Le planisphère, figure ambiguë du Monde

La publicité fait grand usage des planisphères : vanter le caractère mondial d’un journal, d’une compagnie aérienne ou d’une école de commerce, passe le plus souvent par l’affichage d’un portrait du Monde, d’un planisphère. Sans cette figure, le Monde est une abstraction. Figuré, il devient familier et parait moins menaçant.

Mais on n’utilise pas n’importe quel planisphère, il est justement essentiel qu’il soit habituel ou, mieux, qu’il soit reconnaissable avec un léger décalage. Il existe de très nombreuses façons de représenter la surface du globe terrestre en deux dimensions (ce que signifie littéralement plani-sphère). On les appelle les projections : exercices mathématiques complexes de mise en relation d’une surface sphérique (ou presque) et d’une autre plane. La plupart des planisphères, même si les projections polaires ont acquis, depuis une vingtaine d’années, droit de cité dans les manuels et la presse, restent marqués par trois habitudes de lecture : une projection largement « conforme », l’orientation au Nord et la coupure dans le Pacifique.

Les planisphères qui respectent les formes mais pas les tailles (selon des projections appelées « conformes ») donnent, on en a pris conscience depuis longtemps, une image rétrécie des régions proches de l’équateur. La projection la plus célèbre, celle de Mercator, du nom du grand cartographe flamand du XVIe siècle à qui l’on doit aussi le mot « atlas » pour désigner un recueil de cartes, est justement totalement conforme [1] ; tous les méridiens et tous les parallèles se coupent à angle droit, comme sur le géoïde terrestre. C’est une carte de marins, où les angles sont justes, mais qui a pour effet d’exagérer les surfaces des hautes latitudes, puisque les pôles sont projetés à l’infini, et, réciproquement, de minimiser la région intertropicale, par ailleurs la zone la plus pauvre. Ainsi l’Australie, qui est dans la réalité quatre fois plus grande que le Groenland, y est représentée beaucoup plus petite [2]. On a donc inventé des compensations, quelquefois jusqu’à la caricature, comme la carte de Peters très à la mode dans les années 1980 au point de servir alors de fond d’écran aux journaux d’Antenne 2. Ainsi, quand on veut donner une image décalée du Monde, on reprend souvent cette projection familière, en changeant juste un paramètre. Une carte, réalisée il y a une vingtaine d’année en Australie, a connu une grande notoriété : elle mettait tout simplement l’Île-continent au centre et en haut, là où est habituellement l’Europe. Le Sud était donc en haut et la coupure dans l’Atlantique, non dans le Pacifique. Mais c’était une Mercator tout à fait classique.

En effet, les cartes les plus répandues dans le Monde, bien au-delà de la seule cartographie européenne, situent les bords latéraux du rectangle dans lequel est inscrit le planisphère, au milieu du Pacifique. Ou, si l’on préfère, mettent le méridien de Greenwich au milieu. Rien d’étonnant que les enquêtes montrent qu’à la question « pourquoi le méridien O° est-il celui-là ? », la réponse la plus courante reste : « parce qu’il est au milieu ». Ces cartes sont toujours orientées au Nord, ce qui place l’Europe en haut au centre. Tout cela n’a rien d’innocent, évidemment, puisque sur une boule tous les points de la surface sont équivalents et qu’on peut donc centrer un planisphère sur n’importe quel point du globe, il en sera tout aussi juste ou tout aussi faux que les autres. Il ne faut jamais oublier qu’à la différence de toute carte plane, la terre n’a pas de bord.

Les planisphères les plus familiers sont donc des représentations obsolètes. Le Pacifique n’est plus une marge, comme à l’époque où l’Europe dominait le Monde, avant 1914, à l’époque où justement les Européens ont tracé les fuseaux horaires et choisi leur origine en la calant sur le méridien de la plus grande puissance impérialiste de l’époque. La mondialisation actuelle n’a pas de bord non plus, même si elle a des marges.

Dans les années 1980, on a connu une mode éditoriale sur le « Pacifique nouveau centre du monde ». Cette inversion est synchrone de la brusque prise de conscience du poids du niveau mondial dans un large public. C’est aussi le moment où le mot « mondialisation » tombe dans le domaine public, entre dans les dictionnaires courants (1981 pour le Petit Larousse). Rien d’étonnant qu’alors un recueil de cartes devienne un best-seller, phénomène plutôt rare : l’Atlas stratégique de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau (Fayard, 1983) dût son succès à quelques planisphères connus jusque là seulement de quelques spécialistes et, surtout, à d’autres cartes plus classiques mais centrées sur la Chine ou l’Amérique. Il y a donc bien eu une légère évolution de la représentation du Monde, mais sans que rien ne soit vraiment bouleversé. On a toujours du mal à se rendre compte que l’Est et l’Ouest ne sont que des données relatives, à la différence du Nord et du Sud qui ont des lieux absolus, des pôles.

Tout vient d’une contradiction insoluble : alors que le planisphère a nécessairement des bords, le globe terrestre, et donc le Monde, n’en a pas. La Terre est bien une étendue finie, mais elle n’est pas bornée. Pourtant, le monde construit par l’Europe reste longtemps centré sur elle, jusqu’au début du XXe siècle, puis sur l’Atlantique, l’Occident. Dans les fait, il y a bien, alors des « bords du Monde », des marges, au Nord et au Sud, mais aussi à l’Est et à l’Ouest, dans le Pacifique. En 1913, on peut considérer le planisphère comme « juste », comme une représentation efficace du Monde.

Mais cette figure est aussi une image mentale, une représentation sociale dont nous avons du mal à nous passer. Elle fonctionne comme une pensée subliminale du Monde. Il est difficile de convaincre un rédacteur en chef, un éditeur de manuels ou un enseignant d’utiliser des planisphères variés, donc souvent – et même nécessairement – inhabituels. Aucun planisphère n’est totalement « juste », mais tous donnent des éclairages, des points de vue complémentaires. Mais, quand on a « perdu le Nord », quand on ne sait pas dans quel sens disposer la figure, on a peur que le public « perde du temps » à se retrouver dans la carte. Car, il est bien évident pour ces interlocuteurs, que le message principal est ce qu’on va mettre sur ce fond de carte, des productions de blé ou des routes de la drogue, des densités de population ou des zones de conflits… C’est négliger que, comme souvent, le médium est (aussi) le message [3]. Tout (fond de) planisphère est une pensée du Monde. Et trop souvent nous pensons le Monde d’aujourd’hui avec la représentation d’avant-hier[4].

Car il faut des images familières pour intégrer la nouveauté. Nous tentons de saisir le neuf avec des concepts anciens. Ce que nous donne à voir le planisphère, c’est une icône mentale de la surface terrestre, divisée en ensembles familiers, d’autant plus rassurants que la carte contribue à les naturaliser. Quand nous parlons d’Amérique ou d’Afrique, ces continents nous semblent des faits de nature. Pourtant, comme leurs représentations qui nous les familiarisent, ils sont des découpages historiques, projetés par les cartographes européens sur les terres et les sociétés. Face à un planisphère nous voyons tous l’Afrique comme une évidence. Or, pourquoi découper ainsi plutôt qu’avec d’autres limites ? L’isolement de cette partie des terres émergées, le nom même qui lui a été choisi, Africa, est une histoire qu’il faut situer au nord de cette partie du Monde, dans la Méditerranée antique et l’Europe médiévale. On est dans un pur jeu de représentations [5]. Pourtant, qui ne verrait pas aujourd’hui l’Afrique sur le planisphère ? Et la cartographie animée ou interactive, Google Earth ou Google Map n’induisent pas des cadres mentaux différents.

L’usage de la carte est empreint d’ambiguïtés. La violence cartographique est d’autant plus puissante qu’elle est indolore, le fond de carte s’efface discrètement sous les contenus qui les remplissent. Pourtant c’est un message qui est loin d’être innocent.

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[1] Jean Lefort, L’Aventure cartographique, Belin, 2004. Ouvrage très lisible, qui présent les questions techniques avec beaucoup de pédagogie et fort bien illustré.

[2] Fernand Joly, La Cartographie, PUF, « Que sais-je ? » n° 937. La mise au point la plus accessible sur les complexités techniques de la cartographie, y compris les incertitudes contemporaines.

[3] Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes, Flammarion, 1993.

[4] Roger Brunet, La Carte. Mode d’emploi, Fayard/Reclus, 1987.

[5] Christian Grataloup, L’Invention des continents. Comment l’Europe a découpé le Monde, Larousse, 2009.

Trois nuages

Un volcan islandais vient d’infliger à l’Europe occidentale un exercice pratique d’antimondialisation. Le blocage des transports aériens qui en résulta ne pouvant pas être longtemps traité selon la rhétorique ordinaire des « usagers pris en otage », faute de responsables connus, il fallait bien pour les commentateurs inventer autre chose. On disserta donc sur la fragilité de nos sociétés modernes, menacées par les excès du principe de précaution et vulnérables au fameux « effet papillon » ; certains se risquèrent même à méditer sur la « leçon de lenteur » donnée par le nuage, prônant une sorte de décroissance dans la connexion simultanée des espaces mondiaux.

Comme souvent en pareil cas, l’hébétude et le désœuvrement font naître un appétit d’histoire : on s’empressa donc de chercher des précédents. L’éruption du Laki le 8 juin 1783 faisait naturellement le candidat le plus sérieux à la concordance des temps. Bien plus catastrophique pour l’Islande que le réveil actuel de l’Eyjafjöll (les historiens estiment qu’un cinquième de la population a péri des suites de la famine qu’entraîna la destruction du cheptel), l’émission de dioxyde de souffre eut d’importantes répercussions climatiques en Europe [1]. Le nuage émis par le volcan dispersant le rayonnement solaire dans l’atmosphère, les différents pays européens connurent une baisse très sensible de leurs températures, et des dérèglements climatiques en cascade. Ceux-ci furent observés à travers toute l’Europe, et les témoignages abondent sur les craintes sociales qu’ils inspiraient et les réponses politiques qu’ils suscitaient. Dès le 17 juin, soit neuf jours seulement après l’éruption du Laki, un naturaliste de Montpellier du nom de Mourgue de Montredon établissait le lien entre le volcan islandais et les perturbations atmosphériques. Depuis Lisbonne jusqu’à Saint-Pétersbourg, les correspondances savantes sur les conséquences de ces étranges nuées éprouvaient l’unité de la République des lettres, ainsi que la certitude de l’existence du monde.

Car celle-ci n’est pas une donnée, mais une construction historique que la global history doit saisir comme objet. Telle est peut-être la leçon d’un troisième nuage, plus ancien et plus opaque. Il recouvrit la Terre entière, suite à une éruption cataclysmique d’un volcan océanien, durant les années 1452-1453, faisant écran au rayonnement solaire et provoquant d’après les spécialistes actuels une baisse des températures moyennes de 0,7 à 1° centigrades [2]. Au Caire comme à Londres, à Moscou et à Pékin, les effets de cet inquiétant brouillard furent observés et décrits – l’intensité de cette inscription documentaire soulignant d’ailleurs les principales lignes de force des grands bassins d’historicité du monde. On les observa, mais on ne put les expliquer : ils étaient les conséquences d’un épisode qui se déroula dans l’un des creux du monde, au milieu de l’archipel de Vanuatu dont l’île de Kuwae fut détruite par le cataclysme. Les anthropologues croient pouvoir retrouver la trace de cette Atlantide des antipodes dans la transmission orale des récits mythiques de fondation du monde dans les sociétés archipélagiques océaniennes ; et si l’on peut aujourd’hui considérer l’éruption du volcan de Kuwae comme la scène originelle d’un scénario mondial, c’est uniquement par l’effet rétrospectif d’une recherche récente elle-même mondialisée qui, connectant des informations dispersées et des disciplines distantes, reconstruit ses propres causalités.

Le paradoxe étant que l’un des seuls épisodes de portée mondiale qu’a connu le XVe siècle, qui peut par ailleurs être efficacement décrit comme un premier moment d’invention du monde, eut lieu dans l’un des rares endroits de la planète qui demeuraient à l’écart de la connexion des temps et des savoirs du monde. Voici pourquoi cet événement qui n’en est pas un ouvre L’histoire du monde au XVe siècle récemment paru [3]. Car il emblématise, de manière évidemment paradoxale, les aspirations et les difficultés de l’histoire globale, considérée moins comme une méthode que comme une exigence, et davantage comme une désorientation du point de vue que comme une délimitation disciplinaire.

L’histoire des contemporanéités est peut-être son objet véritable. Le nuage de 1452 s’étendait sur des mondes qui n’étaient pas encore contemporains. Celui de 2010 s’est tout de suite cherché un précédent dans l’éruption du Laki en 1783 car s’y inventait là notre conception du monde, comme communauté de destin et de danger, et notre idéal d’une histoire mondialisée. Celle-ci ne peut-être évidemment qu’émancipatrice. Certains journalistes échauffés par l’enthousiasme n’ont-ils pas été jusqu’à affirmer, dans un émouvant revival de l’histoire labroussienne la plus radicale, que le volcan islandais avait déclenché la révolution française ? On peut rêver – et l’Islande contemporaine, terre de polars et de world music, est là pour cela, depuis le Moyen Âge et ses sagas, au moins. Mais est-on si certain aujourd’hui de vivre en contemporanéité un destin commun de citoyens du monde lorsque les avions sont cloués au sol ?


[1] Voir sur ce point les travaux d’Emmanuel Garnier rapportés dans Libération, 23 avril 2010, p. 34-35.

[2] Andrew Hoffmann, « Looking to Epi : further consequences of the Kuwae eruption, central Vanuatu, AD 1452 », Indo-Pacific Prehistory Bulletin, 26, 2006, p. 62-71, téléchargeable ici : http://ejournal.anu.edu.au/index.php/bippa/article/viewFile/9/8).

[3] Patrick Boucheron (dir.), Julien Loiseau, Pierre Monnet, Yann Potin (coord.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009. Voir aussi sur ce sujet Patrick Boucheron, « Kuwae ou la naissance du monde », L’Histoire, 347, novembre 2009, p. 8-15.

Les Austronésiens et l’apport de plantes cultivées d’Asie du Sud-Est en Afrique de l’Est et à Madagascar

L’expansion austronésienne dans le Pacifique, à partir du milieu du 2e millénaire av. J.-C., est un fait relativement bien connu. En revanche, les mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien et leur rôle dans la diffusion de diverses plantes cultivées sont souvent ignorés.

Blench [2009] a postulé l’arrivée en Afrique, dans la première moitié du 1er millénaire av. J.-C., de trois plantes à multiplication végétative : le bananier, le taro et la grande igname Dioscorea alata L. L’ancienneté de l’arrivée du bananier en Afrique (il s’agirait de plantain, hybride Musa balbisiana x Musa acuminata, de type génétique AAB) est révélée par la trouvaille de phytolithes du genre Musa au Cameroun dans des fosses à ordures datées entre 840 et 350 av. J.-C. Les données génétiques montrent que ces bananiers ne sont pas venus de l’Inde : des Austronésiens ont dû apporter la plante, probablement sur les côtes d’Afrique de l’Est, la route suivie vers l’Afrique de l’Ouest restant mystérieuse. Des bananiers triploides AAA sont par ailleurs d’introduction ancienne en Afrique de l’Est.

La mise en place d’un système-monde afro-eurasien au tournant de l’ère chrétienne s’accompagne de nouveaux mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien. Ces Austronésiens apportent des bananiers de types AA, AAA, AB, AAB, et ABB [Blench 2009]. D’autres plantes arrivent sans doute à cette époque, ainsi le riz et le cocotier. Le témoignage de Pline [livre XII, parag. XLII-XLIII] qui parle de l’apport de cannelle sur la côte somalienne par des navires qui “mettent au moins cinq ans pour revenir [dans leur pays]” semble faire référence à des voyages austronésiens.

Le peuplement des Comores et de Madagascar par des Austronésiens – parlant une langue barito-sud-est du Sud de Kalimantan, d’après les caractéristiques de la langue malgache – serait intervenu un peu plus tard. Adelaar [2009] voit ces Austronésiens comme des marins en situation de dépendance par rapport à des maîtres de navires malais, arrivés au début de la formation de « l’empire » de Srîwijaya (7e siècle)[1]. Je considère pour ma part l’expansion malaise comme une cause possible d’un départ volontaire de ces pré-Malgaches, à une époque soit antérieure à Srîwijaya, soit contemporaine de sa formation [Beaujard, 2010] (on sait par les historiens arabes Balâdurî (9e siècle) et al-Tabarî (9e-10e siècle) que des « Sumatranais » appelés Sayâbiga (de Sâbag = Zâbag[2], « Javaka » par un intermédiaire tamoul Shâvaka) étaient par ailleurs installés avant l’islam dans le Sind : des voyages austronésiens se poursuivaient donc vers l’ouest de l’océan Indien).

Les premiers migrants à Madagascar comprenaient sans doute à la fois des hommes et des femmes [Hurles et al., 2005]. Ils apportaient avec eux des plantes cultivées, sur lesquelles l’archéologie ne fournit aucune donnée. La linguistique permet cependant d’identifier quatre plantes venues avec ces premiers Austronésiens : le riz (Oryza sativa L.), la grande igname, le cocotier et le safran d’Inde.

Le riz, essartage et riziculture humide

Les premiers migrants fabriquaient des outils en fer et possédaient des techniques de riziculture humide et de riziculture sèche, ce que l’on perçoit par la linguistique, mais aussi les pratiques agricoles et rituelles. Les étymologies des termes relatifs à la riziculture, soit hérités du proto-austronésien (PAN) ou du proto-malayo-polynésien (PMP), soit empruntés à des langues de l’Insulinde, révèlent les origines géographiques diverses des migrants et traduisent des introductions multiples au fil du temps. Le riz devait être cultivé en saison chaude (saison des pluies) à la fois sur essart et sur les bords des marais ou des rivières. Il ne s’agit pas encore de rizières aménagées : arrivés à Madagascar sans le bœuf, qui piétine aujourd’hui les rizières, les migrants auraient dû investir beaucoup d’énergie pour travailler le sol à la bêche.

Dans tout Madagascar, le mot vary désigne à la fois la plante, le paddy et le riz cuit. Il a été rapproché de langues de Kalimantan où on trouve bari, « riz cuit ». Certaines cérémonies sur essart évoquent de façon très précise des rituels des essarteurs de Kalimantan et des idées relatives à l’« âme » du riz, idées aujourd’hui presque disparues à Madagascar. Le vocabulaire de la riziculture humide est d’origine insulindienne, mais montre quelques termes venus de l’Inde, par l’Insulinde, fait qui semble correspondre à de nouveaux apports austronésiens à Madagascar intervenus au 2e millénaire. Différents des rituels sur essart, les rituels sur rizières humides mettent en œuvre des symboliques observées dans les cérémonies comportant un sacrifice de zébu, qui expriment une stricte différenciation sociale.

Les données linguistiques malgaches montrent que l’île a connu de multiples introductions de riz, d’origines diverses, à différents moments de son histoire. De nombreux termes apparaissent venus d’Afrique de l’Est et des Comores, à des époques difficiles à déterminer. Peut-être la riziculture était-elle moins importante que la culture de tubercules, mais sans doute y avait-il des pratiques agricoles diverses dès l’aube du peuplement.

La grande igname

La « grande igname » constituait une culture majeure des anciens Malgaches. Son nom est hérité du PMP. Des témoignages des 17e et 18e siècles montrent l’existence d’une technique particulière qui permettait d’obtenir des ignames de très grande taille, pratique bien connue aujourd’hui encore en Mélanésie, mais qui devait exister jadis en Indonésie orientale. Cette technique a peut-être été introduite dans la Grande Île après les premières arrivées (au 13e, 14e ou 15e siècle ?).

Globalement aujourd’hui, les tubercules (igname, taro, et les plantes américaines : manioc, patate douce) se trouvent symboliquement dévalorisés, classés dans une catégorie « noire » (et reliés aux autochtones et aux dépendants), en opposition au riz, aliment « blanc », associé au roi et aux nobles. La culture des ignames ne donne plus lieu à aucun rituel. L’arrivée vers le 13e-14e siècle d’Indonésiens qui initient le développement d’une riziculture humide intensive en même temps que celui de systèmes royaux fortement hiérarchisés semble à l’origine de cette dévalorisation générale des plantes « noires » et à celle de la divinisation du riz.

Le cocotier

Le terme malgache pour le cocotier et sa noix est généralement voanio, qui étymologiquement – voa/nio – signifie « fruit du cocotier ». Nio dérive du PMP. On peut supposer que les anciens Malgaches utilisaient pour leurs navires les fibres du cocotier de la même manière que les marins de tout l’océan Indien, mais les techniques de fabrication des bateaux cousus se sont perdues, sauf – dans une certaine mesure – pour le Sud-Est, où on les connaissait encore au 19e siècle.

Le safran d’Inde

Le safran d’Inde, Curcuma domestica Val. (famille des Zingibéracées) porte dans toute l’île le nom tamotamo, qui dérive probablement du malais banjarais tamo (Sud de Kalimantan). Comme en Asie du Sud-Est, le safran d’Inde est utilisé comme condiment, comme plante tinctoriale, mais surtout dans le domaine médico-religieux (le Curcuma est une plante protectrice, liée à la terre).

La rencontre entre Africains et Austronésiens

Porteurs d’un savoir agricole de zones tropicales humides, les Austronésiens mirent en valeur les régions les plus arrosées de l’île (côtes Nord et Est), mais aussi très tôt sans doute une partie des Hautes Terres, l’époque de leur arrivée en Imerina (7e-8e siècle ?) demeurant toutefois débattue. Des migrants bantous vont par ailleurs occuper d’autres espaces, vers la fin du 1er millénaire, avec l’essartage de régions plus sèches de la côte Ouest (les transformations du couvert végétal dans le Nord-Ouest malgache vers le 9e ou 10e siècle pourraient correspondre à l’introduction du bétail par ces Bantous). Ils apportent des espèces africaines adaptées aux conditions de ces zones : le sorgho et des légumineuses – voème Vigna unguiculata (L.) Wal., et pois bambara Vigna subterranea (L.) Verdc. La rencontre entre Bantous (et Arabo-Persans ?) et Malgaches dans la dernière partie du 1er millénaire donne lieu à une première phase de métissage, aux Comores (culture Dembeni) [Wright, 1984 ; Allibert et Argant, 1989] et dans le Nord de Madagascar. L’ensemble de plantes et de techniques dont disposent les populations d’agriculteurs explique que les signes d’activité humaine s’étendent ensuite rapidement à toutes les régions de la Grande Île.

Des migrations venant de la côte africaine se poursuivent – jusqu’au 19e siècle –, parallèlement à de nouvelles arrivées austronésiennes (supra). Elles entraînent l’introduction de plantes d’origines asiatique, africaine et indienne. Le bananier pourrait ainsi avoir été apporté par les premiers Bantous ; le nom malgache courant est akondro, dérivé du swahili. Il en est de même pour le taro, dont le nom peut être rapproché de termes trouvés en ki-Pemba (île de Pemba), et en ki-Gunya (Kenya). Un bananier « sauvage » du type Musa acuminata, apparenté à un sous-groupe de Java, dont les fruits portent des graines, a été trouvé à Pemba, où il a dû être apporté par des Austronésiens, à une époque non déterminée. Un bananier à graines a également été signalé sur la côte Nord-Est de Madagascar. Des arrivées austronésiennes du 2e millénaire introduisirent le terme fontsy (du PMP *punti, bananier), qui fut reporté sur le ravenale (« arbre du voyageur ») sur la côte Est malgache, puis désigna dans certaines régions, le bananier (le mot akondro s’était imposé presque partout). Le bananier Musa textilis Née, originaire des Philippines, qui fournit des fibres appréciées, était par ailleurs présent sur les Hautes Terres malgaches, où l’époque de son arrivée  – au 2e millénaire sans doute – est difficile à préciser. Les Africains, de même sans doute que des Indonésiens, introduisirent à Madagascar différents Citrus de l’Asie du Sud-Est et réintroduisirent le riz. La diversité des plantes cultivées malgaches fait ainsi écho à la complexité du peuplement et des métissages culturels observés.

ADELAAR, K. A.,[1995], « Malay and Javanese Loanwords in Malagasy, Tagalog and Siraya (Formosa) », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, pp. 50-66.

ADELAAR, K. A. [2009], « Towards an integrated theory about the Indonesian migrations to Madagascar », in : Ancient human migrations : a multidisciplinary approach, P. N. Peregrine, I. Peiros et M. Feldman (éds.), Salt Lake City, University of Utah Press, pp. 149-172.

ALLIBERT, C. [2007], « Migration austronésienne et mise en place de la civilisation malgache. Lectures croisées : linguistique, archéologie, génétique, anthropologie culturelle », Diogène, pp. 6-17.

ALLIBERT, C. et ARGANT, A. et J. [1989], « Le site archéologique de Dembeni (Mayotte), Archipel des Comores », Études Océan Indien, 11, pp. 61-172.

BEAUJARD, P. [2003], « Les arrivées austronésiennes à Madagascar : vagues ou continuum ? », Études Océan Indien, 35-36, pp. 59-147.

BEAUJARD, P. [2010], à paraître, « The first migrants in Madagascar and their introduction of plants ».

BLENCH, R. [2009], « Bananas and Plantains in Africa : Re-interpreting the linguistic evidence », Ethnobotany Research & Applications, 7, pp. 363-380.

BLENCH, R. [2010] à paraître, « New evidence for the Austronesian impact on the East African coast », in : Global origins and the development of seafaring (Proceedings of the Conference held in Cambridge, 19th-21st september 2007), C. Anderson, J. Barrett et K. Boyle [éds.], Cambridge, McDonald Institute Monographs

HURLES, M. E., SYKES, B. C., JOBLING, M. A. et FORSTER, P. [2005], « The Dual Origin of the Malagasy in Island Southeast Asia and East Africa : Evidence from Maternal and Paternal Lineages », The American Society of Human Genetics, 16, pp. 894-901.

MBIDA, M. C., DOUTRELEPONT, H., VRYDAGHS, L., SWENNEN, R. L., SWENNEN, R. J., BEECKMAN, H., DE LANGHE, E. A. L., et DE MARET, P. [2001], « First archaeological evidence of banana cultivation in central Africa during the third millennium before present », Vegetation History and Archaeobotany, 10 (1), pp. 1-6.

WRIGHT, H. T. [1984], « Early Sea-farers of the Comoro Islands : the Dembeni Phase of the IXth-Xth Centuries AD », Azania, XIX, pp. 13-5


[1] Pour Adelaar, qui reprend ici l’idée de Deschamps, ces Austronésiens pourraient en outre être venus de la côte est-africaine à Madagascar, accompagnés d’Africains (cf. aussi R. M. Blench [2009, et 2010]). Mais comment expliquer alors l’absence de poterie Tana à impressions triangulaires (TIW de F. Chami) à Madagascar (sauf dans la vallée de la Menarandra, dans l’extrême Sud de Madagascar, dans l’état actuel des recherches) ? Caractéristique des sites swahili entre 7e et 10e siècles, cette poterie est en revanche présente aux Comores. Si Adelaar estime que les mots malgaches relatifs aux directions de l’espace et à la navigation sont à rapprocher du malais, j’ai indiqué que l’on peut en fait distinguer plusieurs strates linguistiques et qu’une partie des termes malais pourrait être arrivée après les premiers locuteurs Barito-Sud-Est [Beaujard  2003]. Adelaar [1995] a montré que le malgache renfermait un certain nombre de termes empruntés au malais, au javanais, et à des langues de Sulawesi Sud.

[2] Les textes arabo-persans désignent sous le nom de Zabag le royaume sumatranais de Srîwijaya, mais aussi parfois l’île de Java.

Pour ou contre Jared Diamond ?

« Pourquoi est-ce vous, les Blancs, qui avez mis au point tout ce cargo et l’avez apporté en Nouvelle-Guinée, alors que nous, les Noirs, nous n’avons pas grand-chose à nous ? » Il est des questions qui engagent une vie. Jared Diamond raconte que celle-ci lui fut posée en 1972 sur une plage de Nouvelle-Guinée, par un homme politique local du nom de Yali. Diamond était alors un biologiste évolutionniste préoccupé par l’observation ornithologique. Délaissant l’avifaune tropicale, il allait désormais s’efforcer d’apporter à cette interrogation une réponse argumentée.

Mourir ou prospérer : les sociétés choisissent-elles leur destinée ?

On ne reviendra pas ici sur le succès éditorial mondial qu’a connu l’entreprise, mais juste sur certaines des thèses qui y furent exposées. L’œuvre est notamment jalonnée par deux synthèses érudites, rédigées d’une plume alerte et exposant une avalanche d’exemples puisés dans l’histoire de l’humanité : Guns, Germs and Steel: The fate of Human Societies (1) ; et Collapse : How societies choose to fall or succeed (2).

Le premier livre se structure autour d’une thèse : l’expansion coloniale occidentale fut le fruit combiné des armes, des épidémies et de la technologie. Et cette histoire moderne découle d’un très long passé, pour une part géographiquement déterminé : de fait, l’expansion des regions fondatrices des grandes civilisations a reposé au départ sur des avantages géographiques décisifs. Si l’agriculture et l’élevage sont nés au Moyen-Orient et y ont atteint un degré de perfectionnement qui ne fut égalé nulle part ailleurs, c’est que l’Europe et l’Asie forment un colossal ensemble, propice, d’une part aux brassages microbiens qui aboutirent à l’immunisation progressive de ses populations, d’autre part aux échanges génétiques (plantes et animaux) comme technologiques. Toutes ces ressources furent captées par l’Europe, car ses composantes nationales multiples restèrent en compétition permanente et surent exploiter ces apports, quand d’autres sociétés, comme la Chine, restaient coagulées et immobilisées sous la férule d’un empire.

Le second ouvrage pousse la thèse un peu plus loin dans ses retranchements. Collapse, traduit par Effondrement, se définit pour l’auteur comme la « chute radicale du nombre, de l’organisation politique et sociale d’une population sur un large territoire donné ». Et d’égrener des exemples, devenus canoniques par la magie des best-sellers, parmi lesquels nous retiendrons les deux échantillons les plus popularisés : l’anéantissement de la civilisation de l’île de Pâques et l’agonie des Vikings groenlandais.

Ces exemples d’effondrement civilisationnel ont, pour Diamond, valeur d’avertissement pour notre société technicienne. Il entend démontrer que la quasi-totalité des collectivités humaines ont eu historiquement pour constante de détruire leur environnement au point d’en périr. La thèse est prophétique, globalisante, séduisante… Mais résiste-t-elle à l’examen ?

Non, répondent sans ambages Patricia A. McAmany et Norman Yoffee. Ces deux anthropologues viennent de diriger la publication de Questioning Collapse. Human resilience, ecological vulnerability and the aftermath of empire (3). Ce livre se présente comme une « entreprise de sagesse collective », ou plutôt de déconstruction, visant à saper ce que ses contributeurs perçoivent, avec d’autres, comme l’expression d’un déterminisme irritant et d’un occidentalocentrisme arrogant.

Des Blancs ou des statues, qui a tué les Pascuans ?

Point de désaccord majeur : les contributeurs de Questioning Collapse estiment tous que les sociétés souvent lointaines avec lesquelles Jared Diamond tisse ses parallèles ne sont pas mortes d’avoir épuisé leur environnement. « La résilience est le leitmotiv de l’histoire humaine », écrivent-ils en introduction, et les populations ont généralement su s’adapter au changement.

Prenons l’exemple de l’île de Pâques, emblématique entre tous. Les éditeurs ne s’y sont pas trompés. Tant Effondrement que Questioning Collapse portent en effet en couverture l’image d’un moai, imposante statue de basalte édifiée par le peuple polynésien échoué sur ce confetti insulaire de 164 km2 au milieu du Pacifique. Pour Diamond, ces populations auraient détruit leur environnement au fil d’une compétition de prestige entre clans visant à édifier des autels dédiés aux ancêtres, représentés par ces moai. Le transport de ces statues, de la carrière aux côtes, aurait nécessité énormément de bois. D’où une déforestation systématique, un « écocide » qui aurait entraîné la destruction du biotope pascuan. Oui, mais…

S’il faut appliquer un terme moderne à l’histoire pascuane, estiment les archéologues Terry L. Hunt et Carl P. Lipo dans l’article qu’ils cosignent dans Questioning Collapse, ce n’est pas celui d’écocide. Celui de génocide serait davantage approprié. La chute démographique, loin de résulter d’une surpopulation suivie d’une phase de guerre totale et de « retour à la barbarie », fut surtout la conséquence des déportations : Péruviens, Français et Britanniques forcèrent en effet les hommes au départ, pour exploiter les gisements de guano latino-américains ou les plantations coloniales de Polynésie française ou d’Australie. Des milliers d’indigènes attestés vers 1800, il ne restait en 1890 qu’une poignée de femmes. Quant à la déforestation, elle ne résulte pas de l’érection des moai. L’archéologie expérimentale a montré qu’il suffisait de peu de bois pour les déplacer. La palynologie et la comparaison avec l’histoire d’Hawaii (archipel peuplé à une date similaire par des peuples de même origine que les Pascuans) permettent d’inférer que ce serait plutôt les rats et poulets, arrivés dans les pirogues des colons polynésiens vers 1200, qui auraient progressivement éradiqué la forêt primaire en quatre siècles. Et cela n’empêcha nullement la population humaine de croître dans cet intervalle. Laissons la conclusion à l’anthropologue Alfred Métraux, qui visita les lieux dans les années 1930 : ce qui arriva à l’île de Pâques « est une des pires atrocités jamais commises par l’homme blanc, [responsable de] la catastrophe qui éradiqua la civilisation pascuane ».

Grande théorie et soupe de poisson

« La société viking médiévale installée au Groenland s’est-elle laissée mourir ? », se demande ensuite l’archéologue Joel Berglund. Jared Diamond voit en effet dans le destin de ce peuple une autre illustration de ses théories : pour lui, les Vikings ayant colonisé vers l’an mil les côtes australes du Groenland sont morts de faim trois siècles plus tard, quand un refroidissement climatique les a empêchés de se livrer à l’agriculture, à l’élevage, et au commerce avec l’Islande dont ils étaient originaires. Cela dans un milieu aux ressources abondantes, que leurs hostiles voisins inuits savaient exploiter ; en bref, ces Vikings seraient morts d’inanition simplement parce que des raisons culturelles leur interdisaient de manger du poisson, du phoque et de la baleine !

Ironique, Berglund commence par citer… Indiana Jones : « Si vous cherchez la Vérité, adressez-vous au département de philosophie. En archéologie, on ne travaille qu’avec des faits. » Et les faits archéologiques, pour être têtus, n’en sont pas moins ténus. Comment peut-on bâtir une telle théorie avec les rares traces de la présence viking au Groenland (des sagas attestant cette colonisation à partir de la fin du 10e siècle, et quelques murets confirmant l’existence de deux villages, datés des 14e et 15e siècles) ? Quand on ne dispose que de peu d’archives, dit-il en substance, grande est la tentation de combler les trous en laissant libre cours à son imagination. Certes, on ne trouve que peu d’arêtes et d’os de mammifères marins dans les dépotoirs vikings groenlandais… Mais on en trouve quand même, et il est attesté que les Nordiques étaient friands de poissons, phoques et cétacés, dont ils faisaient commerce et agapes. L’air de rien, Berglund enchaîne sur une recette de porridge norvégien en usage jusqu’au 19e siècle : dans un bouillon, faites réduire vos restes de poissons jusqu’à dissolution… Soyons logique, conclut-il. Si les Vikings disparaissent au 15e siècle du Groenland, nul besoin d’imaginer disette ou conflit de voisinage. Tout semble prouver que nos pragmatiques gaillards sont allés s’établir là où l’herbe était plus verte, ce qu’atteste le fait que les deux établissements connus aient été vidés de tout objet de valeur.

Oui, le monde est un polder

Les coordinateurs de Questioning Collapse se montrent plus que sévères sur la correction des détails de la copie, demandant à leurs contributeurs d’éplucher l’abandon des cités-États mayas, les racines historiques du génocide rwandais, les causes du retard chinois face à l’expansionnisme occidental du 19e siècle ou la disparition de l’Empire akkadien… Mais, au final, ils ne parviennent pas à remettre en cause la thèse fondamentale qui fit le succès de Jared Diamond. Ils vont même jusqu’à la faire leur : « Notre société globale a aujourd’hui atteint un point tel que nous sommes en mesure de changer – peut-être de manière irrévocable – le visage de la planète que nous habitons », reconnaissent-ils. Ce faisant, ils admettent que le débat est nécessaire, urgent.

Ils reprochent surtout à Diamond de pécher par omission : la notion même d’effondrement ne serait pas acceptable. Car si elle accuse d’aveuglement écologique des civilisations disparues, elle exonère de sa responsabilité la seule société qui ait eu, à un moment donné de son histoire, la capacité de peser sur son environnement à un point suffisant pour le détruire et s’autoannihiler. Cette société-là, prédatrice entre toutes, coupable autrefois de colonialisme et aujourd’hui de déséquilibres écologiques à l’ampleur inégalée…, c’est la nôtre.

L’argutie qui consiste à déterminer si Diamond est un prophète ou un imposteur n’est pourtant pas d’actualité. Il reste un auteur fondamental, et ses hypothèses reposent sur des enchaînements de causes complexes, bien loin de se réduire à la seule dialectique des relations entre civilisation et milieu. Si nombre de ses constructions sont à revoir et à discuter, ses livres constituent de formidables réservoirs d’idées. Les passages dérangeants qu’il a écrits, même rageusement raturés au stylo rouge par les experts, offrent une lecture jubilatoire et nourrissent de nouvelles pistes de réflexion.

Enfin, il aura au moins eu le mérite de poser une problématique cruciale : nous sommes seuls dans un monde fini, un grain de sable lâché dans un infini cosmique, et pour la première fois dans l’histoire en mesure d’affecter nos ressources vitales de façon irrémédiable. « Le monde est un polder », résume Jared Diamond. Il est urgent de réfléchir à cette situation inédite, et il aura eu l’immense mérite d’entamer cette réflexion d’ampleur.

NOTES

(1) Publié en 1997, traduit en français par Pierre-Emmanuel Dauzat sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, 2000, rééd. coll. « Folio Essais », 2007.

(2) Publié en 2005, traduit en français par Agnès Botz et Jean-Luc Fidel sous le titre Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006, rééd. col. « Folio Essai », 2009.

(3) Patricia A. McAmany et Norman Yoffee (dir.), Questioning Collapse. Human resilience, ecological vulnerability and the aftermath of empire, Cambridge University Press, 2010.

Le thé, une « plante globale » entre Chine, Grande-Bretagne et Assam

Le thé est sans doute originaire des forêts orientales de l’Himalaya. Dans les premiers temps, les feuilles de l’arbre à thé sont mâchées et utilisées comme remède en application sur les blessures. Mais le thé sert aussi directement de nourriture comme en témoignent de nombreuses pratiques en Birmanie, en Thaïlande ou en Chine du Sud-Ouest. S’il est probable que ces populations ont très tôt vendu leur thé aux Chinois, c’est seulement au 4e siècle avant l’ère conventionnelle que ce dernier apparaît en usage dans les monastères taoïstes, puis bouddhistes. Parée de vertus méditatives, la feuille de thé est alors infusée et pousse désormais sur des arbustes que les moines ont su acclimater. Considérée au départ comme une plante de la pharmacopée, la feuille de thé donne une boisson de consommation courante dès le 5e siècle, dans la vallée du Yangzi, pour être ensuite diffusée dans toutes les provinces durant la dynastie Tang (618-907). Évitant de consommer de l’eau polluée non bouillie, le thé contribue alors à l’expansion de la population et de l’économie chinoise.

Dès cette époque, le thé a des effets économiques et sociaux importants. Il stimule la fabrication de grès puis de porcelaine et entraîne un réel raffinement dans les types de tasses utilisées. Mais le thé est aussi très vite exporté, notamment vers le Tibet, l’Asie centrale et la Sibérie où il est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack. Il est aussi diffusé vers le monde musulman où, mélangé au sucre, il devient un providentiel substitut du vin. Un commerce actif de « briques de thé » se met donc en place sur la route de la Soie, à tel point que ces briques en viennent, au 12e siècle, à servir de monnaie sur ce parcours commercial. C’est cependant au Japon que, dès 593, le thé rencontre ses succès les plus vifs et permet l’élaboration d’un cérémonial qui s’installera au centre de la culture japonaise [Okakura, 2006]. Pour MacFarlane [2003, p. 63], il est probable qu’il ait aussi contribué à la diffusion du bouddhisme zen dans toutes les couches de la société nippone.

Il allait avoir des conséquences initialement analogues en Grande-Bretagne… On commence à l’utiliser aux Pays-Bas dès 1610 mais il n’est consommé en Angleterre qu’après 1657, d’abord brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande, considéré en quelque sorte comme une « bière à réchauffer »… C’est après 1730 et l’établissement d’une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine que le thé est massivement importé et que son prix le rend accessible à l’ensemble de la société. Il devient une composante centrale de l’alimentation : « En 1734, un budget de la classe moyenne allouait 5,25 pences par semaine et par personne au pain contre 7 pences pour le thé et le sucre » [ibid., p. 70]. Il se diffuse également vers les classes les plus modestes et se voit aussi réexporté vers les Amériques. Son intérêt économique est tel que les autorités en encouragent la consommation aux dépens du café tandis que la East India Company en fait une de ses principales sources de revenu. Mais ses conséquences sur le mode de vie britannique sont encore plus fondamentales. Sa consommation se développe dans les tea gardens et contribue au développement de l’art du jardin comme elle stimule la création de teashops où, contrairement au pub, toute la famille peut aller. Elle détermine une sociabilité (notamment féminine) de l’après-midi, tout en instaurant des codes sociaux qui participent des pratiques de différenciation sociale. Plus que tout, en étant associée dès le début du 19e siècle à l’ingestion de gâteaux, liée par ailleurs à la prise de lait et à l’habitude de sucrer abondamment la tasse de thé, la consommation de ce breuvage permet une alimentation en calories plutôt bon marché. Le système des repas britanniques s’en trouve bouleversé tandis que le tea-break des ouvriers leur permet sans doute une meilleure productivité. La production de céramique est aussi abondamment stimulée par l’introduction de nouveaux récipients pour le service, mais la métallurgie n’est pas en reste grâce  l’importance prise par la petite cuillère, le couteau à marmelade et autres ustensiles… Les techniques de la consommation (publicité, emballage, distribution) progressent aussi grâce à la consommation de la feuille chinoise…

Mais précisément, les autorité britanniques s’inquiètent désormais du pouvoir économique que leur consommation de thé procure à l’empire du Milieu, les importations étant payées en cotonnades indiennes et en argent. Par ailleurs,dès la fin du 18e siècle, la Royal Society tentait de trouver des spécimens de plantes, thé notamment, dans l’empire ou à l’extérieur, afin de rationaliser l’exploitation agricole impériale. Et si les Hollandais avaient pu, dès 1828, acclimater le thé sur Java, les Anglais rêvaient de pouvoir cultiver le thé ailleurs afin d’en finir avec un système de production et de transport du thé chinois à la fois artisanal et impénétrable à leurs intérêts. On connaît la suite : à partir du moment où les Britanniques ne furent plus en mesure de payer le thé chinois avec des cotonnades indiennes (du fait de la production chinoise croissante) tandis que le paiement en argent métal se heurtait à la raréfaction des approvisionnements américains, il devenait nécessaire de trouver un produit que les Chinois importeraient massivement… Ce fut l’opium, cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, exporté en quantité négligeable en 1790 mais dépassant en valeur les importations de thé en 1833, à la veille des guerres de l’opium… En ce sens, le lien entre besoin anglais de thé et consommation de l’opium est direct même si la demande chinoise fut de fait motrice et bien des intermédiaires chinois complices. Dans un second temps, il fallait trouver un centre de culture alternatif du thé ; ce fut l’Assam, dans le nord du Bengale.

Tardivement colonisée par les Britanniques, cette région les intéressait surtout comme voie de passage potentielle vers la Birmanie et le Yunnan chinois d’une part, comme source de métaux précieux d’autre part. Ils ne tardèrent pas à découvrir (1835) que l’arbre à thé y avait poussé depuis toujours et livrait une infusion d’une qualité comparable à celle permise par les plants chinois. Dès 1839 une compagnie privée s’implantait pour généraliser l’exploitation de ce thé. Les débuts furent particulièrement difficiles et MacFarlane note combien sa culture fut dévastatrice, notamment pour les coolies indiens et bengalis décimés par les maladies. Il fallut aussi se débarrasser des indigènes qui refusaient une appropriation privée de leurs terres : cela se fit par la force brute, la taxation, les interdictions de passer sur les plantations génératrices de poursuites. Il fallut enfin créer un réseau de transport, notamment des voies ferrées lourdement subventionnées [Pomeranz et Topik, 2000, p. 86]. Ces « efforts » finirent par payer : entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam furent multipliées par vingt et d’autres régions, aux pieds de l’Himalaya, connurent le même décollage de leur production de thé. « L’Occident disposait désormais d’une offre de thé, non seulement égale à sa soif, mais encore contrôlée par les pays consommateurs » [ibid.]

En conclusion, le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody. Si sa production reste entâchée de sang et d’oppression meurtrière, il constitue vraisemblablement un facteur de diminution des maladies liées à la pollution de l’eau, un facteur incitatif pour la navigation lointaine et la compagnie des Indes britanniques, un stimulant de la révolution industrielle en fournissant une boisson énergisante et saine à la main-d’œuvre, enfin un facteur clé de la construction de l’empire. Le thé a, de fait, largement contribué à changer le monde…

MacFarlane A. et I., [2009], The Empire of Tea, Woodstock and New York, Overlook Press, livre passionnant dont cet article s’inspire largement.

Okakura K. [2006], Le Livre du thé, Paris, Philippe Picquier.

Pomeranz K. et Topik S., [2000], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.