions et pollutions se conjurent pour le broyer et où d’histoire il n’y a que naturelle dans la mesure où la dégradation de l’énergie introduit un élément d’irréversibilité. » [8]

Il s’inscrit ainsi dans une dialectique ancienne. Rappelons que pour Jules Michelet, l’histoire des hommes était celle de leur affranchissement des contraintes naturelles : « la liberté aux âges civilisés, la nature dans les temps barbares »[9], tandis que plus d’un siècle plus tard, Lucien Febvre mettait l’accent sur les interactions entre sociétés humaines et milieux : « On dirait souvent que, pour maints géographes, plus l’homme est proche de l’animalité, plus il est “géographique”, comme si les plus hauts problèmes de la géographie humaine, ce n’était pas précisément l’action des sociétés les plus civilisées, les plus puissamment outillées, qui les pose devant nous. »[10]

Ignacy Sachs essaya de trouver une troisième voie, entre la foi en un progrès technico-scientifique qui résoudrait tous les problèmes et l’alarmisme apocalyptique. En 1973, il créa à Paris le Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) et forgea la notion d’« écodéveloppement », qui est une tentative de conciliation entre deux enjeux majeurs : le développement des pays du Tiers monde et la protection de l’environnement. La période était alors à la recherche d’un « nouvel ordre international » (Reshaping International Order), titre original du troisième rapport au Club de Rome. Le projet en avait été lancé à l’initiative du Comité exécutif du Club de Rome à la suite de la réunion qui s’était tenue à Salzbourg en février 1974, mais l’expression de « nouvel ordre international » fut surtout connue par son emploi lors du discours du président algérien Houari Boumediene à la tribune de l’ONU en avril 1974.

Le terme d’écodéveloppement a été remplacé par la notion de « développement durable » (sustainable developement) à partir de 1987 (rapport Brundtland), mais les problématiques restent les mêmes et les tensions entre l’approche anthropocentrique et l’approche écocentrique de l’environnement global sont toujours vives.

On conclura en soulignant l’idée que l’environnement est finalement une excellente thématique pour l’histoire globale, ce qu’ont affirmé avec force E. Burke et K. Pomeranz dans un livre récent, The Environment and World History (Burke III & Pomeranz, 2009). Cependant, si la question environnementale se pose dans une perspective contemporanéiste, l’histoire de l’environnement se développe au contraire sur le temps long de l’histoire humaine, et même au-delà ‒ ce qui nous ramène à notre remarque initiale : décidément, les temporalités de l’histoire globale n’en finissent pas d’être multiples.

Bibliographie

Arrault J.-B., 2007, Penser à l’échelle du Monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du XIXe siècle/entre-deux-guerres), thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Boulding K.E., 1966, « The Economics of the Coming Spaceship Earth », in : H. Jarrett (éd.), Environmental Quality in a Growing Economy, pp. 3-14.

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Burke III E. & Pomeranz K. , 2009, The Environment and World History, Berkeley, University of California Press.

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Cosgrove D.E., 2001, Apollo’s Eye : a Cartographic Genealogy of the Earth in the Western Imagination, Baltimore/Londres, The John Hopkins University Press.

Huxley J., L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, 1946, Commission préparatoire de l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.

Mahrane Y. et al., 2012, « De la nature à la biosphère. L’invention politique de l’environnement global, 1945-1972 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N°113, pp. 127-141.

Maurel C., 2010, Histoire de l’UNESCO. Les trente premières années, 1945-1974, Paris, L’Harmattan.

Mazlich B., 2006, The New Global History, New York, Routledge.

Morin E., 1959, Autocritique, Paris, Julliard.

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Sachs I., 1974, « Environnement et styles de développement », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 29, N°3, pp. 553-570.

Tinbergen J. (dir.), Nord/Sud, du défi au dialogue ? Troisième rapport au Club de Rome, Paris, Sned/Dunod, 1978 (éd. orig. 1976 : Reshaping the International Order).


[1] I. Sachs, « L’environnement humain », in : J. Tinbergen (dir.), Nord/Sud, du défi au dialogue ? Troisième rapport au Club de Rome, Paris, Sned/Dunod, 1978 (éd. orig. 1976 : Reshaping the International Order), pp. 390-391.

[2] P. Clerget, 1907, « Introduction géographique à l’étude de l’économie politique », Bulletin de la société neufchâteloise de géographie, N°18, pp. 174-175.

[3] Henry David Thoreau, 1862, « Walking », The Atlantic Monthly, Vol. 9, N°56, p. 663.

[4] J. Huxley, L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, 1946, Commission préparatoire de l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, p. 50.

[5] Conférence pour l’établissement de l’Union internationale pour la protection de la nature, Fontainebleau, 30 septembre-7 octobre 1948, constitution, Préambule.

[6] Edgar Morin, 1959, Autocritique, Paris, Julliard, p. 234.

[7] Déclaration finale de la conférences des Nations Unies sur l’environnement, Stockholm, 5-16 juin 1972.

[8] I. Sachs, 1974, « Environnement et styles de développement », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 29, N°3, p. 554.

[9] Jules Michelet, Histoire de France, Paris, 1834, Tome 2, Livre III, p. 164.

[10] Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, 1922, p. 443.

1432, les Chinois aux portes de la Très Grande Méditerranée

Les grandes navigations chinoises du premier tiers du 15e siècle sont sans doute un lieu commun de l’histoire globale. Elles n’en sont pas moins un fait majeur qui a le paradoxe de constituer un non-événement. Cependant, je préfère le souligner d’emblée et l’assumer, les interprétations qui suivent ne sont que de frêles esquisses dont l’erreur n’est pas forcément absente. L’histoire globale est aussi cela : une recherche à venir et un projet d’écriture permettant de nouer des archives éparses d’horizons divers.

On le sait, les documents chinois sur les sept grandes expéditions menées par l’eunuque Zheng He entre 1405 et 1433 manquent suite à la destruction d’une grande partie des archives les concernant. Il demeure cependant quelques textes, dont celui de Ma Huan (ca. 1380-1430), le Ying-yai Sheng-lan (L’Étude globale des rivages des océans). Ma Huan participa à plusieurs de ces expéditions, notamment la dernière, et fit partie de ceux qui en 1432 visitèrent La Mecque, point ultime de ces voyages.

Voici, partiellement, ce qu’il écrit à propos du pays de La Mecque :

« Mettant les voiles à partir du pays de Ku-li [Calicut], vous allez vers le sud-ouest ‒ le point shen sur le compas ; les bateaux voyagent durant trois lunes, et atteignent alors l’embarcadère de ce pays. Le nom étranger pour celui-ci est Chih-ta [Jedda] ; il y a un grand chef qui le contrôle. De Chih-ta vous allez vers l’ouest [en réalité vers l’est], et après un jour de voyage, vous atteignez la ville où les rois résident ; cette capitale est appelée Mo-chieh [La Mecque].

Ils professent la religion musulmane. Un saint homme exposa et répandit cette loi en l’enseignant à travers le pays, et jusqu’à aujourd’hui, les gens de ce pays observent tous les règles de cette loi dans leurs actes, sans jamais commettre la moindre transgression.

Les gens de ce pays sont vigoureux et de belle apparence, leurs membres et leurs visages sont de couleur violet très foncé.

Les hommes coiffent leurs têtes d’un turban ; ils portent de longs vêtements ; à leurs pieds, ils mettent des chaussures de cuir. Les femmes portent toutes un voile sur leurs têtes, et vous ne pouvez pas voir leurs visages.

Ils parlent la langue A-la-pi [arabe]. La loi de ce pays interdit de boire du vin. Les mœurs de ces gens sont pacifiques et admirables. Il n’y a pas de familles misérables. Ils observent tous les préceptes de leur religion, et les contrevenants sont peu nombreux. En vérité, c’est un pays très heureux.

Pour les rites du mariage comme pour ceux des funérailles, tous les conduisent en accord avec les règles de leur religion.

Si vous voyagez d’ici pendant environ la moitié d’un jour, vous arrivez à la mosquée de la salle céleste ; le nom étranger pour cette salle est K’ai-a-pai [Kaaba].

[…]

En la cinquième année du règne de Hsuän-te [1430], un ordre de la cour impériale fut reçu enjoignant le grand eunuque Cheng Ho et d’autres de gagner tous les pays étrangers pour y lire les décrets impériaux et accorder des récompenses.

Lorsque une partie de la flotte atteignit le pays de Ku-li, le grand eunuque Hung vit que ce pays envoyait des hommes pour voyager jusqu’ici ; sur ce, il choisit un interprète et d’autres personnes, sept hommes en tout, et les envoya avec un chargement de musque, d’objets en porcelaine, et d’autres choses ; ils joignirent un bateau de ce pays et partirent là-bas. Cela leur prit un an d’aller et revenir.

Le roi du pays de Mo-chi’eh dépêcha également des envoyés qui portèrent quelques articles locaux, accompagnèrent les sept hommes, dont l’interprète, qui avaient été envoyés là-bas, et présentèrent les objets à la cour. »[1]

Le texte comprend donc deux parties : d’abord, un résumé assez général des mœurs locales, fortement liées à l’islam ; ensuite, un bref récit de son propre voyage à La Mecque, alors qu’il accompagnait Zheng He lors la septième grande expédition chinoise vers les « mers occidentales » (1431-1433).

Face à ce témoignage, il existe des documents arabes, dont la recension reste cependant à faire. Je n’en citerai qu’un, trouvé dans un ouvrage de l’historien égyptien Ahmad al-Maqrīzī (1364-1442) :

« L’an 835 [1431/1432], plusieurs jonques chinoises étant venues trafiquer sur les côtes de l’Inde, deux d’entre elles chargées de porcelaine, de soie, de musc et autres objets de prix, se détachèrent des autres, et allèrent aborder au port d’Aden. Mais n’ayant pas pu trouver à y vendre leurs marchandises, à cause de l’état malheureux où le Yémen se trouvait à cette époque, le commandant des deux jonques écrivit au shérif Aboul-berekat Ibn Hasan, émir de La Mecque, et à Saad-ed-Din Ibrahim, inspecteur de Djiddah, leur demandant une autorisation pour venir débarquer au port de cette ville. Les deux officiers ayant consulté le sultan, et lui ayant représenté que le commerce avec les Chinois lui procurerait une branche de revenus considérable, il ordonna de leur accorder la permission qu’ils avaient demandée, et de les recevoir avec toutes sortes d’honneurs. »[2]

Ces jonques, dont l’arrivée est présentée ici comme accidentelle, font-elles partie de la septième et dernière expédition de l’amiral chinois Zheng He ? Ma Huan écrit que les sept Chinois qui sont parvenus à Jedda et à La Mecque ont voyagé sur des navires indiens, ou arabes (le texte est un peu flou) ; il ne mentionne pas de jonques chinoises. Pourtant, le reste du texte d’al-Maqrīzī correspond de façon assez juste au fait que les Chinois qui parviennent à Jedda font partie d’une flotte plus vaste arrivée à Calicut. Il explique également les raisons de cette « excursion » jusqu’à La Mecque : les difficultés que traverse alors le Yémen. On ne peut cependant exclure qu’il s’agisse là simplement d’autres marchands chinois, dont la présence dans la mer Rouge, certes rare, ne serait pas exceptionnelle, comme le montre Éric Vallet dans sa magistrale étude de l’Arabie marchande (début du 13e siècle – milieu du 15e siècle).

Du reste, rien dans ce texte ne vient dénoter l’exceptionnel, le surprenant qu’on aimerait pouvoir accorder à ces expéditions chinoises de la « Flotte Trésor ». Les Chinois arrivant à Jedda ne sont pas les Européens débarquant dans le Nouveau Monde. Nul choc des civilisations. L’événement a lieu dans le système eufrasien, les liens dans l’océan Indien ont été noués depuis des siècles. Comme l’écrivait déjà le voyage arabe Ibn Battūta, qui passa à Calicut à plusieurs reprises dans les années 1340 : c’est « un des grands ports du Malabar où abondent mes navires en provenance de la Chine, de Java, de Ceylan, des Maldives, du Yémen et du Fars et où se réunissent les marchandises de tous les horizons car c’est un des plus grands ports du monde »[3].

Au-delà de la question du non-étonnement, un point mérite explication : pourquoi les navigateurs chinois n’ont pas atteint l’isthme central de l’Eufrasie ? Tout d’abord, al-Maqrizi le souligne bien : le principal port en relation avec les ports indiens était Aden. C’était là que se faisait la connexion entre deux systèmes de réseau. Mais le Yémen est alors ruiné, ce qui oblige les navigateurs chinois à poursuivre leur route à l’intérieur de la mer Rouge. Or le principal port, jusqu’à peu, « un des ports les plus fréquentés qui fussent au monde » (Ahmad al-Maqrīzī), était celui d’ ‘Aydhab, situé sur la côte égyptienne, détruit en 1426.

« Les marchands de l’Inde, du Yémen et de l’Abyssinie arrivaient par mer au port d’Aïdab, traversaient le désert jusqu’à Kous, et de là descendaient à Fostat [Le Caire]. Ce désert était toujours couvert de caravanes de pèlerins et de marchands, qui partaient et qui arrivaient. On trouvait quelquefois des charges de poivre, de cannelle, et d’autres épices, jetées sur la route, et qui restaient là jusqu’à ce que le possesseur vînt les chercher. »[4]

Jedda, situé un peu plus au sud de ‘Aydhab, mais sur la rive arabique de la mer Rouge, doit sans doute plutôt être considéré comme un port par défaut, et non comme la destination choisie par les navigateurs chinois, sauf pour les marchands musulmans venus en pèlerinage. Quoi qu’il en soit, il est en effet difficile d’aller plus loin que ‘Aydhab et Jedda.

En effet, les remarques du pilote arabe Abū Zay Hasan, certes plus anciennes (vers 916), montrent bien les dangers qu’il y avait pour un navire à remonter la mer Rouge au-delà de cette limite et l’absence totale d’aménités aux yeux d’un marchand du golfe Persique :

« Les navires appartenant à des armateurs de Sîraf [grand port du golfe Persique], lorsqu’ils sont arrivés dans cette mer qui est à droite (c’est-à-dire à l’ouest) de la mer de l’Inde (la mer Rouge) et qu’ils sont parvenus à Judda [le port de La Mecque], restent dans ce port. Les marchandises qu’ils ont apportées et qui sont destinées à l’Égypte, y sont transportées sur des [navires spéciaux, d’un moindre tirant d’eau, appelés] navires de Kulzum. Les navires des armateurs de Sîrâf n’osent pas faire route [dans la partie septentrionale] de la mer [Rouge] à cause des difficultés qu’y rencontre la navigation et du grand nombre d’îlots [coralligènes] qui y croissent. Sur les côtes, il n’y a ni roi (ni gouvernements), ni endroits habités. Un navire qui fait route dans cette mer, doit tous les soirs chercher un mouillage abrité par crainte des îlots [sur lesquels il ne manquerait pas de se briser, s’il naviguait pendant la nuit]. [La règle, dans cette mer,] est de naviguer de jour et de mouiller de nuit, car cette mer est sombre et il s’en exhale des odeurs désagréables. Il n’y a rien de bon dans cette mer, ni au fond, ni à la surface. »[5]

Ce sont ces mêmes contraintes que décrit, au tout début du 16e siècle, le voyageur portugais Ludovico di Varthema dans le récit de son voyage aux Indes orientales :

« La raison pour laquelle on ne peut naviguer de nuit est qu’il y a beaucoup d’îles et d’écueils, et qu’il faut toujours qu’un homme monte en haut du mât du vaisseau pour observer la route, ce qu’on ne peut faire la nuit. »[6]

Ou bien encore, à la fin du 18e siècle, Jacques Capper, colonel au service de la Compagnie des Indes orientales :

« Il y a des bas-fonds assez dangereux entre Mocha et Gedda [Jeddah], mais il n’y a rien à craindre dans cette saison, lorsque le vent porte au Nord. […] C’est à Gedda que commence la partie désagréable du voyage ; à un ou deux degrés de là la mousson vous abandonne. Vous trouvez le vent du Nord-Ouest qui contrarie votre course. »[7]

Arrivés au point extrême du réseau commercial maritime de l’océan Indien, les marchands chinois ne purent découvrir l’existence d’un isthme qui aurait été la porte vers la Méditerranée et vers l’Europe. Mais là où on voit aujourd’hui un isthme, une mince barrière entre deux mers, il faut donc imaginer un véritable espace-tampon faisant obstacle entre deux mondes. C’est cette distance que n’ont pas franchie les jonques chinoises, et à cause de laquelle leur présence aux bornes de la « Très Grande Méditerranée » braudélienne est passée inaperçue.

Figure 1. Le système eufrasien au 13e et 14e siècles (d’après Beaujard, 2007)

Sur ce point précis, je voudrais citer un autre document, d’interprétation difficile. Il s’agit d’un extrait du livre de Bertrandon de La Broquière (mort en 1459), Le Voyage d’outremer. Bertrandon de la Broquière avait été envoyé au Levant en 1432-1433 par le duc de Bourgogne pour y collecter secrètement des informations. Alors qu’il revenait en France par voie de terre, à Pere, dans cette ville proche de Constantinople où se retrouvaient nombre de marchands et de voyageurs européens, Bertrandon de La Broquière rencontre un Napolitain qui lui raconte qu’il a été avec un Français et un Espagnol au « pays du Prêtre Jean », c’est-à-dire dans le royaume d’Éthiopie, où il a vécu quelque temps, aux alentours de l’année 1430. Or, parmi les diverses merveilles de son récit, on trouve ceci :

« Item, me dit qu’il [le roi d’Éthiopie] fait toujours la guerre contre un grand seigneur qui est près de son pays, devers le Soleil levant, lequel ils nomment Chinemachin, et nous l’appelons le Grand Can.

[…]

Item, me dit que ce grand seigneur que l’on nomme Chinemachin a bien huit grosses naves trop grosses qu’il n’y a nulle part deça ; et que en son pays se trouvent les pierres précieuses et les épices et les autres merveilles qu’Alexandre raconte. »[8]

À côté de la référence au récit merveilleux d’Alexandre le Grand, très répandu en Asie, il se pourrait que ce soient bien les jonques chinoises à la taille exceptionnelle pour un Européen du 15e siècle, qui soient ici mentionnées. Pour désigner la Chine, les « Éthiopiens » utilisent une expression, dont l’origine est mal identifiée, et qui est attestée notamment dans le Shah Nahmeh du poète persan Firdawsi, « Chin et Machin », tandis que Bertrand de La Broquière traduit l’expression par le terme de « Grand Khan », qui provient, lui, des langues altaïques et qui renvoie à l’époque de la domination mongole sur la Chine, donc avant 1368. On a ainsi une illustration, à une époque où l’Eufrasie fonctionne encore comme un archipel de mondes, des deux grandes voies de mise en relation entre l’Europe et la Chine, soit par les steppes de l’Asie centrale, soit par les mers du Sud.

Il n’y a pas eu de guerre entre l’Empire chinois et l’Éthiopie, mais on sait qu’effectivement, les navires de la flotte chinoise eurent à faire usage de la force devant certains ports de la Corne de l’Afrique. Il se pourrait que ce texte en soit l’écho lointain et étouffé.

Ces trois documents, de Ma Huan, d’al-Maqrīzī et de Bertrandon de La Broquière, mériteraient incontestablement une exploitation plus fouillée, mais ils montrent les jeux possibles d’une histoire polycentrique et réticulaire, et les difficultés inhérentes à l’épaisseur du monde.

Bibliographie

Beaujard Ph., 2007, « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le XVIe siècle », in D. Nativel et F.V. Rajaonah (dir.), Madagascar et l’Afrique, Paris, Karthala, pp. 29-102.

Vallet E., 2010, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (628-858/1229-1454), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne.


[1] Ma Huan, Ying-yai Sheng-lan, The Overall Survey of the Ocean’s Shores [1433], trad. et éd. par Feng Ch’eng-Chün, introduit et annoté par  J.V.G. Mills, Bangkok, White Lotus Press, 1997 (1re éd. Hakluyt Society , 1970), pp. 173-178.

[2] Macrizy, « Mémoire sur les relations des princes mamlouks avec l’Inde », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, pp. 290-291, d’après le mns arabe 673 fol. 498 r° (BNF).

[3] Ibn Battuta, « Voyages et périples », in : Voyageurs arabes, trad. par P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 913.

[4] Macrizy, « Description du désert d’Aïdab », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, p. 162, d’apr. le mns arabe 682 fol. 111 (BNF).

[5] Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine, rédigé en 851, suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), trad. de Gabriel Ferrand, Paris, 1922, p. 130 sq.

[6] Ludovico di Varthema, Voyage de Ludovico di Varthema en Arabie et aux Indes orientales (1503-1508), trad. de l’italien par P. Teyssier, Paris, 2004, p. 78.

[7] Jacques Capper, Voyages du colonel Capper, dans les Indes, au travers de l’Égypte et du grand désert, par Suez et par Bassora, en 1779, in Makintosh, Voyages en Europe, en Asie et en Afrique, trad. de l’anglais, Paris, 1786, Tome II, p. 306.

[8] Bertrandon de La Broquière, Le Voyage d’Outremer, in : Schefer C. & Cordier H. (dir.), Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie, depuis le XIIIe jusqu’à la fin du XVIe siècle, Paris, 1892, Tome 12, pp. 143-144.