Essor et interconnexion des systèmes-mondes afro-eurasiens

Le 4e siècle avant notre ère correspond à une phase d’essor généralisé du commerce dans l’Ancien Monde. Il est possible de considérer l’existence de trois systèmes-mondes, que j’ai fait figurer sur la carte 1 ci-après (cf. aussi Beaujard [2010], sous presse, Journal of World History) :

1. Un système oriental centré sur la Chine, que le royaume de Qin va unifier en 221 av. J.-C. En écho à l’unification chinoise, une « confédération » des peuples des steppes (que les Chinois appellent Xiongnu) se met en place en 204 av. J.-C., signe de l’importance des contacts (commerciaux et militaires) par les futures « routes de la Soie » et par une route des steppes, plus septentrionale. Une autre route permet le transport de marchandises du Sichuan et du Yunnan en Inde par la Haute-Birmanie.

2. Un système-monde centré sur l’Inde, où la dynastie Maurya construit un empire, à partir de 322 av. J.-C. Il favorise l’expansion du bouddhisme, dont le développement accompagne l’essor des échanges à l’intérieur de l’Inde et vers l’extérieur, en direction notamment de l’Asie du Sud-Est [Ray, 1994].

Un système d’échanges à travers la baie du Bengale est en place dès le milieu du 1er millénaire av. J.-C. sans doute, et des sociétés complexes apparaissent en Asie du Sud-Est, parallèlement à l’arrivée d’une métallurgie du fer, introduite soit de l’Asie orientale soit de l’Inde. Ces sociétés, toutefois, ne sont pas simplement le fruit d’influences venues de l’extérieur : elles représentent aussi le résultat d’évolutions internes, stimulées par les échanges et le développement d’une riziculture humide. Des Indiens sont sans doute présents en Asie du Sud-Est vers le 3e ou le 2e siècle av. J.-C. (voir les sites thaïlandais de Ban Don Ta Phet, et de Khao Sam Kaeo – Bellina et Glover, [2004] ; Bellina-Pryce et Silakanth, [2006]).

3. Un système-monde occidental qui englobe la Méditerranée, avec quatre cœurs, représentés par l’Empire séleucide, l’Empire ptolémaïque, Carthage et Rome. Les interactions avec le système-monde indien se font notamment par le golfe Persique, et par des routes de l’Asie centrale. L’essor d’un royaume gréco-bactrien, vers 250 av. J.-C., représente ici un fait notable.

La crise du système-monde occidental

Ce système-monde occidental connaît au 2e s. av. J.-C. une période de transition hégémonique où le centre de gravité de l’espace méditerranéen se déplace vers l’ouest : l’Italie, et plus précisément la ville de Rome, acquièrent alors une position prééminente, après l’élimination de la menace carthaginoise. Dans le même temps, on note un déclin des cœurs égyptien et mésopotamien. Ces transformations interviennent dans une phase de refroidissement global, qui initie des mouvements de population dans l’ensemble de l’Asie centrale, en Iran et dans le Nord-Ouest de l’Inde. L’Empire maurya disparaît vers 185 av. J.-C., ce que Frank et Gills [1993] ont relié, avec raison sans doute, à la restructuration du système-monde occidental. Cette disparition favorise l’expansion du royaume gréco-bactrien, puis d’un royaume indo-grec. Un Empire parthe se constitue peu après, en Perse et en Mésopotamie, dont l’émergence va couper les Grecs de l’océan Indien, du côté du golfe Persique tout au moins, et entraîner un certain glissement du commerce maritime vers la mer Rouge et l’Égypte, et par les caravanes d’Arabie. À partir du 2e siècle av. J.-C., Grecs et Romains commencent à utiliser les vents de mousson pour se rendre en Inde.

Si les changements climatiques sont l’un des facteurs de ce bouleversement global, l’essor d’un proto-État xiongnu dans les steppes orientales constitue une autre cause des mouvements de population observés en Asie centrale, par un effet de dominos. Cet essor xiongnu est lui-même le contrecoup des changements qui surviennent en Chine avec l’organisation de l’Empire chinois des Qin.

L’essor du système-monde centré sur la Chine

L’espace est-asiatique est en croissance au 2e siècle av. J.-C. ; il n’est donc pas uni aux systèmes indien et occidental. La formation d’un Empire Han, qui succède aux Qin, s’accompagne de multiples progrès techniques, et d’un essor du commerce sur les routes de la Soie. En outre, la conquête du Guangdong et du Nord-Vietnam en 111 av. J.-C. impulse un développement des échanges avec l’Asie du Sud-Est. Un vaste espace asiatique ayant la Chine pour cœur se met en place vers cette époque, articulé avec les systèmes-mondes indien et ouest-asiatique.

Les populations d’Asie du Sud-Est jouent un rôle actif dans la croissance des échanges.  Leurs navires bénéficient sans doute à cette époque d’innovations techniques diverses. Les données linguistiques montrent que les Malais se rendent en Inde et en Chine vers le 2e s. av. J.-C. [Mahdi, 1999].

Du côté occidental, ces derniers siècles ont vu une poussée grecque puis romaine vers l’océan Indien. Rome échoue à prendre la Mésopotamie, mais par l’Égypte, soumise en 30 av. J.-C., elle gagne un accès à la mer Rouge et à l’océan Indien. Ces évolutions annoncent le tournant de l’ère chrétienne (carte 2).

Une interconnexion des espaces

Dès cette époque, la demande en produits de luxe et en fer qui émane du monde grec et romain, l’existence de grands États en Inde (kushan au nord, shatavahana plus au sud) et l’essor de l’Empire chinois des Han, lui aussi demandeur de produits des mers du Sud, créent des conditions favorables à l’interconnexion des différents espaces de la Méditerranée à la mer de Chine, par des routes maritimes et par les routes de la Soie. La formation du système-monde se traduit par un mouvement grec et romain vers l’Inde, une « indianisation » de l’Asie du Sud-Est et l’apparition sur la côte est-africaine d’une culture pré-swahilie.

L’archéologie révèle l’importance du commerce indo-romain, en Inde, et dans la mer Rouge, que des Indiens devaient aussi fréquenter (cf. les fouilles du site de Bérénice, Wendrich et al., [2003]). Le commerce des aromates et des parfums joue un rôle crucial, de même que celui des textiles (cotonnades de l’Inde et soieries de Chine). Sont encore échangés d’autres produits manufacturés (verre, céramiques, navires), des matériaux bruts (bois…) et des denrées agricoles. Contrairement aux périodes précédentes, les échanges ne sont pas organisés par l’État, mais plutôt par des entreprises privées. Les Occidentaux paient largement ce commerce par l’exportation de pièces d’or et d’argent. Outre l’archéologie, nous disposons de textes, comme le Périple de la Mer Erythrée, récit anonyme d’un Grec d’Égypte daté ca. 40 apr. J.-C. (cf. Casson, [1989]), et pour les siècles qui suivent, la Géographie de Ptolémée, un Grec d’Alexandrie du 2e siècle (mais le manuscrit que nous connaissons daterait du 4e siècle), des textes tamouls anciens, et des textes chinois…

Si le Périple de la mer Erythrée s’intéresse d’abord à l’océan Occidental, les échanges, cependant, sont peut-être déjà plus importants dans l’océan Indien oriental, par des ports indiens comme Arikamedu (Pondichéry) et Sopatma (Supatana, vers Madras), où des navires venaient de la côte Ouest de l’Inde mais aussi du Gange et de Chrysé, terme qui semble désigner la péninsule malaise et Sumatra. Kanchipuram devait toutefois être le centre prééminent, puisque les chroniques chinoises relatent l’arrivée d’une ambassade de Huangzhi (=Kanchi) en 2 ap. J.-C. Il convient d’insister ici sur l’importance de la navigation indienne ancienne, sans doute encore sous-estimée. Le manuscrit sanskrit Yukti Kalpataru ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille.

Révolution commerciale et routes maritimes

La « révolution commerciale » de cette époque est liée aussi à l’extension de la technologie du fer, qui permet une amélioration des armes, et celle des outils agricoles, qui fournit les bases d’une urbanisation et d’un essor global. On note à cette période l’émergence d’États centralisés sur tout le pourtour de l’océan Indien. L’Asie du Sud-Est, avec l’État du Funan et la côte cham, affirme son rôle d’intermédiaire entre la mer de Chine et l’océan Indien, mais les Austronésiens des îles participent aussi activement au développement du commerce, ce que l’on perçoit par les textes chinois, qui décrivent des navires de très gros tonnages. Pour l’année 132 est mentionnée pour la première fois une ambassade de Yediao, terme qui correspond sans doute au sanskrit Yawadvîpa, désignant Sumatra ou Java. Des Austronésiens naviguent aussi jusqu’à la côte est-africaine, puis aux Comores et à Madagascar, qui est peuplée entre les 5e et 7e siècles.

Les trouvailles d’objets en rapport avec l’Inde témoignent d’échanges avec toute l’Asie du Sud-Est. Ils dessinent plusieurs faisceaux de routes maritimes qui seront aussi plus tard les routes empruntées par d’autres commerçants : une route suit les côtes du Vietnam vers la Chine. Une autre longe l’Ouest de Kalimantan, passe en mer de Sulawesi et se dirige vers les Moluques par le nord. Une troisième, plus importante en ce qui concerne les Indiens, va de Sumatra à Java, Bali, Sulawesi puis les Moluques. Les trouvailles de perles ou de poteries indiennes et de bronzes dongsoniens (du Nord-Vietnam ou influencés par le Nord-Vietnam) montrent l’extension des réseaux dans le Pacifique, jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Guinée. L’expansion des échanges s’accompagne de l’adoption par les élites locales d’éléments religieux indiens susceptibles d’asseoir leur autorité.

J’ai souligné l’importance du commerce dans l’océan Indien oriental. Depuis le début de l’ère chrétienne, en fait, l’Asie orientale représente la partie la plus active du système-monde, dont la Chine est le « cœur ». L’Empire Han s’ouvre vers l’extérieur, en s’appuyant sur la façade maritime du Guanxi et du Guangdong. Plus au sud, les armées Han occupent la plaine du fleuve Rouge. En Asie centrale, les Chinois reprennent le contrôle des oasis à partir de 73 ap. J.-C. Le bouddhisme arrive en Chine vers le 1er siècle avec des marchands d’origines diverses. Les Han mènent une politique commerciale et diplomatique active, incluant des dons importants de soieries, notamment aux nomades xiongnu. Des navires marchands de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est fréquentent les ports du Sud de la Chine et de l’embouchure du Yangze.

Ce système-monde afro-eurasien, qui résulte comme nous l’avons vu de la fusion de trois systèmes-mondes distincts autour du début de l’ère chrétienne, va être soumis au tournant des 2eet 3e siècles ap. J.-C. à un certain nombre de facteurs qui entraîneront son déclin puis son éclatement. Le récit et l’analyse de cet effondrement feront l’objet d’un troisième et dernier article.

Systèmes-mondes afro-eurasiens entre 350 avant J.C. et la fin du premier millénaire avant J.C.

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Système-monde euroasiatique africain du 1er au 3e siècle

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SOURCES

BEAUJARD, P., [2010], « From Three Possible Iron Age World-Systems to a Single Afro-Eurasian One », Journal of World History, 21(1), pp. 1-43.

BELLINA, B., et GLOVER, I. C., [2004], « The archaeology of early contacts with India and the Mediterranean world from the fourth century BC to the fourth century AD », in : Southeast Asia, From Prehistory to History, I. C Glover et P. Bellwood (eds.),  Abingdon, New York, Routledge Curzon Press, pp. 68-89.

BELLINA-PRYCE, B., et SILAKANTH, P., [2006], « Weaving cultural identites on trans-Asiatic networks : Upper Thai-Malay Peninsula – An early socio-political landscape », in : Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient, 93, pp. 257-293.

CASSON, L. (ed.), [1989], Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press.

FRANK, A. G. et GILLS, B. K. (eds.), [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge.

MAHDI, W., [1999], « Linguistic and philological data towards a chronology of Austronesian activity in India and Sri Lanka », in : Archaeology and Language IV. Language change and cultural transformation, R. Blench et M. Spriggs (eds.), London/New-York, Routledge, pp. 160-242.

RAY, H. P., [1994], The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish.

WENDRICH, W. Z., TOMBER, R. S., SIDEBOTHAM, S. E., HARRELL, J. A., CAPPERS, R. T. J., et BAGNALL, R. S., [2003], « Berenike Cross-roads: the Integration of Information », Journal of the Economic and Social History of the Orient, XLVI (1), pp. 46-87.

La théorie du système-monde appliquée à l’ensemble afro-eurasien (4e siècle av. J.-C. – 6e s. ap.)

Comme la Méditerranée, l’océan Indien s’est au fil des siècles constitué en un espace unifié et hiérarchisé par ses échanges. Fondés sur des données géographiques et historiques, ces échanges – maritimes et terrestres – ont été portés par des réseaux marchands, des réseaux politico-militaires et des réseaux d’information. L’ensemble de ces échanges a contribué à unifier un espace géographique qui déborde largement l’océan Indien puisqu’il va de la Chine à l’Europe et à l’Afrique, espace où les événements et les développements régionaux apparaissent interdépendants. La synchronisation que l’on observe entre les évolutions des différentes régions de l’Ancien Monde reliées par des échanges constitue un indice (non suffisant en lui-même) du caractère systémique de ces relations. Ce n’est pas seulement l’interconnexion ou la dimension des réseaux mais la régularité, l’intensité et la vitesse des échanges qui ont réalisé une progressive intégration des différentes régions, les constituant en système-monde.

Le concept de système-monde

Le concept de système-monde a été introduit par Wallerstein [1974] pour l’époque moderne. Parmi ses caractéristiques, Wallerstein souligne une accumulation incessante du capital, une division transrégionale du travail, des phénomènes croissants de dominance entre « cœur » et « périphérie », l’alternance – à l’intérieur du cœur – de périodes d’hégémonie exercée par une puissance avec des phases de rivalité entre plusieurs puissances, et l’existence de cycles. La division du travail implique l’instauration d’échanges inégaux où les centres du système, s’appuyant sur une mobilisation efficace de la force de travail, leur capacité à innover et leur puissance politico-militaire, produisent et vendent des produits manufacturés sur des marchés en établissant des situations plus ou moins monopolistiques. Les régions périphériques, au contraire, sont amenées à vendre pour l’essentiel des produits bruts et des esclaves sur des marchés concurrentiels. Intermédiaires entre centres et périphéries, des semi-périphéries mélangent des formes organisationnelles de ces deux extrémités de la hiérarchie du système.

Pour Frank et Gills [1993], ces caractéristiques sont en fait présentes depuis plusieurs milliers d’années dans un système-monde afro-eurasien occidental. Le rôle de l’accumulation du capital, du marché et de l’entreprise individuelle dans les sociétés anciennes a en outre – selon ces auteurs – été largement sous-estimé.

Les critiques

On peut cependant reprocher à Frank d’avoir cherché l’explication seulement au niveau de la totalité. L’évolution des différentes parties du système est en fait la résultante de l’articulation de dynamiques locales, régionales et globales. En outre, au-delà d’une domination économique, politique et idéologique, la relation cœur/périphérie peut s’accompagner de phénomènes de « co-évolution », et les périphéries ne sont jamais restées « passives »; certaines périphéries au moins montraient une réelle « capacité de négociation » avec les centres dominants, à laquelle Frank a prêté trop peu d’attention.

Je m’écarte par ailleurs de Wallerstein sur deux points au moins. Pour lui. « le soi-disant système monde [pré-moderne] » n’échangeait que des biens de luxe et non des produits de base, et par conséquent il ne pouvait connaître la « division axiale du travail » caractéristique du monde moderne. En réalité, des biens bruts font partie des échanges aux périodes anciennes. Les données archéologiques et les textes le montrent clairement pour le début de l’ère chrétienne. De plus, l’idée de Wallerstein selon laquelle les échanges de biens de luxe n’ont pas d’effets systémiques importants apparaît discutable. D’autres auteurs ont au contraire souligné les effets structurants de la circulation de biens de luxe du fait de l’accaparement de ces biens par les élites dominantes : tout changement dans leurs flux se répercute sur les hiérarchies politiques [Schneider, 1977]. Il est donc possible de considérer l’existence de systèmes-monde avant l’époque moderne, mais un système afro-eurasien ne se forme sans doute qu’au début de l’ère chrétienne.

La géographie du système-monde

Du 1er au 16e siècle, ce système-monde se structure autour de cinq « cœurs », parfois multicentrés :

(1) la Chine,

(2) l’Inde,

(3) l’Asie occidentale,

(4) l’Égypte,

(5) l’Europe méditerranéenne puis l’Europe du Nord-Ouest.

Géographie et réseaux d’échanges dessinent trois grandes aires au niveau des espaces maritimes : mer de Chine, océan Indien oriental et océan Indien occidental, ce dernier présentant une dichotomie entre golfe Persique et mer Rouge.

Dans la construction du système, il faut souligner le rôle crucial des villes, en particulier des métropoles, situées aux nœuds des réseaux, des métropoles qui dirigent la production et les échanges, selon une structure hiérarchisée. Les zones océaniques à l’intersection de deux sous-systèmes jouissent en outre d’une situation privilégiée, ainsi l’Asie du Sud-Est, l’Inde du Sud et Ceylan, en partie du fait du système des moussons. Le développement du commerce maritime repose pour une part sur les relations instituées entre côte et arrière-pays.

Les pulsations du système-monde

Depuis ses origines, le système-monde afro-eurasien s’est développé et restructuré tout au long d’une série de cycles économiques de plusieurs siècles, qui coïncident avec des évolutions politiques et religieuses, et souvent avec des cycles climatiques [Beaujard, 2009]. Jusqu’au 17e siècle, on peut distinguer quatre cycles sur une courbe à pente de plus en plus accentuée. Ils marquent une intégration progressive des différentes parties du système, avec une croissance générale de la démographie, de la production, du volume des échanges, et un développement urbain. Ces phénomènes sont accompagnés par des progrès techniques, et un investissement croissant en capital.

Chaque phase ascendante est accompagnée par des progrès de l’agriculture, des innovations techniques et une expansion des échanges. Les innovations idéologiques et institutionnelles jouent également un rôle crucial. Les phases de croissance voient la cristallisation de larges entités politiques – en Chine notamment, Chine qui a joué un rôle moteur dans le système, depuis sa formation –, qui dans un premier temps contribuent généralement à la croissance par leurs investissements ; puis on observe la désagrégation de ces entités politiques en période de repli global.

Les mécanismes des cycles

D’où viennent ces phases de repli ? Sans doute le cycle est-il inhérent à la structure même du système (fig. ci-dessous). Les causes en apparaissent multiples : contradictions internes aux états et aux sociétés, politique défavorable à la production et au commerce, luttes politiques… Plus généralement, l’accroissement de la complexité – économique et sociopolitique – s’accompagne d’un accroissement des coûts, et toute société ou tout ensemble de sociétés finissent par atteindre un seuil au-delà duquel les rendements marginaux de l’investissement diminuent [Tainter, 1988] ; la complexité devient alors moins attirante, et un processus de désintégration tend à s’engager ; une baisse du rendement des investissements et une perte de compétitivité susciteraient finalement un mouvement de décentralisation et de désagrégation. Les phénomènes de décentralisation du capital dans les systèmes mondiaux anciens et moderne joueraient un rôle important dans les déplacements des centres d’accumulation [Ekholm et Friedman, 1993] (on a  cependant peu de preuves de ce phénomène avant la période moderne, même si Friedman [2000] le met en évidence pour la Grèce au 4e siècle avant l’ère commune).  La diminution des ressources disponibles (bois, métaux…) est également responsable d’une augmentation des coûts et d’une baisse de l’investissement. Les États des cœurs ont en outre vainement empêché la diffusion de techniques qui fondaient pour une part leur position prééminente. Autre facteur de renversement du cycle, la croissance démographique qui accompagne les périodes de progrès économique finit par engendrer des problèmes environnementaux et des tensions sociales. La mise en contact de régions éloignées favorise en outre le déclenchement d’épidémies [McNeill, 1998]. De plus, les bouleversements écologiques et les cycles eux-mêmes sont corrélés à des changements climatiques pour une part initiés par des cycles solaires.

Dans les phases de récession, le système-monde ne disparaît pas mais passe par une restructuration des réseaux, ainsi que des États et des sociétés interconnectés. Au total, un jeu de forces combinées provoque ainsi une pulsation du système, le mouvement d’ensemble suivant une ligne ascendante.

Je vais tenter dans un prochain article de suivre le processus d’unification de l’océan Indien à la lumière de ces mécanismes, dans la phase de formation du système-monde et lors de son premier cycle, qui s’achève au 7e siècle.

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BEAUJARD, P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in  Histoire globale, mondialisations et capitalisme, P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (dirs.), Paris, Éditions La Découverte, pp. 82-148.

EKHOLM, K. et FRIEDMAN, J. [1993], « ‘Capital’ imperialism and exploitation in ancient World Systems », in The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, A.G. Frank et B.K. Gills (eds.), London, New York, Routledge, pp. 59-80 (et avant dans Review, 4(1), 1982, pp. 87-109).

FRIEDMAN, J. |2000], « Concretizing the continuity argument in global systems          analysis », in World System History. The social science of long-terme change, R.A. Denemark, J. Friedman, B.K. Gills et G. Modelski (eds.), London, New York, Routledge, pp. 133-152.

FRANK, A.G. et GILLS, B.K. (eds.) [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge, 320 p.

McNEILL, W.H. [1998], Plagues and Peoples, New York, Anchor Books Editions, 365 p. (1re éd. 1976).

SCHNEIDER, J. [1977], « Was there a pre-capitalist world-system? », Peasant Studies, 6(1), pp. 20-29.

TAINTER, J.A. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 250 p.

WALLERSTEIN, I [1974b, 1980, 1988], The Modern World-System, vol. 1 : Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century ; vol. 2 : Mercantilism and the Consolidation of the European World-Economy, 1600-1750 ; et vol. 3 : The Second Era of Great Expansion of the Capitalist World-Economy 1730-1840s, San Diego, New York, Boston, London, Sydney, Tokyo, Toronto, Academic Press.

Comment naissent les empires (suite)

Peter Turchin défend l’idée que la naissance des empires relève historiquement d’une opposition militaire récurrente entre populations nomades et sédentaires : c’est en tout cas ce que révèlerait l’analyse statistique qu’il a menée dans ses différents ouvrages (voir le papier de Jean-François Dortier, sur ce blog, la semaine dernière). Évidemment empruntée à Ibn Khaldoun [1997, chapitre 4], cette thèse souffre cependant de plusieurs défauts graves. Les données historiques, archéologiques et climatologiques infirment en effet, bien souvent, les positions de l’auteur.

C’est en particulier le cas de la Chine. Un spécialiste incontournable des Empires chinois, des sociétés « nomades » et de leurs rapports est Nicola di Cosmo [1999, 2002]. Une des thèses les plus intéressantes de Di Cosmo est celle d’une militarisation des sociétés des steppes, spécifiquement dans les moments de crise. Ces moments de crise sont toutefois très divers. Ils surviennent en période de croissance des Empires chinois, lorsque ceux-ci pénètrent les sociétés des steppes. C’est clairement ce qui survient pour la création de la confédération xiongnu (204-43 avant l’ère commune) : celle-ci se construit en réaction aux agressions menées par les États chinois des Royaumes Combattants puis par les Empires Qin et Han. Autre moment de crise : lors du repli du système-monde, lorsque se produit une phase de désagrégation politique en Chine, le repli des échanges incite les peuples des steppes à essayer de prendre par la force ce qu’ils ne peuvent plus acquérir par le commerce. Nous avons toute une série d’exemples d’empires en Asie centrale dans ces périodes « intermédiaires » : « Le premier Empire turc, celui des Oghuz (552-582), émerge à une période où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin, alors en repli, cherche à contourner par le nord l’obstacle perse. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique » [Beaujard, 2010, à paraître]. On a un exemple similaire, ensuite, avec l’Empire ouïgour (745-840 de l’ère commune).

Qu’en est-il de l’influence inverse, des sociétés de la steppe vers la construction des empires chinois ? La déclaration de principe de Turchin selon laquelle « sous la pression de la steppe, les agriculteurs chinois bâtirent un empire après l’autre » [2009, p. 200] ne tient pas à l’épreuve des faits historiques. Ni l’Empire des Qin, ni les Empires successifs des Han, des Tang et des Song ne se sont construits « sous la pression de la steppe ». Il écrit par ailleurs que « c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares, que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures ». Di Cosmo montre justement que c’est souvent l’inverse qui se produit. Les États (royaumes, puis empires), en Chine, se construisent par un contrôle des ressources agricoles et non agricoles (métaux, chevaux…), des hommes et du commerce à longue distance. Et c’est donc d’abord parce que les États chinois en compétition ont besoin de chevaux pour leurs armées qu’ils sont amenés à un contrôle croissant des steppes et de leurs populations. Il est donc plus convaincant de considérer le potentiel agricole de la Chine, pour expliquer la formation des empires, que d’en prêter l’origine à l’influence des nomades. Ce potentiel agricole est la source d’une croissance démographique qui, avec l’essor d’un commerce à longue distance et un effort de contrôle des ressources, sous-tend la constitution d’États dès la fin du 3e millénaire (royaume de Taosi, 2600-2000) et au début du 2e millénaire avant l’ère commune.

Il en est de même pour la formation des premiers États en Mésopotamie, et du premier empire dans cette région, celui de Sargon, ca. 2340 avant l’ère commune (ou ca. 2200 si on adopte la chronologie ultra-basse aujourd’hui favorisée par nombre d’auteurs). La définition lâche que donne Turchin d’un empire lui permet de parler d’empire en Mésopotamie en 3000 avant l’ère commune, une position historiquement peu défendable. Par ailleurs, l’archéologie a montré qu’il n’y a pas simplement opposition entre les sédentaires de la Chine et les nomades de l’Asie intérieure. Les espaces de cette Asie intérieure contiennent aussi des populations sédentaires qui sont incluses dans les « empires nomades » : les recherches archéologiques récentes révèlent que l’espace xiongnu ne comprend pas que des nomades, et que l’entité politique mise en place est plus fortement structurée qu’on ne le pensait. L’espace xiongnu montre l’articulation de nomades et d’agriculteurs, en contact avec des centres de commerce et d’artisanat [di Cosmo, 2002, p. 169 et suiv.]. Honeychurch et Amartuvshin [2006, pp. 262-268] soulignent que l’expérience des contacts à longue distance accumulée par les populations pastorales mobiles des steppes, impliquant des échanges avec des populations diverses, a constitué un atout important pour la construction d’un État.

Si Turchin, par ailleurs, souligne à juste titre que l’origine des crises se situe souvent dans une croissance excessive de la population par rapport aux ressources disponibles (thèse bien connue de Malthus), il est difficile de le suivre lorsqu’il affirme sans preuves (aucun travail scientifique n’est ici cité) qu’« il n’y a pas de corrélation entre les périodes de refroidissement et les périodes de trouble. Le plus souvent, les périodes de refroidissement ne coïncident pas avec des périodes de crise » [2009, pp. 207-208]. Aucune précision n’est ici apportée, le lecteur doit se contenter de ce « le plus souvent ». Les données historiques concernant le climat indiquent en fait précisément le contraire de ce qu’affirme Turchin. Dans le domaine économique, par ailleurs, Turchin en reste à des généralités ; on peut ainsi regretter que Tainter [1988] n’ait pas été discuté, mais simplement éliminé en deux lignes.

En résumé, si certains développements de l’ouvrage apparaissent intéressants – ainsi l’importance accordée aux frontières écologiques, aux cycles séculaires et « au rôle crucial de la cohésion sociale pour expliquer l’essor et l’effondrement des empires », l’ensemble se révèle finalement décevant. Étant par ailleurs trop liée à une étude de corrélations largement formelle et peu enracinée dans la littérature historique, l’explication n’emporte jamais un assentiment sans réserve.

BEAUJARD, P. [2010], Les Mondes de l’océan Indien, tome 1, à paraître.

COSMO, N. di [1999], «State formation and periodization in Inner Asian history », Journal of World History, 10(1), pp. 1-40.

COSMO, N. di [2002], Ancient China and its Enemies: The Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambrige University Press.

HONEYCHURCH, W., et AMARTUVSHIN, C. [2006], « States on horseback: the rise of Inner Asian confederations and empires », in Archaeology of Asia, M.T. Stark [ed.], Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing.

IBN KHALDOUN [1997], Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqadimma, Paris, Sindbad.

TAINTER, J. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press.

TURCHIN, P. [2009], “A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2.

Les Chinois ont-ils découvert l’Amérique en 1421 ?

La question de la « découverte » du continent américain par Christophe Colomb, en 1492, est a priori totalement tranchée et, sur ce point, l’histoire globale semble ne rien pouvoir apporter de neuf. On sait cependant que les Vikings avaient déjà atteint Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle et leurs traces ne sont plus aujourd’hui contestées. En revanche, il semble difficile de suivre Gavin Menzies [2002] lorsqu’il affirme que les navigateurs chinois des flottes de Zheng He auraient abordé l’Amérique dès 1421, puis établi des colonies sur l’essentiel du continent. Son livre ayant connu un vrai succès de librairie, nous en proposons ici une critique détaillée car il constitue sans doute l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’histoire globale.

Selon Menzies [2002], après avoir découvert l’Amérique du Nord, une flotte conduite par un lieutenant de Zheng He aurait fait le tour du Groenland et serait revenue en Chine par la côte Nord de la Russie. Une autre flotte aurait fait le tour de l’Amérique du Sud, de la Guyane jusqu’au Pérou et l’Équateur avant de traverser le Pacifique d’est en ouest (et deux fois dans le même voyage encore !). Une troisième aurait exploré les rives du continent antarctique. Et on l’aurait « oublié » du fait du soudain bannissement, par le pouvoir Ming, en 1433, de toute activité maritime lointaine. Au-delà du spectaculaire, le raisonnement de Menzies, invariable, consiste à relever des contours « anormalement » précis des territoires africains et américains sur des cartes anciennes, antérieures aux relevés des Européens, à en déduire que ces « anachronismes » montrent que des navigateurs les avaient précédés et à conclure que ce ne pouvaient être que les Chinois des expéditions de Zheng He. Utilisant la connaissance des vents et des courants marins, il en déduit ensuite des itinéraires plausibles susceptibles d’avoir permis une telle cartographie, et tente alors de trouver des indices d’une présence chinoise sur ces parcours. Sur ces bases, il reconstruit une chronologie des voyages des quatre lieutenants de Zheng He.

La méthode est évidemment discutable : l’authenticité des cartes fait parfois débat, les précisions des contours sont souvent relatives ou imaginaires [par exemple pp. 128-129, 291 et 298, édition 2008), les vents et courants sont éventuellement « tordus » ou considérablement simplifiés par l’auteur [Seaver, 2006 ; Van Sertima, 1976, pp. 132-133]… Quant aux indices de présence chinoise, leur accumulation finit par sérieusement lasser, d’abord du fait de l’absence de traitement sérieux des explications autres que celle d’une responsabilité d’expéditions de Zheng He dans leur occurrence, d’autre part parce que jamais l’auteur n’est, en les examinant, amené à infirmer ou corriger ses intuitions initiales, ce qui est scientifiquement très improbable ! La possibilité que des épaves de ces bateaux chinois soient présentes sur le parcours imaginé est évidemment proposée à l’appui de la thèse mais toutes les recherches visant à repérer de grandes jonques chinoises échouées, hors de la mer de Chine et de l’océan Indien, restent désespérément « en cours »… Quant à la découverte d’ancres médiévales chinoises sur la côte californienne, elle a été infirmée depuis longtemps [Frost, 1982]. Enfin l’auteur semble ne pas avoir lu les ouvrages chinois de l’époque qui relatent les expéditions de Zheng He [Levathes in Danford, 2003] comme les témoignages occidentaux.

Il y a plus grave. Il impute ainsi à un certain Nicolo de Conti, voyageur vénitien de l’époque, des aventures cruciales pour sa thèse : ce dernier aurait rencontré les jonques chinoises à Calicut, voyagé sur une d’entre elles vers l’Amérique et serait ainsi la source des améliorations cartographiques « anachroniques ». Cependant de Conti ne mentionne jamais les jonques chinoises dans son récit et la citation qu’en fait Menzies [p. 116] mélange allègrement la description de bateaux arabes naviguant en mer Rouge [de Conti, 2004, p. 139] et celle de bateaux malais [ibid., p. 114]… Il est un peu plus convaincant quand il étudie la possibilité qu’en août 1421, les navires chinois en question aient franchi le cap des Tempêtes vers l’ouest (ce qui reste cependant assez peu probable, vues la taille et la rigidité de ces navires) puis, poussés par les courants et les vents, aient au moins remonté la côte ouest-africaine, peut-être (en tordant quelque peu les courants locaux) jusqu’aux îles du Cap-Vert. Mais le seul indice d’une éventuelle présence chinoise sur ces îles (une pierre aux écritures en partie effacées) est traité trop rapidement alors qu’il soulève de nombreuses questions. Wills [2004] est ainsi fondé à conclure que l’auteur est prisonnier de son « enthousiasme » et perd toute crédibilité « à ne reconnaître qu’avec réticence des faiblesses qui méritaient d’être traitées avant qu’il ne continue son parcours ». Au total, si la question d’un passage de navigateurs chinois dans l’Atlantique (voire d’un point de contact avec le continent américain) reste légitime et intéressante, le reste relève actuellement, faute de preuves sérieusement traitées dans la durée, donc acceptables pour les historiens, de la pure fiction.

CONTI, de N. [2004], Le Voyage aux Indes, Paris, Chandeigne.

DANFORD, N. [2003], “The Chinese discovered America! Or did they?” website : dir.salon.com.

FROST, F. [1982], “The Palos Verdes Chinese Anchor Mystery”, Archeology, January-February, p.23-27.

LEVATHES, L. [1997], When China Ruled The Seas: The Treasure Fleet of the Dragon Throne, 1405-1433, Oxford, Oxford University Press.

MENZIES, G. [2002], 1421: The Year China Discovered America, New York, Harper perennial.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article reprend les pages 31-32 légèrement modifiées.

SEAVER, K. [2006], “Walrus Pitch and Other Novelties, Gavin Menzies and the Far North”, website: 1421exposed.com.

VAN SERTIMA, I. [2003], They Came Before Columbus: The African Presence in Ancient America, Random House Trade.

WILLS, J. [2004], “Book Review: Menzies, 1421”, Journal of World History, vol. 15, n° 2, pp. 229-230.

Le passage du sud-est, un noeud de l’histoire commerciale globale

En 1511, le port de Malacca tombait entre les mains des conquérants portugais, ouvrant potentiellement à ce pays européen, jusqu’ici bien modeste, tout l’espace commercial malais, siamois, japonais et chinois. Tomé Pires, chroniqueur de la conquête, écrivait alors : « cette partie du monde est plus riche et bien plus prisée encore que le monde des Indes, car c’est l’or qui se trouve y être le plus insignifiant des biens, le moins prisé, traité à Malacca comme une marchandise quelconque. Qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise » [Chaudhuri, 1985, p.113]. En deux phrases l’essentiel était dit sur la richesse de l’Asie qui justifie les expéditions portugaises, plus tard néerlandaises et anglaises, comme sur la connexion fondamentale entre des économies totalement différentes et situées aux antipodes l’une de l’autre : en contrôlant le détroit de Malacca, le Portugal espérait bien priver Venise de son approvisionnement en épices. Par sa remarque, Pires devenait en quelque sorte le premier observateur et analyste de l’interconnexion générale des économies et des sociétés, interconnexion qui constitue aujourd’hui l’un des objets privilégiés de l’histoire globale.

Ce papier se propose de souligner l’importance, dans l’histoire commerciale mais aussi politique, de ce détroit de Malacca et de son principal substitut. Ce « passage du sud-est » ne date certes pas du 16e siècle et s’est constitué sur une longue durée qui remonte au premier millénaire avant notre ère et s’est déterminée hors de toute influence occidentale. Si son caractère incontournable est géographiquement évident, c’est en effet le seul chenal menant rapidement vers la mer de Chine, les conditions de sa formation restent à expliciter. Ses conséquences dépassent par ailleurs et de loin l’impact économique local : soutien à la constitution de formations étatiques pérennes, affaiblissement de puissances situées aux antipodes, renforcement de pouvoirs régionaux à vocation hégémonique. Bref, il s’agit d’analyser l’influence que ce passage a pu exercer dans l’histoire globale.

Chronologiquement, le détroit de Malacca n’est peut-être pas le premier point de transit entre l’océan Indien et la mer de Chine. Aux tout premiers siècles de notre ère, les commerçants venus de l’Inde et soucieux d’échanger leurs produits (encens, myrrhe, résines notamment) contre de la soie chinoise, longeaient la côte bengalie puis birmane avant de s’arrêter sur l’isthme de Kra, au nord de la péninsule malaise. À cet endroit, la distance à faire par voie terrestre, afin de gagner le golfe de Siam, était bien plus courte (50 km environ) que celle imposée par le trajet maritime jusqu’à Sumatra et la remontée vers le nord (plus de 2000 km, sans compter les vicissitudes liées aux moussons). Une fois arrivés sur la côte orientale de l’isthme, les produits à vendre étaient acheminés en bateau jusqu’au port d’Oc Eo situé sur ce qui est aujourd’hui le sud-est du Vietnam mais constituait alors (avec l’isthme de Kra) le territoire du Funan. Le port d’Oc Eo était relié par un canal à Angkor Borei, 90 km plus au nord, non loin de la capitale de l’État et elle-même reliée à la mer de Chine au sud-est par le delta du Mékong. Cet ensemble formait donc une escale incontournable dans le commerce maritime entre l’Inde et la Chine. Ayant la capacité de fournir du riz en quantité aux marins de passage, le Funan leur permettait ainsi de rester éventuellement plusieurs mois sur place, en attendant une mousson favorable. Cet atout permettait donc sans doute aux commerçants chinois, comme à leurs homologues malais et javanais, de circuler plus aisément dans la région. Il semble que la richesse du Funan ait été essentiellement déterminée par cette double capacité, portuaire et alimentaire.

Parallèlement, certains ports du détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, étaient déjà engagés dans un commerce actif avec l’Inde, les marchands indiens cherchant à leur tour à approvisionner en épices l’Asie occidentale et l’empire Romain. Les commerçants de la Sonde fréquentaient aussi le Funan, dans le but notamment de substituer, à destination de la Chine, leurs résines de pin à l’encens des commerçants indiens, mais aussi le benjoin de leurs îles à la myrrhe. Rapidement ils allaient introduire au Funan leurs propres produits originaux, camphre, bois de santal et épices, lesquels étaient ensuite revendus à des Chinois ou des Indiens. Mais au 4e siècle, ayant désormais assuré leur débouché chinois, les commerçants du détroit de la Sonde ou de Bornéo commencèrent à court-circuiter le Funan et à porter leurs marchandises jusqu’en Chine, utilisant éventuellement quelque port de la côte vietnamienne comme escale. A partir de 439, les Chinois repliés sur le sud du Yangzi en raison des invasions en Chine du Nord ne pouvaient plus acheter par la voie terrestre leurs produits importés habituels et développèrent en conséquence le commerce maritime. Avec l’essor de ce dernier, au détriment de la route de la Soie, les ports du détroit de la Sonde devinrent les grands bénéficiaires des achats chinois et développèrent leurs ventes de corne de rhinocéros, de carapaces de tortue, mais aussi de poivre, de clous de girofle, de noix de muscade et de macis.

Ces évolutions devaient amener une diminution forte de l’activité portuaire du Funan et la désaffection progressive de l’isthme de Kra comme point de passage. Au milieu du 6e1 siècle, le royaume de Chen-La prend le pas sur le Funan et entame une dynamique économique davantage tournée vers l’intérieur et la culture du riz. Les conquêtes de Bhavavarman, puis de Mahendravarman et surtout Jayavarman du 1er au 7e siècle, à la fois tendent à unifier le territoire cambodgien et tournent la construction étatique vers l’intérieur des terres. L’unification du royaume Khmer prendra deux siècles mais débouchera sur la grande civilisation d’Angkor qui est, pour partie, le résultat de cette rupture d’une route commerciale autrefois fructueuse. De fait, les souverains khmers y développeront une économie urbaine fondée sur une remarquable productivité agricole et ne disparaîtront, en 1431, qu’avec l’essor d’une puissance commerciale et maritime voisine, celle d’Ayutthaya.

On constate ici le poids récurrent des routes commerciales de longue distance dans l’émergence ou la disparition des formations étatiques de la région. On en trouvera un autre exemple avec l’émergence de l’État de Srivijaya, à l’est de Sumatra, vers 670. Sa capitale est sans doute Palembang, légèrement à l’intérieur des terres mais située sur la rivière Musi, donc communiquant facilement avec la côte. Les dirigeants de Srivijaya acquièrent alors une hégémonie régionale sous l’influence des marchands locaux habitués à commercer avec la Chine et l’Inde. Srivijaya prend le contrôle militaire du détroit de Malacca, situé plus au nord et qui a définitivement supplanté l’isthme de Kra dans le rôle de « passage du sud-est ». Mais cet État sait aussi assurer un approvisionnement régulier de Palembang en produits de l’intérieur tout en attirant les marchandises de tous les ports voisins (comme de leur « hinterland »). Il bénéficie, comme précédemment le Funan, d’un environnement propice à la culture du riz pluvial, ce qui favorise le séjour des marchands étrangers. Enfin, l’État sut sans doute négocier avec les pirates de la région en achetant leur passivité et sut faire les alliances nécessaires avec la dynastie des Sailendras qui dirigeait un puissant royaume situé au centre de Java et qui approvisionnait aussi Palembang en riz.

L’État de Srivijaya allait rester hégémonique jusqu’en 1025. Cette année-là, il semble que le pouvoir politique ait voulu imposer une intermédiation plus forte de ses marchands dans le transport des produits venant de l’Inde, en clair interdire aux commerçants indiens le transport de leurs propres produits au-delà du détroit de Malacca. Soucieux de protéger les intérêts de ses ressortissants, le pouvoir chola, du Sud-Est de l’Inde, décida d’intervenir militairement et ramena effectivement les souverains de Srivijaya à une attitude plus « libérale ». Mais la défaite militaire avait été cinglante et l’influence de Srivijaya fut sérieusement atteinte. À partir du 11e siècle, l’essor maritime chinois de la dynastie Song – notamment après 1127 – devait atténuer le poids des commerçants malais autour du détroit de Malacca et surtout encourager l’émancipation d’autres ports. À partir des 13e et 14e siècles, les pouvoirs rivaux d’Ayuthayya en Thaïlande et de Mojopahit à Java tentent de récupérer une influence sur les ports de la région des détroits. Mojopahit prend définitivement le pas sur Srivijaya en développant un commerce axé à la fois sur la Chine et sur l’Inde orientale. Mais la situation évolue rapidement, au début du 15e siècle, sous l’influence de la dynastie Ming qui intervient régulièrement dans la zone et parraine le développement du sultanat de Malacca. Son fondateur, Paramesvara, s’appuie résolument sur la protection chinoise pour éloigner la menace thaïlandaise, celle de Mojopahit n’étant plus aussi crédible. À partir de 1411, il adopte résolument le style de domination sur le détroit qu’avait inauguré Srivijaya, plus de sept siècles auparavant…

Quand ils reprennent à leur tour le flambeau, exactement un siècle plus tard, les Portugais espèrent s’appuyer sur le monopole de transit que leur confère le détroit pour s’enrichir rapidement. Mais ce projet échouera pour l’essentiel. Trop brutaux dans leur insertion locale, trop parasitaires du commerce régional dans leur activité économique, ils ne deviendront pas, à l’instar des Tamils, des Malais ou des Gujarati, une de ces diasporas commerciales florissantes de l’océan Indien. Ils ne constitueront pas non plus une puissance capable d’exploiter systématiquement les ressources de monopole procurées par le contrôle du détroit. À partir du milieu du 16e siècle, les épices et le poivre reprendront la route de Venise, un temps écartée du jeu. Et à la fin du siècle, les Pays-Bas s’immisceront durablement dans le jeu. Cette fois, le passage du sud-est n’avait pas véritablement stimulé une construction étatique et économique pérenne…

CHAUDHURI, K.N. [1985], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

HALL, L.R. [1992], “Economic History of Early Southeast Asia”, in Tarling, op. cit., p.183-272.

LOMBARD, D. [2004], Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, EHESS.

TARLING, N. [1992], The Cambridge History of Southeast Asia, vol. 1, part 1, Cambridge, Cambridge University Press.

TAYLOR, K.W. [1992], “The Early Kingdoms”, in Tarling, op. cit., pp. 137-181.

THAPAR, R. [1984], A History of India, vol. 1, Harmondsworth, Penguin Books.