La géographie triomphante du 19e siècle : Louis Vivien de Saint-Martin

Au début du 19e siècle, même si le monde était déjà globalement reconnu, le sentiment fut très vif d’un immense progrès des connaissances géographiques européennes et c’est en faveur de celui-ci que le géographe danois installé en France Conrad Malte-Brun (1775-1826) plaidait avec énergie en 1807 lorsqu’il créa les Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire. Dans l’éditorial du premier numéro, il soulignait l’étendue très vaste des connaissances contemporaines, tout en regrettant un certain retard de la géographie française en matière de publication, et défendait la nécessité de promouvoir l’activité géographique :

« Les préjugés des Anciens ont disparu ; les bornes qui resserraient le Monde, sont tombées de toutes parts ; il n’y a plus de Colonnes d’Hercule ; la fabuleuse Inde et l’obscure Thulé ne sont plus les extrémités de la terre. Plus hardi, plus actif, l’esprit humain embrasse, dans une seule et vaste idée, toutes les contrées du Monde, avec toutes leurs productions variées et avec les innombrables Nations qui les habitent. »[1]

Cependant, on peut penser avec Paul Claval que cette « histoire de la géographie comme épopée de la découverte de la Terre » a quelque peu souffert de son lien avec l’entreprise coloniale (Claval, 2007) et demeure aujourd’hui quelque peu ignorée. C’est le cas par exemple du géographe Louis Vivien de Saint-Martin (1802-1897), qui reprit l’entreprise de Conrad Malte-Brun, en dirigeant à partir de 1840 les Nouvelles annales des voyages et des sciences géographiques.

Vivien de Saint-Martin

Figure 1. Vivien de Saint-Martin, par Alexandre Quinet (fin 19e siècle), BNF.

On lui doit l’œuvre peut-être la plus emblématique de cette « histoire géographique », l’Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde. Entamée en 1845, elle resta cependant inachevée, étouffée par l’ampleur du sujet.

« Cette activité infatigable que l’homme d’Europe porte dans toutes les voies ouvertes à la curiosité humaine, a eu en effet l’Univers entier pour théâtre. Tout ce que l’homme peut rechercher et découvrir, tout ce qui lui est donné de savoir et de connaître, l’Européen a voulu le rechercher et le savoir. Sa pensée audacieuse s’est élancée dans les incommensurables profondeurs du monde immatériel, son regard a sondé les espaces infinis où gravitent les astres, ses pas ont sillonné dans tous les sens l’habitation terrestre que Dieu lui a donnée pour domaine. Les mers qui couvrent de vastes parties du Globe ont été pour lui d’impuissantes barrières ; des constructions flottantes, œuvres de son génie, l’ont transporté vers les contrées et sous les climats qui semblaient lui devoir rester à jamais étrangers. Il n’a été arrêté ni par les glaces du pôle ni par les feux du tropique ; sa curiosité, qui semble s’accroître à chaque découverte, l’a conduit partout où habitent d’autres hommes. Il a recherché sous chaque climat les productions du sol pour en enrichir sa propre patrie. Il a mesuré et décrit tous les pays qu’il a visités. Il s’est élevé sur les plus hautes montagnes pour y observer les phénomènes de l’atmosphère qui nous enveloppe ; il est descendu dans les entrailles mêmes de la terre pour en connaître la formation et en rechercher l’origine. La Nature tout entière, dans sa vaste étendue et dans son infinie diversité, est ainsi devenue pour l’Européen un immense champ d’études qu’a fécondé sa haute intelligence, et dont les limites se reculent incessamment devant lui.

Parmi toutes les nations et toutes les races qui partagent avec l’Européen l’habitation du Globe, lui seul donc a porté sa pensée et ses investigations au-delà des bornes étroites de sa contrée natale. Les peuples mêmes les plus anciennement civilisés de l’Asie, les Hindous et les Chinois, n’ont jamais étendu leurs connaissances bien loin au-delà des mers ou des montagnes qui les bornent : pour eux, tout l’univers est dans leur patrie. La patrie de l’Européen, c’est le monde. »[2]

« Au milieu de la variété de tons et de tableaux qu’il comporte, ce magnifique ensemble a néanmoins son unité qui est en même temps pour l’esprit une direction et un point de repos : cette unité, c’est le résultat même de ces explorations multipliées dont il faut raconter les incidents ; c’est la connaissance du Globe terrestre. C’est là le lien commun qui réunit et fait converger vers un même centre les innombrables rayons de ce cercle immense. Suivre à la fois dans le temps et dans l’espace la marche quelquefois lente et comme assoupie, quelquefois brusque et rapide, des événements de toute nature, des voyages, des recherches, des explorations et des découvertes qui ont élevé graduellement les connaissances géographiques des nations savantes au point où elles sont arrivées aujourd’hui ; montrer d’une manière impartiale quelle a été la part de chaque peuple dans ce résultat final ; faire ressortir la mutuelle influence des grandes découvertes géographiques sur le progrès de la civilisation générale et du progrès des civilisations sur l’avancement des découvertes, et rechercher quelle action exerce cette double cause sur le bien-être individuel des peuples et sur la destinée générale de l’humanité ; étudier de ce point de vue et l’histoire géographique de la Terre dans son ensemble le plus général, et successivement celle de chaque région en particulier ; exposer enfin, comme dernier résultat, le tableau bien complet des notions de toute nature que l’Europe possède aujourd’hui sur les pays et les peuples des autres parties du Monde qu’elle a découvertes ou explorées, c’est-à-dire sur l’Asie, l’Afrique, le Nouveau-Continent et l’Océanie : tel est le plan qui nous paraît convenir à un travail de cette nature ; tel est celui que nous nous sommes tracé. »[3]

En 1874, Vivien de Saint-Martin reprit son projet initial et publia un Atlas dressé pour l’Histoire de la géographie et des découvertes géographiques depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Composé de 13 cartes, il retrace l’évolution des connaissances géographiques depuis Homère, et donne tout à la fois à voir une histoire de la cartographie et une certaine histoire de l’Europe. Les quatre cartes suivantes sont extraites de cet ouvrage (David Rumsey Map Collection).

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde héroïque

Figure 2. Géographie aux temps héroïques de la Grèce (Planche Ibis), d’après Homère et Hésiode.

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde connu des Anciens

Figure 3. Le monde connu des anciens au deuxième siècle de notre ère (Planche V), d’après Ptolémée, même si celui-ci n’est pas nommé.

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde connu au XIIIe

Figure 4. Le monde connu au XIIIe siècle (Planche VIII), que Vivien de Saint-Martin considère comme étant la juxtaposition de « trois grandes coupes historiques » : « l’Empire Mongol, qui comprenait la majeure partie de l’Asie ; le Monde Arabe, ou Monde Musulman, embrassant le Sud-Ouest de l’Asie et les parties alors connues de l’Afrique ; le Monde Chrétien, c’est-à-dire l’Europe moins les parties orientales envahies par les Mongols ».

Vivien de Saint-Martin_1874_Planisphere

Figure 5. Planisphère, sur la projection de Mercator (Planche XII), qui représente le monde actuel, c’est-à-dire tel qu’il est connu à la fin du XIXe siècle. On notera que la carte est centrée sur le Pacifique, ce qui est relativement fréquent à l’époque, contrairement à ce qu’on pourrait croire aujourd’hui, et ce qui atténue en partie l’eurocentrisme de l’auteur.

Cependant, si l’œuvre de Vivien de Saint-Martin apparaît aujourd’hui comme une des œuvres emblématiques du discours eurocentriste du 19e siècle, à quand peut-on faire remonter cette vision du monde ? On retrouve là un des débats historiographiques majeurs de l’histoire globale [Blaut, 1993 ; Goody, 2010], et je tenterai de montrer ici que l’histoire de la cartographie peut apporter un certain éclairage.

Le discours triomphaliste de la géographie du 19e siècle est une amplification de la césure entre « géographie ancienne » et « géographie moderne » formalisée au siècle précédent, mais dont l’origine se trouve au 15e siècle, marqué par deux événements contraires : la redécouverte de la Cosmographie de Ptolémée d’une part, la « découverte de l’Amérique » d’autre part. Si le titre du livre du grand géographe grec était connu, on n’en trouvait aucun manuscrit dans la Chrétienté latine. Aussi l’enthousiasme fut-il grand au début du 15e siècle lorsque des exemplaires de la Cosmographie [Le titre Géographie fut traduit par Cosmographie car le mot même de « géographie » n’était pas usité, car quasi inexistant en latin. Il n’a commencé à devenir commun en français qu’au fil du XVIe siècle.] de Ptolémée commencèrent à circuler en Europe sur la base du manuscrit grec que Manuel Chrysoloras avait apporté à Florence en 1397 en provenance de Byzance et de la traduction en latin que réalisa Jacopo Angeli vers 1409. Toutefois, celle-ci ne comprenait aucune carte. Le plus ancien exemplaire d’un manuscrit latin avec des cartes est celui conservé à la bibliothèque de Nancy, qui fut copié en 1418 sur ordre du cardinal Fillastre de Reims après le concile de Constance, mais dont les cartes ne furent ajoutées qu’en 1427. De même, la première édition imprimée de Ptolémée, qui date de 1475, à Vicence, ne comporte pas les cartes, au contraire de l’édition de Bologne de 1477 (Edson, 2007).

Pourtant, paradoxe de l’histoire, cet opus majeur de la géographie antique, en soi sans doute déjà dépassé pour décrire le monde du 15e siècle, est réapparu un siècle à peine avant les Grandes Découvertes. Or celles-ci ont profondément modifié la vision européenne du globe et ont rendu le texte de Ptolémée quasiment obsolète. Dès 1482, de nouvelles cartes, représentant le Nord de l’Europe, sont ajoutées ; et dans l’édition de Strasbourg de 1513, on compte ainsi vingt « nouvelles cartes » (tabulæ novæ). Un demi-siècle plus tard, la séparation introduite entre « ancien » et « nouveau » est accentuée par Abraham Ortelius dont son Theatrum orbis terrarum (1570). Celui-ci, en effet, ne comprend plus que des cartes du monde contemporain, tandis que les cartes anciennes sont regroupées à part dans un ouvrage publié ultérieurement, le Parergon (1579). On notera d’une part, le sous-titre de l’ouvrage : Veteris geographiæ aliquot tabulæ, « Quelques tableaux d’ancienne géographie » ; d’autre part, l’invention (déguisée en reprise) de l’aphorisme : Historiæ oculus geographia, « la Géographie est l’œil de l’Histoire », sous-entendu : la géographie ancienne. Entre-temps, cette disjonction avait déjà conduit Ortelius à publier en 1578 un livre des correspondances toponymiques entre passé et présent, la Synonymia geographica. À partir de là, les ouvrages se multiplient. En 1618, Pierre Bertius publie un Theatrum geographiæ veteris, dans lequel il reproduit l’édition en grec et en latin de la Géographie de Ptolémée avec les annotations de Mercator, ainsi que d’autres œuvres, comme la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’Antonin, dont la valeur de documents historiques est évidente. Dix ans plus tard, en 1628, Bertius publie une Geographia vetus ex antiquis et melioris notæ scriptoribus (« Géographie ancienne d’après les meilleurs auteurs antiques »). En 1768, Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville publie à son tour une Géographie ancienne abrégée.

Parallèlement à cela, les géographes publièrent des ouvrages de « géographie moderne » tenant compte des connaissances accumulées au fil des explorations. Ce fut précisément le mérite de Bourguignon d’Anville de blanchir les cartes modernes en les expurgeant de toute information héritée et non actualisée. Le clivage ne fit ainsi que s’accroître. Loin de toute « renaissance », la comparaison entre les anciens et les modernes affirmait la grandeur de ces derniers et révélait par l’image cartographique le progrès européen et la domination de l’Europe sur le Monde. Les géographe du 19e siècle croient triompher en parvenant à un horizon aperçu dès le 16e siècle. La « grande divergence » avant d’être réelle fut imaginée et s’ancre dans une modification de la conception spatiale européenne (Besse, 2003).

Bibliographie

Besse J.-M., 2003, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Paris, ENS éditions.

Blaut J.M., 1993, The Colonizer’s Model of the World: Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York, The Guilford Press.

Capdepuy V., 2010, Entre Méditerranée et Mésopotamie. Étude géohistorique d’un entre-deux plurimillénaire, Thèse de doctorat, Université Paris Diderot, Annexe 1 « De la géohistoire ».

Claval P., 2007 (2e éd.), Épistémologie de la géographie, Paris, Armand Colin.

Edson E., 2007, The World Map, 1300-1492. The Persistence of Tradition and Transformation, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Goody J., 2010, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. de l’anglais par F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard [éd. orig. 2006].

Malte-Brun C., 1807, « Discours préliminaire sur la nature et le but de cet ouvrage », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, tome 1, n° 1, pp. 3-15.

Vivien de Saint-Martin L., 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand.

Vivien de Saint-Martin L., 1874, Atlas dressé pour l’Histoire de la géographie et des découvertes géographiques depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, Hachette.


Notes

[1] Conrad Malte-Brun, « Discours préliminaire sur la nature et le but de cet ouvrage », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 1807, tome 1, n° 1, p. 6.

[2] Louis Vivien de Saint-Martin, 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand, tome 2, préface, pp. ix-x. À noter qu’il n’existe pas de tome 1, et que la préface du tome 2 définit donc l’objet de l’œuvre.

[3] Louis Vivien de Saint-Martin, 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand, p. xx.

La confluence des deux océans

Au mois de juillet dernier décédait Jerry H. Bentley. Ce nouveau billet est une manière de revenir sur un des thèmes qui lui étaient chers : le rôle des soufis dans les rencontres et des échanges culturels de l’époque prémoderne au cœur de l’Eufrasie.

1.

« [Au nom de Dieu: celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux.]

Au nom de celui qui n’a pas de nom de quelque nom que tu l’appelles, il se révèle.

Louange à l’(être) unique qui fit apparaître sur sa face splendide, sans semblable et sans pareille, les deux mèches (de chevelure) : soumission (islâm) et infidélité (kofr) qui sont comme deux pôles opposés, et ne se servit d’aucun des deux comme voile à sa splendide beauté.

Infidélité et soumission en quête sur son chemin
s’exclamant (à l’unisson) : Il est unique et sans associé,
Il est le manifesté en toute chose et tout se manifeste par Lui ;
Il est le Premier, il est le Dernier et rien n’existe si ce n’est Lui.

Voisin, compagnon et ami de voyage, ne sont que lui,
Dans les guenilles du mendiant, dans les satins des souverains, tout est lui.
Dans l’assemblée de la séparation (farq) et l’alcôve secrète de l’union (jam‘)
(Je jure) par Dieu que tout est lui, et encore Dieu m’est témoin que tout est lui.

Que des saluts infinis (soient prodigués) à l’épiphanie la plus complète, la cause de l’existenciation de l’univers, Mohammad, que paix et bénédiction soient sur lui, ainsi que sur sa noble famille et ses grands compagnons. Ainsi s’exprime cet auteur, privé de chagrin et d’affliction, Dârâ Shikôh, ben Shâhjahân Pâdishâh : ayant reçu la vérité des soufis, et dévoilé les mystères et les arcanes de la religion vraie des soufis, et, ayant été gratifié par ce don immense, il décida d’en faire autant de la doctrine des monistes de l’Inde. Il discuta et conversa à maintes reprises avec certains d’entre les Docteurs (mahaqîqân) et les Parfaits (kâmilân) de cette communauté qui avaient atteint l’apogée de l’ascèse, de l’Intuition mystique (idrâk) et de la compréhension (spirituelle), ainsi que l’extrême limite de la gnose et de la théosophie ; mais, hormis quelques divergences verbales, il ne trouva aucune différence quant à leur façon de comprendre et connaître Dieu.

Sur ces entrefaites, il se mit à comparer les propos des deux sectes et réunir ceux d’entre eux dont la connaissance était profitable et absolument nécessaire aux aspirants à la vérité. Il en fit ensuite un essai, et comme celui-ci était une collection des vérités et des sciences ésotériques appartenant aux deux communautés, il l’intitula “Majma‘ al-Bahrayn” (le Confluent des deux Océans). Selon le dite des grands (parmi les soufis) “le tasawwof (soufisme) c’est la justice et l’abandon des devoirs (purement exotériques)” ; c’est pourquoi quiconque est pourvu de quelque justice et appartient aux gens de l’intuition mystique, saura, pour dévoiler ces matières, à quel point il nous a fallu les approfondir d’abord. Il est certain que ceux qui comprennent et sont gens d’intuition mystique, tireront d’amples jouissances à la lecture de cet ouvrage ; mais ceux dont l’intelligence est opaque, n’auront aucune part à ses profits. Ce dévoilement des vérités, entrepris conformément à ma découverte intuitive (kashf) et mon goût (mystique), je l’ai écrit pour les membres de ma famille et je n’ai que faire du commun des hommes appartenant à l’une d’entre les deux communautés.

Khâjâ Ahrâr, sanctifiée soit sa tombe, a dit : “Si j’apprends qu’un mécréant, accablé de péchés, psalmodie quelque air de tawhîd (unité), je m’en irai vers lui, je l’écouterai et lui en serai gré.” D’Allâh vient grâce et secours. »[1]

Ainsi s’ouvre un court essai théosophique indien du 17e siècle, écrit par le prince moghol Dârâ Shikôh (1615-1658). Dans le fond, le propos est pour le moins ésotérique ‒ stricto sensu : l’ouvrage compile des réflexions sur l’unité cachée de la religion musulmane et de la religion hindouiste à destination de lecteurs quelque peu initiés ; et l’ouvrage ne concerne l’histoire globale que par son exemplarité d’une grammaire qui reste à écrire.

De l’aveu même de Dârâ Shikôh, l’horizon d’attente de ses méditations personnelles est de toute évidence forclos. On pourrait même y voir une forme de désarroi tant le dialogue entre islam et hindouisme semble être vain, ce dont l’histoire même de Dârâ Shikôh fut la sanglante illustration. Celui-ci, en effet, était le fils aîné de l’empereur moghol Shâh Jahân et de Mumtâz Mahal ‒ celle du célèbre mausolée. Il était le fils aîné et le fils préféré, mais il ne fut peut-être pas le meilleur prince au regard des impératifs du pouvoir, et en particulier dans l’art militaire. Il connut plusieurs revers, notamment en 1649, lorsqu’il fut incapable de reprendre la ville de Qandahar, dont s’était emparé le souverain safavide Shâh Abbâs II. Malgré cela, en 1655, il fut nommé prince héritier avec le titre de Shâh-e boland iqbâl. C’est la maladie du père, en 1657, qui provoqua une crise de succession : les trois frères puinés se révoltèrent, affirmant leur indépendance et contestant à Dârâ Shikôh sa prééminence et son droit de succession. En 1658, Aurangzeb, le troisième des frères, défit Dârâ Shikôh près d’Agra, fit emprisonner leur père et monta sur le trône du paon. Il fit exécuter Dârâ Shikôh quelques mois plus tard, en 1659.

Celui-ci laissait une œuvre majeure qui trouve sa place dans un dialogue entre islam et hindouisme qui remonte au 15e siècle, notamment en la personne de Kabîr (ca.1440-1518), à la fois hindou vishnouiste et musulman soufi, qui développa une religion monothéiste fondée sur l’adoration (bhakti). Au tournant du 15e et du 16e siècle, ce syncrétisme aboutit à la création du sikhisme par Nanak (1469-1539). Sur le plan politique, ce dialogue fut défendu par l’empereur Akbar (*1556-1605). Celui-ci, qui étendit considérablement l’empire moghol par la conquête du Gujerat, du Bengale, du Sind, de l’Orissa, du Balûchistân, encouragea la traduction des œuvres indiennes en persan et soutint la tolérance religieuse à l’égard des hindous, jusqu’à créer en 1582 une sorte de confrérie religieuse, le tauhîd-i llâhî, le « divin monothéisme », ou dîn-i llâhî, le « culte de dieu », fondée sur la suhl-i kûl, la « réconciliation des croyances », selon l’expression qu’il utilisa dans un sermon prononcé en 1572, en arabe et en hindi, dans la Jâma-Masjid, la mosquée de Fahtepur Sikri, la nouvelle capitale de l’empire. Toutefois, cet esprit de syncrétisme, mal perçu par les deux communautés, s’éclipsa après sa mort. S’il peut être retrouvé dans l’œuvre de son arrière-petit-fils, le prince Dârâ Shikôh, il n’y a là aucun dessein politique de conciliation, mais un simple cheminement personnel ouvert à la diversité des religions pratiquées dans l’empire.

Prince moghol, musulman, Dârâ Shikôh a très tôt marqué un attrait pour l’enseignement ésotérique. C’est ainsi qu’en 1635, il rencontra Miyân Mîr (ca.1550-1635), maître spirituel appartenant à l’ordre soufi des Qadiri, et par ailleurs très lié à Gurû Arjan Dev (ca.1563-1606), le cinquième maître sikh.

Dara Shikoh avec Mian Mir et Mulla Shah

Figure 1. Dârâ Shikôh en compagnie de Miyân Mîr et Mûllah Shâh, ca.1635, The Smisonian’s Museums of Asian Art

Mais il ne s’en tint pas à la seule religion musulmane. Dans le texte, il évoque ainsi ses échanges avec des sages hindous, dont nous possédons un témoignage dans le texte publié en 1926 par Clément Huart et Louis Massignon, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs] », à partir de la traduction en persan du dialogue qui eut lieu en 1651/2 à Lahore.

Le Majma‘ al-bahrayn constitue donc la somme de ce dialogue personnel entretenu par un prince moghol entre les deux grandes religions de l’Inde du Nord : l’islam et l’hindouisme. Mais chercher l’unité théologique entre une religion monothéiste et une religion polythéiste était sans doute une gageure alors que l’affirmation de l’unité de Dieu est au cœur du credo musulman. Du reste, les correspondances établies par Dârâ Shikôh peuvent paraître parfois assez formelles, et jamais ne sont abordés les points de divergence. Aurangzeb (*1658-1707) soutint la condamnation de Dârâ Shikôh comme apostat de l’islam ; sous son règne, il s’opposa au soufisme, perçu comme hérétique, promut un islam rigoriste et s’attaqua directement à l’hindouisme : rétablissement de l’impôt sur les hindous (jizya), destruction de temples comme à Vârânasî (Bénarès)…

Quatre siècles plus tard, les tensions entre musulmans et hindous à l’intérieur de la péninsule indienne demeurent toujours assez vives.

2.

Le Majma‘ al-bahrayn. Le titre résume à lui seul l’intention de Dârâ Shikôh. Sa signification paraît évidente : par « la confluence des deux mers », Dârâ Shikôh entend désigner la rencontre des deux religions et l’unité retrouvée par-delà leurs divergences apparentes. Cependant, l’expression n’est pas anodine et trouve sa référence dans la sourate XVIII du Coran, « La caverne ».

« Moïse dit à son jeune serviteur :
“Je n’aurai de cesse que je n’aie atteint
le confluent des deux mers ;
devrais-je marcher durant de longues années.”

Quand ils eurent atteint le confluent des deux mers,
ils oublièrent leur poisson
qui reprit librement son chemin dans la mer.

Lorsqu’ils eurent dépassé cet endroit,
Moïse dit à son serviteur :
“Apporte-nous notre repas,
car nous sommes fatigués après un tel voyage.”

Il dit :
“N’as-tu pas remarqué
que j’ai oublié le poisson
lorsque nous nous sommes abrités contre le rocher ?
– Seul le Démon me l’a fait oublier
pour que je n’y pense pas –
Il a repris son chemin dans la mer.
Quelle étrange chose !

Moïse dit :
“Voilà bien ce que nous cherchions !”
puis ils revinrent exactement sur leurs pas.

Ils trouvèrent un de nos serviteurs
à qui nous avions accordé
une miséricorde venus de nous
et à qui nous avions conféré
une Science émanant de nous.

Moïse lui dit :
“Puis-je te suivre pour que tu m’enseignes
ce qu’on t’a appris concernant une voie droite ?”

Il dit :
“Tu ne saurais être patient avec moi.
Comment serais-tu patient,
alors que tu ne comprends pas ?”

Moïse dit :
“Tu me trouveras patient, si Dieu le veut,
et je ne désobéirai à aucun de tes ordres.”

Le Serviteur dit :
“Si tu m’accompagnes, ne m’interroge sur rien
avant que je t’en donne l’explication.” »[2]

Le Serviteur dont il est ici question n’est pas nommé, mais la tradition l’a identifié à Khadir. Le récit de l’initiation de Moïse, qui est un échec, se poursuit sur quelques versets, et a servi de modèle à la relation entre maître et disciple. Ce n’est donc pas un hasard si Dârâ Shikôh s’y réfère. Or le « confluent des deux mers » (majma‘ al-bahrayn) que cherche à atteindre Moïse et qui est le lieu de la révélation du sens caché, Dârâ Shikôh croit le trouver au-delà de l’islam et de l’hindouisme, aussi bien dans le Coran que dans les Upanisads, dont il propose la traduction en persan de cinquante chapitres dans le Sirr-i-Akbar en 1656.

Mais de ce récit du Coran, plusieurs points peuvent déranger, notamment l’échec de Moïse, pourtant reconnu comme un prophète par l’islam ; le Coran ouvre ici une porte vers la possibilité d’une lecture non littérale et surtout non conforme à la tradition. On comprend ainsi que pour certains docteurs de la Loi, ce personnage très énigmatique de Khadir soit perçu comme une menace pour toute lecture exotérique du texte coranique dans la mesure où Khadir initie à la voie mystique, au sens caché, à l’au-delà du Livre. La citation du mystique naqshbandî Khâja Ahrâr qui clôt l’introduction pourrait être perçue comme une véritable provocation : la vérité de l’unité de Dieu peut être trouvée en n’importe qui. C’est une remise en question de toute autorité instituée.

3.

Enfin, revenant à des réflexions peut-être plus terre-à-terre, je retiendrai du Majma‘ al-bahrayn un chapitre géographique dont la lecture révèle une boucle historique. Dârâ Shikôh essaie de montrer la correspondance entre les cosmographies musulmane et hindoue.

XVII. La Description des Divisions de la Terre (qizmat-e zamîn)

« Les philosophes ont divisé le quart habitable de la terre en sept étages et les ont appelé les sept climats (haft iqlîm) ; tandis que les gens de l’Inde les dénomment les sapat dîp : satpa dvîpa. Ces derniers imaginent les sept étages de la terre comme les marches d’un escalier plutôt qu’à la manière de pelures d’oignon. Les sept montagnes qui circonscrivent chacune des terres sont dites sapat kolâchal = saptakulâcala par les gens de l’Inde. Les noms de ces montagnes sont ainsi : 1) Sumîru = Sumeru, 2) Samûpat = Suktima, 3) Hamukat = Hemakutâ, 4) Hemavan = Himavat, 5) Nakadh = Nisadha, 6) Pârjâter = Pâriyâtra, 7) Kailas = Kailasa. De même il est dit dans le Qôran : « Et les montagnes (telles) des pieux. » (Qôran lxxviii : 12).

Chacune de ces montagnes, est entourée par une mer, les mers, sont dites les sapat samandar = sapta-samudra et sont dénommées ainsi : 1) Lavan samandar = Lavana-samudra, l’océan de sel, 2) Oncharas samandar = Iksu-rasa-samudra, l’océan de sucre, 3) Sârâ samandar = Surâ-samudra, l’océan de vin, 4) Gherat-samandar = Ghrta-samudra, l’océan de beurre clarifié, 5) Dadha samandar = Dadhi-samudra, l’océan de lait caillé, 6) Khir samandar = Ksîra-samudra, l’océan de lait, 7) Svad-jal = Svaduja-samudra, l’océan d’eau douce.

Le nombre des sept mers est aussi déduit de ce verset : « Si ce qui est arbre sur terre formait des calames et si la mer, grossie encore de sept autres mers (étaient de l’encre, calames et encre s’épuiseraient mais) les arrêts d’Allah ne s’épuiseraient point » (Qôran xxxi : 26, 27). »[3]

Le terme iqlîm (pl. aqâlîm), qu’on trouve en persan et en arabe, provient du grec klima signifiant « inclinaison », et la division en sept climats est reprise de la Géographie de Ptolémée, tandis qu’en Europe, c’est la division en cinq (deux zones arctiques, deux zones tempérées et une zone équatoriale), qu’on trouve dans les Météorologiques d’Aristote, qui a prévalu. La raison pour laquelle la division en sept l’a emporté chez les premiers géographes musulmans est peut-être la raison même qui permet à Dârâ Shikûh de faire la comparaison. En effet, les géographes abbassides du début du 9e siècle ont réalisé la synthèse de la cosmographie grecque et de la cosmographie persane (Tibbetts, 1992). Selon cette dernière, la Terre est divisée en sept « régions », appelées kishvar : une région centrale, correspondant à l’Iran, et six régions périphériques. Ce schéma, qu’on retrouve par exemple chez Mas’ûdi, permettait de conforter la centralité de Bagdad (Miquel, 1975). Or, la cosmographie persane est dérivée de l’Avesta, qui constitue par ailleurs la matrice de la cosmographie hindoue, et notamment celle du sapta-dvîpa vasumatî selon laquelle la Terre est constituée de sept continents concentriques entre lesquels s’intercalent sept mers (Schwartzberg, 1992).

Le rapprochement opéré par Dârâ Shikûh est donc tout à fait pertinent. À ceci près qu’il n’y a là aucune raison divine à cette commune vision du monde, mais simplement la conséquence des entrelacs de l’histoire, dans une région de l’Eufrasie où les liens se sont tissés depuis des millénaires et n’ont cessé de s’entrecroiser. La référence coranique qui clôt ce chapitre du Majma‘ al-barhayn s’en trouve finalement peu convaincante.

Bibliographie

Le Coran, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

Amir-Moezzi M.A. (dir.), 2007, Dictionnaire du Coran, Paris, Laffont, coll. « Bouquins ».

Bentley J.H., 1993, Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in the Pre-Modern Times, New York, Oxford University Press.

Dârâ Shikûh M., 1929, Majma‘-ul-bahrain, or the Mingling of the Two Oceans, traduction et notes de M. Mahfuz-ul-Haq, Calcutta, coll. « Bibliotheca Indica ».

Huart C. & Massignon L., 1926, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs », Journal asiatique, Vol. 209, pp. 285-334.

Miquel A., 2001, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, Éditions de l’EHESS, Paris (1975).

Schwartzberg J.E., 1992, « Cosmographical Mapping », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, University of Chicago Press, Chicago/Londres, pp. 332-383.

Shayegan D., 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré ».

Tibbetts G.R., 1992, « The Beginnings of a Cartographic Tradition », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, Chicago/Londres, University of Chicago Press, pp. 90-107.


Notes

[1] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 27.

[2] Coran, XVIII, 60-69, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio », pp. 363-365.

[3] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 41.

L’arak : distillations eufrasiennes

Les Grandes Découvertes ont été l’occasion pour les Européens de nombreuses méditations anthropologiques et le premier texte qui suit constitue un exemple d’une réflexion globale, certes particulière, sur le rapport des hommes aux boissons alcoolisées. L’auteur, Pedro Teixeira, est mal connu et l’ouvrage dont le texte est extrait, Relaciones de Pedro Teixeira, d’el origen descendencia y succession de los Reyes de Persia y de Harmuz, y de un viage hecho por el mismo autore dende la India oriental e hasta Italia por tierra, paru à Anvers en 1610, n’a pas été traduit en français depuis le 17e siècle.

Pedro Teixeira, dont on ignore et la date de naissance et celle de sa mort, partit de Lisbonne probablement sur la flotte des Indes de 1586. Parvenu à Goa, il s’embarqua vers Ormuz, où il séjourna quelques années et apprit le persan. En 1600, il s’en retourna au Portugal, mais via le Mexique, bouclant ainsi un tour du monde. Arrivé à Lisbonne en octobre 1601, il en repartit un an et demi plus tard, en mars 1602, de nouveau vers Goa. Il revint en Europe en 1604, mais cette fois-ci par le golfe Persique et la vallée de l’Euphrate, et s’installa à Anvers. Dans ce passage, Pedro Teixeira dresse un bref panorama des vins et boissons spiritueuses consommés à travers le monde, et conclut sur l’idée qu’il n’y a pas d’humanité sans ivresse.

« L’usage du vin est très ancien dans le monde ; et il n’est donc pas étonnant qu’il y en ait aujourd’hui tant mis en usage, parce que je crois qu’il n’y a pas de nation qui ne s’en réjouit pas, et celles qui manquent du vrai vin de raisins, soit par absence d’industrie, soit par indisposition de la terre et du climat, ont mis en place une sorte de breuvage pour célébrer leurs fêtes. En Perse, il y a beaucoup d’un excellent vin de raisins, appelé dans la langue des naturels xaràb. Les Perses en usent de façon immodérée, et en font passer des quantités dans des caissettes de bouteilles d’eau de rose, vers Lahore, en terre du Grand Mogol. À Ormuz et dans le Moghistan, et tout le long de la côte de l’Arabie dans le golfe Persique il y a deux boissons. L’une est distillée à partir de dattes et de feuilles de réglisse, appelée arequy, de arac, mot persan qui signifie “sueur”. Le nom a été donné en raison de son excellence. C’est de loin la boisson la plus forte et la plus terrible qui ait été inventée, et parce qu’elle est telle, il y a de notables buveurs. L’autre est faite par infusion de raisins séchés dans de l’eau froide en une certaine quantité et mesure, elle fermente d’elle-même, et lorsqu’elle s’apaise, on la sert. On estime qu’elle est bonne pour la santé. J’en ai vu utilisée en Syrie. En Inde, le vin est distillé à partir de la substance de l’arbre qui produit les cocos, appelé palmier par la ressemblance qu’il a avec le vrai*, et il y en a de deux sortes. La sura est celle qui se collecte crue, s’écoulant d’elle-même dans des vases destinés à la recueillir. Celle qui s’obtient de cette sura par distillation sur le feu, est appelée araca, et elle est aussi bien forte. Souvent on y ajoute des raisins séchés, ce qui lui enlève beaucoup de son âpreté, et la rend plus suave. Elle est meilleure avec les années, ce qui n’est pas le cas de celle faite d’eau et de raisins séchés. Une autre est produite par distillation à partir d’une autre espèce de palmier, appelée nipa, qui pousse dans des lieux marécageux ; elle est plus douce, suave et claire que l’eau pure, et ils disent qu’elle est très saine ; on en fait en grande abondance dont on charge des navires à Pegu, Tenasserim, Malacca, aux Philippines ou à Manille, mais celle de Tenasserim les dépasse toutes de beaucoup en bonté. À Orracam et à Pegu, on fait une certaine boisson à partir de riz fermenté, appelée pamplis, qu’on utilise aussi à Manille, en Chine. Là il y a beaucoup de vins différents, même s’il n’y en a pas de raisins. On a en premier lieu celui de letchis, fruit qui ressemble beaucoup, mais en plus grand, à l’arbouse, et en raison de son excellence ils l’appellent vin de mandarin, du nom commun dont on appelle ceux qui gouvernent la Chine. Dans la Cafrerie, ou terre des nègres qui est vers le Mozambique, on fait du vin de millet, qu’ils appellent huembe, ou pembe. Au Bengale, qui sont des terres baignées par le Gange, on fait un autre vin de riz, appelé modo. Au Mexique, on fait du vin de maguey*, plante qui ressemble beaucoup par sa forme à la plante dont on fait l’aloès, mais plus grande et plus grosse ; et les Indiens en font du yuca. Ainsi, les boissons et les vins variés dont les différentes nations usent, sont quasiment sans nombre. »[1]

Parmi les boissons citées, j’en retiendrai une : l’arak, pour la place qu’elle tient dans l’histoire des distillations eufrasiennes. L’étymologie donnée par Pedro Teixeira est juste ‒ à un détail près : le mot, s’il se trouve en persan, est d’origine arabe. Néanmoins, ‘araq signifie bien « sueur », et désigne ainsi de façon très imagée le produit de la distillation. Or, fait assez surprenant, alors que les Européens apprennent l’art de la distillation des Arabes vers le milieu du 12e siècle (latin alambicus, de l’arabe al-anbîq), et commencent à fabriquer de l’aqua ardens, ou aqua vitae*, le mot ‘araq leur semble inconnu et ils le découvrent non pas sur les rives arabes de la Méditerranée, mais en Extrême-Orient ! La plus ancienne occurrence du mot paraît en effet être celle qui se trouve dans le récit d’Antonio Pigafetta, rare rescapé du tour du monde entrepris par Magellan et achevé par El Cano.

Parvenu en mars 1521, dans l’île de Zzamal, sans doute Samar, au centre de l’archipel des Philippines, il raconte que les gens présentèrent au capitaine :

« un vaisseau de vin de palme qu’ils appellent dans leur langage uraca, des figues d’Indes plus longues d’un pied et d’autres plus petites et de meilleure saveur, et deux cocos. »[2]

Quelques mois après, en juillet 1521, sur l’île de Palawan, il note que les habitants :

« ont un vin de riz lambiqué, plus fort et meilleur que celui de palme. […] Ledit vin de riz est clair comme de l’eau, mais tant fort que plusieurs des nôtres s’enivrèrent, et ils l’appellent arach. »[3]

Antonio Pigafetta ne fait pas le lien entre les deux termes. Il s’agit pourtant bien de deux dérivés du même mot arabe, ‘araq, servant à désigner deux alcools très différents : l’un de palme, l’autre de riz, mais tous deux obtenus par distillation. L’adjectif « limbicco » ne laisse aucun doute sur le procédé duquel découle la liqueur. La diffusion du mot arabe révèle d’une part l’origine mésopotamienne de la technique de la distillation, d’autre part l’extension du monde arabo-musulman et sa prééminence au cœur de l’Eufrasie jusqu’à la fin du 17e siècle.

L'Islam en 1700

Figure 1. Le monde musulman en 1700

La technique de la distillation de l’arak se trouve ainsi décrite en détail dans la « Constitution d’Akbar », Ain-i Akbari, un ouvrage rédigé aux alentours de 1590 par Abu al-Fazl ibn Mubarak, vizir de l’empereur moghol Akbar.

« Le sucre de canne est également utilisé pour la préparation de boissons enivrantes, mais pour cela le sucre brun est meilleur. Il y a différentes manières de les préparer. Une des façons est la suivante. Ils pilent de l’écorce de babul [acacia], la mélangent au taux de dix sers pour un man de sucre de canne, et mettent trois fois plus d’eau par-dessus. Puis ils prennent de grandes jarres qu’ils remplissent de ce mélange, et les mettent dans le sol, entourées de fumier de cheval séché. Il faut sept à dix jours pour que se produise la fermentation. C’est un signe de perfection lorsqu’il a un goût sucré, mais astringent. Si le mélange doit être fort, ils rajoutent un peu de sucre brun, et parfois des épices et des arômes, comme de l’ambre gris, du camphre, etc. Ils laissent aussi de la viande se dissoudre dedans. Cette boisson, une fois filtré, peut être consommée, mais elle est surtout employée pour la préparation de l’arak.

Il y a plusieurs méthodes pour la distiller. Première méthode, ils mettent la boisson ci-dessus mentionnée dans des vases en cuivre à l’intérieur desquels une coupe est mise de manière à ce qu’elle ne bouge pas et à ce que le liquide n’entre pas à l’intérieur. Les vases sont ensuite fermés avec des couvercles inversés fixés avec de l’argile. Après avoir versé de l’eau froide sur les couvercles, ils allument le feu, changeant l’eau aussi souvent qu’elle devient chaude. Dès que la vapeur, à l’intérieur, touche le couvercle froid, elle se condense et retombe sous forme d’arak dans la coupe. Deuxième méthode, ils ferment le même vase avec un pot de terre fixé de la même manière avec de l’argile, et installent deux tuyaux dont les autres extrémités aboutissent chacune à une jarre plongée dans de l’eau froide. La vapeur pénètre dans les jarres par les tuyaux et se condense. Troisième méthode, ils remplissent un vase avec la boisson ci-dessus mentionnée, et fixent une grosse cuillère avec un manche creux. L’extrémité est recouverte par un couvercle qui est maintenu plein d’eau froide. L’arak, lorsqu’il se condense, coule dans la jarre à travers la cuillère. Certains distillent l’arak deux fois, et l’appellent alors duátashah, ou “deux fois brûlés”. C’est très fort. »[4]

Cette consommation d’alcool, quoique généralement prohibée par l’islam, est également renseignée par François Bernier (1620-1688), qui séjourna dans l’Inde moghole dans les années 1660.

« … Joint que l’âme du festin, qui est le bon vin, ne s’y trouve point. Non pas qu’il ne croisse pas des raisins dans le pays dont on pourrait fait ; j’en ai bu à Ahmedabad et à Golconda chez les Hollandais et chez les Anglais qui n’était pas mauvais ; mais c’est qu’il y a défense d’en faire, parce que non seulement dans la loi des mahométans, mais encore dans celle des gentils, il n’est pas permis d’en boire, de sorte que s’il s’en trouve, c’est fort rarement, et de celui de Perse qui vient de Chiraz par terre au Bandar Abbas, de là par mer à Surat, et de Surat ici par terre en quarante-six jours ; ou bien de celui des Canaries que les Hollandais apportent aussi par mer à Sourate, et l’un et l’autre est si cher, que le coût, comme on dit, en faire perdre le goût, car la bouteille qui tiendra environ trois de nos pintes de Paris, revient souvent à six ou sept écus et davantage. Ce qui se trouve ici c’est de l’arak, ou eau de vie de sucre qui n’est pas raffiné, encore y est-il très expressément défendu d’en vendre, et il n’y a personne que les chrétiens qui en osent boire, si ce n’est en cachette. C’est une boisson qui est brûlante et acre comme cette eau de vie qu’on fait de blé en Pologne ; elle attaque même tellement les nerfs, qu’elle rend souvent les mains tremblotantes de ceux qui en boivent un peu trop et les jette dans des maladies incurables. »[5]

L’arak, produit à partir de la mélasse, désigne en fait tout simplement une sorte de rhum. Ce dernier mot, abréviation de rumbullion, d’origine incertaine, fut inventé dans les Antilles peu avant 1650 et finit par supplanter celui d’arak, qui ne fut jamais utilisé aux Amériques. Le terme s’est toutefois conservé en créole réunionnais : l’arak, parfois écrit aussi la raque ou la rak, continue parfois d’être employé pour désigner le rhum. Ainsi dans cette chanson de Danyel Waro, en hommage à un autre chanteur réunionnais, Alain Peters.

Le punch même, qu’on associe aujourd’hui au rhum et qui semble être un mot indien, est, à l’origine, une manière de consommer l’arak adoptée par les Anglais dans l’océan Indien au 17e siècle, comme l’explique Simon de La Loubère (1642-1729), diplomate de Louis XIV au Siam.

« Mais comme dans les pays chauds la dissipation continuelle des esprits fait que l’on désire ce qui en donne, on y aime passionnément les eaux de vie, et les plus fortes plus que les autres. Les Siamois en font de riz, et ils la frelatent souvent avec de la chaux. Du riz ils font d’abord de la bière, dont ils ne boivent point ; mais ils la convertissent en eau de vie qu’ils appellent laou, et les Portugais arak, terme arabe, qui veut dire proprement sueur, et métaphoriquement essence, et par excellence eau de vie. De la bière de riz, ils font aussi du vinaigre.

Les Anglais habitués au Siam usent d’une boisson qu’ils appellent punch, et que les Indiens trouvent fort délicieuse. On met une chopine d’eau-de-vie ou d’arak sur une pinte de limonade avec de la muscade, et un peu de biscuit de mer grillé et pilé, et l’on bat le tout ensemble jusqu’à ce que les liqueurs soient bien mêlées. Les Français ont appelé cette boisson boule-ponche et bonne-ponche, de ces deux mots anglais boul punch, qui veulent dire une tasse de ponche. »[6]

L’arak s’installe progressivement dans la consommation européenne, mais le terme reste très générique comme le révèle cette synthèse rédigée au milieu du 18e siècle, extraite d’une réédition du dictionnaire de Jacques Savary de Brûlons (1622-1690), dont l’ouvrage parut initialement en 1675 sous le titre du Parfait négociant (les additions successives sont indiquées par des +).

« Arac, arak, ou rak. Espèce d’eau-de-vie que font les Tartares Tungutes*, sujets de l’Empire de Moscovie.

Cette eau-de-vie se fait avec du lait de cavale que l’on laisse aigrir, et qu’ensuite on distille à deux ou trois reprises entre deux pots de terre bien bouchés, d’où la liqueur sort par un petit tuyau de bois. Cette eau-de-vie est très forte, et enivre plus que celle du vin. Voilà tout ce qu’en dit l’Encyclopédie, d’après Savary.

+ Ce mot est arabe et signifie proprement eau-de-vie, ou toute liqueur distillée qui a la force de l’eau-de-vie ou de l’esprit du vin. L’usage de ce mot est fort étendu chez les Orientaux et les Africains, et dans tous les endroits où les Arabes ont pénétré et ont fait négoce. Les eaux-de-vie de France sont appelées en Barbarie araki, qui est le même mot, comme on l’apprend dans les voyages de M. Saw. Ainsi ce mot ne s’applique pas à une seule eau-de-vie, comme les voyageurs l’ont cru.

+ L’arac que les Anglais font venir de Batavia, ou de Malacca, pour faire leur punch, est une eau-de-vie que les Chinois fabriquent par la distillation, dans les Indes. Ils en font de trois sortes, tirées du cocotier, du riz et du sucre. La première est la meilleure et la plus usitée. Ils font cette eau-de-vie avec la liqueur qui sort de la grappe à fleur de l’arbre de coco. Ils lient pour cela la grappe enveloppée encore de sa graine ou membrane, avec une ficelle, puis ils coupent le travers de ce faisceau, assez près du lien, et ils y adaptent une cruche pour récipient, qui reçoit une liqueur vineuse, agréable et sucrée, laquelle est appelée toüac ou soûri ; d’autres mettent un tuyau de bambou, au lieu d’une cruche ; ensuite ils la laissent fermenter, puis ils la distillent pour faire l’arac. Ils en font un débit extraordinaire dans toutes les Indes. Les Hollandais en font aussi venir. Il est un peu plus doux, et enivre moins que l’eau-de-vie ordinaire ; c’est pourquoi les Anglais l’ont trouvé plus propre pour faire le punch. »[7]

On retrouve là les différents éléments précédemment évoqués, mais étonnamment la première définition donnée à l’arak est celle de l’eau-de-vie obtenue par distillation de lait fermenté. Ceci est l’écho de voyages récents réalisés en Asie centrale dans le cadre de l’expansion de l’Empire russe (le Pacifique est atteint en 1640). Ainsi, Pierre le Grand, afin de développer le commence avec la Chine, envoya en 1692 le marchand danois Eberhard Isbrands Ides (1657-1708). Il décrit ainsi les mœurs de tribus mongoles Toungouzes, rencontrées en mai 1693 près de l’Amour, et notamment leurs boissons.

« Ils font aussi une espèce d’eau-de-vie, qu’ils nomment kunnen ou arak, extraite du même lait de cavale, qu’ils font chauffer, et puis le mettent dans un petit tonneau, avec un peu de lait aigre, qu’ils remuent une fois par heure ; après qu’il a passé la nuit de cette manière, on le met dans un pot de terre, bien couvert et bien bouché, avec de la pâte, et puis on le fait distiller sur le feu, comme parmi nous, en se servant d’un roseau. Cela se fait à deux reprises, avant que cette liqueur soit bonne à boire, et ensuite elle est aussi forte et aussi claire que l’eau-de-vie faite de grain, et elle soûle aussi facilement. »[8]

Ceci avait déjà attiré l’attention d’Alexandre de Humboldt, premier grand géographe de la globalité, qui consacre une annexe à son Examen critique de la géographie du nouveau continent, paru en 1836-1837, et qui s’interroge sur l’origine de la distillation à propos du texte de Guillaume de Rubrouck (1215-1295), où il est question d’une boisson préparée avec du riz, mais qui ne semble toutefois pas être distillée. Pourtant, le terme arak ou araki en mongol est révélateur de la diffusion du terme ‘araq et de la diffusion de l’usage d’eau-de-vie chez les Mongols, par voie de terre cette fois-ci, sans doute aux 13e-14e siècles, grâce à la mise en place de cette connexion mongole marquée d’un côté par la prise de Pékin en 1215, de l’autre par celle de Bagdad en 1258. On retrouve ainsi l’influence du terme ‘araq en mandchou : arki ; et en chinois : a-la-ki. Ce dernier apparaît aux alentours de 1330 dans le Yinshan Zhengyao (« Justes principes du boire et du manger ») de Hu Sihui. Mais le texte de référence, quoique ambigu, est le « Grand traité de la matière médicale »¸ le Bencao gangmu, de Li Shizhen (1518-1593), dans lequel l’auteur affirme que la fabrication de vin distillé est un art récent, développé sous la dynastie Yuan (1279-1368).

On terminera en soulignant que l’arak désigne aujourd’hui au Moyen-Orient une eau-de-vie anisée, dont les équivalents sont le raki turc et l’ouzo grec. Sa particularité est de blanchir lorsqu’on la mélange avec de l’eau, comme le raconte le voyageur anglais Robert Walsh dans le récit de son voyage de Constantinople en Angleterre en 1827.

« À côté de l’éternel pilau, j’avais les kalkans* bouillis, et, avec l’aide du raki, je combattis les effets de l’humidité et du froid. Je ne sais pas si le terme raki a quelque rapport avec l’arak indien : c’est une eau-de-vie produite par la distillation des peaux de raisin après que le jus en a été extrait pour le vin ; elle est aromatisée avec de l’angélique et une certaine quantité de gomme y a été dissoute. Quoique très claire et transparente lorsqu’elle n’est pas mélangée, dès que de l’eau est ajouté, elle devient azure, puis opaque et laiteuse. La gomme, qui a été mise en solution dans l’alcool, n’est pas soluble dans l’eau. C’est une eau-de-vie très parfumée et agréable, bien qu’elle soit bon marché. »[9]

Le blanchiment (ou plus exactement le louchissement) n’est en réalité pas lié à la présence de gomme, mais à l’anis, dont l’huile (anéthol) est soluble dans l’alcool, mais pas dans l’eau. Même si le lien n’est pas clairement établi, l’arak levantin est l’ancêtre du pastis provençal, qui ne s’est réellement développé qu’à la suite de l’interdiction de l’absinthe en 1915. L’arak a donc bien été au centre des distillations eufrasiennes.

À la vôtre !

Bibliographie

Abul Fazl ‘Allami, 1873, Ain-i Akbari, traduit du persan par H. Blochmann, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, Vol. I.

Bernier F., 1671, Suite des mémoires du sieur Bernier sur l’empire du grand Mogol, Paris, chez Claude Barbin.

Humboldt A. de, 1836-1837, Examen critique de la géographie du nouveau continent et des progrès de l’astronomie nautique aux quinzième et seizième siècles, Paris, Librairie de Gide, deux volumes.

Isbrands, Relation du voyage de M. Isbrants Ides, ambassadeur de Moscovie, in : 1725, Voyages de Corneille Le Bruyn par la Moscovie, en Perse et aux Indes orientales, Tome III, Paris, chez Jean-Baptiste-Claude Bauche fils.

La Loubère S. de, 1691, Du royaume de Siam, Amsterdam, chez Abraham Wolfgang, deux volumes.

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Pigafetta A., 2010 (1ère éd. 2007), Le voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne.

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Walsh R., 1828, Narrative Journey from Constantinople to England, Londres, Frederick Westley & A.H. Davis.


Notes

[1] Pedro Teixeira, 1610, Relaciones, Anvers, Hieronymus Verdussen, pp. 15-17, traduction de l’A.

[2] Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 123.

[3] Ibidem, p. 182.

[4] Abul Fazl ‘Allami, 1873, Ain-i Akbari, traduit du persan par H. Blochmann, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, Vol. I., pp. 68-69.

[5] 1671, Suite des mémoires du sieur Bernier sur l’empire du grand Mogol, Paris, chez Claude Barbin, pp. 48-50.

[6] Simon de La Loubère, 1691, Du royaume de Siam, Amsterdam, chez Abraham Wolfgang, deux volumes, Tome I, pp. 66-67.

[7] Jacques Savary de Brûlons, 1750, Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, & des arts & métiers, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche, & par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Paris, chez la veuve Estienne, Sixième édition, revue, corrigée et augmentée, Vol. 1, p. 172.

[8] Isbrands, Relation du voyage de M. Isbrants Ides, ambassadeur de Moscovie, in : 1725, Voyages de Corneille Le Bruyn par la Moscovie, en Perse et aux Indes orientales, Tome III, Paris, chez Jean-Baptiste-Claude Bauche fils, p. 392.

[9] Robert Walsh, 1828, Narrative Journey from Constantinople to England, Londres, Frederick Westley & A.H. Davis, p. 91.

La carte de Matteo Ricci : transfert et traduction géographiques de l’Europe vers l’Extrême-Orient

Matteo Ricci, jésuite italien arrivé en Chine en 1583, est bien connu pour son rôle dans les échanges culturels entre l’Europe et la Chine au tournant du 16e et du 17e siècle. Pour mieux s’implanter en Chine, il suivit le principe de sinisation qu’avaient perçu ses prédécesseurs, Alessandro Valignani et Michel Ruggieri – même si la voie du confucianisme choisie par Matteo Ricci diffère du bouddhisme adopté par le P. Ruggieri. Indépendamment de ces débats, la carte du monde réalisée par Matteo Ricci illustre bien cette nécessaire traduction qu’a impliquée le transfert des connaissances géographiques européennes pour un public de lettrés chinois. Cette « description » fut réalisée pour la première fois en 1584 après qu’une carte européenne eut été admirée par les Chinois accrochée au mur de la mission à Zhaoqing. Il s’agissait bien entendu de traduire les noms en caractères chinois, pour rendre cette carte directement lisible, mais aussi et surtout de proposer une traduction cartographique, c’est-à-dire un décentrement de la projection afin de remettre la Chine au cœur de l’univers. Cependant, contrairement à ce que Matteo Ricci écrit lui-même, ce recentrement n’est pas total : la Chine n’occupe pas le centre exact de la nouvelle carte, qui se trouve quelque part au large du Japon.

Ricci, Carte du monde, 1602

Figure 1. La carte de Matteo Ricci, version de 1602 (Library of Congress)

Matteo Ricci mourut à Pékin en 1610, mais il laissait un manuscrit en italien que reprit un jésuite belge, le P. Nicolas Trigault. La version française de l’Histoire de l’expédition chrétienne en Chine parut en 1616. De nombreux passages nous donnent de précieux renseignements sur l’élaboration de cette carte, sur sa réception et sur sa diffusion.

« Dans la salle de la maison pendait attachée une description cosmographique en caractères européens. Les lettrés chinois la regardait avec plaisir, et quand ils eurent entendu que le plan de tout le monde était vu et lu en cette description, ils prirent grand plaisir de la pouvoir lire en lettres chinoises. Car les Chinois, qui sur toute autre nation n’auraient jamais eu le moindre, et quasi nul commerce avec les peuples étrangers, étaient grossièrement ignorants des parties du monde. Car encore qu’ils eussent assez de semblables tables cosmographiques qui portaient le titre de description universelle de tout le monde, ils réduisaient néanmoins l’étendue de toute la terre en leurs quinze provinces, et en la mer dépeinte à l’entour ils mêlaient quelques petites îles, ajoutant les noms des royaumes qu’ils avaient quelquefois ouï nommer, tous lesquels royaumes assemblés en un à peine égalaient la moindre province de l’Empire chinois. Ceci est la cause pour laquelle ils n’ont pas fait de difficulté d’orner leur Empire du nom de tout l’Univers, l’appelant Thien-hia, comme si vous disiez “tout ce qui est sous le ciel”. Quand donc ils entendirent et virent que leur Chine était confinée en un coin de l’Orient, ils admiraient comme une choix à eux inouïe cette description à leur opinion si dissemblable à l’Univers, et désiraient en pouvoir lire l’écriture, pour juger de la vérité d’icelle. Le gouverneur donc conseilla au P. Matthæus Riccius de faire avec l’aide de son truchement que cette table parlât chinois, ce dont il pourrait acquérir beaucoup de crédit et de saveur à l’endroit d’un chacun.

Par quoi le P. Riccius bien versé en disciplines mathématiques, lesquelles il avait apprises du P. Christophe Clavius docteur et prince des mathématiques de son siècle, qu’il avait ouï quelques années à Rome, appliqua son esprit à dessein de prêcher l’Évangile, sachant bien qu’on ne s’est pas toujours servi d’un même moyen, ou entremise de même nation, pour, selon la disposition divine, attirer quelque peuple à la foi de Jésus-Christ. En vérité, par cette amorce, plusieurs entre les Chinois ont été amenés dans la nasse de l’Église. Il étendit donc cette description en un champ plus ample afin qu’il pût aisément contenir les caractères chinois, qui sont plus grands que les nôtres, et ajouta non les mêmes annotations, mais d’autres selon l’humeur des Chinois et convenables à son intention ; car il en venait à propos en divers lieux traitant des coutumes et cérémonies de diverses nations, il discourait des mystères sacrés de notre très sainte foi jusqu’au temps présent inconnue aux Chinois, afin que sa renommée s’épandit en peu de temps par tout le monde.

Je n’oublierai pas aussi ce qu’il inventa pour gagner la bonne grâce des Chinois. Les Chinois croient bien que le ciel est rond, mais toutefois ils estiment que la terre est carrée ; au milieu de laquelle ils se font assurément accroire que leur Empire est situé. Par quoi ils portaient impatiemment que leur Chine fût par nos géographes rejetée en un coin de l’extrémité d’Orient. Et pour autant qu’ils n’étaient pas encore assez capables d’entendre les démonstrations des mathématiques, par lesquelles on prouverait facilement que la terre avec la mer fait un globe, et qu’au globe, par nature de la figure circulaire, ne se trouve ni commencement ni fin, il changea un peu notre projet et rejetant le premier méridien des îles Fortunées aux marges de la description géographique à droit et à gauche, il fit que le Royaume de Chine se voyait au milieu de la description, à leur grand plaisir et contentement. » [1]

Le succès de cette carte est immédiat, ce que Ricci explique par l’articulation entre la nouvelle carte et les connaissances géographiques chinoises antérieures, et par la distance que cette carte révèle entre la Chine et l’Europe.

« Véritablement on n’eût pu en ce temps-là trouver une invention plus propre pour disposer ce peuple à recevoir les mystères de notre religion. Ce que s’il semble être un paradoxe à quelqu’un, j’en déclarerai la cause, qui en a après été confirmée par le témoignage de l’expérience. À cause de l’ignorance de la grandeur du monde, les Chinois ont pris une telle opinion d’eux-mêmes que la Chine n’admire que soi seule, à leur croyance unique en grandeur d’Empire, administration de la république, ou gloire des lettres ; et tenait toutes les autres nations non seulement comme barbares, mais quasi au rang des bêtes, croyant qu’il n’y eût en aucun autre lieu nul roi, nulle république, nulles lettres. Mais d’autant que l’ignorance avait enflé cet orgueil, la vérité en après connue l’a abaissé. Car ayant vu cette description, encore que quelques-uns des plus grossiers du commencement tournassent tout en risée et en brocards, les plus doctes toutefois ayant considéré la proportion des parallèles méridiens ensemble avec l’équateur et les tropiques, ayant aussi entendu la symétrie des cinq zones et lu les coutumes de tant de peuples, et noms de tant de lieux, dont aussi plusieurs choses s’accordaient avec les anciennes descriptions des Chinois, crurent que cette table était vraie et naturelle représentation et figure de tout le monde, ce qui fut cause qu’ils conçurent une grande opinion des Européens en toute sorte de disciplines et autres sciences.

Ceci produisit aussi un autre effet, qui n’était pas de moindre importance ; car on voyait par cette description de quel espace quasi démesuré de terres et de mers le Royaume de la Chine était éloigné de l’Europe, ce qui fut cause qu’ils diminuèrent la crainte qu’ils avaient des nôtres : jugeant aisément qu’ils n’avaient aucun sujet d’avoir peur d’un peuple que la nature avait séparé d’eux de si grands intervalles. Chose laquelle si elle était également connue de tous les Chinois, ôterait un grand empêchement aux nôtres pour faire recevoir la foi chrétienne par tout le royaume. Car nous ne sommes par aucune chose tant empêchés que par ces ombrages de soupçon : depuis cette œuvre géographique souvent revue et limée par le Père a été donnée pour être plusieurs fois imprimée, et montrée voir avec égale admiration de l’une et l’autre cour, jusqu’à ce qu’enfin elle fut portée dans le palais même du roi par son commandement. »[2]

Toutes les copies de la carte de 1584 furent perdues, comme le furent celles d’une seconde version réalisée par Ricci à Nanjing en 1599. La carte donnée ici est l’une des six copies connues de la troisième version de la carte, faite par Ricci en 1602. Mais le succès de la carte de Matteo Ricci ne se limita pas à la Chine. Très vite, des copies circulent vers la Corée et vers le Japon.

« Le magistrat plus souverain de ce temps pria le P. Matthieu de revoir la description géographique du monde qu’il avait autrefois mise en lumière en la province de Canto, et y ajouter des commentaires plus amples : qu’il la voulait encore graver sur les tables publiques de son palais, et l’exposer en vue au public. Il fit ce dont on le priait, et augmenta aussi le projet, afin de le représenter sur des tables plus grandes pour la commodité des spectateurs ; il corrigea les fautes, et y ajouta plusieurs choses, tellement qu’il ne fut pas marri de l’avoir renouvelée. Cela plut merveilleusement au magistrat ami, et soudain y employa des graveurs excellents aux dépens du public, et lui-même loua l’œuvre et l’auteur avec une préface très élégante. Cette dernière impression en estime et en nombre surpassa celle de Canto : plusieurs exemplaires furent de ce cœur du royaume distribués par toutes les autres provinces, même les nôtres en envoyèrent à Amacao, et au Japon, sur le modèle desquels on dit qu’on en grava autre part d’autres. »[3]

Serge Gruzinski avait déjà attiré l’attention sur ces étonnants paravents japonais ornés de peintures européanisantes, de style namban. Parmi les illustrations de ces paravents, on trouve des cartes. Philippe Pelletier, dans son dernier ouvrage, en reproduit une inspirée d’une carte « classique », européocentrée (cf. Pelletier, 2011). La carte-paravent montrée ici, date de 1640 et reprend au contraire la carte de Matteo Ricci.

Paravent japonais, 1640

Figure 2. Paravent japonais, 1640 (David Rumsey Collection)

On notera cependant que le texte a été en grande partie supprimé, pour ne pas dire expurgé. Toutes les croix ont également disparues. En effet, l’édit de Kan.ei de 1630 interdit l’introduction d’ouvrages étrangers en Europe, et explicitement ceux de Matteo Ricci. Toute référence au christianisme est condamnée. Cependant, il semble y avoir eu une certaine tolérance à l’égard des ouvrages cartographiques.

Carte / paravent

Figure 3. L’Europe (carte de Matteo Ricci de 1602 / paravent japonais de 1640) : simplification et déchristianisation

On fera attention aux illustrations marginales. La première montre le système planétaire géocentré et résume la vision cosmographique de l’époque. Les deux autres sont des cartes polaires hémisphériques, comme on en trouve beaucoup sur les mappemondes de l’époque. La quatrième est plus étonnante et représente quatre bateaux situés sur le pourtour du globe. La figure exprime clairement la rotondité de la terre et rappelle un schéma qu’on trouve dans Le miroir du monde de Gossuin de Metz (13e siècle, cf. sur le site de la BNF). On notera également le traitement particulier du bateau situé en bas : il disparaît à l’horizon, ne laissant apparaître que le haut de son gréement ‒ référence là encore à un argument classique en faveur de la rotondité de la terre et qu’on trouve beaucoup dans le traité de Joannes de Sacrobosco, De sphaera mundi (lui aussi du 13e siècle, mais de nombreuse fois reproduit encore au 16e siècle, cf. sur le site de la BNF). De fait, comme le souligne Philippe Pelletier, la théorie de la globalité n’a guère été contestée par les savants japonais.

Globe

Figure 4. Le globe terrestre (détail)

On terminera en citant un dernier exemplaire, une carte japonaise de 1688.

Ishikawa, Carte du monde, 1688

Figure 5. Ishikawa, Carte du monde, 1688 (BNF)

Cette carte est due à Ishikawa Ryûsen, cartographe japonais mal connu. Sa principale caractéristique est la projection transverse, avec l’est en haut de la carte, ce qui place l’Europe et l’Afrique en bas. Au regard des cartes européennes contemporaines, elle combine donc à la fois décentrement et pivotement. Elle est reprise d’une mappemonde anonyme dite de Shôhô datant de 1645, dont le modèle initial reste bien la carte de Matteo Ricci, même si certains éléments proviennent de cartes européennes plus tardives. On pourra juger le tracé moins précis, mais l’important est ce que ces transferts révèlent, à savoir une mondialisation de ce regard global que porte la nouvelle cartographie européenne du 16e siècle (Gruzinski, 2008).

Bibliographie

Gruzinski S., 2004, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière.

Gruzinski S., 2008, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des Temps modernes, Paris, Seuil.

Rigault N., d’après Matteo Ricci, 1616, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, Lyon, Horace Cardon.

Pelletier P., 2011, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire ».

Unno K., 1994, « Cartography in Japan », in: J.B. Harley & D. Woodward (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Book 2, Cartography in the Tradional East and South-east Asian Societies, Chicago, University of Chicago Press, pp. 346-477.

Yee C.D.K., 1994, « Traditional Chinese Cartography and the Myth of Westernization », in: J.B. Harley & D. Woodward (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Book 2, Cartography in the Tradional East and South-east Asian Societies, Chicago, University of Chicago Press, pp. 170-202.


Notes

[1] Nicolas Rigault d’après Matteo Ricci, 1616, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, Lyon, Horace Cardon, pp. 299-302.

[2] Ibid., pp. 302-303.

[3] Ibid., pp. 608-609.

L’hégémonie de l’Europe

Afin de poursuivre sur la notion d’hégémonie abordée dans les quatre billets précédents, je voudrais attirer l’attention sur un article du géographe anarchiste Élisée Reclus, paru en 1894 dans La Société nouvelle, et intitulé « L’hégémonie de l’Europe ». Dans le cadre d’un article consacré à la Nouvelle géographie universelle du même auteur, Federico Ferretti s’est interrogé sur la posture de l’auteur dans le contexte colonial de son époque. Mon approche sera quelque peu différente.

Je retiendrai trois points.

1) Pour Élisée Reclus, cette hégémonie de l’Europe consiste dans une domination directe et indirecte du monde.

« Après l’Australie, l’Europe est la plus petite parmi les parties du monde, mais si elle constitue un ensemble de terres émergées bien moindre que l’Asie, l’Afrique ou les deux continents américains, elle ne le cède qu’à la seule Asie par le nombre de ses habitants, et sa population, beaucoup plus dense, est animée d’une vie autrement active et d’un plus rapide élan de civilisation.

Trois cent soixante-dix millions d’hommes, soit environ le quart de la race humaine, telle est la part des Européens, mais ils possèdent beaucoup plus de la moitié des richesses du monde, et dans les autres continents c’est d’eux que vient la poussée d’initiative. L’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud appartiennent à des colons de leur race, de même que l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils se partagent l’Afrique et l’Océanie par le droit du plus fort : la plus puissante des nations européennes, l’Angleterre, a pris possession de la merveilleuse péninsule Gangétique, où vivent près de trois cents millions d’hommes entre l’océan des Indes et l’Himalaya. L’Indo-Chine est aussi plus qu’à moitié conquise par les Européens, et les nations de l’Extrême-Orient, Chine, Corée, Japon, subissent de plus en plus l’influence de ces “barbares de l’Occident” ; de ces “démons aux cheveux rouges” qu’elles méprisaient naguère. Même le Japon a poussé l’esprit d’imitation jusqu’à l’absurde en essayant de s’européaniser par les institutions politiques, le costume et les mœurs. Du moins a-t-il bien fait de se mettre à l’école des Européens pour apprendre les sciences et suivre la méthode rigoureuse d’observation et d’expérience, sans laquelle l’humanité ne procède qu’au hasard et comme en rêve.

Quelle est la raison de cette hégémonie de l’Europe ? » [1]

Le constat reste cependant assez banal et fait écho à celui de Conrad Malte-Brun au début du siècle :

« Tel est néanmoins le pouvoir de l’esprit humain. Cette région que la nature n’avait ornée que de forêts immenses, s’est peuplée de nations puissantes, s’est couverte de cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île, qui ne figure sur le globe que comme un appendice à l’Asie, est devenue la métropole du genre humain et la législatrice de ce vaste univers. L’Europe est partout ; un continent entier n’est peuplé que de nos colons ; la moitié de nos armées suffirait pour conquérir la faible Asie et la féroce Afrique. Nos pavillons couvrent l’Océan, et tandis que l’industrieux Chinois n’ose dépasser les bornes des mers qui l’ont vu naître, nos hardis navigateurs suivent d’un pôle à l’autre les routes que leur traça dans son cabinet un de nos géographes. » [2]

Toutefois, de l’un à l’autre, l’hégémonie de l’Europe s’est renforcée par la colonisation de la seconde moitié du 19e siècle.

Mais ce n’est pas le seul biais de cette hégémonie européenne et un terme mérite d’être souligné : « européaniser ». Même si une étude resterait à faire, il appert que Reclus utilise une notion assez récente en français et qui remonterait au milieu du 19e siècle. Le nom même d’« européanisation » est encore plus tardif puis qu’il semble apparaître au milieu des années 1880, sans doute sous l’influence de la langue anglaise où le terme d’« europeanization » est usité depuis les années 1850. L’exemple du Japon auquel se réfère Reclus n’est d’ailleurs pas anodin. La notion d’européanisation est souvent associé à ce pays qui exerce une réelle fascination à cette époque pour un pays qui échappe à la conquête européenne, mais imite, intègre la culture européenne.

2) Mais l’européanisation, pour Reclus, doit aboutir à une égalisation du monde.

« C’est que les mouvements de la civilisation ne se propagent plus maintenant sur une seule ou sur quelques lignes de moindre résistance, mais se répercutent d’une extrémité du monde à l’autre, comme les ondulations qui frémissent à la surface d’un étang et vont se réfléchir sur le rivage. À chaque période de civilisation, le foyer d’irradiation complète se faisait plus vaste. Dans sa plus grande expansion, le monde grec embrassa non seulement toute la Méditerranée orientale, mais tout le bassin de la mer intérieure avec l’Égypte, l’Asie Mineure et même les approches de l’Inde. Rome fut le centre d’un monde beaucoup plus étendu, limité au sud par les solitudes du désert, au nord par les forêts de l’Hercynie. Beaucoup plus considérable encore fut le monde que l’on pourrait appeler celui des communes libres et qui était représenté dans l’Europe entière par les mille communes indépendantes et d’ardente initiative constituées en petites républiques guerroyantes ou fédérées, celles de l’Italie et de l’Espagne, de la France et des Pays-Bas, de l’Allemagne et même de la Russie, jusqu’à la grande Novgorod. Par leur trafic et leur mouvement de civilisation, elles propageaient leur puissance dans la Mongolie, en Chine, le pays de la Soie, dans l’Insulinde, l’archipel des Épices, l’Afrique ou pays de l’Ivoire. Et maintenant le foyer de l’Europe n’illumine-t-il pas le monde et n’a-t-il pas créé d’autres Europes sur la superficie de la terre entière, dans l’Amérique du Nord et du Sud, en Australie, dans l’Inde, au cap de Bonne-Espérance ? Ainsi, de progrès en progrès, la civilisation européenne en est arrivée à la négation de son point de départ. Elle visait à la domination, à la prépondérance, et par ses conquêtes mêmes elle constitue l’égalité. Le monde entier s’européanise : on peut même dire qu’il est européanisé déjà.

Il ne saurait donc plus être question d’une lente translation du foyer de lumière dans le sens de l’orient à l’occident, suivant la marche du soleil autour de la Terre. C’est là un phénomène qui fut relativement vrai dans le passé, mais qui n’a plus de réalité dans le présent. Les navires qui partent de la “Nouvelle Carthage” pour cingler vers d’autres Nouvelle Carthage, New York ou Sans-Francisco, Bombay, Madras ou Singapour, Hong-Kong, Sidney ou Valparaiso, passent à l’ouest par le détroit de Magellan ou bien à l’est autour du cap des Tempêtes. Les lignes de circumlocomotion, par mer ou par terre, se dirigent dans tous les sens : à l’ouest, à l’est, au nord, au midi. Non seulement le mouvement d’égalisation entre l’Europe et les autres parties du monde se fait par la fondation de colonies nouvelles, par le peuplement de régions désertes ou le croisement de race avec les indignes, mais il restaure les contrées déchues, leur inspire un nouveau souffle de vie, les rattache au monde de la civilisation dont elles étaient séparées. C’est ainsi que, grâce à l’Occident, la Grèce a pu se reconstituer et qu’elle a cessé d’être une terre de ruines pour se couvrir de cités nouvelles ; de même les pays où nous cherchons les origines première de notre civilisation, l’Égypte, ou la Chaldée, l’Inde surtout, sont désormais partie intégrante du monde moderne. La fille a retrouvé sa mère. Les savants ont eu le bonheur de remonter à la source de nos langues, à celle des religions qui, sous diverses modifications, s’étaient répandues en Europe, passant par la Judée, par la Grèce et par Rome. C’est à Ceylan, dans les montages du Tibet, que les affamés de mysticisme religieux vont se nourrir de la parole bouddhique, dont les Occidentaux n’avaient autrefois entendu que les lointains échos, presque étouffés par la distance. » [3]

La mondialisation introduit donc une rupture dans l’histoire de « la civilisation mondiale », de « l’humanité consciente », pour reprendre des expressions d’Élisée Reclus. Alors que pendant des millénaires, celle-ci a toujours suivi une ligne, une « marche en diagonale à travers le continent » européen [4], « maintenant, c’est le monde entier qui devient le théâtre de l’activité des peuples civilisés : la Terre est désormais sans limites, puisque le centre en est partout sur la surface planétaire et la circonférence nulle part. » [5]

La formule employée mérite explication. Elle est sans doute directement empruntée à Pascal :

« Tout ce que nous voyons du monde n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. » [6]

Mais son origine est en fait plus ancienne puisque qu’elle provient d’un ouvrage qui daterait du 4e siècle et qui serait réapparu au 12e, le Liber viginti quattuor philosophorum, le Livre des vingt-quatre philosophes, où Maître Eckart, Nicolas de Cues, Giordano Bruno puis Blaise Pascal purent lire, parmi vingt-quatre définitions de Dieu, celle-ci :

« 2. Deus est sphaera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam.
Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »

Dans sa description de la mondialisation à venir, Reclus sécularise ainsi une vieille formule mystique qui lui permet d’exprimer le décentrement du monde moderne par la négation même du centre. De toute évidence, la géohistoire reclusienne appartient aux utopies planétaires. Reclus développe une vision eschatologique d’une mondialisation qui doit étendre le progrès au monde entier et abolir les inégalités.

3) Cependant, dans cette égalisation du monde, conséquence de son européanisation, une inquiétude sourd : quelle place aura l’Europe lorsque l’Europe sera partout ?

« Cette annexion de l’Orient à l’Occident dans le monde de la civilisation moderne effraie nombre d’historiens et d’économistes, qui se demandent si dans ces conditions nouvelles, l’homme civilisé d’Europe, enseignant ses sciences et ses industries, ne se condamne pas à une déchéance inévitable ou même à l’extermination dans la bataille de la vie.

Des usines s’élèvent dans l’Inde, aux Antilles, au Mexique, au Brésil, à côté des lieux de production, et les jaunes, les noirs, les gens de toute race commencent à travailler à la place des blancs, même à diriger les industries, sans que les travaux aient à souffrir de la différence de la main-d’œuvre, payée seulement à des prix inférieurs. Les esprits chagrins ou timorés en ont conclu que le jour viendrait bientôt où les Européens et leur descendance, incapables de lutter dans le grand drame de la concurrence vitale, seraient promptement écartés de la lutte et voués à la mort par l’intervention disciplinée des Chinois, des Hindous, même des Cafres, comme à Natal et dans le pays des Bechuana. Certainement les débouchés que cherchaient les industriels de notre Europe manufacturière leur manqueront successivement, et les ingénieurs que l’on fabrique à coups de diplômes pour l’exportation ne trouveront plus à s’employer chez tous ces peuples lointains dits “inférieurs”. Ce sont là des événements d’une gravité capitale qui nous pronostiquent toute une révolution économique, et à laquelle nous devons nous préparer, mais sans anxiété et surtout sans faiblesse. Ayons l’audace et l’intelligence d’aborder sur place tous les problèmes sociaux qui nous assiègent, d’utiliser toutes les ressources que nous avons dans chacune de nos contrées occidentales. Nous prétendons qu’elles sont largement suffisantes pour donner à tous les habitants le travail et le bien-être, même dans les contrées, comme l’Angleterre et la Belgique, obligées d’importer annuellement une partie de leur pain.

Mais pour cela il faut changer de régime et ne plus se fier aveuglement à la concurrence forcenée, à l’esprit de spéculation et d’accaparement, orienter toute notre politique vers une ère de solidarité, de compréhension commune et de bon vouloir entre les hommes. Les événements prouvent avec toute évidence qu’un immense travail d’égalisation s’accomplit à la surface de la planète. » [7]

Cependant, en des termes assez mystiques, Reclus termine sur l’idée que l’Europe pourrait continuer à montrer la voie au monde.

« Nous pouvons reprendre ici l’ancienne comparaison de la Bible qui nous montre la vérité s’élevant sans cesse comme une marée et recouvrant la terre entière ainsi que les eaux d’un océan. Nous progressons toujours, et bien que l’ère de la civilisation européenne ait commencé pour le Nouveau Monde, elle ne s’est point achevée pour l’Ancien.
L’heure de la mort n’a pas sonné pour nous et notre force n’est point épuisée. Nous nous sentons encore jeunes, emmagasinant sans cesse, pour une vie plus intense, plus de chaleur solaire. » [8]

Lorsqu’il écrit ce texte, en 1894, Élisée Reclus pressent le retournement de l’hégémonie européenne et l’émergence de nouvelles puissances. On ne peut évidemment que penser à l’ouvrage d’Albert Demangeon paru après la Première Guerre mondiale, qui s’ouvre sur cette interrogation :

« Déjà la fin du dix-neuvième siècle nous avait révélé la vitalité et la puissance de certaines nations extra-européennes, les unes comme les États-Unis nourries du sang même de l’Europe, les autres, comme le Japon, formées par ses modèles et ses conseils. En précipitant l’essor de ces nouveaux venus, en provoquant l’appauvrissement des vertus productrices de l’Europe, en créant ainsi un profond déséquilibre entre eux et nous, la guerre n’a-t-elle pas ouvert pour notre continent une crise d’hégémonie et d’expansion ? » [9]

Et qui se termine sur cette même idée d’une pérennité de l’Europe :

« Est-ce à dire que l’Europe ait fini son règne ? Est-ce à dire que, suivant l’originale expression de M. P. Valéry, elle “deviendra ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique” ? Pour cela, il faudrait qu’elle fût réduite à ne plus compter que proportionnellement à sa superficie. Or, l’espace n’est pas la mesure de la grandeur des peuples. Cette grandeur se fonde encore sur le nombre des hommes, sur leur état de civilisation, sur leur progrès mental, sur leurs aptitudes à dominer la nature ; il s’agit ici plutôt de valeur que de grandeur. C’est pourquoi l’on peut dire que, si l’Europe n’occupe plus le même rang dans l’échelle des grandeurs, elle doit à sa forte originalité de conserver une place toute personnelle dans l’échelle des valeurs. » [10]

Bibliographie

Le livre des vingt-quatre philosophes : Résurgence d’un texte du IVe siècle, éd. par F. Hudry, Paris, Vrin, 2009.

Demangeon A., 1920, Le déclin de l’Europe, Paris, Payot.

Ferretti F., 2010, « L’egemonia dell’Europa nella Nouvelle géographie universelle (1876-1894) di Élisée Reclus : una geografia anticoloniale ? », Rivista Geografica Italiana, vol. 117, pp. 65-92.

Malte-Brun C. & Mentelle E., 1803, Géographie mathématique, physique et politique de toutes les parties du monde, vol. 2, Paris, chez H. Tardieu / Laporte.

Mattelart A., 2009, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte (1ère éd. 1999, augmentée).

Reclus É., 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, pp. 433-443.

Sloterdikj P., 2010, Globes. Macrosphérologie. Sphères II, trad. de l’allemand, Paris, Méta-Éditions (éd. originale 1999).


Notes

[1] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, p. 433.
[2] Conrad Malte-Brun, 1803, Géographie mathématique, physique et politique de toutes les parties du monde, Paris, chez H. Tardieu / Laporte, Volume 2, pp. III-IV.
[3] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, pp. 441-442.
[4] Élisée Reclus, ibid., pp. 438.
[5] Élisée Reclus, 1889, Nouvelle géographie universelle. L’Homme et la Terre, vol. 14, Océan et terres océaniques, Paris, Hachette, p. 6.
[6] Blaise Pascal, Pensées, texte de l’éd. Brunschwicg, 1951, Paris, Garnier Frères, Pensée 72.
[7] Élisée Reclus, 1894, « Hégémonie de l’Europe », La Société nouvelle, p. 442.
[8] Élisée Reclus, ibid., p. 443.
[9] Albert Demangeon, 1920, Le déclin de l’Europe, Paris, Payot, p. 15.
[10] Albert Demangeon, ibid., pp. 313-314.