La publicité fait grand usage des planisphères : vanter le caractère mondial d’un journal, d’une compagnie aérienne ou d’une école de commerce, passe le plus souvent par l’affichage d’un portrait du Monde, d’un planisphère. Sans cette figure, le Monde est une abstraction. Figuré, il devient familier et parait moins menaçant.
Mais on n’utilise pas n’importe quel planisphère, il est justement essentiel qu’il soit habituel ou, mieux, qu’il soit reconnaissable avec un léger décalage. Il existe de très nombreuses façons de représenter la surface du globe terrestre en deux dimensions (ce que signifie littéralement plani-sphère). On les appelle les projections : exercices mathématiques complexes de mise en relation d’une surface sphérique (ou presque) et d’une autre plane. La plupart des planisphères, même si les projections polaires ont acquis, depuis une vingtaine d’années, droit de cité dans les manuels et la presse, restent marqués par trois habitudes de lecture : une projection largement « conforme », l’orientation au Nord et la coupure dans le Pacifique.
Les planisphères qui respectent les formes mais pas les tailles (selon des projections appelées « conformes ») donnent, on en a pris conscience depuis longtemps, une image rétrécie des régions proches de l’équateur. La projection la plus célèbre, celle de Mercator, du nom du grand cartographe flamand du XVIe siècle à qui l’on doit aussi le mot « atlas » pour désigner un recueil de cartes, est justement totalement conforme [1] ; tous les méridiens et tous les parallèles se coupent à angle droit, comme sur le géoïde terrestre. C’est une carte de marins, où les angles sont justes, mais qui a pour effet d’exagérer les surfaces des hautes latitudes, puisque les pôles sont projetés à l’infini, et, réciproquement, de minimiser la région intertropicale, par ailleurs la zone la plus pauvre. Ainsi l’Australie, qui est dans la réalité quatre fois plus grande que le Groenland, y est représentée beaucoup plus petite [2]. On a donc inventé des compensations, quelquefois jusqu’à la caricature, comme la carte de Peters très à la mode dans les années 1980 au point de servir alors de fond d’écran aux journaux d’Antenne 2. Ainsi, quand on veut donner une image décalée du Monde, on reprend souvent cette projection familière, en changeant juste un paramètre. Une carte, réalisée il y a une vingtaine d’année en Australie, a connu une grande notoriété : elle mettait tout simplement l’Île-continent au centre et en haut, là où est habituellement l’Europe. Le Sud était donc en haut et la coupure dans l’Atlantique, non dans le Pacifique. Mais c’était une Mercator tout à fait classique.
En effet, les cartes les plus répandues dans le Monde, bien au-delà de la seule cartographie européenne, situent les bords latéraux du rectangle dans lequel est inscrit le planisphère, au milieu du Pacifique. Ou, si l’on préfère, mettent le méridien de Greenwich au milieu. Rien d’étonnant que les enquêtes montrent qu’à la question « pourquoi le méridien O° est-il celui-là ? », la réponse la plus courante reste : « parce qu’il est au milieu ». Ces cartes sont toujours orientées au Nord, ce qui place l’Europe en haut au centre. Tout cela n’a rien d’innocent, évidemment, puisque sur une boule tous les points de la surface sont équivalents et qu’on peut donc centrer un planisphère sur n’importe quel point du globe, il en sera tout aussi juste ou tout aussi faux que les autres. Il ne faut jamais oublier qu’à la différence de toute carte plane, la terre n’a pas de bord.
Les planisphères les plus familiers sont donc des représentations obsolètes. Le Pacifique n’est plus une marge, comme à l’époque où l’Europe dominait le Monde, avant 1914, à l’époque où justement les Européens ont tracé les fuseaux horaires et choisi leur origine en la calant sur le méridien de la plus grande puissance impérialiste de l’époque. La mondialisation actuelle n’a pas de bord non plus, même si elle a des marges.
Dans les années 1980, on a connu une mode éditoriale sur le « Pacifique nouveau centre du monde ». Cette inversion est synchrone de la brusque prise de conscience du poids du niveau mondial dans un large public. C’est aussi le moment où le mot « mondialisation » tombe dans le domaine public, entre dans les dictionnaires courants (1981 pour le Petit Larousse). Rien d’étonnant qu’alors un recueil de cartes devienne un best-seller, phénomène plutôt rare : l’Atlas stratégique de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau (Fayard, 1983) dût son succès à quelques planisphères connus jusque là seulement de quelques spécialistes et, surtout, à d’autres cartes plus classiques mais centrées sur la Chine ou l’Amérique. Il y a donc bien eu une légère évolution de la représentation du Monde, mais sans que rien ne soit vraiment bouleversé. On a toujours du mal à se rendre compte que l’Est et l’Ouest ne sont que des données relatives, à la différence du Nord et du Sud qui ont des lieux absolus, des pôles.
Tout vient d’une contradiction insoluble : alors que le planisphère a nécessairement des bords, le globe terrestre, et donc le Monde, n’en a pas. La Terre est bien une étendue finie, mais elle n’est pas bornée. Pourtant, le monde construit par l’Europe reste longtemps centré sur elle, jusqu’au début du XXe siècle, puis sur l’Atlantique, l’Occident. Dans les fait, il y a bien, alors des « bords du Monde », des marges, au Nord et au Sud, mais aussi à l’Est et à l’Ouest, dans le Pacifique. En 1913, on peut considérer le planisphère comme « juste », comme une représentation efficace du Monde.
Mais cette figure est aussi une image mentale, une représentation sociale dont nous avons du mal à nous passer. Elle fonctionne comme une pensée subliminale du Monde. Il est difficile de convaincre un rédacteur en chef, un éditeur de manuels ou un enseignant d’utiliser des planisphères variés, donc souvent – et même nécessairement – inhabituels. Aucun planisphère n’est totalement « juste », mais tous donnent des éclairages, des points de vue complémentaires. Mais, quand on a « perdu le Nord », quand on ne sait pas dans quel sens disposer la figure, on a peur que le public « perde du temps » à se retrouver dans la carte. Car, il est bien évident pour ces interlocuteurs, que le message principal est ce qu’on va mettre sur ce fond de carte, des productions de blé ou des routes de la drogue, des densités de population ou des zones de conflits… C’est négliger que, comme souvent, le médium est (aussi) le message [3]. Tout (fond de) planisphère est une pensée du Monde. Et trop souvent nous pensons le Monde d’aujourd’hui avec la représentation d’avant-hier[4].
Car il faut des images familières pour intégrer la nouveauté. Nous tentons de saisir le neuf avec des concepts anciens. Ce que nous donne à voir le planisphère, c’est une icône mentale de la surface terrestre, divisée en ensembles familiers, d’autant plus rassurants que la carte contribue à les naturaliser. Quand nous parlons d’Amérique ou d’Afrique, ces continents nous semblent des faits de nature. Pourtant, comme leurs représentations qui nous les familiarisent, ils sont des découpages historiques, projetés par les cartographes européens sur les terres et les sociétés. Face à un planisphère nous voyons tous l’Afrique comme une évidence. Or, pourquoi découper ainsi plutôt qu’avec d’autres limites ? L’isolement de cette partie des terres émergées, le nom même qui lui a été choisi, Africa, est une histoire qu’il faut situer au nord de cette partie du Monde, dans la Méditerranée antique et l’Europe médiévale. On est dans un pur jeu de représentations [5]. Pourtant, qui ne verrait pas aujourd’hui l’Afrique sur le planisphère ? Et la cartographie animée ou interactive, Google Earth ou Google Map n’induisent pas des cadres mentaux différents.
L’usage de la carte est empreint d’ambiguïtés. La violence cartographique est d’autant plus puissante qu’elle est indolore, le fond de carte s’efface discrètement sous les contenus qui les remplissent. Pourtant c’est un message qui est loin d’être innocent.
[1] Jean Lefort, L’Aventure cartographique, Belin, 2004. Ouvrage très lisible, qui présent les questions techniques avec beaucoup de pédagogie et fort bien illustré.
[2] Fernand Joly, La Cartographie, PUF, « Que sais-je ? » n° 937. La mise au point la plus accessible sur les complexités techniques de la cartographie, y compris les incertitudes contemporaines.
[3] Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes, Flammarion, 1993.
[4] Roger Brunet, La Carte. Mode d’emploi, Fayard/Reclus, 1987.
[5] Christian Grataloup, L’Invention des continents. Comment l’Europe a découpé le Monde, Larousse, 2009.