Une grande divergence

Comment expliquer que l’Europe ait pris, au 19e siècle, un ascendant sur les autres parties du monde, au point de jouir pendant plus d’un siècle d’une suprématie indiscutable dans l’arène économique mondiale ? Parmi les nombreux travaux qui se sont attachés, au cours des dernières décennies, à revisiter cette vieille question, l’ouvrage de l’historien américain Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, publié en anglais il y a dix ans à peine et récemment traduit en français (Albin Michel, 2010), fait figure de référence. Une référence incontournable, que tout spécialiste se doit de citer, même si c’est souvent pour la balayer d’un revers de main. Il faut dire que la thèse de Pomeranz prête le flanc à la simplification, elle qui se laisse résumer en une formule presque lapidaire. Jusqu’au début du 19e siècle, avance l’historien, l’Europe ne possédait aucun avantage décisif sur la Chine, grande puissance économique de l’époque. La région la plus avancée du Vieux Continent, l’Angleterre, n’a dû son décollage industriel qu’a deux avantages fortuits : l’existence de gisements de charbon proches de ses centres industriels et la réserve de terre que lui conféraient ses colonies dans le Nouveau Monde.

Il y a en effet là de quoi heurter plus d’un historien économique. Normalement constitué celui-ci cherche généralement à mettre à jour les mouvements de fond, les évolutions séculaires, les processus cumulatifs à l’œuvre derrière le développement économique. S’agissant de l’ascension de l’Europe, les historiens ont souvent insisté sur les cercles vertueux entre innovation technologique et accumulation du capital qui ont présidé à la révolution industrielle et au décollage économique du Vieux Continent. Lorsqu’ils ont voulu relativiser, comme il est d’usage aujourd’hui, la rupture qu’aurait constituée la révolution industrielle, ils se sont attachés à décrire le processus endogène par lequel l’Europe s’est doté du capital, du profil démographique, des technologies, des institutions qui lui ont permis de faire la différence avec le reste du monde. Et même lorsqu’un tel récit a été contesté, notamment par Immanuel Wallerstein et les historiens du système-monde, ce fut pour lui substituer une autre narration de la genèse de la suprématie européenne, insistant quant à elle sur le rôle de du commerce avec les autres régions du monde. On conçoit alors qu’attribuer, comme le fait Pomeranz, le décollage du Vieux Continent à des facteurs « contingents », autant dire tenant largement au hasard, puisse être difficile à avaler.

L’historien américain n’est pas le seul à avancer une proposition aussi dérangeante. On sait que dans les rangs de l’histoire globale, des auteurs comme André-Gunder Frank [1] ou John M. Hobson [2] et même comme Janet Abu-Lughod [3] ont avancé un argument analogue. Ces auteurs ont montré à quel point l’Europe a dû son essor aux transferts de technologies et à l’effet d’entraînement des réseaux commerciaux asiatiques sur un Vieux Continent longtemps en retard sur le plan économique [4]. La suprématie européenne résulterait en définitive d’une combinaison de hasard (le déclin des échanges asiatiques vers le 15e siècle selon Abu-Lughod) et de violence : le seul trait différenciant véritablement les petites puissances européennes étant en définitive leur agressivité, qu’elle se manifeste par une alliance inédite entre réseaux marchands et puissance militaire (Abu-Lughod, Arrighi) ou par le racisme et l’impérialisme (Hobson).

L’analyse de Pomeranz se déroule néanmoins sur une toute autre trame que la précédente. Si cet auteur appartient au domaine d’étude de l’histoire globale, c’est moins parce qu’il étudie les connections entre les différentes parties du monde (il ne s’y intéresse guère), que parce qu’il porte un regard comparatif nouveau sur les histoires respectives de l’Europe et des contrées non occidentales. L’historien américain se place pour cela sur le même terrain que l’histoire économique traditionnelle de l’Europe. Il privilégie, comme elle le fait, la dynamique endogène du Vieux Continent pour la comparer à celle de la Chine. Ce faisant, il réexamine l’un après l’autre les avantages que, selon l’histoire économique dominante, l’Europe aurait acquis sur son rival chinois. Et il aboutit à une conclusion renversante : non, l’Europe ne possédait aucun avantage endogène qui expliquerait l’écart qu’elle a creusé avec la Chine à partir du 19e siècle. Pis, elle partageait avec elle des obstacles écologiques qui auraient parfaitement pu avoir raison de son développement économique, comme ce fut le cas pour l’empire du Milieu. Cette conclusion conduit à retourner entièrement l’analyse : il ne s’agit plus d’expliquer pourquoi, en raison de quels blocages, la Chine n’a pas pu faire aussi bien que l’Europe, mais au contraire de comprendre par quel miracle cette dernière a pu échapper au déclin qui la menaçait tout autant que sa rivale asiatique. C’est ici qu’interviennent les facteurs « contingents » avancés par Pomeranz. Sans eux, considère l’historien, la « révolution industrielle », et son lot d’innovations généralement considérées comme décisives, auraient pu n’avoir aucun effet durable sur la dynamique du vieux continent.

Mais reprenons plus en détail la comparaison proposée par Pomeranz. Pour la mener à bien, l’historien introduit une innovation méthodologique : rappelant la profonde hétérogénéité économique tant de l’Europe que de la Chine, il privilégie la comparaison de deux régions, les plus avancées de chaque zone – l’Angleterre et la région du Bas-Yangzi – sans pour autant s’interdire des incursions dans d’autres zones de l’Europe continentale ou de l’empire du Milieu. Le travail comparatif peut alors commencer. Pomeranz commence par discuter l’idée selon laquelle, bien avant la révolution industrielle, l’Europe aurait commencé à diverger de la Chine, en termes de richesse amassée, de niveau de vie, d’espérance de vie, de démographie et de technologie. Plus riche, moins populeuse, plus innovatrice, l’Europe aurait lentement constitué ce qui ferait les facteurs de son succès futur : une plus grande capacité à accumuler du capital. Pomeranz montre cependant que la comparaison tourne rarement à l’avantage de l’Europe. La Chine était au moins aussi riche, ses paysans et artisans contrôlaient les naissances pour dégager un surplus accumulable, ses technologies (irrigation, conservation des terres, métiers textiles, hauts-fourneaux) étaient généralement plus avancées.

Pomeranz s’attaque à un autre morceau en examinant l’argument avancé par l’institutionnaliste Douglas North selon lequel l’Europe aurait acquis un dynamisme économique sans équivalent grâce à des marchés plus efficients. Là encore, Pomeranz montre qu’il n’en est rien. Non seulement la Chine n’avait rien à envier à l’Europe dans ce domaine, mais l’organisation de ses marchés se rapprochait plus de l’idéal des économistes libéraux. La vente et la location des terres ? C’était, selon Pomeranz, chose plus aisée en Chine, et ce malgré le processus des enclosures britanniques. L’historien en rappelle au demeurant la lenteur, et en relativise l’impact sur les rendements agraires anglais, prenant ainsi le contrepied des travaux néomarxiens de Robert Brenner [5] ou Ellen Meiksins Wood [6]. L’essor d’un « marché libre du travail » ? Là encore les guildes des villes européennes ont considérablement entravé le processus, bien plus en tout cas que ce qui se produisait en Chine. Et qu’en est-il de la faible productivité du travail des paysans chinois ? On sait que l’historien américano-chinois Philip Huang [7] y voit le signe d’une  « involution » de l’économie chinoise, synonyme d’une compression du niveau de vie. Pomeranz repère quant à lui l’existence en Chine d’une « révolution industrieuse » comparable à celle que Jan de Vries [8] a identifié dans le cas des Pays-Bas : la population chinoise a accru son niveau de vie en consacrant plus de travail, non seulement aux tâches agricoles, mais aussi à des travaux artisanaux vendus sur le marché.

L’Europe et la Chine se ressemblaient donc sur bien des points, ce qui conduit à penser que rien ne prédisposait leurs trajectoires à connaître la « grande divergence » qui devait se creuser pendant le 19e siècle. Selon Pomeranz, elles partageaient un autre trait commun : leurs régions les plus avancées, l’Angleterre et le Bas-Yangzi, étaient, au début du 19e siècle, sur le point de parvenir à un point de saturation de leurs ressources naturelles. Cela se traduisait, sur le plan écologique, par un degré avancé de déforestation et d’épuisement des sols et, sur le plan économique, par une insuffisance des denrées alimentaires et la hausse de leurs prix. Le développement économique des deux régions menaçait tout simplement de s’enrayer.

L’originalité du travail de Pomeranz est de déployer son analyse de la « grande divergence » sur cette trame écologique. Si des facteurs « contingents » comme la proximité des gisements de charbon et la réserve de terres du Nouveau Monde ont pu jouer un rôle décisif, c’est qu’ils ont permis à l’Angleterre, puis à l’Europe, et à elle seule, de faire sauter les limites écologiques à la croissance. Pomeranz avance deux registres d’arguments à l’appui de sa thèse. En premier lieu, l’un et l’autre facteur permettaient de passer outre la rareté relative des terres britanniques grâce à l’apport d’ « hectares fantômes » (estimés entre 10 et 12 millions d’hectares). Parce qu’on y cultivait du coton, un substitut avantageux de la laine ou du lin, les plantations du Nouveau Monde économisaient des centaines de milliers, voire des millions d’hectares consacrés à l’habillement de la population insulaire.  Parce qu’il se substituait au charbon de bois ou au bois de chauffe, le charbon épargnait lui aussi des surfaces conséquentes de terre. En second lieu, pour Pomeranz, sans cet approvisionnement aisé en fibres textiles faciles à travailler et en charbon, il est probable que le modèle industriel britannique, fondé sur le remplacement du travail par le capital (entre autre grâce aux « machines à vapeur ») et l’industrie textile, n’aurait pas été une option économiquement viable. C’est ainsi que l’Occident s’est engagé dans le mode de développement fortement consommateur en capital et en ressources naturelles qu’on lui connaît.

Telle est donc l’explication de la « grande divergence » selon Pomeranz. On peut noter au passage l’affinité que sa thèse entretient avec la théorie des systèmes-monde. Aux yeux de l’historien américain, la périphérie du Nouveau Monde, exploitée au moyen d’un système de travail esclavagiste, a bien joué un rôle décisif dans l’essor de l’Europe. Il propose néanmoins une interprétation écologique de cet apport, sous la forme des économies de terres qu’autorisait la possession des colonies américaines. La Chine, quant à elle, ne disposait pas de périphéries qui auraient pu lui apporter un tel avantage.

Le travail de Pomeranz a considérablement marqué les esprits, sans évidemment emporter l’adhésion de tous. On peut mentionner deux lignes de divergence avec son travail. Auteur lui aussi d’un travail de référence dans la comparaison historique entre l’Europe et de l’Asie [9], l’historien japonais Kaoru Sugihara diffère au moins en un point avec le récit de Pomeranz.  À ses yeux, les sentiers de développement européen et est-asiatique (soit essentiellement la Chine et  le Japon) s’étaient écartés bien avant 1820, point de départ de la « grande divergence ». Dès le 15e siècle, on peut selon lui repérer deux voies distinctes, celle de l’Asie de l’Est, fondée sur un modèle intensif en travail, celle l’Europe fondée sur des technologies intensives en capital, technologies que la révolution industrielle a par la suite considérablement approfondies [10].

Le sociologue italo-américain Giovanni Arrighi fait lui aussi partie de ceux qui se sont penchés sur l’énigme de la « grande divergence », sans pour autant retenir l’explication écologique  de Pomeranz, qu’il considère réductrice [11]. Si elle permet, selon lui, de comprendre pourquoi l’Angleterre s’est engagée dans la voie industrielle, elle n’expliquerait pas pour quelles raisons la Chine ne l’a pas fait – l’argument de l’éloignement relatif des gisements de charbons chinois ou de l’inexistence de périphéries comparable au Nouveau Monde ne lui semble pas suffisant pour remporter l’adhésion. Pour Arrighi, la différence fondamentale entre la « voie européenne » et la « voie chinoise », est en définitive que la première était « capitaliste », à la différence de la seconde, le propre du capitalisme étant de contourner les cadres institutionnels et sociaux qui limitent l’accumulation du capital.

Quoi que l’on pense de ces différends, ils indiquent en tout cas la place qu’occupe aujourd’hui le travail de Pomeranz dans l’histoire économique globale : celle d’une analyse pénétrante à laquelle on doit impérativement se frotter.


[1] A.G. Franck, ReOrient: Global economy in the Asian age, Berkeley, California University Press, 1998.

[2] J.M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge University Press, 2004.

[3] J. Abu-Lughod, Before European Hegemony. The World System A.D. 1250-1350, Oxford University Press, 1989.

[4] P. Norel, L’Histoire économique globale, Seuil, 2009.

[5] T.H. Aston et C.H.E. Philpin (ed.), The Brenner Debate: Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe, Cambridge University Press, 1985.

[6] E. Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Lux, 2009.

[7] P. Huang, The Peasant Family and Rural Development in the Yangzi Delta, 1350-1988, Stanford University Press, 1990.

[8] J. de Vries, The Industrious Revolution, Cambridge University Press, 2008.

[9] K. Sugihara, « The East-Asian path of economic development: A long term perspective », in G. Arrighi et al. (ed), The Resurgence of East-Asia: 500, 150 and 50 year perspectives, Routledge, 2003.

[10] « La voie est-asiatique du développement », entretien avec K. Sugihara, in « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, numéro spécial n° 11, mai-juin 2010.

[11] G. Arrighi, Adam Smith à Pékin, Max Milo, 2009.

Le thé, une « plante globale » entre Chine, Grande-Bretagne et Assam

Le thé est sans doute originaire des forêts orientales de l’Himalaya. Dans les premiers temps, les feuilles de l’arbre à thé sont mâchées et utilisées comme remède en application sur les blessures. Mais le thé sert aussi directement de nourriture comme en témoignent de nombreuses pratiques en Birmanie, en Thaïlande ou en Chine du Sud-Ouest. S’il est probable que ces populations ont très tôt vendu leur thé aux Chinois, c’est seulement au 4e siècle avant l’ère conventionnelle que ce dernier apparaît en usage dans les monastères taoïstes, puis bouddhistes. Parée de vertus méditatives, la feuille de thé est alors infusée et pousse désormais sur des arbustes que les moines ont su acclimater. Considérée au départ comme une plante de la pharmacopée, la feuille de thé donne une boisson de consommation courante dès le 5e siècle, dans la vallée du Yangzi, pour être ensuite diffusée dans toutes les provinces durant la dynastie Tang (618-907). Évitant de consommer de l’eau polluée non bouillie, le thé contribue alors à l’expansion de la population et de l’économie chinoise.

Dès cette époque, le thé a des effets économiques et sociaux importants. Il stimule la fabrication de grès puis de porcelaine et entraîne un réel raffinement dans les types de tasses utilisées. Mais le thé est aussi très vite exporté, notamment vers le Tibet, l’Asie centrale et la Sibérie où il est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack. Il est aussi diffusé vers le monde musulman où, mélangé au sucre, il devient un providentiel substitut du vin. Un commerce actif de « briques de thé » se met donc en place sur la route de la Soie, à tel point que ces briques en viennent, au 12e siècle, à servir de monnaie sur ce parcours commercial. C’est cependant au Japon que, dès 593, le thé rencontre ses succès les plus vifs et permet l’élaboration d’un cérémonial qui s’installera au centre de la culture japonaise [Okakura, 2006]. Pour MacFarlane [2003, p. 63], il est probable qu’il ait aussi contribué à la diffusion du bouddhisme zen dans toutes les couches de la société nippone.

Il allait avoir des conséquences initialement analogues en Grande-Bretagne… On commence à l’utiliser aux Pays-Bas dès 1610 mais il n’est consommé en Angleterre qu’après 1657, d’abord brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande, considéré en quelque sorte comme une « bière à réchauffer »… C’est après 1730 et l’établissement d’une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine que le thé est massivement importé et que son prix le rend accessible à l’ensemble de la société. Il devient une composante centrale de l’alimentation : « En 1734, un budget de la classe moyenne allouait 5,25 pences par semaine et par personne au pain contre 7 pences pour le thé et le sucre » [ibid., p. 70]. Il se diffuse également vers les classes les plus modestes et se voit aussi réexporté vers les Amériques. Son intérêt économique est tel que les autorités en encouragent la consommation aux dépens du café tandis que la East India Company en fait une de ses principales sources de revenu. Mais ses conséquences sur le mode de vie britannique sont encore plus fondamentales. Sa consommation se développe dans les tea gardens et contribue au développement de l’art du jardin comme elle stimule la création de teashops où, contrairement au pub, toute la famille peut aller. Elle détermine une sociabilité (notamment féminine) de l’après-midi, tout en instaurant des codes sociaux qui participent des pratiques de différenciation sociale. Plus que tout, en étant associée dès le début du 19e siècle à l’ingestion de gâteaux, liée par ailleurs à la prise de lait et à l’habitude de sucrer abondamment la tasse de thé, la consommation de ce breuvage permet une alimentation en calories plutôt bon marché. Le système des repas britanniques s’en trouve bouleversé tandis que le tea-break des ouvriers leur permet sans doute une meilleure productivité. La production de céramique est aussi abondamment stimulée par l’introduction de nouveaux récipients pour le service, mais la métallurgie n’est pas en reste grâce  l’importance prise par la petite cuillère, le couteau à marmelade et autres ustensiles… Les techniques de la consommation (publicité, emballage, distribution) progressent aussi grâce à la consommation de la feuille chinoise…

Mais précisément, les autorité britanniques s’inquiètent désormais du pouvoir économique que leur consommation de thé procure à l’empire du Milieu, les importations étant payées en cotonnades indiennes et en argent. Par ailleurs,dès la fin du 18e siècle, la Royal Society tentait de trouver des spécimens de plantes, thé notamment, dans l’empire ou à l’extérieur, afin de rationaliser l’exploitation agricole impériale. Et si les Hollandais avaient pu, dès 1828, acclimater le thé sur Java, les Anglais rêvaient de pouvoir cultiver le thé ailleurs afin d’en finir avec un système de production et de transport du thé chinois à la fois artisanal et impénétrable à leurs intérêts. On connaît la suite : à partir du moment où les Britanniques ne furent plus en mesure de payer le thé chinois avec des cotonnades indiennes (du fait de la production chinoise croissante) tandis que le paiement en argent métal se heurtait à la raréfaction des approvisionnements américains, il devenait nécessaire de trouver un produit que les Chinois importeraient massivement… Ce fut l’opium, cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, exporté en quantité négligeable en 1790 mais dépassant en valeur les importations de thé en 1833, à la veille des guerres de l’opium… En ce sens, le lien entre besoin anglais de thé et consommation de l’opium est direct même si la demande chinoise fut de fait motrice et bien des intermédiaires chinois complices. Dans un second temps, il fallait trouver un centre de culture alternatif du thé ; ce fut l’Assam, dans le nord du Bengale.

Tardivement colonisée par les Britanniques, cette région les intéressait surtout comme voie de passage potentielle vers la Birmanie et le Yunnan chinois d’une part, comme source de métaux précieux d’autre part. Ils ne tardèrent pas à découvrir (1835) que l’arbre à thé y avait poussé depuis toujours et livrait une infusion d’une qualité comparable à celle permise par les plants chinois. Dès 1839 une compagnie privée s’implantait pour généraliser l’exploitation de ce thé. Les débuts furent particulièrement difficiles et MacFarlane note combien sa culture fut dévastatrice, notamment pour les coolies indiens et bengalis décimés par les maladies. Il fallut aussi se débarrasser des indigènes qui refusaient une appropriation privée de leurs terres : cela se fit par la force brute, la taxation, les interdictions de passer sur les plantations génératrices de poursuites. Il fallut enfin créer un réseau de transport, notamment des voies ferrées lourdement subventionnées [Pomeranz et Topik, 2000, p. 86]. Ces « efforts » finirent par payer : entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam furent multipliées par vingt et d’autres régions, aux pieds de l’Himalaya, connurent le même décollage de leur production de thé. « L’Occident disposait désormais d’une offre de thé, non seulement égale à sa soif, mais encore contrôlée par les pays consommateurs » [ibid.]

En conclusion, le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody. Si sa production reste entâchée de sang et d’oppression meurtrière, il constitue vraisemblablement un facteur de diminution des maladies liées à la pollution de l’eau, un facteur incitatif pour la navigation lointaine et la compagnie des Indes britanniques, un stimulant de la révolution industrielle en fournissant une boisson énergisante et saine à la main-d’œuvre, enfin un facteur clé de la construction de l’empire. Le thé a, de fait, largement contribué à changer le monde…

MacFarlane A. et I., [2009], The Empire of Tea, Woodstock and New York, Overlook Press, livre passionnant dont cet article s’inspire largement.

Okakura K. [2006], Le Livre du thé, Paris, Philippe Picquier.

Pomeranz K. et Topik S., [2000], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.

Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ?

Nous savons tous que les Espagnols ont extrait de l’argent (et marginalement de l’or) aux Amériques. Nous nous souvenons également que ces apports de métaux précieux ont permis une véritable restructuration des économies européennes. N’investissant pas productivement cet argent, les Espagnols financent leur guerre contre le protestantisme, mais consomment aussi des céréales originaires d’Europe orientale et achètent des textiles néerlandais et anglais. Dans ce dernier pays, le débouché espagnol permet d’entamer la révolution des enclosures : en clôturant les prairies, autrefois d’usage semi-communautaire, on y développe le mouton pour la laine, source de fructueuses exportations de laine brute et de textiles. Parallèlement, les paysans privés de ressources par les enclosures sont en partie réutilisés comme ouvriers tisserands à domicile et approvisionnés en laine brute par un marchand qui leur reprend ensuite le produit fini : c’est le putting-out system qui amorce la proto-industrialisation en Europe. Les Néerlandais, pour leur part, vendent aussi céréales et textiles aux Espagnols et financent ainsi, avec l’argent obtenu, leur flotte maritime et leur fructueuse pénétration dans l’océan Indien du 17e siècle. Quant à l’Europe orientale, elle fournit des céréales à l’Ouest quitte à réinstaurer un servage partiellement disparu. L’Italie, pour sa part, bénéficie de l’argent espagnol via le remboursement, par les rois catholiques, des avances consenties par les Génois. Bref, c’est une véritable division internationale du travail (mais aussi une hiérarchisation des économies) qui est mise en place sur le continent européen [Wallerstein, 1974], apparemment stimulée par la seule alimentation américaine en métaux précieux. Par le biais de la conquérante Espagne, l’Europe serait donc la première bénéficiaire d’un jeu économique inédit qu’elle maîtriserait parfaitement…

La réalité est sans doute plus complexe. On sait en effet que si les Européens sont allés chercher des métaux précieux au loin c’est qu’ils en manquaient cruellement au 15e siècle, victimes consentantes d’un déficit commercial récurrent avec l’Orient [Findlay et O’Rourke, 2007]. Les importations, notamment grâce aux Vénitiens et aux Génois, de produits asiatiques (encens et parfums d’Arabie, textiles et épices de l’Asie du Sud, épices de l’Asie du Sud-Est, ou encore soie, laque et porcelaines de Chine) n’étaient nullement compensées par des exportations occidentales encore très frustes aux yeux de l’Orient… Et dès lors, une grande partie de l’argent reçu d’Amérique va permettre de continuer à financer ce déficit durable. De fait, Frank [1998, p.146-149] estime qu’entre 1550 et 1800, sur 98 000 tonnes d’argent arrivées d’Amérique en Europe, 39 000 tonnes seraient reparties pour gagner in fine la Chine, soit environ 40 %. Dès lors, on voit que les métaux précieux d’Amérique sont insérés dans une économie globale plus large que l’Europe et dans laquelle cette dernière semble plutôt en position de faiblesse économique…

Flynn et Giraldez [1995] vont plus loin dans l’interprétation de cette conjonction des économies. Ils montrent que l’histoire traditionnelle néglige le transfert direct d’argent, du Mexique vers l’Asie, via la fameuse route maritime reliant Acapulco et Manille. Cette route permettait aux Espagnols (plus tard aux Néerlandais) d’acheter directement des produits de luxe asiatiques, et notamment chinois, inondant ainsi l’empire du Milieu de métaux précieux. Or il apparaît probable que le volume de ce transfert ait été, au moins vers 1600, du même ordre que celui des envois d’argent de l’Europe vers l’Asie (soit 120 à 150 tonnes par an), peut-être bien davantage si l’on se fie aux estimations du volume de contrebande (de l’ordre de 300 tonnes par an pour l’année 1597 par exemple [Flynn et Giraldez, p. 204]). Notre appréciation de l’importance de l’économie chinoise se trouve donc renforcée par ce constat d’une réalité trop souvent oubliée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Non seulement la Chine importait beaucoup de métal-argent par ces deux voies, européenne et mexicaine, mais encore recevait du Japon, qui en produisait lui-même, un volume au moins équivalent à chacune de ces deux routes (peut-être de l’ordre de 200 tonnes par an jusque vers 1650). La Chine semble donc avoir fonctionné comme un véritable siphon de l’argent métal produit, dans l’ensemble de l’espace mondial, au cours de cette période.

Ce constat conduit évidemment à revoir complètement le rôle joué alors par la Chine dans l’économie globale. Pourquoi tenait-elle tant à recevoir cet argent métal ? Ne serait-ce qu’un effet secondaire de l’attirance, alors universelle, pour ses produits ? Ou existait-il une spécificité chinoise qui expliquerait cette soif ? De fait, si l’on regarde le prix relatif de l’or vis-à-vis de l’argent, il était couramment de 1 pour 6 en moyenne à Canton, vers 1600, contre 1 pour 13 environ en Espagne. Cela signifie qu’un gramme d’or s’échangeait contre 6 grammes d’argent en Chine, mais 13 grammes à Séville [ibid., p.206]. Autrement dit, l’argent valait environ deux fois plus cher en Chine qu’en Espagne. Dans ces conditions que devaient faire des acteurs économiques rationnels ? Par exemple acheter de l’or en Chine (avec 6 g d’argent ils en obtenaient 1 g), le faire sortir et l’échanger à des étrangers contre 13 g d’argent. En tenant compte des frais de transport, l’opération, réalisée sur des montants suffisants, devenait hautement lucrative. Plus simplement, un commerçant européen avait tout intérêt à acheter des biens chinois, d’autant moins coûteux en équivalent argent que le cours de ce métal était élevé. Pour un bien valant 1 gramme d’or, il ne versait en Chine que l’équivalent de 6 g d’argent et pouvait revendre ce bien plus à l’Ouest pour l’équivalent de 13 g d’argent, et ce sans même tenir compte évidemment de la désirabilité du produit à l’Ouest et de la plus-value ainsi permise. En clair, avec de tels ratios bimétalliques, l’or devait fuir de Chine et l’argent nécessairement y pénétrer. « C’est précisément ce qui s’est passé du milieu du 15e jusqu’au milieu du 17e siècle, cette valeur élevée de l’argent à l’intérieur de la Chine déterminant les opportunités de profit tout autour du globe [ibid., p. 206].»

Cette situation vient évidemment ruiner l’hypothèse d’un « pur déficit courant » de l’Europe vis-à-vis de l’Asie et de la Chine. Si telle était l’explication, ce déficit pouvait être réglé en n’importe quel métal précieux. Or non seulement l’or ne sortait pas d’Europe, mais au contraire il y rentrait ! Ce qui est bien la preuve que c’est la différence, entre les deux extrémités de l’Eurasie, des ratios de valeur entre or et argent, qui expliquait les mouvements et non une quelconque incapacité commerciale ou avidité consumériste de l’Europe.

Reste à savoir pourquoi la Chine accordait tant de valeur relative à l’argent. Ce sont en fait les premières tentatives d’émission de papier monnaie, entamées avec succès sous les Song, mais qui avaient commencé à dégénérer sous les Yuan, au début du 14e siècle, qui en sont responsables [Von Glahn, 1996]. La dévalorisation totale du papier monnaie qui était manifeste dès 1360 imposait des réformes et, peu à peu, le métal argent, moins coûteux que l’or et plus facilement testable que le cuivre s’imposait dans la circulation. Après la décision impériale, sous les Ming, en 1430, de percevoir les taxes en argent, la soif de ce métal ne pouvait que s’accroître pour alimenter une économie, par ailleurs fort dynamique. Et il est évident que ce marché de l’argent ne pouvait, à partir du 16e siècle, qu’attirer massivement les premiers acteurs européens à traiter en Asie. En ce sens, les commerçants portugais, néerlandais ou britanniques, ne furent que de simples « intermédiaires » au comportement dicté, voire manipulé, par les besoins de l’immense Chine. Ce ne furent que des agents dans un marché profitable et certainement pas des conquérants sûrs d’eux-mêmes et maîtrisant une situation qu’ils auraient contribué à créer… Bien au contraire, la demande chinoise de métal argent « assurait des profits prodigieux pour les individus ou les institutions les mieux placés ; des mines andines ou japonaises jusqu’aux rues de la Chine, le profit constituait la force motrice à chaque étape de ce commerce » [Flynn et Giraldez, p. 209].

On a donc ici un exemple particulièrement parlant de la myopie propre à l’eurocentrisme, qui empêche de percevoir où sont les autres moteurs possibles d’une économie globale. D’une certaine façon, il est sans doute possible de dire que toute l’activité néerlandaise et britannique du 17e siècle avait d’abord pour but l’obtention de l’argent espagnol, afin de tirer parti du marché chinois de ce métal. Que la disposition de ce métal permette en retour d’acquérir des produits exotiques, hautement valorisés à l’Ouest, ne faisait qu’ajouter à la profitabilité de l’opération et accentuait la prééminence en Europe des puissances les plus efficaces. Mais en aucun cas la vente d’argent à la Chine, pour ses propres besoins, ne peut être éludée dans l’analyse de l’économie globale de cette époque.

FINDLAY R., O’ROURKE K. [2007], Power and Plenty: Trade, War, and the World Economy in the Second Millenium, Princeton, Princeton University Press.

FLYNN D., GIRÁLDEZ A. [1995], “Born with a Silver Spoon: The Origin of World Trade in 1571”, Journal of Economic History, vol. 6, n° 2.

FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article reprend les pages 25-29 légèrement modifiées.

VON GLAHN R. [1996], Fountain of Fortune – Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Techniques chinoises et révolution industrielle britannique

Les historiens de l’économie considèrent traditionnellement que la révolution industrielle a de multiples causes et n’est pas un phénomène lié à la seule innovation technique. Parmi ces causes, on relève habituellement la révolution agricole qui augmente les revenus de la paysannerie dès le 17e siècle, la poussée démographique concomitante et les progrès de l’urbanisation, la révolution des transports, le regroupement des producteurs dans de larges unités de fabrication, le rôle dynamisant du commerce extérieur [Brasseul, 1997, pp. 181-211]… Mais au-delà de ces conditions facilitatrices du phénomène, le cœur de la révolution industrielle résiderait dans l’application productive de quelques inventions bien connues : sans ces dernières, la croissance économique resterait inévitablement limitée et ne justifierait guère le terme de révolution, conçue comme rupture et séparation entre deux périodes économiques dissemblables. Commençant dans le textile, l’innovation se poursuivrait dans la métallurgie et les chemins de fer pour créer un continuum de progrès de 1780 à 1850 environ.

La question qui va nous préoccuper ici porte sur l’origine géographique véritable des innovations techniques de cette époque. Sont-elles purement européennes ? Sans doute pas. Dans le textile, par exemple, l’invention motrice serait la navette volante de Kay (1733) qui double la productivité du tissage, crée ainsi une pression sur la production de fil et stimule donc la mise au point de la spinning jenny de Hargreaves (1764) laquelle, pour sa part, multiplie la productivité du filage par 16. Dans les deux cas, des dispositifs techniques similaires étaient connus des Chinois, entre les 11e et 13e siècles, et la machine à filer avait été transmise, via le monde musulman et Byzance, aux cités italiennes du 13e siècle [Kuhn, 1988, pp. 419-421]. Il ne peut s’agir d’une invention italienne, autonome et indépendante, étant donné la similitude de structure comme de détails, en particulier sur certains dispositifs finalement assez « maladroits » [ibid., p. 422]. Kay et Hargreaves n’auraient donc fait que perfectionner des techniques connues et utilisées depuis longtemps, améliorer à la marge une innovation déjà ancienne.

Hargreaves en particulier aurait adapté à une production beaucoup plus importante et des matières premières différentes (le lin, puis le coton et non plus la soie) l’outil sino-italien, de fait importé en Angleterre par John et Thomas Lombe autour de 1720, puis déjà amélioré par Paul et Wyatt. La transmission du mouvement donné par l’opérateur, assurée par une simple courroie dans la technique chinoise, était renforcée par des cylindres et un mécanisme de serrage de la courroie… La machine d’Hargreaves a ainsi pu être utilisée pour une fabrication de masse, et pour la première fois, grâce au coton exploité à volonté sur les nouvelles terres américaines et à la possibilité de multiplier la culture britannique de lin… Selon Elvin [1973, p.194-199], la Chine aurait sans doute pu améliorer elle-même le dispositif, mais la raréfaction des terres disponibles au 14e siècle (donc la quasi impossibilité de produire beaucoup de soie brute) et la perte de certains débouchés (avec le repli opéré par les Ming au début du 15e siècle), rendaient toute transformation technique à peu près stérile.

Soit, dira-t-on, les deux premières machines textiles sont donc d’origine asiatique… Il n’en demeure pas moins que les pas décisifs en Angleterre sont ensuite réalisés par Arkwright, concepteur en 1785 du water frame, machine à filer plus grande encore, mue par une roue à eau d’abord, puis par la machine à vapeur de Watt. Et c’est bien à Crompton que l’on doit la fameuse mule jenny, elle aussi à vapeur, et qui devient dominante pour le filage dès 1811. Mais peut-on parler d’une innovation proprement britannique ? De fait Arkwright avait repris les travaux de Paul et Wyatt (avec trois cylindres au lieu d’un seul [Pacey, 1996, p. 107]), eux-mêmes réalisés sur l’outil sino-italien des frères Lombe. Par ailleurs, la roue à eau, source d’énergie de cette machine, invention chinoise du 1er siècle avant l’ère commune, équipait déjà la vieille machine à filer chinoise, d’usage courant au 13e siècle dans le Nord du pays. Heureusement que la machine à vapeur, utilisée par Crompton, est bien une invention purement britannique, imputable à Newcomen et à Watt ! Eh bien ce n’est pas totalement sûr…

À vrai dire, les Chinois n’ont pas inventé la machine à vapeur proprement dite, c’est-à-dire un dispositif consistant en une pression de la vapeur d’eau pour actionner un piston, lui-même source du mouvement circulaire d’une roue. Il n’en reste pas moins que les mécanismes de transmission entre piston et roue étaient déjà connus en Chine, au moins au 6e siècle [Temple, 2007, p. 72].  En effet,  une machine à tamiser la farine existait déjà à Loyang vers 530 de l’ère commune : celle-ci utilisait un courant d’eau pour faire tourner une roue laquelle actionnait ensuite un piston à mouvement alternatif. C’est la même machine qui devait ensuite servir de soufflet automatique pour accélérer la combustion dans les hauts-fourneaux de l’époque Song. D’autres auteurs [Pomeranz, 2000 ; Hobson, 2004], utilisant les travaux pionniers de Needham et Wang [1965], considèrent que la Chine serait par ailleurs pionnière en matière de pistons et de propulsion, en partie du fait de sa connaissance précoce de la poudre et de son utilisation militaire. Autrement dit, la Chine connaissait de longue date les fonctions principales de la machine à vapeur à l’exception de l’action du vide dans un cylindre sous l’effet de la vapeur d’eau. De fait il semble reconnu que Watt s’était inspiré d’une machine de Wilkinson, lui-même reprenant en 1757 des dessins d’un vulgarisateur chinois, Wang Chen, publiés dès 1313 [Hobson, 2004, p. 208]. Dans son texte d’accompagnement, Wang Chen précisait du reste que la technique qu’il synthétisait existait depuis fort longtemps dans l’empire du Milieu.

Tout ceci ne vient évidemment pas diminuer la qualité des innovateurs britanniques de l’époque. Il doit être évident que la « culture d’ingénierie » propre à la Grande-Bretagne, sa remarquable « sciences des machines », ont très tôt, dès le 17e siècle, permis les innovations ultérieures [Goldstone, 2002, 2008]. Et il est tout aussi évident que le 19e siècle a vu un perfectionnement radical de la machine à vapeur, en Angleterre, bien au-delà des premiers dessins chinois… Mais le recul historique ainsi adopté montre que l’innovation technique est d’abord et peut-être surtout le produit d’un travail collectif fait de réappropriation, d’adaptation, voire d’hybridation de connaissances présentes de longue date dans une économie déjà interconnectée.

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Ce que nous apprend le repli du système-monde afro-eurasien (2e – 6e s. ap. J.-C.)

La croissance en Chine et dans le monde romain est stoppée à la fin du 2e et au 3e siècle. La propagation d’épidémies à la fois à Rome et en Chine dès le 2e s. précède cette récession ; elle est favorisée par la mise en contact de régions lointaines [McNeill, 1998]. Des troubles se produisent dans les cœurs et en Asie centrale, en partie initiés par un changement climatique marqué par une baisse des températures, entre les 3e et 5e siècles. L’Empire Han s’effondre en 220, et donne naissance à trois royaumes. Disparaissent à la même époque les Empires kushan (vers 250) et parthe (en 226). On note parallèlement des mouvements de populations, Xiongnu à l’est, Huns à l’ouest, ces derniers provoquant à leur tour le déplacement d’autres groupes. Dans chaque cas, une combinaison de facteurs externes et internes contribue à l’effondrement.

Pour Rome, les contradictions internes se sont accrues lorsque l’empire a cessé de s’étendre. À partir de Trajan, le coût du maintien de l’empire se révèle trop élevé, et il ne parvient plus à se procurer un nombre suffisant d’esclaves, l’expansion du christianisme favorisant de plus les affranchissements. Les historiens ont souvent relevé en outre le manque d’innovation technique, et la faiblesse relative de la production « industrielle » et agricole, de même que le déséquilibre entre l’Ouest et l’Est, ce dernier étant plus riche, plus urbanisé, plus peuplé, déséquilibre qui éclaire la division en deux blocs à partir de 395. Constantinople prend le contrôle de l’Égypte et remplace Rome comme la plus grande cité du monde. Si Byzance demeure un « cœur » du système-monde jusqu’au 12e siècle, la désintégration de l’Empire romain d’Occident s’accentue au 5e siècle et l’Europe occidentale devient pour un millier d’années une simple périphérie de ce système.

Le commerce romain vers l’Orient décline aux 3e et 4e siècles, alors que le royaume éthiopien  chrétien d’Axoum pour la mer Rouge et le nouvel Empire perse des Sassanides dans le golfe Persique contrôlent le passage des marchandises et des hommes. L’une des clefs du succès d’Axoum est en outre sa capacité à utiliser les routes de l’intérieur de l’Afrique, vers le Nil Bleu, jusqu’à la côte de la mer Rouge. Les Axoumites sont directement présents en Arabie du Sud de 529 à 570, d’où ils sont alors chassés par les Perses. Ce sont les Sassanides qui dominent le commerce de l’Ouest de l’océan Indien, où ils conservent leur prééminence jusqu’à la conquête arabe au 7e siècle. La majeure partie du trafic maritime vers l’Occident passe par le golfe Persique, situation qui se prolongera jusqu’au 10e siècle.

Des destins régionaux divergents

La régression économique touche de manière inégale les différentes régions du système. Une combinaison de facteurs externes et internes, inscrite dans des dynamiques spécifiques, est en fait à prendre en compte dans les trajectoires régionales observées. En Inde, le commerce avec l’Asie du Sud-Est est florissant sous les Pallava à partir du 3e siècle, parallèlement à l’essor de réseaux bouddhistes et hindouistes (cf. Ray, [1994]), et un empire – l’Empire gupta – se reforme en Inde du Nord de 320 à 480. En Chine, le royaume de Wu (222-280) poursuit une politique d’expansion commerciale en direction de l’Asie du Sud-Est.

À la fin du 5e siècle ap. J.-C., des invasions huns coupent les routes de la Soie et contribuent à la chute de l’Empire gupta. Les routes maritimes s’en trouvent en fait renforcées, la Perse et la Chine s’orientant vers un commerce maritime.

En Asie du Sud-Est, on note une restructuration des réseaux. Le Funan disparaît au 6e siècle. Les routes du commerce ne traversent plus la péninsule malaise mais empruntent le détroit de Malacca où divers royaumes se constituent, sur la péninsule malaise, dans le Sud-Est de Sumatra (avec Gantuoli et finalement Srîwijaya) et à Java (avec Heluodan à l’ouest, et Heling en Java centrale au 7e siècle), royaumes en rapport avec la Chine et avec l’Inde. On entrevoit ce que seront les réseaux d’échange au 8e siècle, avec la présence de jarres chinoises au 5e siècle à Sîrâf en Perse et à Sohâr en Oman, et au 6e siècle à Unguja Ukuu (Zanzibar) [Juma, 2004].

Les routes de la Soie retrouvent par ailleurs leur activité, lorsque se constitue une confédération oghuz au 6e siècle. C’est une période, il faut le souligner, où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin est en repli. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique [di Cosmo, 1999]. Sur les routes de la Soie, le commerce est animé par les Sogdiens, qui « s’accommodent des empires turcs successifs » [de la Vaissière, 2002].

On doit noter que si l’effondrement de l’Empire Han est parallèle à celui de l’Empire romain, il n’aura pas les mêmes répercussions sur la longue durée. L’Asie orientale demeure un cœur du système-monde alors que l’Europe (sauf pour sa partie sud-orientale) n’en sera plus qu’une périphérie. Le 7e siècle représente un tournant dans l’histoire de l’océan Indien, avec l’essor de la Chine Tang, mais aussi l’apparition et l’expansion de l’islam. Ce dernier inaugure non seulement une nouvelle phase de croissance économique, mais aussi une nouvelle ère pour l’océan Indien et le système-monde dans son ensemble.

Les interactions entre coeurs, semi-périphéries et périphéries

D’une période à une autre, on peut percevoir une croissance démographique, et une expansion de la production et des échanges, avec une densification des réseaux, dont la configuration reflète la hiérarchie des pouvoirs au sein du système-monde. La diffusion de grandes religions (bouddhisme, hindouisme et christianisme, dès le premier cycle, et islam dans le second cycle) a favorisé l’intégration du système. Le progrès des échanges a encouragé les développements internes des États, dans une dynamique smithienne qui s’appuie également sur des innovations techniques, dans le domaine agricole puis industriel (charrue à versoir en Chine au 2e s. av. J.-C. ; moulin à eau, en Chine et en Méditerranée, au 1er s. av. J.-C. ; papier comme support de l’écrit en Chine au 1er s. ; invention du mortier dans l’Empire romain au 1er s. ap. J.-C…) – l’Empire romain, toutefois, produit peu d’innovations : le recours massif à l’esclavage n’a évidemment pas favorisé les innovations techniques et l’approfondissement d’une division du travail. Les innovations sont aussi organisationnelles et idéologiques, avec la mise sur pied d’une administration en Chine (le système éducationnel s’appuyant sur les textes confucéens), la naissance et l’expansion du christianisme…

Il y a clairement domination des cœurs du système sur certaines périphéries (on sait que l’Empire romain ne pouvait prospérer que par l’importation massive d’esclaves), mais l’essor des cœurs a aussi eu pour effet l’épanouissement d’autres régions, marqué par l’apparition ou l’essor d’États dans des semi-périphéries du système capables de tirer parti de leur situation en interface et de répondre à la demande croissante du marché : Asie du Sud-Est insulaire, Asie centrale. Ces semi-périphéries ont bénéficié de transferts de technologie par leurs échanges et grâce à l’installation d’artisans étrangers (l’expansion de la métallurgie du fer et celle du travail du verre en constituent de bons exemples). L’adoption de la religion des cœurs a sans doute favorisé des transferts de richesse vers les centres, mais aussi le développement de ces (semi)-périphéries et leur insertion dans le système-monde. Si les semi-périphéries s’approprient des traits sociaux et technologiques des cœurs et en relaient la domination idéologique, elles jouent aussi un rôle important dans l’évolution du système par leur capacité d’innovation : en témoigne le développement de la navigation en Asie du Sud-Est, et celui de l’étrier dans les steppes asiatiques.

D’un cycle à l’autre, une combinaison de facteurs internes et externes induit des changements dans la hiérarchie du système. Cœur durant le premier cycle, l’Europe occidentale devient une simple périphérie dans le second. Les ressources démographiques et militaires de régions proches des cœurs leur permettent d’accéder parfois à une position dominante : les Kushans d’Asie centrale créent ainsi un empire en Inde au 1er siècle ap. J.-C. On observe aussi des constantes : la Chine demeure un cœur du système, bénéficiant d’un cycle à l’autre de son potentiel agricole et démographique et de ses innovations. Les régressions en outre ne touchent pas de la même manière toutes les parties du système, du fait de conditions « locales » particulières, l’Inde et l’Asie du Sud-Est, notamment, apparaissent souvent quelque peu désynchronisées, sans doute parce qu’elles échappent aux grandes invasions, et que les effets des changements climatiques y sont moins prononcés ; en outre, certaines régions sont parfois en mesure de tirer profit de l’affaiblissement de puissances concurrentes, ainsi l’Empire byzantin, dans la première moitié du 6e siècle.

État et secteur privé

Qui organisait la production et les échanges ? Quels rapports entretenaient les marchands et l’État ? Il serait erroné d’opposer de manière systématique l’État et le secteur privé : il est possible de noter leur compétition, mais aussi leur articulation. Des pratiques capitalistes sont observables dans les grands États (1), et les actions ou les institutions de ces États sont tantôt favorables tantôt défavorables à l’expansion des marchés.

Ainsi, l’existence d’une seule monnaie favorise les échanges à travers l’Empire Han ou romain. L’État Han s’est méfié des grands marchands, qui ont cependant prospéré. Dans l’Empire romain, au contraire, l’État a plutôt manipulé les marchands. On a cependant réévalué l’importance du commerce privé, par exemple dans l’océan Indien au début de l’ère chrétienne (cf. le papyrus de Vienne, qui traite de l’expédition de marchandises de Muziris à Alexandrie, avec un contrat de prêt entre deux marchands gréco-romains – Casson, [2001]. Rathbone [1991], qui s’appuie sur les archives d’une grande exploitation agricole privée au Fayoum, a aussi montré l’émergence d’une certaine rationalité économique – la question étant cependant de savoir si on peut étendre à tout l’Empire romain ses observations sur une région d’Égypte (cf. Andreau et Maucourant, [1999]).

Tout au long de l’histoire, on constate que les entrepreneurs privés oscillent en fait entre deux stratégies opposées : se tenir à l’écart du politique et essayer de réduire le rôle de l’État, ou bien investir l’État. À l’inverse, les élites étatiques ont le choix entre prendre le contrôle de l’économie (tel est le cas dans la Chine Han puis Tang, même si un secteur privé s’y déploie), ou favoriser l’essor du secteur privé et en taxer les activités (option, généralement, des États musulmans). Le capitalisme (des pratiques capitalistes) s’est développé aussi dans le cadre des réseaux transnationaux (Sogdiens et autres). En outre, il est à noter que les institutions religieuses ont également représenté des lieux d’accumulation du capital.

Remarquons enfin qu’un autre cadre de développement capitaliste est fourni par les cités-États. On en a un bon exemple avec les cités phéniciennes et grecques au 1er millénaire av. J.-C., mais elles ne se développeront ensuite que dans des cycles ultérieurs et surtout à partir du 10e siècle, dans une nouvelle phase de globalisation des échanges.

Note

(1) On ne saurait cependant assimiler, comme Andre Gunder Frank et Barry K. Gills, 1993, des pratiques capitalistes – de fait anciennes – avec le mode de production capitaliste, et l’existence de marchés (disjoints) (Bresson, [2000] ; Migeotte, [2007] et celle d’une « économie de marché » (avec des systèmes nationaux de marchés constitués), celle-ci n’apparaissant qu’à l’époque moderne, en Europe.

SOURCES

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