Un volcan islandais vient d’infliger à l’Europe occidentale un exercice pratique d’antimondialisation. Le blocage des transports aériens qui en résulta ne pouvant pas être longtemps traité selon la rhétorique ordinaire des « usagers pris en otage », faute de responsables connus, il fallait bien pour les commentateurs inventer autre chose. On disserta donc sur la fragilité de nos sociétés modernes, menacées par les excès du principe de précaution et vulnérables au fameux « effet papillon » ; certains se risquèrent même à méditer sur la « leçon de lenteur » donnée par le nuage, prônant une sorte de décroissance dans la connexion simultanée des espaces mondiaux.
Comme souvent en pareil cas, l’hébétude et le désœuvrement font naître un appétit d’histoire : on s’empressa donc de chercher des précédents. L’éruption du Laki le 8 juin 1783 faisait naturellement le candidat le plus sérieux à la concordance des temps. Bien plus catastrophique pour l’Islande que le réveil actuel de l’Eyjafjöll (les historiens estiment qu’un cinquième de la population a péri des suites de la famine qu’entraîna la destruction du cheptel), l’émission de dioxyde de souffre eut d’importantes répercussions climatiques en Europe [1]. Le nuage émis par le volcan dispersant le rayonnement solaire dans l’atmosphère, les différents pays européens connurent une baisse très sensible de leurs températures, et des dérèglements climatiques en cascade. Ceux-ci furent observés à travers toute l’Europe, et les témoignages abondent sur les craintes sociales qu’ils inspiraient et les réponses politiques qu’ils suscitaient. Dès le 17 juin, soit neuf jours seulement après l’éruption du Laki, un naturaliste de Montpellier du nom de Mourgue de Montredon établissait le lien entre le volcan islandais et les perturbations atmosphériques. Depuis Lisbonne jusqu’à Saint-Pétersbourg, les correspondances savantes sur les conséquences de ces étranges nuées éprouvaient l’unité de la République des lettres, ainsi que la certitude de l’existence du monde.
Car celle-ci n’est pas une donnée, mais une construction historique que la global history doit saisir comme objet. Telle est peut-être la leçon d’un troisième nuage, plus ancien et plus opaque. Il recouvrit la Terre entière, suite à une éruption cataclysmique d’un volcan océanien, durant les années 1452-1453, faisant écran au rayonnement solaire et provoquant d’après les spécialistes actuels une baisse des températures moyennes de 0,7 à 1° centigrades [2]. Au Caire comme à Londres, à Moscou et à Pékin, les effets de cet inquiétant brouillard furent observés et décrits – l’intensité de cette inscription documentaire soulignant d’ailleurs les principales lignes de force des grands bassins d’historicité du monde. On les observa, mais on ne put les expliquer : ils étaient les conséquences d’un épisode qui se déroula dans l’un des creux du monde, au milieu de l’archipel de Vanuatu dont l’île de Kuwae fut détruite par le cataclysme. Les anthropologues croient pouvoir retrouver la trace de cette Atlantide des antipodes dans la transmission orale des récits mythiques de fondation du monde dans les sociétés archipélagiques océaniennes ; et si l’on peut aujourd’hui considérer l’éruption du volcan de Kuwae comme la scène originelle d’un scénario mondial, c’est uniquement par l’effet rétrospectif d’une recherche récente elle-même mondialisée qui, connectant des informations dispersées et des disciplines distantes, reconstruit ses propres causalités.
Le paradoxe étant que l’un des seuls épisodes de portée mondiale qu’a connu le XVe siècle, qui peut par ailleurs être efficacement décrit comme un premier moment d’invention du monde, eut lieu dans l’un des rares endroits de la planète qui demeuraient à l’écart de la connexion des temps et des savoirs du monde. Voici pourquoi cet événement qui n’en est pas un ouvre L’histoire du monde au XVe siècle récemment paru [3]. Car il emblématise, de manière évidemment paradoxale, les aspirations et les difficultés de l’histoire globale, considérée moins comme une méthode que comme une exigence, et davantage comme une désorientation du point de vue que comme une délimitation disciplinaire.
L’histoire des contemporanéités est peut-être son objet véritable. Le nuage de 1452 s’étendait sur des mondes qui n’étaient pas encore contemporains. Celui de 2010 s’est tout de suite cherché un précédent dans l’éruption du Laki en 1783 car s’y inventait là notre conception du monde, comme communauté de destin et de danger, et notre idéal d’une histoire mondialisée. Celle-ci ne peut-être évidemment qu’émancipatrice. Certains journalistes échauffés par l’enthousiasme n’ont-ils pas été jusqu’à affirmer, dans un émouvant revival de l’histoire labroussienne la plus radicale, que le volcan islandais avait déclenché la révolution française ? On peut rêver – et l’Islande contemporaine, terre de polars et de world music, est là pour cela, depuis le Moyen Âge et ses sagas, au moins. Mais est-on si certain aujourd’hui de vivre en contemporanéité un destin commun de citoyens du monde lorsque les avions sont cloués au sol ?
[1] Voir sur ce point les travaux d’Emmanuel Garnier rapportés dans Libération, 23 avril 2010, p. 34-35.
[2] Andrew Hoffmann, « Looking to Epi : further consequences of the Kuwae eruption, central Vanuatu, AD 1452 », Indo-Pacific Prehistory Bulletin, 26, 2006, p. 62-71, téléchargeable ici : http://ejournal.anu.edu.au/index.php/bippa/article/viewFile/9/8).
[3] Patrick Boucheron (dir.), Julien Loiseau, Pierre Monnet, Yann Potin (coord.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009. Voir aussi sur ce sujet Patrick Boucheron, « Kuwae ou la naissance du monde », L’Histoire, 347, novembre 2009, p. 8-15.