Tomé Pires et l’aventure portugaise en Asie

L’intrusion des Portugais dans l’océan Indien, au début du 16e siècle, constitue à l’évidence le premier acte de la future domination européenne sur l’ensemble du continent afro-eurasien. Construite dans l’esprit des croisades et résolument opposée à l’islam, cette pénétration visait d’abord à connecter l’Europe chrétienne aux troupes du légendaire prêtre Jean supposé résider en Afrique de l’Est, afin de prendre en tenailles les armées musulmanes. Au plan économique, elle cherchait à établir une relation directe entre le Portugal et l’Asie afin de marginaliser les commerçants vénitiens qui avaient jusque-là le monopole de l’importation en Europe des épices, parfums, soieries et porcelaines. Mais la conquête n’était pas dénuée d’objectifs sociaux internes : en donnant aux nobles l’occasion de se battre, le roi les neutralisait, tout en s’appuyant sur une nouvelle classe sociale, la noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits notables ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale devait rester longtemps proche du roi et fournir une grande partie du personnel de l’aventure asiatique. Apothicaire et administrateur, Tomé Pires en est l’un des plus fameux représentants et son histoire personnelle illustre clairement les limites et malentendus de ce premier effort de connexion entre les deux extrémités du continent.

Notre homme est né à Lisbonne, peut-être en 1468, dans une famille bourgeoise : son père était apothicaire du roi et possédait une boutique dans la rue qui regroupait les membres de cette profession On sait que son fils exerça cette même fonction auprès du prince Alphonse jusqu’en 1491. Puis, muni de recommandations suffisantes, Tomé Pires s’embarque pour l’Asie en 1511. À cette époque, la conquête portugaise n’en est qu’à ses débuts et les Lusitaniens ont déjà compris leurs faiblesses pour s’immiscer dans le commerce de l’océan Indien. L’Europe n’a en effet aucun bien à offrir qui soit nécessaire à l’Asie, voire seulement désirable (à l’exception du verre de Venise et de l’huile d’olive qui, par ailleurs, empruntent déjà les routes terrestres). Les Portugais sont loin d’avoir la connaissance des réseaux commerciaux locaux, menés par des diasporas aux pratiques très différentes. Quant aux méthodes de navigation portugaises, « elles n’étaient supérieures en rien à leurs homologues asiatiques » [Gordon, 2008, p. 159]. La seule force portugaise était, de fait militaire et organisationnelle : les équipages étaient les seuls à pouvoir donner le canon de façon décisive et les marchands portugais savaient qu’ils pouvaient compter sur l’appui du roi. Cette double capacité les distinguait profondément des commerçants locaux, presque jamais reliés à des pouvoirs politiques et par ailleurs non militarisés…

Le modèle d’implantation sera donc résolument militaire, basé sur la prise de comptoirs et la perception de taxes sur le commerce local [Subrahmanyam, 1999]. La violence est omniprésente avec l’arrivée d’Albuquerque qui va plus loin que les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues (et en s’illustrant au passage par une effrayante cruauté). Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz [Oliveira Martins, 1994, p. 192] avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’Ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » [Chaudhuri, 2001, p.69]. Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région [cf chronique de la semaine dernière]…

La conquête de Malacca en 1511 constitue un tournant dans l’aventure portugaise en ouvrant la route des épices de l’Asie du Sud-Est et surtout celle des richesses de la Chine et du Japon. Elle multiplie la possibilité d’imposer les cartazes (sortes de permis de commercer) avec le contrôle partiel du Pacifique ouest. Et c’est là que la carrière de Pires va dramatiquement bifurquer. Arrivé à Goa en 1511, déjà repéré pour ses capacités, il est presque aussitôt expédié à Malacca pour restaurer la sérénité dans la communauté portugaise locale, divisée quant à la façon de répartir les gains issus du contrôle de ce port stratégique. Pires y rédige un livre précieux pour la recherche historique, la suma oriental, dans lequel il décrit abondamment les denrées commercialisées (notamment les plantes médicinales), les marchés et la politique locale. Il nous apprend par exemple que les îles Banda étaient déjà spécialisées dans la noix de muscade et le macis, au point d’importer leur nourriture [Pires, 1944, p. 206]. Il analyse les ressources économiques des lieux qu’il fréquente, s’étonne devant les capacités de comptabilité orale des marchands indiens, relève la dépendance commerciale entre le port de Cambay, au Gujarat, et Malacca, comprend que « celui qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise ». Mais il dévoile aussi ses propres œillères, classifiant les acteurs locaux comme chrétiens, musulmans ou païens, « apportant ainsi les croisades avec lui et imposant en Asie ce très ancien conflit méditerranéen » [Gordon, 2008, p. 165]. Il ne comprend jamais que l’océan Indien de cette époque demeurait un espace de relative tolérance et d’affiliations multiples. Il ne perçoit pas que la loyauté des membres des diasporas est d’abord commerciale. Il assimile la force à la couleur de peau, surévalue de ce fait la puissance persane et considère que les Chinois sont, de par cette apparence physique, proches des Européens !

Là réside sans doute la source de ses déboires à venir. En 1517, il est choisi pour mener une mission diplomatique en Chine. Considérant les Chinois comme des alliés naturels potentiels, leur trouvant des ressemblances avec les Allemands ou les Sévillans, il n’en déclare pas moins que « dix navires suffiraient au gouverneur de l’Inde pour conquérir le pays dans son entier » [Pires, 1944, p. 123]. Arrivé à l’embouchure de la rivière des Perles, il n’est pas immédiatement autorisé à continuer jusqu’à Canton. Après une vaine attente, les Portugais obligent les officiels locaux à leur laisser le passage puis, arrivés à Canton, tirent au canon en signe de liesse pour annoncer leur arrivée, message évidemment reçu en sens contraire par les Chinois. Il semble cependant qu’ils aient pu commencer à commercer dans le port mais, devant l’impossibilité d’obtenir une invitation de l’empereur à Pékin, commencèrent à s’impatienter. Le commandant de la flotte portugaise devait par exemple offenser les Chinois en bâtissant un fort de pierre et en n’hésitant pas à exécuter un de ses marins à terre…

Devant le comportement agressif de ces Européens, les officiels locaux finirent par céder et permirent le départ vers le Nord. Mais ce n’est qu’en février 1521 que Pires, arrivé à Pékin, se trouva enfin en position de demander audience à l’empereur. Malheureusement, entre-temps, un émissaire du sultan de Malacca avait appris à la cour la prise brutale du port par les Portugais et réclamait l’aide de la Chine dont Malacca s’était autrefois déclarée vassale. Au même moment les officiels de Canton avaient fait part de l’attitude incorrecte de ces soi-disant diplomates, colportant au passage la rumeur selon laquelle ils kidnappaient les enfants pour les dévorer… Quand la lettre d’ambassade portée par Pires fut ouverte et traduite, l’empereur réalisa que les Portugais refusaient toute subordination et rejetaient le statut de vassal de l’empire du Milieu, position que les dynasties chinoises avaient toujours imposée à leurs interlocuteurs étrangers. La suite était prévisible : le statut de diplomate leur fut retiré et ils furent emprisonnés à Canton. Il semble que Pires refusa d’écrire une lettre au gouverneur de Malacca pour exiger le retour de la ville à son souverain légitime, comme ses geôliers le lui demandaient. Il fut mis aux fers tandis que tous les biens de son ambassade étaient confisqués. En décembre 1522, les Portugais emprisonnés étaient condamnés à mort : ils furent exécutés, en septembre de l’année suivante, avec une rare cruauté…

La légende veut que Pires n’ait pas fait partie des malheureux qui furent suppliciés. Une lettre d’un prisonnier portugais parvenue à Malacca indique qu’il aurait été exilé dans une autre ville, et qu’il aurait même réussi à se marier avec une Chinoise qui lui aurait donné une fille [Gordon, 2008, pp. 174-175]… En tout état de cause, son histoire dramatique exprime parfaitement un malentendu classique dans les relations entre l’Europe et l’Asie. Trop sûre de son pouvoir, méconnaissant totalement le point de vue de ses partenaires et projetant ses propres habitudes de pensée dans un contexte nouveau, la puissance portugaise échoua à tirer parti du grand commerce dans l’océan Indien. Et lorsque, à l’inverse du mouvement centralisé initial, les Lusitaniens commencèrent à se disperser comme marchands sur l’ensemble des côtes, ils ne parvinrent pas à construire une diaspora commerciale durable, notamment du fait de mariages locaux qui, génération après génération, diluèrent le sang portugais et supprimèrent par ailleurs toute loyauté à la couronne…

CHAUDHURI K.N. [2001], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.
GORDON S. [2008], When Asia was the World, Philadelphia, Da Capo Press.
PIRES T. [1944], Suma oriental, London, Hakluyt Society.
OLIVEIRA MARTINS J. P. [1994], Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la différence.
SUBRAHMANYAM S. [1999], L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

La Chine, un acteur global dans la longue durée

L’empire du Milieu est aujourd’hui considéré comme un « acteur global émergent » qui, en quelques décennies et à l’instar des autres BRICs (terme générique regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine), aurait réussi à se forger un statut de grande puissance et surtout d’économie incontournable dans la mondialisation. Au point que certains s’interrogent aujourd’hui, comme on le faisait du Japon il y a trente ans, quant à sa capacité à long terme à supplanter les États-Unis comme hégémon du système-monde. Au-delà des clichés convenus, il est sans doute important de relever les faiblesses intrinsèques de l’économie chinoise contemporaine : qualité encore souvent insuffisante des produits exportés, croissance par trop dépendante de l’investissement et des débouchés extérieurs, inégalités socio-économiques contreproductives, capitalisme de collusion peu soucieux de règles juridiques fiables… Il est tout aussi crucial de rappeler que la Chine a été, dans la longue durée, en position éminente sur le plan économique. Ce phénomène nous est en partie caché par plus d’un siècle d’histoire chinoise heurtée et véritablement calamiteuse : main mise occidentale sur ses richesses à partir du milieu du 19e siècle, révoltes sociales et incapacité à pérenniser le mouvement démocratique du début du 20e siècle, errements de la guerre civile et surtout trente années de dictature maoïste ont clairement retardé ce pays dans son chemin vers la modernité. C’est l’objet de ce papier que de rappeler quelques évidences lourdes : la Chine a très souvent été un acteur important dans les échanges globaux de techniques et de marchandises. On peut sans doute aussi discuter de la problématique de sa centralité dans le système-monde, au moins depuis le 8e siècle de notre ère…

Au plan des techniques, il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des techniques productives de base sont nées, ou ont connu une première concrétisation, en Chine, bien avant l’Europe. Il en est ainsi de la charrue au sens propre de ce terme, avec soc et versoir métalliques, qui est utilisée en Chine dès le 2e siècle avant notre ère : Temple [2007], reprenant les travaux de Needham, considère que cette charrue ne pénètrera en Europe qu’au 17e siècle. Le collier de cheval et le harnais seraient aussi du 2e siècle avant notre ère et ne pénètreraient en Europe qu’au 6e siècle (mais les Romains connaissaient sans doute déjà une forme de joug et de bricole de poitrail moins perfectionnée). La machine à vanner daterait de l’Antiquité chinoise, au même titre que les soufflets qui seront particulièrement utiles à la fabrication de fonte dans des hauts fourneaux, dès le 10e siècle de notre ère, durant la dynastie Song. Les premières machines à filer seraient chinoises et au minimum du 12e siècle, clairement importées par des Italiens au 13e. La manivelle, la courroie, la brouette seraient aussi des inventions mécaniques chinoises, tout comme l’inévitable porcelaine (élaborée entre le 3e et le 11e siècle). Le papier y est aussi connu au 2e siècle avant notre ère et diffusée à l’Europe par l’islam après 750. Si l’imprimerie semble avoir été inventée indépendamment par Gutenberg au 15e siècle, il n’en demeure pas moins que sa version chinoise, datant du 8e siècle, avait été transmise à la Russie au 14e… Quant aux premières écluses, elles sont attestées en Chine en 983 et ne sont reprises en Europe que quatre siècles plus tard. Le gouvernail est une invention chinoise du 1er siècle, tout comme les compartiments dans la cale des navires, empêchant qu’ils ne sombrent lors d’une rupture ponctuelle de la coque… La liste pourrait être allongée à plaisir. S’il est certain que l’Europe a pu aussi créer en la matière, les exemples de transmission suivie de copie et d’amélioration (parfois substantielle) sont assez nombreux. La Chine a donc été un acteur fondamental dans la diffusion des techniques productives, longtemps avant le décollage européen du 18e siècle.

Pour ce qui est des marchandises et notamment de celles qui connurent un destin « global » et furent convoitées dans tout le continent afro-eurasien, trois d’entre elles au moins sont chinoises, la porcelaine, la laque et la soie. Il n’est pas anodin de rappeler que c’est aussi la Chine du 2e siècle avant notre ère qui stimulera le développement de la route de la Soie. En donnant ce tissu aux populations d’Asie centrale dont il voulait se faire des alliés contre les nomades mongols, l’empereur Han Wudi devait déclencher un fructueux commerce qui sera renforcé, au 7e siècle, lorsque la dynastie Tang paiera ses soldats présents sur les routes de l’Ouest avec cette même soie. Tous ces dons, suivis évidemment de ventes, devaient stimuler une exportation vers l’Occident, la Perse, Rome et Byzance, n’étant pas les derniers à consommer ce bien de luxe de l’époque. Certes, les parfums et encens de l’Arabie, le coton de l’Inde, les épices, composèrent aussi le panier des biens luxueux que toute personne « arrivée » se devait de fournir à ses parents ou à sa clientèle. Mais les curiosités chinoises y figuraient en bonne place. Et l’on sait qu’au Moyen Âge, en Europe, les nobles utilisaient ces biens du commerce lointain comme moyens pour tenir leur cour et assurer leur prestige. Au point qu’une partie de l’histoire commerciale de l’Europe, entre 12e et 15e siècles, peut sans doute être lue à travers ce prisme : la monétarisation des redevances paysannes, la protection royale des grands commerçants et l’urbanisation ont certainement partie liée avec le souci de se procurer les biens les plus convoités…

La question la plus importante est cependant celle de la prééminence possible de l’économie chinoise dans les systèmes-monde successifs. Avant le 5e siècle, il est possible que l’économie impériale romaine ait surpassé l’économie chinoise sur plusieurs points : infrastructures routières, capacités de navigation, accès aux matières premières telles que le bois, techniques commerciales et urbanisation. De fait, cinq des dix plus grandes villes du monde seraient, vers l’an 100, sous domination romaine, Rome et Luoyang étant les deux plus importantes. Tout changerait selon Adshead [2004] avec la dynastie Tang (618-907) qui instaurerait une supériorité chinoise manifeste au moins sur trois plans. C’est d’abord au plan institutionnel et politique : développement du système des examens pour l’accès au service public, création de ce fait d’une élite relativement innovante, expansion vers l’Asie centrale et diffusion de ces institutions vers les États satellites (Japon notamment). C’est aussi au plan économique : systématisation de la hiérarchie des marchés, colonisation de la vallée et du delta du Yangzi qui assure à la Chine un quasi-doublement de ses terres arables, obtention d’acier par le procédé de cofusion, inventions de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie… C’est enfin au plan social avec les progrès de la famille plus restreinte et la transformation de l’institution du mariage : avec le progrès de l’artisanat textile à domicile, notamment aux mains des femmes, il semble que les jeunes filles sur le point de se marier analysaient plus leur changement de statut comme une alliance de travail avec leur belle-mère que sous les traits d’une union prometteuse avec un jeune homme, aussi sympathique soit-il… À ces trois niveaux donc, la Chine serait sans doute, aux 8e et 9e siècles, sans égal sur le continent eurasien car ni Byzance (à la suite de Rome), ni l’islam des premiers siècles, ni l’Inde ne pouvaient se targuer de telles transformations.

Cette supériorité allait se pérenniser, voire se transformer en leadership global avec l’émergence de la dynastie Song (960-1271). Cette dynastie est connue pour ses transformations économiques : encouragement à la commercialisation interrégionale du riz, production accrue de fonte, développement de la spécialisation régionale et promotion du commerce, y compris extérieur. C’est la première dynastie qui retire plus de taxes du commerce que de l’usage de la terre. Elle impose également la grande jonque pour le commerce maritime et promeut résolument l’exportation de produits chinois en Asie du Sud-Est (porcelaine, soie, lin, métaux, livres). Des pans entiers de l’économie rurale (notamment ses ateliers textiles) sont alors indirectement producteurs pour l’exportation : ils le seront du reste de nouveau à partir des années 1980 dans le cadre du renouveau post-maoïste et entameront la reconquête des marchés étrangers… Mais les Song, c’est aussi la mise en place d’une monnaie de cuivre largement diffusée et surtout le premier usage, apparemment raisonnable, du papier-monnaie. C’est aussi la période où les marchés de facteurs de production commencent à émerger : le marché de la terre semble notamment dynamique mais le travail reste mobilisé de façon familiale, sans doute hors marché à proprement parler. Il est probable que l’économie de marché fasse alors des progrès sensibles, bien avant qu’elle ne commence à émerger, en Europe, au 13e siècle. Dans ces conditions, il est probable que la Chine ait connu un excédent commercial extérieur structurel, au détriment entre autres de l’Europe qui connaît un irrépressible drainage des métaux précieux vers un Orient d’où viennent l’essentiel des biens de luxe…

La Chine a incontestablement connu un troisième moment de leadership, voire de manipulation économique des puissances occidentales, sous les Ming (1368-1644) et les premiers empereurs Qing qui suivirent. Au début du 15e siècle, entre 1405 et 1433, la Chine a vraisemblablement mené à bien sept opérations maritimes dans l’océan Indien, dans le but de faire reconnaître sa « suzeraineté » par les pouvoirs locaux. Profitant du caractère imposant de ses vaisseaux et de sa puissance navale, l’empereur impose des relations diplomatiques et commerciales, de l’Asie du Sud-Est à la mer Rouge. Mais l’arrêt en 1433 des expéditions (pour des raisons encore mal connues) signe la fin d’un mouvement qui n’est pas sans évoquer celui des grandes découvertes ibériques. La Chine n’abandonnera pas pour autant toute forme de leadership puisque, au 17e siècle, en récupérant de l’ordre de deux tiers de l’argent extrait dans les mines américaines et japonaises grâce à la vente aux Hollandais de ses produits phare, elle consolide son système monétaire et permet la croissance remarquable du premier siècle de l’époque Qing [Norel, 2010].

Pour impressionniste que soit nécessairement ce rapide panorama des atouts chinois dans la longue durée, il étaye, nous l’espérons, une réalité fondamentale : la Chine a très souvent constitué un acteur global majeur depuis treize siècles et son retour en force actuel est sans doute moins une émergence qu’un retour aux sources…

ADSHEAD S. [2004], Tang China: The Rise of the East in World history, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

NOREL P. [2010], Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ? chronique du 22 mars sur ce blog.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Cités médiévales et capitalisme : que nous enseigne l’histoire comparée ?

La découverte de l’Amérique par les marins de Christophe Colomb, en 1492, peut être considérée comme le point de départ de l’expansion planétaire du capitalisme. C’est en effet entre cette date et le 20e siècle que les entreprises commerciales et coloniales européennes ont progressivement intégré la quasi-intégralité des régions du globe à un système-monde régi par le capitalisme. L’histoire de ce dernier est cependant plus ancienne encore. Il trouve son origine dans le Moyen Âge européen, et plus précisément dans les bourgs, les villes et les cités-États du Vieux Continent. En accordant, comme ce ne fut le cas nulle part ailleurs, un régime privilégié de citoyenneté à ses bourgeois, les bourgs européens sont la véritable matrice du capitalisme.

Dès le 11e siècle, partout en Europe, les villes acquirent un degré inédit d’autonomie politique et même dans certains cas d’indépendance. Le constitutionalisme des cités-États médiévales soumettait les pouvoirs princiers à la loi et permettait aux simples sujets de mettre fin à leur allégeance à l’égard des nobles si ceux-ci leur imposaient des impôts trop élevés. Les murs des villes européennes protégeaient la propriété privée. Ils suffisaient à un serf de passer les portes de la cité pour se trouver affranchi – l’air de la ville rend libre, disait un proverbe médiéval allemand.

Ces bourgs étaient gouvernés par une petite minorité, composée généralement de marchands qui s’attachaient à promouvoir le commerce. Cette bourgeoisie favorisa l’émergence d’une division du travail au sein d’un vaste espace géographique qui englobait les zones urbaines de l’Europe de l’Ouest, les campagnes de l’Europe de l’Est et s’étendait jusqu’aux bords de la mer Noire.

Des marchands européens très protégés

Cet espace était – déjà – organisé selon un rapport centre-périphérie : les cités-États d’Europe de l’Ouest exportaient des produits manufacturés vers leurs régions périphériques en échange de matières premières. En raison des importations de tissus en provenance des Pays-Bas et d’autres régions d’Europe de l’Ouest, la Hongrie entretint longtemps un déficit commercial et l’industrie textile polonaise ne parvint pas à prospérer. Les cités-États italiennes intégraient à cette division du travail leurs colonies de la Méditerranée orientale, telles que Crète ou Chypre. Les autorités vénitiennes y interdisaient le développement d’activités qui auraient pu concurrencer leurs propres industries. Ces mêmes industries qu’elles s’attachaient à promouvoir en favorisant l’immigration de travailleurs qualifiés, à commencer par les artisans du textile. Les autorités vénitiennes interdisaient même aux capitaines de vaisseaux d’embarquer des artisans qualifiés qui auraient souhaité émigrer hors de Venise – ceux qui défiaient cette prohibition encouraient de sévères sanctions.

C’est en comparant le cas européen avec les autres régions du monde que la singularité européenne devient le plus apparente. Il y a mille ans, la Chine était ainsi la plus développée de toutes les régions du monde, tant sur le plan socioéconomique, politique que militaire. Autour de l’an 1100 de notre ère, ses villes les plus peuplées abritaient jusqu’à un million d’habitants. Ses institutions et ses techniques marchandes étaient, déjà à cette époque, si avancées que l’empire du Milieu utilisait couramment le papier-monnaie, les contrats écrits, le crédit commercial, les chèques ou les reconnaissances de dettes, et qu’il possédait des réseaux commerciaux considérables. Pourtant le capitalisme ne s’est pas développé en Chine. Ses gouvernants menaient, certes, une politique de promotion du commerce, mais ils ne voulurent jamais favoriser la concentration de la richesse entre les mains des marchands. L’empire reposant essentiellement sur la taxation de la terre et devant ménager des paysans prompts à la révolte, ils veillèrent toujours à les protéger de tout pouvoir de monopole des négociants.

Les positions stratégiques des petits États européens

Dans le sous-continent sud-asiatique (soit l’Inde actuelle), le panorama n’était pas le même qu’en Chine, mais il n’a pas non plus favorisé l’émergence du capitalisme. Pendant des siècles, l’aristocratie percevait l’impôt, ce qu’elle mit à profit pour extraire autant de revenu qu’il était possible de l’agriculture et pour ponctionner la richesse des marchands. Ceux-ci n’avaient qu’un accès limité auprès des autorités de l’État et ils tentèrent rarement de conquérir le pouvoir politique. Dans la mesure où seuls 5  % des revenus de l’Empire moghol provenaient des droits de douanes, un marchand sud-asiatique qui sollicitait la protection de son État contre l’agression européenne avait bien moins de chances d’obtenir satisfaction que ses concurrents du Vieux Continent.

Le refus, et parfois l’incapacité, de certaines puissances maritimes non occidentales, de l’Égypte mamelouke à la Chine des Ming à soutenir leurs diasporas marchandes permit en définitive à des puissances bien plus modestes – les villes et les petits États européens – d’occuper des positions stratégiques, d’un point de vue militaire autant que commercial, dans tout le pourtour de l’océan Indien. Grâce à la suprématie militaire que les nations européennes acquirent sur les mers, des compagnies marchandes comme la Compagnie orientale des Indes néerlandaise purent tisser un vaste réseau de forteresses et de comptoirs commerciaux. Ces compagnies en profitèrent pour constituer de véritables monopoles commerciaux et dégager des bénéfices colossaux qui contribuèrent notablement à l’émergence du capitalisme en Europe.

Le premier salariat urbain

Le salariat était une condition courante dans les villes médiévales européennes. Dès le 14e siècle, en Hollande, dans les Flandres, en Italie et dans certaines parties de l’Angleterre, le pouvoir que les marchands entrepreneurs pouvaient exercer sur leurs employés était considérable. Ils achetaient les matières premières, contrôlaient et supervisaient la production, imposaient les tarifs à la pièce qui leur convenaient et vendaient eux-mêmes le produit fini sur le marché. Dans de nombreuses villes, de 40 à 50 % de la population était impliquée dans l’industrie textile et la majorité des tisserands et des teinturiers travaillaient directement ou indirectement comme sous-traitants pour les marchands. Les travailleurs urbains devaient travailler de longues heures, y compris nocturnes, pour un salaire de subsistance : la moitié passait dans l’achat de pain. À Gand au 14e siècle, les peigneurs étaient généralement payés à la pièce, de même que les cardeurs de Gênes ou les tisserands de Londres. À Florence, des contrats de travail prévoyant un salaire fixe existaient, et nombreux étaient ceux qui y aspiraient, « libres » de vendre leur force de travail, comme l’écrirait Karl Marx à propos des travailleurs britanniques du 17e siècle. Les marchands pouvaient compter sur les autorités pour maintenir les salaires au plus bas. Les premières insurrections ouvrières eurent lieu dans ces villes médiévales.

Si les marchands des villes européennes étaient bien moins prospères que leurs confrères chinois, tant au Moyen Âge qu’à la Renaissance, ils étaient bien mieux introduits dans les arcanes du pouvoir politique. La bourgeoisie urbaine européenne était de fait le bénéficiaire principal des cités-États, ainsi que des premiers États modernes, comme les Pays-Bas. Ces États lui apportèrent toujours le soutien militaire et financier qui lui permit de poursuivre son expansion commerciale aux quatre coins de la planète.

N.B. : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010, sous le titre « Les villes médiévales, terreau de la bourgeoisie ». www.scienceshumaines.com

Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.