La guerre globale enseigne la cartographie globale

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Disons le d’emblée, l’objet de l’étude du jour a un statut un peu particulier car il servira désormais de logo à cette « histoire globale par les sources » entamée depuis le mois de septembre dernier. Il s’agit d’une carte, ou plus exactement d’un ensemble de cartes assemblées en un globe, un globe plat et dépliable : un fold-O-globe.

Le brevet en a été déposé en 1942 par Gerald A. Eddy, cartographe connu pour ses représentations panoramiques (par exemple de Los Angeles). Selon son concepteur, l’objet est révolutionnaire :

« ‘Rond comme la Terre elle-même’, ce fold-O-globe représente la première invention importante en 474 ans : une projection cartographique en continu conçue de manière à montrer en un seul coup d’œil les pays et les villes les plus importants dans le Monde et les véritables relations entre les continents. »

Figure 1. Le dépliement virtuel du globe

Le dépliement virtuel du globe

Même s’il est permis de douter du caractère résolument nouveau de ce type d’objet (cf. par exemple sur le site de la David Rumsey Maps Collection un globe pliable britannique de 1852), le fold-O-globe n’en demeure pas moins intéressant par ce qu’il révèle d’un phénomène majeur qui se produit aux États-Unis dans le courant de la Seconde Guerre mondiale et qu’on pourrait qualifier d’invention de la globalité.

L’entrée en guerre des États-Unis après deux décennies de relatif isolationnisme a provoqué une réelle rupture dans la vision états-unienne du Monde. Ceci se manifeste par un véritable engouement pour la question cartographique, dont le fold-O-globe n’est qu’un témoin assez marginal. Le rôle majeur a été tenu par Richard Edes Harrison, dont les illustrations cartographiques peu conventionnelles ont frappé l’imagination de ses concitoyens (Schulten, 1998). Harrison n’était ni géographe ni cartographe de formation, mais architecte ; le hasard l’a conduit à participer à l’illustration du magazine Fortune à partir de 1940. Optant pour une représentation non orthodoxe, il dessinait des cartes des différentes régions du conflit à partir de vues du globe « de l’espace ». Certaines ont été rééditées dans un atlas avant même la fin du conflit (Harrison, 1944), mais c’est surtout la carte qu’il a réalisée en juillet 1941 qui a marqué un tournant, quelques mois avant l’attaque aérienne sur Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis.

Figure 2. The World divided (Harrison, Fortune Magazine, août 1941)

Harrison 1941

Le monde est vu selon une projection azimutale équidistante centrée sur le pôle Nord, ce qui permet d’embrasser le globe, et donc la guerre, d’un seul coup d’œil. L’idée n’est pas en soi particulièrement nouvelle puisque la première de la sorte est celle de Guillaume Postel au 17e siècle, mais son utilisation dans le contexte de la guerre mondiale a eu un impact très fort et dès mars 1942, Harrison réédita une carte de ce type, actualisée.

Figure 3. One World, One War (Harrison, Fortune Magazine, mars 1942)

Harrison 1942

En marge de la carte, on peut lire une des premières utilisations de l’expression « global war ». Celle-ci souligne le caractère différent de ce conflit par rapport au précédent. Alors que la Première Guerre mondiale fut qualifiée dès 1915 de « world war », la seconde commença à partir de 1942 à être qualifiée de « global war ». Un échelon supplémentaire dans l’extension de la guerre semblait avoir été franchi, en particulier du point de vue américain puisque les États-Unis, à partir de 1942, furent engagés sur les deux fronts, de part et d’autre du globe. Le terme de « globalization » semble ainsi avoir été inventé en 1943/1944 dans le cadre de la réflexion qui entoure les conférences de Moscou et de Téhéran de la fin de l’année 1943, où la décision fut prise de créer une organisation internationale des Nations unies (Capdepuy, 2011b).

La guerre a fait naître un besoin subit de mieux connaître le monde. C’est à peu près en ces termes que l’idée est exprimée en titre d’un article de Life du 3 août 1942.

Figure 4. Global war teaches global cartography (Life, 3 août 1942)

Life 1942

Ce besoin de voir le monde est général. Au cours de l’année 1942, sur une suggestion du général Dwight Eisenhower, George Marshall, chef d’état major de l’armée et conseiller de Roosevelt, fit construire deux globes de cinquante pouces (1 mètre 27) pour les offrir l’un à Roosevelt, l’autre à Churchill, à l’occasion de Noël. Il devait les aider à suivre les opérations militaires qui se déroulaient aux quatre coins du monde. À en croire Khrouchtchev, à la même époque, Staline aurait également eu à sa disposition un très grand globe sur lequel il décidait de la stratégie soviétique. Quant au fold-O-globe, il n’est finalement que la version populaire et portative de ces globes.

Figure 5. Le « globe du Président » dans le bureau de Franklin D. Roosevelt à la Maison Blanche (Life, 1943)

President's Globe

En 1942, Wendell Willkie, l’ancien candidat républicain aux élections présidentielles de 1940, désormais rallié à Franklin D. Roosevelt, fut chargé en tant que représentant spécial du président américain de faire un tour du monde en avion pour rencontrer quelques-uns des principaux alliés des États-Unis. Il réalisa son périple en quarante-neuf jours, du 26 août au 14 octobre 1942 :

« Si j’avais eu quelques doutes sur le fait que le monde était devenu petit et complètement interdépendant, ce voyage les aurait complètement dissipés. »[1]

De retour aux États-Unis, Willkie publia un livre dans lequel il reprit un certain nombre de ses observations et de ses réflexions. L’ensemble se présente comme un chapelet de considérations régionales sur El Alamein, le Moyen-Orient, la Turquie, l’URSS, la Chine et in fine sur les États-Unis, leur place dans le monde, leur rôle dans la guerre et celui qu’ils devraient avoir dans l’après-guerre. Car l’essentiel de l’ouvrage est là, dans l’affirmation de l’engagement des États-Unis en faveur de la liberté politique et économique d’un monde désormais uni, Willkie reconnaissant l’importance de l’idéal wilsonien et incidemment l’erreur du choix isolationniste commise par les républicains à la fin de la Première Guerre mondiale. Une phrase en résume peut-être l’esprit général :

« Notre pensée à l’avenir doit être à l’échelle du monde [world-wide]. »[2]

Cependant, l’implication militaire des États-Unis à la fois en Asie et en Europe n’est pas le seul facteur permettant d’expliquer l’élaboration de cette nouvelle vision du Monde et la fin de l’isolationnisme états-unien. Certes, la guerre a été le révélateur du besoin de mieux connaître ce Monde, un espace dont les parties sont désormais interdépendantes et où les États-Unis ne peuvent plus se considérer comme une île. C’est ce qu’écrivait Wendell Willkie en 1943 :

« Aujourd’hui, à cause des diverses censures, militaires et autres, l’Amérique est comme une cité assiégée qui vit entre de hautes murailles au travers desquelles ne passe qu’occasionnellement un courrier pour nous dire ce qui se passe à l’extérieur. J’ai été hors de ces murs. Et j’ai découvert que rien à l’extérieur n’est exactement comme il le semble à ceux qui sont à l’intérieur. »[3]

Mais c’est sans doute l’avion qui fut le principal facteur de cette prise de conscience du rétrécissement du globe :

« Quand je dis que la paix doit être planifiée sur une base mondiale, j’entends littéralement qu’elle doit embrasser la terre. Continents et océans ne forment pleinement que des parties d’un tout, vues, comme je les ai vues, des airs. »[4]

La carte mise au revers de la couverture est là pour l’illustrer.

Figure 6. Le trajet de Wendell Willkie à bord du Gulliver (One World, 1943)

Flight of the Gulliver

C’est en effet tout autant la guerre que le développement de l’aviation qui est à l’origine de cette nouvelle vision du monde. L’usage commercial de l’avion remonte à l’après-guerre. Sa nouveauté est signalée dès 1925 par le géographe René Crozet dans un article des Annales de géographie :

« L’avion, engin d’expérience et de sport avant la guerre, instrument de combat pendant les hostilités, tend, depuis 1918, à devenir un moyen de transport. Le dernier venu et le plus rapide des engins créés par l’homme pour diminuer les distances ouvre à l’humanité le domaine illimité de l’atmosphère. Au-dessus de la route, du rail et du navire, l’avion commence à prendre rang parmi les moyens modernes de circulation. »[5]

En juin 1936, le journaliste américain John E. Lodge célèbre la traversée transatlantique entre Francfort et Lakehurst par le zeppelin Von Hindenburg au mois de mai, quelque temps après la mise en place de la traversée transpacifique entre San Francisco et Manille par l’hydravion China Clipper en novembre 1935 :

« Le Phileas Fogg de 1936 peut acheter ses tickets à l’avance et peut accomplir un tour du monde par les airs en tout confort. »[6]

A partir de 1942, on constate aux États-Unis une multiplication des atlas et des ouvrages qui ne sont pas reliés directement au conflit mondial, mais bien au développement de l’aviation. Les titres et les couvertures sont explicites : Toward New Frontiers of Our Global World (Engelhardt 1943), Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins 1944), Atlas of Global Geography (Raisz 1944), Our Air-Age World: A Textbook in Global Geography (Packard et al. 1944).

Figure 7. Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins, 1944)

Our Global World

Un événement mérite également d’être mentionné : en juillet 1943, une exposition s’ouvrit au Museum of Modern Art de New York, elle était intitulée « Airways to Peace ». Son but était de montrer les facteurs au fondement de la géographie de l’« ère aérienne » (air-age geography) et en quoi la compréhension de ceux-ci était indispensable à la victoire. Le texte de l’exposition fut rédigé par Wendell Willkie et le conseiller cartographique était Richard E. Harrison. Parmi les cartes, photographies et autres objets exposés, on trouvait le fameux « globe du Président », qui avait été momentanément prêté.

Vue des États-Unis, la Seconde Guerre mondiale a été globale et ne pouvait se comprendre que grâce à une nouvelle cartographie, globale.

1) Ce rétrécissement du monde est pourtant d’abord analysé comme étant le résultat du développement de l’aviation, ce que montre bien une vidéo éducative de 1946, Our Shrinking World. La guerre mondiale n’est que la conséquence de la globalization, non la cause.

2) Cette nouvelle cartographie a directement inspiré le drapeau dessiné pour l’Onu à partir du badge créé pour la conférence de San Francisco (Capdepuy, 2011a). Mais cette influence s’est rapidement dissipée. Le poids des traditions l’a emporté.

3) Toutefois, la vision globale développée aux États-Unis durant la guerre a perduré après 1945. Elle a été au fondement de la guerre froide, qui a été une guerre pour le globe.


Bibliographie

Capdepuy V., 2011a, « Le Monde de l’Onu. Réflexions sur une carte-drapeau », M@ppemonde, n° 102.

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Raisz E., 1944, Atlas of the Global Geography, New York, Global Press Corporation.

Willkie W.L., 1943, One World, New York, Simon and Schuster.


[1] Wendell L. Willkie, One World, New York, 1943, p. 1.

[2] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 2.

[3] Wendell L. Willkie, op. cit., p. ix.

[4] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 203.

[5] René Crozet, « L’aviation marchande », Annales de géographie, volume 34, n° 187, p. 1.

[6] John E. Lodge, 1936, « Now You Can Fly Around the World », Popular Science Monthly, vol. 128, n° 6, p. 119.

Les routes de la porcelaine : le versant oriental de l’Eufrasie* à l’aube de la modernité européocentrée

Parmi les problématiques de l’histoire globale, la question de la mise en réseau est sans doute l’une des plus importantes. Cette dynamique se retrouve au cœur même de la définition de la mondialisation si on entend par là le processus de mise en relations des différentes parties du globe (cf. le débat Flynn-Giraldez contre O’Rourke, 2004). Or, si la découverte de l’Amérique par les Européens et le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance constituent les deux événements clés du « désenclavement du monde » à la fin du 15e siècle, le réseau majeur de la période précédente, c’est-à-dire avant le 16e siècle, est bien l’écheveau des routes de la Soie et des épices qui relient l’Asie orientale et l’Asie occidentale – routes auxquelles Jerry H. Bentley ajoute également celles de la porcelaine[1]. Pour aborder la question de ce réseau, j’ai choisi un texte extrait de l’ouvrage de Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, paru pour la première fois à Paris en 1553.

Entre 1546 et 1549, Pierre Belon (1517-1564) a parcouru en naturaliste ce qu’on appelle alors de plus en plus le Levant. En 1547, il se trouve au Caire et s’étonne :

« Il y a grande quantité de vaisseaux de porcelaine, que les marchands vendent en public au Caire. Et les voyant nommer d’une appellation moderne, et cherchant leur étymologie française, j’ai trouvé qu’ils sont nommés du nom que tient une espèce de coquille nommée Murex, car les Français disent “coquille de porcelaine”. Mais l’affinité de la diction Murex correspond à Murrhina. Toutefois je ne cherche l’étymologie que du nom français en ce que nous disons vaisseaux de porcelaine sachant que les Grecs nomment la myrrhe de Smyrne[2]. Les vaisseaux qu’on y vend pour aujourd’hui en nos pays, nommés porcelaine, ne tiennent tâche de la nature des anciens. Et combien que les meilleurs ouvriers d’Italie n’en font point de tels. Toutefois ils vendent leurs ouvrages pour vaisseaux de porcelaine, combien qu’ils n’ont pas la matière de même. Ce nom de porcelaine est donné à plusieurs coquilles de mer. Et pour ce qu’un beau vaisseau d’une coquille de mer ne se pourrait rendre mieux à propos suivant le nom antique, que de l’appeler de porcelaine, j’ai pensé que les coquilles polies et luisantes, ressemblant à nacre des perles, ont quelque affinité avec la matière de porcelaines antiques. Joint aussi que le peuple français nomme les patenôtres faites de gros vignols[3], patenôtres de porcelaine. Les susdits vases de porcelaine sont transparents, et coûtent bien cher au Caire, et disent mêmement qu’ils les apportent des Indes. Mais cela ne me sembla vraisemblable car on n’en verrait pas si grande quantité, ni de si grandes pièces s’il les fallait apporter de si loin. Une aiguière, un pot, ou un autre vaisseau pour petite qu’elle soit coûte un ducat. Si c’est quelque grand vase, il coûtera davantage. »[4]

Le témoignage de Pierre Belon est intéressant car il révèle combien la porcelaine est alors méconnue en Europe, ce qui appelle trois remarques.

1) D’où vient le nom ?

Le premier Européen à décrire ce type de céramique et à utiliser le mot « porcelaine » (porcellana) est Marco Polo (1254-1324). On trouve deux occurrences du terme dans son récit de voyage. L’une concerne l’usage de coquillages comme monnaie :

« Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs [pourcelaine blanche] qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens ; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingt-quatre livres ; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. »[5]

L’autre désigne la céramique :

« Et sachez que près de cette cité de Quanzhou il y a une autre cité nommé Longquan où se fabriquent beaucoup d’écuelles de porcelaine [escuelles de pourcelaine] qui sont très belles ; elles ne se fabriquent que dans cette cité, mais on en fait en grande quantité et on en a à bon marché, car pour un gros d’argent de Venise on en aurait trois ordinaires, les plus belles que l’on pourrait trouver ; et à partir de cette cité on les porte partout. »[6]

Le mot porcellana s’expliquerait par la ressemblance du coquillage avec la vulve d’une truie (porcella en latin). Il aurait ensuite désigné la céramique en raison de l’aspect de celle-ci, à la fois blanc et quelque peu translucide. Le mot est employé sous la forme d’un adjectif par Jordan Catala de Sévérac dans les Mirabilia descripta, recueil rédigé au début des années 1330 ; le latin porseletus est un emprunt clair à l’italien (Gadrat 2005). L’auteur, qui avait accompli une première mission en Perse et en Inde entre 1320 et 1329, décrit de « très beaux et très nobles vases, faits avec virtuosité et en porcelaine »[7] à la cour du « grand Tartare », à savoir l’empereur de Chine (dynastie mongole Yuan). Plus tard, on retrouve le terme sous la plume de l’ambassadeur espagnol Ruy González de Clavijo, qui est reçu en 1405 par Tamerlan, à Samarkand :

« Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine¸ qui est chère et très appréciée. »[8]

Au 14e siècle, c’est donc sur les routes de l’Asie que les Européens rencontrent la porcelaine. Pourtant quelques pièces commençaient à parvenir en Europe. Il se trouve que parmi celles-ci, la plus ancienne connue est le vase dit « de Gaignières-Fonthill », datant du début du 14e siècle et apparu en 1338 dans les collections du roi Louis de Hongrie. L’objet reste cependant exceptionnel. Une des plus anciennes représentations picturales d’un plat en porcelaine est Le Festin des dieux, un tableau de Giovanni Bellini (ca. 1430-1516) daté de 1514. Le goût commence à s’en répandre, ce qui appelle les imitations, car la fabrication de la porcelaine garda longtemps ses secrets.

2) De quoi est-ce fait ?

Dans son récit de la première circumnavigation du monde (1519-1522), Antonio Pigafetta laisse une petite description de la fabrication de la porcelaine qui ne laisse subsister aucune ambiguïté :

« La porcelaine est une sorte de terre très blanche et elle est cinquante ans sous terre avant de la mettre en œuvre, car autrement elle ne serait pas fine, et le père l’enterre pour le fils. »[9]

Pourtant, rapidement, une erreur s’installe, qui a perduré jusqu’au milieu du 17e siècle. On croyait qu’il s’agissait là d’un coquillage ; le nom même pouvait le laisser croire. C’est bien ce que montrent les interrogations de Pierre Belon. Autre exemple de cette mécompréhension : André Thevet, en 1575, dans La Cosmographie universelle, donne cette description de la fabrication de la porcelaine à propos de l’île de Carge (Kharg), dans le fond du golfe Persique.

« Le plus en quoi ils s’amusent, c’est à accoutrer des vases de porcelaine, laquelle ils composent d’écailles d’huîtres, et de coques d’œufs, d’un oiseau qu’ils appellent Tesze, et les œufs Beyde, lequel est gros comme un oison, et de plusieurs autres oiseaux, qu’ils nomment en général Thayr, avec autres matériaux qui y entrent. Et ne pensez pas que cette pâte soit mise tout soudain en œuvre, ainsi pétrie comme elle doit être, on la met sous terre, où on la laisse pour le moins l’espace de quarante ans, et quelque fois plus de soixante, et enseignent les pères aux enfants où ils ont mis cette composition. Laquelle étant venue à maturité, et affinée en toute perfection, ils la tirent de là, et en font des vases, et autres gentillesses, desquelles nous faisons si grand compte. Et au lieu même où ils ont tiré cette pâte, ils en remettent d’autre, tellement qu’ils ne sont jamais sans avoir de la vieille, pour mettre en œuvre, ni de la nouvelle, pour la faire purifier, affiner et parfaire. De cette marchandises se chargent volontiers les marchands qui viennent là de Syrie, assurés de s’en défaire puis après, et y gagner leur vin, avec les chrétiens trafiquant en Égypte, tels que sont les Français, Vénitiens, Genevois, Florentins, et autres. »[10]

Cette méprise perdure encore au 17e siècle. Le texte du révérend père Philippe, paru pour la première fois en 1649, est un bon exemple de ces légendes nées non pas du temps, mais de l’espace :

« Ils [les Portugais] retirent aussi une très grande quantité d’or de la Chine, où on le tire en forme de pains ou de petites barques. Ils en apportent aussi le musc, les plus beaux draps de soie qu’on puisse voir, les métaux, tambac qui n’est pas bien dissemblable du cuivre, mais qui est plus précieux, et calai très semblable au plomb, comme aussi le bois médicinal de la Chine, et enfin ces vases de porcelaine qui sont et très propres et très nets pour manger. En quoi qu’ils s’en fassent ailleurs de semblables, ils ne les sauraient toutefois égaler, ni en bonté, ni en beauté, car l’on en fait de si subtils qu’ils sont transparents comme des cristaux, néanmoins ils souffrent l’eau la plus chaude sans la rompre. La matière dont on les fait, à ce que j’ai ouï dire aux naturels du pays, est pour la plupart des plus puants et plus horribles excréments de l’homme, mais qui demeurent ensevelis dans terre durant plus de cinquante ans ; car ils assurent qu’ils ont des caves destinées à les recevoir, qu’ils couvrent de terre lorsqu’ils les ont remplies, et les laissent par testament à leurs héritiers, qui les ouvrent après que ce nombre susdit d’années s’est écoulé, et se servent de cette sale matière en y ajoutant quelque autre chose pour faire ces beaux vases au prix desquels il n’est rien de si net. »[11]

On a ici l’illustration de la barrière que constitue pour les Européens l’isthme central de l’Eufrasie. L’ignorance traduit l’épaisseur du monde et ce n’est qu’au fil des voyages que le voile commença à se lever :

« Les derniers voyages que l’on a faits au-dedans de la Chine nous ont appris que la porcelaine ne se fait point de coquilles de mer ni de coques d’œufs broyées, ainsi que plusieurs ont cru mais qu’elle se fait par le moyen d’un sable ou terre particulière à certains cantons du pays où l’on la trouve en des rochers, & qu’il n’est pas besoin pour la faire, que cette terre demeure ensevelie un siècle entier ainsi que quelques-uns ont voulu dire. Les Chinois pétrissent ensuite ce sable & en font des vases qu’ils mettent cuire dans des fours pendant l’espace de quinze jours, & ensuite ils leur donnent diverses figures. »[12]

3) Où est-ce fait ?

La troisième remarque que peut susciter le texte de Belon tient donc aux difficultés de l’auteur à saisir le commerce de la porcelaine dans l’océan Indien. Il ne parvient pas à imaginer l’ampleur du trafic maritime qui peut exister dans l’océan Indien. Mais plus encore, il refuse d’admettre que ce commerce puisse exister. On est là quasiment au fondement de l’illusion de la modernité européocentrée. L’intégration du versant oriental de l’Eufrasie est complètement sous-estimée (Abu-Lughod 1989). Or la porcelaine est un bon exemple des échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts techniques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale au cours des siècles précédents (Finlay 2010). En effet, la porcelaine « bleu-et-blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie Yuan, au début du 14e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle. Mais cette porcelaine qui a pu représenter la quintessence de l’art chinois est elle-même le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle (cf. présentation en cartes).

On terminera cette petite géohistoire en rappelant que les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe (Halde, 1735). L’enjeu n’était pas négligeable. La vaisselle de porcelaine accompagnait très bien la dégustation des nouveaux breuvages : chocolat, thé, café.

* L’Eufrasie est un néologisme moderne permettant de désigner l’ensemble constitué par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Bibliographie

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[1] Jerry H. Bentley, « Une si précoce globalisation », Asie, Afrique, Amérique… L’histoire des autres mondes, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 24, 2011, pp. 16-19. L’expression même de « route de la porcelaine » ayant été utilisée auparavant dans un ouvrage paru en 1966 (Picard et al.)

[2] La myrrhe dont il est ici question n’est pas la gomme végétale, mais la murrhe, une pierre dont étaient faits certains vases dans l’Antiquité : les vases murrhins, dont plus tard on a pu croire qu’ils étaient de porcelaine.

[3] Les vignots sont des coquillages.

[4] Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, Paris, 1554, f° 134 r.

[5] Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », p. 285.

[6] Ibid., p. 373.

[7] Christine Gadrat, 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des chartes, p. 290.

[8] Ruy González de Clavijo, 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale, p. 212.

[9] Antonio Pigafetta, « Navigations et découvrement de l’Inde supérieure et îles de Molucques », Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 189.

[10] André Thevet, 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière, p. 335 v°.

[11] Révérend Père Philippe, 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron, p. 294.

[12] Pierre Duval, 1670, Le Monde, ou Géographie universelle, Paris, chez l’auteur, p. 274.

1883, l’islam en débat : Renan / al-Afghani

Dans le livre L’Orientalisme d’Edward Saïd, l’œuvre d’Ernest Renan occupe une place de choix dans sa dénonciation du discours orientaliste qui aurait constitué au fil des siècles la trame sous-jacente à la violence de l’Occident à l’égard de l’Orient. La tenue du Festival d’histoire de Blois sur le thème de l’Orient est l’occasion de revenir sur une série bien connue d’articles parus dans le Journal des débats en 1883, deux étant écrits par Renan, collaborateur régulier de ce journal, et les deux autres étant des traductions de textes rédigés par Sayyid Jamal al-Din « al-Afghani », figure intellectuelle et politique originaire d’Iran, alors de passage à Paris. Cette rencontre entre deux intellectuels ne fut pas un véritable dialogue, mais l’étude de ces textes permet d’aborder la complexité d’une confrontation dans la perspective d’une histoire globale qui dépasse peut-être la dimension polémique des études post-coloniales.

Les textes ont été mis en pièce jointe à l’article, ils sont édités d’après les exemplaires numérisés par la BNF, disponibles directement sur Gallica, et ont été brièvement annotés.

Ernest Renan, discours d’un orientaliste sur l’islam

1) Le cadre axiologique d’un discours de la raison. – Une des forces du discours de Renan tient sans aucun doute à ses fondements épistémologiques. L’objectif de la conférence est explicite : il s’agit d’introduire des « distinctions délicates » dans « un sujet des plus subtils », d’être précis dans l’usage des mots pour éviter « les malentendus », « les idées vagues », « les faux jugements » et « les erreurs pratiques ». Les circonstances mêmes dans lesquelles la conférence a été faite, le 29 mars 1883, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, à la demande de l’Association scientifique de France, fondée par le polytechnicien Urbain Le Verrier en 1864, confirment l’idée qu’il s’agit bien là d’un discours tout emprunt de science, et non d’une diatribe politique.

2) Quel Orient ? – Une des critiques qu’on a pu adresser à Saïd est ne pas préciser de quel Orient il prenait la défense : s’agissait-il d’un Orient étendu à toute l’Asie et à l’Afrique, c’est-à-dire tout l’espace colonisé au cours du 19e siècle ? ou bien de l’Orient musulman, voire simplement arabe ? En l’occurrence, on pourrait détourner la question et s’interroger : de quel Orient Renan est-il l’orientaliste [1] ? Dans les textes ci-joints, plusieurs éléments permettent de penser que l’Orient, distingué du reste de l’Asie, de l’Afrique, de l’Espagne musulmane, désigne d’abord l’Orient proche (à une époque la notion de « Proche-Orient » n’existe pas encore), cet Orient si familier auquel l’Occident chrétien n’a cessé au cours des siècles précédents de se frotter et de se confronter. Cependant, on perçoit bien également dans quelle mesure la pensée de l’Orient est la matrice d’une pensée du reste de l’Asie dans son ensemble. Sous la plume de Renan, al-Afghani est un « Oriental », mais aussi un « Asiatique ». Le livre de Saïd trouve là une partie de sa justification.

3) La translatio studii et ses détours.« Ah ! si les Byzantins avaient voulu être gardiens moins jaloux des trésors qu’à ce moment ils ne lisaient guère ; si, dès le huitième ou le neuvième siècle, il y avait eu des Bessarion et des Lascaris ! On n’aurait pas eu besoin de ce détour étrange qui fit que la science grecque nous arriva, au douzième siècle, en passant par la Syrie, par Bagdad, par Cordoue, par Tolède. » (Texte 2)

Le thème développé par Renan s’inscrit dans la longue tradition de la translatio studii, qu’on trouve par exemple sous la plume de Vincent de Beauvais au 13e siècle, à la différence que Renan intègre l’idée d’un « détour » par le monde musulman, un détour qu’il perçoit comme préjudiciable (Fig. 1).

Fig. 1. Translation studii et traductions arabes

Translatio studii

Certes, ceci implique la reconnaissance d’un moment philosophique en terre d’islam, entre le milieu du 8e jusqu’à la mort d’Averroès [2] à la fin du 12e siècle. Mais il ne s’agit que d’une « supériorité momentanée » (Texte 2) et ce schéma d’interprétation s’inscrit dans une perspective très téléologique de la raison. Il fallut attendre la seconde moitié du 20e siècle pour le voir contesté par Henry Corbin, qui a montré la continuité d’une philosophie islamique du 9e jusqu’au 19e siècle et l’originalité de celle-ci.

4) Un « antisémitisme savant ». – L’expression, que j’emprunte au titre d’un article de Djamel Kouloughli, amène une mise en garde immédiate. L’antisémitisme dont il est ici question est à prendre au sens littéral du terme. Il n’est pas le versant raciste d’un antijudaïsme religieux, mais un discours très hostile à l’égard de toute pensée « sémitique », qu’on peut décomposer ainsi :

– une dépréciation de l’islam : « Ce qui distingua en effet, essentiellement le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie ; la science de concurrence faite à Dieu ; la science historique parce que, s’appliquant à des temps antérieurs à l’islam, elle pourrait raviver d’anciennes erreurs. » (Texte 2)

– une dépréciation des Arabes : « L’Arabe nomade est de tous les hommes le moins mystique, le moins porté à la méditation. L’Arabe religieux se contente, pour l’explication des choses, d’un Dieu créateur, gouvernant le monde directement et se révélant à l’homme par des prophètes successifs. » (Texte 2)

– une dépréciation de la langue arabe : « Non seulement, ce ne sont pas des Arabes de sang ; mais ils n’ont rien d’arabe d’esprit. Ils se servent de l’arabe ; mais ils en sont gênés, comme les penseurs du Moyen Âge sont gênés par le latin et le brisent à leur usage. L’arabe, qui se prête si bien à la poésie, est un instrument fort incommode pour la métaphysique. Les philosophes et les savants arabes sont en général d’assez mauvais écrivains. » (Texte 2)

Ce dernier argument, selon lequel l’arabe ne permettrait pas comme le grec de développer une véritable réflexion ontologique, est encore soutenu par certains !

5) Un combat anticlérical. – L’hostilité de Renan ne s’exerce pas seulement à l’encontre de l’islam. Il le répète à plusieurs reprises :

« La théologie occidentale n’a pas été moins persécutrice que celle de l’islamisme. » (Texte 2)

« La renaissance scientifique de l’Europe ne s’est pas faite non plus avec le catholicisme ; elle s’est faite contre le catholicisme […]. » (Texte 4)

La conférence de Renan est un discours de la raison, mais de la raison combattante.

« Pour moi, j’ai la conviction que la science est bonne, qu’elle seule fournit des armes contre le mal qu’on peut faire avec elle, qu’en définitive elle ne servira que le progrès, j’entends le vrai progrès, celui qui est inséparable du respect de l’homme et de la liberté. » (Texte 2)

On ne peut oublier le contexte dans lequel Renan écrit : l’enracinement difficile de la République face au parti monarchique et clérical.

« Au-dessus de tout, comme règle suprême, mettons la liberté et le respect des hommes. Ne pas détruire les religions, les traiter avec bienveillance, comme des manifestations libres de la nature humaine, mais ne pas les garantir, surtout ne pas les défendre contre leurs propres fidèles qui tendent à se séparer d’elles, voilà le devoir de la société civile. » (Texte 4)

Al-Afghani, discours d’un Oriental sur l’islam

1) Un Oriental. – La description introductive au premier article est intéressante car elle révèle comment al-Afghani se présentait. En réalité, il n’est pas né à Kaboul et n’est pas même afghan. Il est né à Asadabad, près de Hamadan, dans une famille de sayyids, c’est-à-dire de descendants du prophète. Il serait trop long ici de résumer l’ensemble de son parcours [3], qu’on synthétisera simplement en une carte illustrant l’ampleur de ses déplacements, à l’intérieur du monde musulman, au moins sa moitié orientale, entre Istanbul, Le Caire, l’Afghanistan et l’Inde, mais aussi en Europe, à Paris, à Londres, ainsi qu’à Saint-Pétersbourg (Fig. 2).

Fig. 2. Al-Afghani (1838-1897), un penseur en mouvement, entre Orient et Occident

al-Afghani

On notera également le détail : « Il porte le costume des ulémas de Constantinople, qui est celui de tout le clergé musulman » (Texte 1). Au regard du journaliste, il s’agit bien d’un Oriental, jusque dans l’habit, même si en fait le vêtement stambouliote endossé à Paris par al-Afghani est déjà occidentalisé par rapport à sa tenue habituelle. Mais l’opposition Occident/Orient n’est pas le propre de l’Europe et l’héritage antique est en réalité partagé de part et d’autre de la Méditerranée. Ainsi, dans une pétition présentée au sultan Abdulhamid II en 1895, al-Afghani est qualifié d’« homme de l’Orient » (rajūl al-charq) et les auteurs, égyptiens, se qualifient eux-mêmes d’« Orientaux » (al-sharqiyīn) [4]. Le découpage Occident/Orient est tout à fait opératoire dans la géographie arabe, soit sous la variante Maghreb/Machrek soit sous la variante al-Gharb/al-Charq. Al-Afghani est incontestablement un homme de l’Orient. Ce qui attire la critique d’al-Afghani n’est pas la question de l’Orient en soi, mais un certain discours européen associé au monde musulman dans son ensemble.

2) Un rationaliste agnostique ? – La fin du texte d’al-Afghani est très forte et exprime un certain pessimisme sur l’avenir de la libre pensée et de la philosophie face à la religion : « Toutes les fois que la religion aura le dessus, elle éliminera la philosophie ; et le contraire arrive quand c’est la philosophie qui règne en souveraine maîtresse. Tant que l’humanité existera, la lutte ne cessera pas entre le dogme et le libre examen, entre la religion et la philosophie, lutte acharnée et dans laquelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour la libre pensée, parce que la raison déplaît à la foule et que ses enseignements ne sont compris que par quelques intelligences d’élite et parce que, aussi, la science, si belle qu’elle soit, ne satisfait pas complètement l’humanité qui a soif d’idéal et qui aime à planer dans des régions obscures et lointaines que les philosophes et les savants ne peuvent ni apercevoir ni explorer. » (Texte 3)

Pour Nikki R. Keddie, il s’agit là d’une des preuves les plus frappantes qu’al-Afghani n’est pas le penseur orthodoxe qu’il a clamé être devant des auditoires musulmans, et la « Réponse à Ernest Renan » contient même la raison pour laquelle il a pu se faire passer pour tel : les masses sont animées par des sentiments religieux plus qu’elles ne sont sensibles à des arguments rationnels. Pour al-Afghani, la religion est un moyen d’encadrer les masses. On comprend également pourquoi l’original de cette lettre n’a jamais été retrouvé et pourquoi ce texte n’a pas été traduit en arabe ou turc. Il a été écrit uniquement pour un lectorat occidental et il aurait discrédité al-Afghani en terre d’islam. Ce texte représente la doctrine ésotérique d’al-Afghani, celle destinée à une élite.

3) Arabité et islam. – La question qui commence à se poser à la fin du 19e siècle est celle du nationalisme arabe : qu’est-ce qu’un Arabe ? La réponse d’Al-Afghani diffère de celle de Renan, tout en étant très simple puisqu’elle fonde la nationalité sur la langue : sont Arabes ceux qui parlent arabe, et ceci quelle que soit leur religion (Texte 3). Al-Afghani distingue ainsi très clairement la religion et la nationalité, l’islam et l’arabité : tous les Arabes ne sont pas musulmans et les Arabes musulmans ne l’ont pas toujours été. Mais la question de l’arabité ne préoccupe guère al-Afghani qui est au contraire très rétif à tout sentiment d’‘asabiya qui est un principe de division et une cause de l’affaiblissement de l’Empire musulman.

4) Le problème de la décadence. – L’autre point d’accord entre al-Afghani et Ernest Renan est la situation du monde musulman : « Toutefois, il est permis de se demander comment la civilisation arabe, après avoir jeté un si vif éclat sur le monde, s’est éteinte tout à coup ; comment ce flambeau ne s’est pas rallumé depuis et pourquoi le monde arabe reste toujours enseveli dans de profondes ténèbres. » (Texte 3)

« Ici la responsabilité de la religion musulmane apparaît tout entière. Il est clair que, partout où elle s’est établie, cette religion a cherché à étouffer les sciences et elle a été merveilleusement servie dans ses desseins par le despotisme. » (Texte 3)

Cependant, leur position diverge sur le rapport à l’avenir et al-Afghani s’oppose de façon très ferme à la vision essentialiste et anhistorique des Arabes de Renan.

« En songeant toutefois que la religion chrétienne a précédé de plusieurs siècles dans le monde la religion musulmane, je ne peux pas m’empêcher d’espérer que la société mahométane arrivera un jour à briser ses liens et à marcher résolument dans la voie de la civilisation à l’instar de la société occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré ses rigueurs et son intolérance, n’a point été un obstacle invincible. Non, je ne peux admettre que cette espérance soit enlevée à l’Islam. Je plaide ici auprès de M. Renan, non la cause de la religion musulmane, mais celle de plusieurs centaines de millions d’hommes qui seraient ainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l’ignorance. » (Texte 3)

Al-Afghani souscrit à une vision évolutionniste elle-même caractéristique du 19e siècle. Le chemin parcouru par les sociétés chrétiennes sera parcouru par les sociétés musulmanes. Celles-ci ne sont pas inférieures, mais simplement en retard, retard facilement explicable par le décalage entre la naissance du christianisme et la naissance de l’islam. Al-Afghani apparaît ainsi comme un des initiateurs de la Nahda, « l’Éveil », mouvement de renaissance du monde arabe qui s’est développé à la fin du 19e siècle.

5) L’émergence du panislamisme. – La notion de « panislamisme » apparaît en français sous la plume du journaliste français Gabriel Charmes, dans un article de La Revue des deux mondes paru le 15 octobre 1881 [5]. Le mot français aurait des antécédents en allemand et en anglais à la fin des années 1870 et serait l’adaptation, sur le modèle des notions de « panhellénisme » et « panslavisme » en vogue à ce moment-là, d’une expression turque : ittihād-i islāmiya, « l’unité de l’islam ». Le « panislamisme » serait ainsi une reformulation européenne d’un mouvement politique qui s’est développé à partir des années 1876-1878, marquées par l’accession au trône du sultan Abdülhamid II, une nouvelle guerre russo-turque, réglée au congrès de Berlin, et la seconde guerre anglo-afghane. L’occupation française de la Tunisie en 1881 et l’occupation britannique de l’Égypte en 1882 n’ont fait que renforcer ce mouvement de résistance à l’impérialisme européen. De ce point de vue, le premier article d’Al-Afghani peut surprendre dans la mesure où il entend alerter les puissances européennes, à commencer par la France, des avancées de l’Empire britannique dans le monde musulman, au détriment de ce dernier et au détriment, selon al-Afghani, de l’Europe elle-même. Il espère jouer des divisions entre l’Angleterre et la France. C’est également à Paris, durant quelques mois de l’année 1884, qu’al-Afghani et Muhammad Abduh éditent une revue en arabe al-‘urwa al-wuthqā, « le lien indissoluble », dont les exemplaires sont envoyés en Turquie, en Égypte, à Beyrouth, à Damas et dans diverses grandes villes du monde musulman, jusqu’en Inde [6].

En guise de conclusion

Renan et al-Afghani se sont-ils rencontrés ? Oui ; on les a présentés l’un à l’autre, ils ont dialogué par l’entremise de Khalil Ghanim, député syrien réfugié en France. Mais on peut penser qu’ils sont restés tous les deux dans leur sphère respective (Fig. 3).

Fig. 3. La rencontre d’individus appartenant à des sphères étrangères

Deux mondes en contact

On pourra trouver la figure simpliste, elle est pourtant le modèle d’une situation récurrente en histoire globale : la rencontre entre deux mondes ; et la posture de l’historien de la globalité se trouve précisément là, ni d’un côté, ni de l’autre, mais dans l’entre-deux, dans ce méta-espace d’un Monde en devenir.

Les textes de Renan et d’al-Afghani ont en outre l’intérêt de se présenter eux-mêmes comme des discours sur le monde et sur l’histoire, ce qui peut donner lieu à une historicisation des découpages spatiaux (métagéographie) et une géographicisation des découpages historiques (métahistoire) que je n’ai fait ici qu’esquisser. L’enjeu de leur confrontation est de se positionner respectivement dans l’espace, selon le schéma Occident/Orient, et dans le temps, selon un schéma passé/avenir. Il s’agit en quelque sorte de savoir qui écrit l’histoire globale dans la contemporanéité de celle-ci et s’il est possible de la coécrire. Ainsi, par rapport au discours de Renan, dont on pourrait en réalité moins dire qu’il justifie la colonisation [7] qu’il n’est en lui-même colonisateur, al-Afghani défend le droit des peuples à disposer de leur propre discours et le droit au progrès. Le lien entre découpage spatial et découpage temporel est donc très fort : aux yeux de Renan, le progrès est le propre de l’Occident tandis que l’Orient est figé dans ses archaïsmes ; pour al-Afghani, la question de l’opposition Occident/Orient n’est pas en soi problématique, ce qui l’est, c’est l’idée d’associer le progrès à un seul de ces espaces. Malgré les politesses, la dimension agonistique de cette série d’articles est très nette dans la célérité avec laquelle Renan a répondu à la réponse d’al-Afghani. Son texte est publié dès le lendemain. Renan est sur son terrain, dans l’arène parisienne, et il se doit d’avoir le dernier mot, de clore le débat et d’enfermer al-Afghani dans un schéma d’interprétation : al-Afghani est un Oriental éclairé, mais il est une exception, car il est iranien, donc un Indo-Européen, et non un Sémite. Al-Afghani sous-estime peut-être la méprise et dans l’illusion d’une égalité, il cherche à Paris des soutiens à sa lutte contre l’impérialisme britannique. La seule personne qui le soutint réellement fut un aristocrate anglais, Wilfrid S. Blunt, très bon connaisseur du monde musulman, en particulier de l’Arabie, et très hostile à la politique du Royaume-Uni [8].

Bibliographie indicative

CORBIN Henry [1986], Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».

GEORGEON François [2003], Abdülhamid II. Le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard.

GUTAS Dimitri [2005], Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de la traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IVe/Xe siècles), trad. de l’anglais, Aubier, Paris (éd. orig. 1998).

JAMBLET Christian [2011], Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».

KEDDIE Nikki R. [1968], An Islamic Response to Imperialism: Political and Religious Writings of Sayyid Jamāl ad-Dīn “al-Afghānī”, Berkeley, University of California Press.

KEDDIE Nikki R. [1972], Sayyid Jamāl ad-Dīn “al-Afghānī”: A Political Biography, Berkeley, University of California Press.

KOULOUGHLI Djamel [2007], « Ernest Renan : un antisémitisme savant », Histoire Épistémologie Langage, n° 29, pp. 91-112.

LAURENS Henry [1990], Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin.

LAURENS Henry [2000], L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin.

MARTINEZ-GROS Gabriel et VALENSI Lucette [2004], L’Islam en dissidence. Genèse d’un affrontement, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique ».

SAÏD Edward [1980], L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. de l’anglais, Paris, Seuil (éd. orig. 1978).

URVOY Dominique [2006], Une histoire de la pensée arabe et islamique, Paris, Seuil.

[1] À partir du 16e siècle, ce sont les langues qui définissent l’Orient et on pourrait dire que l’Orient commence là où cesse l’usage du latin et du grec. En 1795, est fondée l’École spéciale des langues orientales, dont le premier directeur, Louis-Mathieu Langlès (1763-1824), fut un des premiers à être qualifié d’« orientaliste » ‑ mot qui apparaît dans les années 1780.

[2] Philosophe auquel Ernest Renan a consacré sa thèse, publiée en 1852 : Averroès et l’averroïsme. Essai historique, Paris, Auguste Durand (en ligne).

[3] Je renvoie pour ça à la biographie écrite par Nikki R. Keddie dans l’Encyclopædia Iranica.

[4] Cf. Jacob M. Landau, 1986, « An Egyptian Petition to ‘Abdül Hamīd II on Behalf of Al-Afghānī », in M. Sharon (ed.), Studies in Islamic History and Civilization in Honour of Professor David Ayalon, Jérusalem/Leyde, Cana/E.J. Brill, pp. 209-219. Le texte de la pétition est lisible directement sur GoogleBooks.

[5] Cf. Gabriel Charmes, 1882, L’Avenir de la Turquie. Le panislamisme, Paris, Calmann-Lévy (en ligne).

[6] On trouvera plusieurs articles traduits par Marcel Colombe dans Orient, n° 22, 1962, pp. 125-158.

[7] On ne trouve dans l’œuvre de Renan qu’un seul passage vraiment explicite en faveur de la colonisation : « La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant. L’Angleterre pratique ce genre de colonisation dans l’Inde, au grand avantage de l’Inde, de l’humanité en général, et à son propre avantage » (Ernest Renan, 1872, La Réforme intellectuelle et morale, Paris, Michel Lévy frères, pp. 92-93).

[8] Wilfrid S. Blunt, 1882, The Future of Islam, Londres, Kegan Paul, Trench & Co.

La mondialisation dans les années 1920 : le regard d’un Européen sur un fait banal, irréversible et « réflexible »

Qu’est-ce qu’un document d’histoire globale ? La question est délicate et n’a guère été posée en France, où l’on s’est peu soucié jusqu’à présent d’éditer des manuels d’histoire globale, alors qu’il en existe en anglais depuis près de vingt ans (par exemple : Andrea & Overfield 1990). Le risque majeur est de prendre tout document et de tomber ainsi dans l’histoire universelle, dont on sait qu’elle est l’ornière de l’histoire globale. Il est donc évident qu’un choix raisonné s’impose, mais sur quels critères ? Car un autre risque surgit alors, celui d’une histoire œcuménique, qui serait une histoire représentative de l’humanité dans sa diversité, mais sans véritable problématique structurante, et qui ne serait ainsi qu’une variation sur le thème du « patrimoine mondial de l’humanité ».

L’expression même d’histoire globale est sans doute trop brève, trop vaste pour dire ce qu’elle est. À titre personnel, je préfère parler d’une histoire mondiale, réticulaire et polycentrique.

‑ « Mondiale » car le monde en est l’horizon ; c’est l’échelle à laquelle le fait historique est posé.

‑ « Réticulaire » car les réseaux sont les liens tissés entre les parties du monde ; ils sont le moyen de traverser les cloisons entre les aires géographiques, et académiques, de regarder par les fenêtres ouvertes de l’espace, pour reprendre une métaphore chère à Fernand Braudel.

‑ « Polycentrique » car il s’agit de dépasser le localisme, sans pour autant le nier ; c’est le point de vue, non pas unique, dans une distance planétaire, mais pluriel, démultiplié par des approches qui demeurent ancrées dans des lieux.

En outre, l’histoire globale se fonde sur un constat qui en constitue l’axe central : le globe sur lequel les hommes vivaient en des poussières de mondes est devenu le Monde, l’espace unique d’une humanité unifiée, ou en voie d’unification. La dimension téléologique est évidente et ne peut être complètement écartée ; l’histoire globale est d’abord une réponse aux questions de sociétés vivant dans un monde devenu un. Cependant, l’objectif n’est pas seulement de comprendre comment nous en sommes arrivés là, d’expliquer le passé pour le seul présent et de donner un roman mondial coécrit à une société cosmopolite. L’objectif de l’histoire globale est aussi de faire ressurgir le champ des possibles, ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. Le monde d’aujourd’hui ne doit pas cacher les autres mondes.

Ce premier billet n’apportera pas de réponse à la question posée à l’incipit ; il entend simplement ouvrir un champ d’exploration, à la fois épistémologique et didactique. En effet, l’idée même d’un document d’histoire globale peut apparaître paradoxale dans la mesure où un document (texte, carte, objet…) porte le plus souvent sur un espace-temps très circonscrit. Comment dès lors faire du mondial avec du local ? De la longue durée avec du temps court ? En piochant dans les tableaux de Vermeer, Timothy Brook a donné un bon exemple de ce qu’il est possible de faire. On ne prétendra pas l’imiter. Ce qui suit n’est qu’un premier essai ; d’autres devraient venir.

La journée d’un bourgeois de Paris

Au regard des difficultés précédemment énumérées, le premier document choisi ne présente pas de risques majeurs. Il s’agit d’un texte extrait d’un ouvrage de Francis Delaisi, Les Contradictions du monde moderne, paru à Paris en 1925. C’est une réflexion sur la « mondialisation ». Certes, le mot n’apparaît pas, même s’il a déjà été utilisé (Otlet, 1916), mais l’idée y est.

« Le matin, dès son réveil, M. Durand se lave à l’aide d’un savon (fabriqué avec l’arachide du Congo) et s’essuie avec une serviette de coton (de la Louisiane). Puis il s’habille : sa chemise, son faux-col sont en lin de Russie, son pantalon et son veston en laine venue du Cap ou de l’Australie ; il orne son cou d’une cravate de soie faite avec les cocons du Japon ; il met ses souliers dont le cuir fut tiré de la peau d’un bœuf argentin, tannée avec des produits chimiques allemands.

Dans la salle à manger – garnie d’un buffet hollandais fait avec du bois des forêts hongroises ‑, il trouve mis son couvert de ruoltz, fait avec le cuivre du Rio-Tinto, l’étain des Détroits et l’argent de l’Australie. Devant lui se trouve un pain bien frais, fait avec du blé qui, selon l’époque de l’année, vient de la Beauce, à moins que ce ne soit de la Roumanie ou du Canada. Il mange des œufs récemment arrivés du Maroc, une tranche de « pré salé » qu’un frigorifique a peut-être amené de l’Argentine, et des petits pois en conserve qui ont poussé au soleil de Californie ; pour dessert, il prend des confitures anglaises (faites avec des fruits français et du sucre de Cuba) et il boit une excellente tasse de café du Brésil.

Ainsi lesté, il court à son travail. Un tramway électrique (mû par les procédés Thompson-Houston) le dépose à son bureau. Là, après avoir consulté les cours des Bourses de Liverpool, Londres, Amsterdam ou Yokohama, il dicte son courrier, dactylographié sur une machine à écrire anglaise, et il signe avec un stylographe américain. Dans ses ateliers, des machines construites en Lorraine d’après les brevets allemands, et mues par du charbon anglais, fabriquent avec des matières de toutes provenances des « articles de Paris » pour des clients brésiliens. Il donne l’ordre de les expédier à Rio-de-Janeiro par le premier paquebot allemand qui fera escale à Cherbourg.

Puis il passe chez son banquier pour faire encaisser un chèque en florins d’un client hollandais, et acheter des livres sterling pour payer un fournisseur anglais. Le banquier profite de cette occasion pour lui faire remarquer que son compte est fortement créditeur, et que les valeurs de pétrole sont en hausse. Il lui conseille de faire un placement. M. Durand se laisse persuader ; toutefois, comme il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, il donne l’ordre d’acheter en même temps quatre actions de la Royal Dutch et dix d’une compagnie française affiliée à la Standard Oil.

Après quoi, tout heureux de sa journée, il propose à sa femme de passer la soirée au théâtre. Madame met donc sa plus belle robe (de chez Paquin Limited), sa jolie cape en renard bleu (de Sibérie), ses diamants (du Cap), puis ils s’en vont dîner dans un « restaurant italien ». Là ils se demandent s’ils iront voir les « ballets russes » ou entendre au music-hall Raqel Meller – à moins qu’ils ne préfèrent voir une pièce de Gabriel d’Annunzio, jouée par Ida Rubinstein dans un décor de Bakst.

Enfin, après avoir soupé dans un cabaret « caucasien » au son d’un jazz-band nègre, ils rentrent chez eux. Et, fatigué d’une journée si bien remplie, M. Durand s’endort sous son couvre-pied (en plumes de canards norvégiens) en rêvant que décidément la France est un grand pays qui se suffit à lui-même et peut faire la nique au reste de l’univers…

Faut-il insister davantage ? Qu’il s’agisse de sa nourriture, de son vêtement, de son travail ou de ses plaisirs, chacun de nous est tributaire de tous les pays sous le soleil. Il ne peut faire un geste sans déplacer un objet venu des régions les plus lointaines ; et réciproquement tout événement important à la surface du globe a son retentissement sur les conditions de sa vie. L’homme moderne est vraiment citoyen du monde.

Mais il ne s’en doute pas ; et c’est ici que commence le drame de conscience qui tourmente notre époque et la jette depuis six ans aux solutions contradictoires. »[1]

On peut juger le récit très « petit-bourgeois ». Il l’est. L’intention de l’auteur est bien là, dénoncer la contradiction dans la vie quotidienne d’un bourgeois de Paris entre l’étroitesse d’esprit du confort et l’ampleur des implications mondiales de ce même confort.

L’intérêt du texte est multiple. Dans un premier temps, on peut tout simplement essayer de mettre en carte le monde invoqué ici, en soulignant les différentes facettes de cette mondialisation qu’on ne peut réduire à la seule dimension économique.

1) Une géographie des matières premières : arachide (Congo), argent (Australie), blé (Beauce / Roumanie / Canada), bois (Hongrie), café (Brésil), charbon (Angleterre), coton (Louisiane), cuir (Argentine), cuivre (Brésil), diamants (Le Cap), fourrure de renard bleu (Sibérie), fruits (France), laine (Le Cap / Australie), lin (Russie), œufs (Maroc), petits pois (Californie), plumes de canard (Norvège), soie (Japon), sucre (Cuba), viande (Argentine).

Fig. 1. Une géographie des matières premières

Géographie des matières premières

2) Une géographie industrielle : « articles de Paris » (Lorraine), confitures (Angleterre), machine à écrire (Angleterre), meubles (Hollande), produits chimiques (Allemagne), stylo (États-Unis)

3) Une géographie de la recherche et du développement : brevets (Allemagne), procédés (États-Unis)

4) Une géographie financière : bourses (Amsterdam, Liverpool, Londres, Yokohama)

5) Une géographie culturelle : des musiques étatsuniennes (jazz-band nègre et music-hall), des restaurants italiens ou caucasiens, des ballets russes, des artistes d’origines diverses (russe : Ida Rubinstein, Léon Bakst ; italienne : Gabriel d’Annunzio ; espagnole : Raquel Meller).

Mais cet exercice cartographique appelle immédiatement une mise en perspective géohistorique, qu’on ne fera ici qu’esquisser, pour les matières premières en particulier :

‒ La soie du Japon est l’héritage d’un savoir-faire antique, copié sur la Chine aux alentours du VIIe siècle, mais industrialisé au XIXe siècle sur le modèle de la technologie européenne. Le Raw Silk Exchange de Yokohama est créé en 1894 sur le modèles d’autres bourses mondiales dédiées aux matières premières.

‒ Le sucre de Cuba est un exemple, parmi d’autres, de cette production née de l’importation de la canne en Amérique par les Européens, même si l’activité sucrière de Cuba est assez tardive puisque celle-ci ne se développe véritablement qu’au XIXe siècle.

‒ La laine d’Australie, le cuir d’Argentine sont les produits d’une agriculture menée par ces émigrés européens du XIXe siècle partis dans les terres tempérées de l’hémisphère Sud. Quant au « pré salé », comme le souligne Francis Delaisi, son transport n’est possible que grâce aux navires frigorifiques, dont le premier, le Frigorifique, rallia l’Argentine à la France en 1876.

L’arachide du Congo est un autre exemple de plantes ayant traversé l’Atlantique grâce aux Européens. Il s’agit d’une plante consommée autrefois par les populations amérindiennes (Caraïbes, Brésil), décrite pour la première fois au XVIe siècle par les Européens et exploitée industriellement pour son huile dans les nouvelles colonies créées à la fin du XIXe siècle.

Fig. 2. Les transferts de plantes et d’animaux : la dimension biologique de la mondialisation

Géohistoire des transferts

Dans un deuxième temps, il convient de revenir sur l’intention de l’auteur. Francis Delaisi (1873-1947), journaliste économiste, fut proche des socialistes (il participa à La Guerre sociale et à La Vie ouvrière), il fut secrétaire générale de l’Union pan-européenne entre 1927 et 1932. Compromis par son engagement sous Vichy, il a été depuis oublié. Peut-être à tort. Dans Les contradictions du monde moderne, l’auteur présente la mondialisation comme un fait irréversible. Pour lui, on ne peut plus penser la situation présente sans avoir une conscience de l’inscription du local dans le mondial. Tout est lié :

« Le globe est véritablement un être unique. Le Dr Jaworski a voulu donner un nom à cet animal nouvellement évolué, dont nous ne sommes que des cellules éphémères : il l’a appelé le Géon (γὴ = terre, ὀν = être). Ce terme exprime assez bien le stade présent de l’évolution économique. Il mérite d’être repris. »

On présente parfois Francis Delaisi comme un tenant du libéralisme. Son positionnement est sans doute plus ambigu. Delaisi plaide incontestablement en faveur des échanges économiques mondiaux, mais aussi et surtout pour un encadrement de ces mouvements. À ses yeux, les trois organismes fondamentaux mis en place à la fin de la première guerre mondiale sont la Société des nations, la Chambre de commerce internationale et le Bureau international du travail, tous les trois créés en 1919.

Enfin, dans un troisième temps, il est intéressant de mettre en parallèle l’analyse de Francis Delaisi avec celles de Karl Jaspers et de Paul Valéry au début des années 1930.

1) « C’est seulement au cours des derniers siècles que les conséquences de ces trois principes ont été développées, et le XIXe siècle a apporté leur complète réalisation extérieure. La terre est accessible en tous ses points ; l’espace est entièrement occupé. Pour la première fois, l’habitat du genre humain tout entier se trouve unifié aux dimensions de la planète elle-même. Tout est en relation avec tout. La domination technique de l’espace, du temps et de la matière s’accroît indéfiniment, non plus par des découvertes particulières dues au hasard, mais par un travail systématique dans lequel la découverte elle-même peut être méthodiquement provoquée.

Les diverses civilisations humaines se sont développées séparément pendant des milliers d’années ; mais depuis quatre cent cinquante ans, les Européens n’ont cessé de progresser dans la conquête du monde et, au siècle dernier, ils sont arrivés au terme de cette entreprise. Ce siècle, au cours duquel le mouvement de conquête s’est réalisé de façon accélérée, a produit un grand nombre de personnalités qui ne se fiaient qu’à elles-mêmes, il a été dominé par une volonté orgueilleuse de direction et de domination, par une audace calculée, il a connu l’expérience des limites extrêmes, et aussi celle de l’infériorité qui, en face d’un tel monde, n’a cessé de maintenir tous ses droits. Aujourd’hui, ce siècle tout entier n’est plus que du passé pour nous. Il ne nous apparaît cependant pas encore de façon positive mais seulement sous forme de difficultés qui s’accumulent à l’infini : le mouvement de la conquête extérieure a touché ses limites ; le mouvement d’expansion se réfléchit pour ainsi dire sur lui-même par un choc en retour. »[2]

2) « Or, toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l’infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d’entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.

Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonances dans une enceinte fermée. »[3]

Finalement, les trois auteurs cités insistent donc sur une caractéristique majeure : la mondialisation qui au XIXe siècle a été le fait de l’expansion de l’Europe, au temps des « Bourgeois conquérants » (pour reprendre le titre d’un grand livre de ce qui ne s’appelait pas encore l’histoire globale), est devenue au début du 20e siècle, réflexible. La mondialisation, accélérée par les Européens grâce à l’industrie, « se réfléchit » sur des pays non-européens qui s’industrialisent et se modernisent à leur tour. Désormais, les États européens ne sont plus les seuls acteurs d’un Monde devenu système, ils peuvent aussi en subir les conséquences. Pour Francis Delaisi, en 1925, il était temps que les Européens en prennent conscience et mettent un terme au « mythe national ».

Bibliographie

Andrea A.J. & Overfield J.H., 2012, The Human Record. Sources of Global History, Wadsworth, deux volumes (1ère éd. 1990).

Arrault J.-B., 2007, Penser à l’échelle du Monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du XIXe siècle/entre-deux-guerres), thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Brook T., 2010, Le chapeau de Vermeer – Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Paris, Payot (ed. anglaise 2008).

Capdepuy V., à paraître, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergéo.

Delaisi F., 1925, Les contradictions du monde moderne, Paris, Payot.

Grataloup C., 2007, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du Monde, Paris, Armand Colin.

Jaspers K., 1952, La situation spirituelle de notre époque, Paris/Louvain, Desclée de Brouwer/E. Nauwelaerts (trad. de l’éd. de 1932, 1ère éd. 1930).

Morazé C., 1957, Les bourgeois conquérants, XIXe siècle, Paris, Armand Colin.

Sloterdijk P., 2010, Globes. Sphères II, trad. de l’allemand, Paris, Méta-Éditions (éd. originale 1999).

Valéry P., 1931, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stock.


[1] Francis Delaisi, Les contradictions du monde moderne, Paris, 1925, pp. 186-188.

[2] Karl Jaspers, 1952, La situation spirituelle de notre époque, Paris/Louvain, Desclée de Brouwer/E. Nauwelaerts (trad. de l’éd. de 1932, 1ère éd. 1930), pp. 23-24.

[3] Paul Valéry, 1931, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stock, pp. 37-38.