Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.

La guerre globale enseigne la cartographie globale

Logo

Disons le d’emblée, l’objet de l’étude du jour a un statut un peu particulier car il servira désormais de logo à cette « histoire globale par les sources » entamée depuis le mois de septembre dernier. Il s’agit d’une carte, ou plus exactement d’un ensemble de cartes assemblées en un globe, un globe plat et dépliable : un fold-O-globe.

Le brevet en a été déposé en 1942 par Gerald A. Eddy, cartographe connu pour ses représentations panoramiques (par exemple de Los Angeles). Selon son concepteur, l’objet est révolutionnaire :

« ‘Rond comme la Terre elle-même’, ce fold-O-globe représente la première invention importante en 474 ans : une projection cartographique en continu conçue de manière à montrer en un seul coup d’œil les pays et les villes les plus importants dans le Monde et les véritables relations entre les continents. »

Figure 1. Le dépliement virtuel du globe

Le dépliement virtuel du globe

Même s’il est permis de douter du caractère résolument nouveau de ce type d’objet (cf. par exemple sur le site de la David Rumsey Maps Collection un globe pliable britannique de 1852), le fold-O-globe n’en demeure pas moins intéressant par ce qu’il révèle d’un phénomène majeur qui se produit aux États-Unis dans le courant de la Seconde Guerre mondiale et qu’on pourrait qualifier d’invention de la globalité.

L’entrée en guerre des États-Unis après deux décennies de relatif isolationnisme a provoqué une réelle rupture dans la vision états-unienne du Monde. Ceci se manifeste par un véritable engouement pour la question cartographique, dont le fold-O-globe n’est qu’un témoin assez marginal. Le rôle majeur a été tenu par Richard Edes Harrison, dont les illustrations cartographiques peu conventionnelles ont frappé l’imagination de ses concitoyens (Schulten, 1998). Harrison n’était ni géographe ni cartographe de formation, mais architecte ; le hasard l’a conduit à participer à l’illustration du magazine Fortune à partir de 1940. Optant pour une représentation non orthodoxe, il dessinait des cartes des différentes régions du conflit à partir de vues du globe « de l’espace ». Certaines ont été rééditées dans un atlas avant même la fin du conflit (Harrison, 1944), mais c’est surtout la carte qu’il a réalisée en juillet 1941 qui a marqué un tournant, quelques mois avant l’attaque aérienne sur Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis.

Figure 2. The World divided (Harrison, Fortune Magazine, août 1941)

Harrison 1941

Le monde est vu selon une projection azimutale équidistante centrée sur le pôle Nord, ce qui permet d’embrasser le globe, et donc la guerre, d’un seul coup d’œil. L’idée n’est pas en soi particulièrement nouvelle puisque la première de la sorte est celle de Guillaume Postel au 17e siècle, mais son utilisation dans le contexte de la guerre mondiale a eu un impact très fort et dès mars 1942, Harrison réédita une carte de ce type, actualisée.

Figure 3. One World, One War (Harrison, Fortune Magazine, mars 1942)

Harrison 1942

En marge de la carte, on peut lire une des premières utilisations de l’expression « global war ». Celle-ci souligne le caractère différent de ce conflit par rapport au précédent. Alors que la Première Guerre mondiale fut qualifiée dès 1915 de « world war », la seconde commença à partir de 1942 à être qualifiée de « global war ». Un échelon supplémentaire dans l’extension de la guerre semblait avoir été franchi, en particulier du point de vue américain puisque les États-Unis, à partir de 1942, furent engagés sur les deux fronts, de part et d’autre du globe. Le terme de « globalization » semble ainsi avoir été inventé en 1943/1944 dans le cadre de la réflexion qui entoure les conférences de Moscou et de Téhéran de la fin de l’année 1943, où la décision fut prise de créer une organisation internationale des Nations unies (Capdepuy, 2011b).

La guerre a fait naître un besoin subit de mieux connaître le monde. C’est à peu près en ces termes que l’idée est exprimée en titre d’un article de Life du 3 août 1942.

Figure 4. Global war teaches global cartography (Life, 3 août 1942)

Life 1942

Ce besoin de voir le monde est général. Au cours de l’année 1942, sur une suggestion du général Dwight Eisenhower, George Marshall, chef d’état major de l’armée et conseiller de Roosevelt, fit construire deux globes de cinquante pouces (1 mètre 27) pour les offrir l’un à Roosevelt, l’autre à Churchill, à l’occasion de Noël. Il devait les aider à suivre les opérations militaires qui se déroulaient aux quatre coins du monde. À en croire Khrouchtchev, à la même époque, Staline aurait également eu à sa disposition un très grand globe sur lequel il décidait de la stratégie soviétique. Quant au fold-O-globe, il n’est finalement que la version populaire et portative de ces globes.

Figure 5. Le « globe du Président » dans le bureau de Franklin D. Roosevelt à la Maison Blanche (Life, 1943)

President's Globe

En 1942, Wendell Willkie, l’ancien candidat républicain aux élections présidentielles de 1940, désormais rallié à Franklin D. Roosevelt, fut chargé en tant que représentant spécial du président américain de faire un tour du monde en avion pour rencontrer quelques-uns des principaux alliés des États-Unis. Il réalisa son périple en quarante-neuf jours, du 26 août au 14 octobre 1942 :

« Si j’avais eu quelques doutes sur le fait que le monde était devenu petit et complètement interdépendant, ce voyage les aurait complètement dissipés. »[1]

De retour aux États-Unis, Willkie publia un livre dans lequel il reprit un certain nombre de ses observations et de ses réflexions. L’ensemble se présente comme un chapelet de considérations régionales sur El Alamein, le Moyen-Orient, la Turquie, l’URSS, la Chine et in fine sur les États-Unis, leur place dans le monde, leur rôle dans la guerre et celui qu’ils devraient avoir dans l’après-guerre. Car l’essentiel de l’ouvrage est là, dans l’affirmation de l’engagement des États-Unis en faveur de la liberté politique et économique d’un monde désormais uni, Willkie reconnaissant l’importance de l’idéal wilsonien et incidemment l’erreur du choix isolationniste commise par les républicains à la fin de la Première Guerre mondiale. Une phrase en résume peut-être l’esprit général :

« Notre pensée à l’avenir doit être à l’échelle du monde [world-wide]. »[2]

Cependant, l’implication militaire des États-Unis à la fois en Asie et en Europe n’est pas le seul facteur permettant d’expliquer l’élaboration de cette nouvelle vision du Monde et la fin de l’isolationnisme états-unien. Certes, la guerre a été le révélateur du besoin de mieux connaître ce Monde, un espace dont les parties sont désormais interdépendantes et où les États-Unis ne peuvent plus se considérer comme une île. C’est ce qu’écrivait Wendell Willkie en 1943 :

« Aujourd’hui, à cause des diverses censures, militaires et autres, l’Amérique est comme une cité assiégée qui vit entre de hautes murailles au travers desquelles ne passe qu’occasionnellement un courrier pour nous dire ce qui se passe à l’extérieur. J’ai été hors de ces murs. Et j’ai découvert que rien à l’extérieur n’est exactement comme il le semble à ceux qui sont à l’intérieur. »[3]

Mais c’est sans doute l’avion qui fut le principal facteur de cette prise de conscience du rétrécissement du globe :

« Quand je dis que la paix doit être planifiée sur une base mondiale, j’entends littéralement qu’elle doit embrasser la terre. Continents et océans ne forment pleinement que des parties d’un tout, vues, comme je les ai vues, des airs. »[4]

La carte mise au revers de la couverture est là pour l’illustrer.

Figure 6. Le trajet de Wendell Willkie à bord du Gulliver (One World, 1943)

Flight of the Gulliver

C’est en effet tout autant la guerre que le développement de l’aviation qui est à l’origine de cette nouvelle vision du monde. L’usage commercial de l’avion remonte à l’après-guerre. Sa nouveauté est signalée dès 1925 par le géographe René Crozet dans un article des Annales de géographie :

« L’avion, engin d’expérience et de sport avant la guerre, instrument de combat pendant les hostilités, tend, depuis 1918, à devenir un moyen de transport. Le dernier venu et le plus rapide des engins créés par l’homme pour diminuer les distances ouvre à l’humanité le domaine illimité de l’atmosphère. Au-dessus de la route, du rail et du navire, l’avion commence à prendre rang parmi les moyens modernes de circulation. »[5]

En juin 1936, le journaliste américain John E. Lodge célèbre la traversée transatlantique entre Francfort et Lakehurst par le zeppelin Von Hindenburg au mois de mai, quelque temps après la mise en place de la traversée transpacifique entre San Francisco et Manille par l’hydravion China Clipper en novembre 1935 :

« Le Phileas Fogg de 1936 peut acheter ses tickets à l’avance et peut accomplir un tour du monde par les airs en tout confort. »[6]

A partir de 1942, on constate aux États-Unis une multiplication des atlas et des ouvrages qui ne sont pas reliés directement au conflit mondial, mais bien au développement de l’aviation. Les titres et les couvertures sont explicites : Toward New Frontiers of Our Global World (Engelhardt 1943), Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins 1944), Atlas of Global Geography (Raisz 1944), Our Air-Age World: A Textbook in Global Geography (Packard et al. 1944).

Figure 7. Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins, 1944)

Our Global World

Un événement mérite également d’être mentionné : en juillet 1943, une exposition s’ouvrit au Museum of Modern Art de New York, elle était intitulée « Airways to Peace ». Son but était de montrer les facteurs au fondement de la géographie de l’« ère aérienne » (air-age geography) et en quoi la compréhension de ceux-ci était indispensable à la victoire. Le texte de l’exposition fut rédigé par Wendell Willkie et le conseiller cartographique était Richard E. Harrison. Parmi les cartes, photographies et autres objets exposés, on trouvait le fameux « globe du Président », qui avait été momentanément prêté.

Vue des États-Unis, la Seconde Guerre mondiale a été globale et ne pouvait se comprendre que grâce à une nouvelle cartographie, globale.

1) Ce rétrécissement du monde est pourtant d’abord analysé comme étant le résultat du développement de l’aviation, ce que montre bien une vidéo éducative de 1946, Our Shrinking World. La guerre mondiale n’est que la conséquence de la globalization, non la cause.

2) Cette nouvelle cartographie a directement inspiré le drapeau dessiné pour l’Onu à partir du badge créé pour la conférence de San Francisco (Capdepuy, 2011a). Mais cette influence s’est rapidement dissipée. Le poids des traditions l’a emporté.

3) Toutefois, la vision globale développée aux États-Unis durant la guerre a perduré après 1945. Elle a été au fondement de la guerre froide, qui a été une guerre pour le globe.


Bibliographie

Capdepuy V., 2011a, « Le Monde de l’Onu. Réflexions sur une carte-drapeau », M@ppemonde, n° 102.

Capdepuy V., 2011b, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document 576.

Crozet R., 1925, « L’aviation marchande », Annales de géographie, vol. 34, n° 187, pp. 1-12.

Deffontaines P., 1939, « Nouvelles visions de la terre par l’avion », La Revue des deux-mondes, vol. 109, pp. 430-439.

Engelhardt N.L., 1943, Toward New Frontiers of Our Global World, New York, Noble and Noble.

Hankins G.C., 1944, Our Global World: A Brief Geography for the Air Age, New York, The Gregg Publishing Company.

Harrison R.E., 1944, Look to the World: The Fortune Atlas for World Strategy, New York, Alfred A. Knof.

Lodge J.E., 1936, « Now You Can Fly Around the World », Popular Science Monthly, vol. 128, n° 6, pp. 34-36 + p. 119.

Packard L.O, Overton B., Wood B.D., 1944, Our Air-Age World: A Textbook in Global Geography, New York, The Macmillan Company.

Raisz E., 1944, Atlas of the Global Geography, New York, Global Press Corporation.

Willkie W.L., 1943, One World, New York, Simon and Schuster.


[1] Wendell L. Willkie, One World, New York, 1943, p. 1.

[2] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 2.

[3] Wendell L. Willkie, op. cit., p. ix.

[4] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 203.

[5] René Crozet, « L’aviation marchande », Annales de géographie, volume 34, n° 187, p. 1.

[6] John E. Lodge, 1936, « Now You Can Fly Around the World », Popular Science Monthly, vol. 128, n° 6, p. 119.

L’œuf de Colomb se cuisait-il à la coque ?

« Au Moyen Âge, les gens croyaient que la Terre était plate… » Quelles bêtises n’a-t-on dites sur le contexte des Grandes Découvertes, ces expéditions maritimes qui ouvrirent à partir du 16e siècle les horizons européens au monde ? Les copies des travaux des géographes grecs, circulant dans l’Europe médiévale, attestent qu’au minimum les élites savaient que la Terre ne ressemblait pas à une galette – un postulat qui n’apparaît d’ailleurs pas, à rebours des clichés, dans la Bible.

Démâtant 20 autres idées reçues du même tonneau, voici un petit livre très accessible qui fait œuvre utile. Bien sûr, les spécialistes n’y apprendront rien. Ils ont déjà lu ailleurs que l’école de Sagres, aréopage de savants planifiant les explorations sous l’égide d’Henri le Navigateur, est un mythe national portugais ; ils savent que le téléfilm La Controverse de Valladolid est une fiction basée sur la libre reconstitution d’un événement historique ; et ils sont convaincus de ce que Christophe Colomb n’avait pas pour obsession d’écraser des œufs sur les tables pour convaincre la galerie, que Hernán Cortés n’était pas fou au point de brûler ses navires (il les a démantelés), et enfin que Fernand de Magellan n’a pas réalisé le premier tour du monde – pour cause de décès impromptu à mi-parcours.

Mais comme chacun sait, ça va toujours mieux en le disant, et en y ajoutant des compléments d’information. Ainsi apprend-on que Magellan n’avait même pas l’intention d’accomplir l’exploit qui sera réalisé par son second, Juan Sebastián Elcano, puisque ses instructions étaient de reconnaître la moitié du monde dévolue à l’Espagne par le traité de Tordesillas, qui divisait le globe en deux demi-sphères, une lusitanienne et une hispanique. En aucun cas ne devait-il pénétrer dans le domaine portugais, ce qui lui barrait le chemin par les côtes de l’Inde et de l’Afrique. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, Elcano jugea plus sûr de rentrer par la route la mieux connue, celle des Portugais. Cette première circumnavigation ne résulta que du hasard.

Ajoutons que les mythes ont une merveilleuse coutume, celle de se reproduire par scissiparité. Dans le sillage du folklore magellanien – « il a prouvé que la Terre était ronde » – a jailli une autre légende, très séduisante, celle de Henrique, un esclave de Magellan dont on sait qu’il est né à Sumatra, qui se révéla selon Antonio Pigafetta (chroniqueur de cette première circumnavigation) capable de communiquer avec les Philippins – probablement en malais, alors lingua franca de l’Asie maritime. Il n’en fallait pas plus pour que des romanciers, et même des historiens, le présentent comme le vainqueur très involontaire de la course à l’exploit circumterrestre. « Comme le reproche d’européocentrisme pèse sur tout sujet concernant l’histoire des découvertes, la perspective d’un indigène ayant réalisé le premier tour du monde est des mieux venues », soulignent Michel Chandeigne et Jean-Paul Duviols. Et ils rajoutent un concluant « mais les sources sont têtues ».

Le livre s’organise en quatre parties, composées comme il est d’usage dans la collection « Idées reçues » qui fait le succès de cet éditeur, de chapitres dont les titres exposent crûment les stéréotypes. Le plan retenu, ce sera la première critique, limite le propos à Colomb (chapitre 2) et à Magellan (c. 4), et symétriquement aux navigateurs portugais (c. 1) et aux conquêtes espagnoles (c. 3). Il n’y aura donc rien, absolument rien sur Abel Tasman, Jacques Cartier (ah si, 2-3 mentions) ou Willem Barentzs, la « découverte » de l’Australie ou les pérégrinations de James Cook. Peut-être n’existe-t-il sur tout ça aucune idée reçue ?, mais plus probablement les auteurs rêvent-ils de s’embarquer dans un second tome, et ont-ils en conséquence stocké des biscuits. Deuxième critique, une petite erreur factuelle, les auteurs s’obstinent à qualifier Isabelle Ire de Castille et  Ferdinand II d’Aragon de « rois catholiques » avant 1496, date à laquelle le pape Alexandre VI leur décerne officiellement ce titre – mais l’erreur est tellement partagée qu’on leur pardonnera volontiers cette petite anicroche à leur parti-pris de traque des préjugés.

Troisième critique, on regrettera enfin que le chapitre attendu consacré à la reine des idées fausses dans le royaume des Grandes Découvertes, j’ai nommé sa Majesté « Colomb a découvert l’Amérique », se compose de passages détaillés pour rappeler que les Vikings se sont offert une excursion attestée dans le Nouveau Monde vers l’an mil, et que des auteurs ont fantasmé sur de potentiels prédécesseurs égyptiens, phéniciens, chinois, basques (oups !, ils ont oublié les Maliens chers à Ivan Van Sertima). Reste que quelques paragraphes argumentés pour exposer qui étaient ces gens qui vivaient dans ce « Nouveau » Monde depuis quelque vingt ou quinze mille ans avant que Colomb ne foule le sol de ce qu’il prenait pour les Indes – ce qui leur a valu le nom qu’ils portent aujourd’hui d’Indiens ou Amérindiens – auraient été bienvenus. Le parti-pris des auteurs est ici clair : découvrir, c’est aller, revenir et faire connaître au monde…

Passé le cap des récriminations, il faut reconnaître que, de même qu’il n’y a pas de mouettes sans terres proches, certains stéréotypes se révèlent porteurs d’une part d’exactitude. Le chapitre « Vasco de Gama a découvert la route des Indes » souligne ainsi qu’il a été certes le premier à « accomplir d’une seule traite, à partir du Cap-Vert, une grande boucle dans l’océan Atlantique pour dépasser le sud de l’Afrique et gagner l’Inde sur sa lancée : pour la première fois dans l’histoire des navigations européennes, des marins naviguèrent en haute mer plus de trois mois (en 1492, Colomb n’avait vogué que trente-sept jours en haute mer) ». Il a bien découvert « une » route des Indes, qui allait plus tard éclipser les autres, plus anciennes, qui longeaient les côtes.

Au final, ce petit livre luxueux (les couvertures rigides deviennent tellement rares…) fera un excellent cadeau de Noël pour historien novice.

À propos de :

CHANDEIGNE Michel et DUVIOLS Jean-Paul [2011], Sur la route de Colomb et Magellan. Idées reçues sur les Grandes Découvertes, Paris, Le Cavalier Bleu, 2011.

Sur les navigations indiennes avant le 16e siècle

Divers auteurs ont développé l’idée selon laquelle « les hindous se sont peu aventurés loin de leurs rivages » (Rosenberger, 1999 : 271). « Le manque d’intérêt de l’Inde pour le pouvoir maritime dans la période prémoderne reste une énigme », estime Chaudhuri (1985 : 15). Wink (1990 : 65) écrit également : « Il est peu fait mention de marchands indiens dans le commerce à longue distance de l’océan Indien » (la prohibition des brahmanes concernant les voyages maritimes aurait contribué à limiter les initiatives hindoues sur les côtes de l’Inde). Ces auteurs sous-estiment curieusement le rôle joué par les Indiens dans les échanges, rôle pourtant bien attesté avant même l’ère chrétienne : l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est a commencé à la fin du premier millénaire av. J.-C. Du poivre était alors commercé au Viêtnam, un terme pour le désigner, *amrec, étant reconstructible en proto-chamique, langue alors parlée sur la côte viêtnamienne.

La naissance d’un système-monde reliant Asie, Europe et Afrique éclaire au début de l’ère chrétienne les mouvements des marchands méditerranéens vers l’Asie du Sud, l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est, l’émergence en Afrique de l’Est d’une culture pré-swahilie, et les voyages des Austronésiens vers la Chine ou l’Ouest de l’océan Indien (Beaujard 2009). Les Indiens jouent eux-mêmes un rôle actif sur les routes maritimes. Ils sont souvent bouddhistes (Ray 1996), mais des hindous sont également présents.

Si nous sommes mieux renseignés sur l’Ouest de l’océan Indien, grâce aux textes grecs et romains notamment, l’Est de cet océan était déjà le théâtre d’un commerce notable. On sait par le Périple de la Mer Érythrée (ca. 30 ap. J.-C.) (Casson, 1989) que de gros navires traversaient la baie du Bengale vers Chryse (péninsule malaise-Sumatra). En sens inverse, la trouvaille sur les côtes de la mer Rouge d’ostraka (tessons de poterie réutilisés comme supports d’écriture) en tamoul et écriture brâhmî, datés du 1er-2e s. ap. J.-C., montre que des Indiens fréquentaient cette région. Des États et des marchands privés devaient être impliqués dans les échanges. Des pièces shâtavâhana des 2e et 3e siècles figurent des navires à un ou deux mâts (Andhra Pradesh). Au Bengale occidental, diverses impressions de sceaux datés du 3e s. provenant de Chandraketugarh représentent des navires pourvus d’un mât à base tripode, qui sont d’un type différent des navires représentés sur les monnaies shâtavâhana. Le Sud et le Sud-Est de l’Inde jouent aussi un rôle important, à partir de ports comme Muziris (Kerala), Arikamedu et Kâverippûmpattinam (Coromandel). Un graffito sur un tesson de poterie trouvé au Tamil Nadu pourrait être la représentation d’un navire à trois mâts décrit par les textes gréco-romains.

Au 4e et au début du 5e siècle, le système-monde est en repli, mais les échanges demeurent actifs entre l’Inde orientale et l’Asie du Sud-Est, sous la dynastie des Pallava qui dominent alors le Coromandel. Le revers de l’un des types de pièces pallava trouvé dans la capitale Kâñchîpuram porte un navire. Une pièce de ce type a été mise à jour à Khuan Lukpad (Thaïlande péninsulaire). Les fresques indiennes d’Ajanta (première moitié du 6e s.) offrent différentes représentations de navires, certains à trois mâts, qui évoquent des navires de l’Asie du Sud-Est (Manguin 1985). Au 6e siècle, le Grec Cosmas souligne en outre l’importance de Ceylan, qui reçoit des biens de l’Orient et de l’Occident, et envoie ses propres navires outremer.

Le 7e siècle voit l’interconnexion de l’Empire chinois des Tang et de l’Empire musulman, qui favorise une nouvelle phase d’intégration du système-monde. En position centrale, de grands royaumes indiens jouent un rôle important dans l’expansion des réseaux : Râshtrakûta du Deccan, Pâla du Bengale et Pallava du Coromandel. Cette période voit l’émergence de grandes guildes en Inde du Sud et le renforcement des influences culturelles indiennes à Ceylan et au-delà de la baie du Bengale. Entre Inde et Asie du Sud-Est, une culture commune se crée, forgée par les marchands et les hommes de religion. Les chroniques chinoises conservent la trace d’ambassades du « Sud de l’Inde » en  692, 710 et 720 (Wang Gungwu 1998). Une inscription trouvée à Takuapa, sur la péninsule malaise, évoque une intervention militaire indienne au 9e siècle (844-866), à laquelle se trouve associée la guilde de marchands Manigrâmam. Peut-être avons-nous ici l’indice d’une tentative indienne visant à détourner le commerce vers l’isthme de Kra, au détriment de Palembang (Srîwijaya).

Les Cinghalais allaient eux-mêmes jusqu’en Chine. Un texte chinois du 9e s., parlant des navires qui arrivent chaque année au Nord-Viêtnam et à Huangzhou, précise : « Parmi ceux-ci, les navires du Royaume du Lion [Ceylan] sont les plus grands. »

Des navires indiens se rendaient aussi dans le golfe Persique. Le roi Châlukya Pulakeshin II (609-642), qui contrôlait la côte du Konkan, envoya des missions diplomatiques auprès du Sassanide Khosrau I. Une lettre du commandant ‘Utba ibn Ghazwân au calife ‘Umar parle de la visite de navires indiens au port d’Ubullah. Les Châlukya envoient en outre des navires vers Ceylan et l’Asie du Sud-Est.

Le système-monde est en repli au 9e et au 10e siècle, mais à la fin de ce siècle, une période de réchauffement que l’Europe a appelé l’Optimum Climatique Médiéval favorise un nouvel essor de ce système, impulsé notamment par la Chine Song. En Inde, la puissance politique majeure se trouve alors à l’est, avec la thalassocratie chola du Coromandel, mais les communautés marchandes du Gujarat et de la côte du Malabar sont également actives sur l’ensemble des réseaux. Si elles sont souvent musulmanes, des hindous et des jaïns sont également présents. Abû Zayd mentionne ainsi des marchands hindous à Sîrâf au 10e siècle. Mas‘ûdî signale par ailleurs des pirates indiens à Socotora au 10e s., « qui donnent la chasse aux navires arabes à destination de la l’Inde et de la Chine ».

Outre les données de l’archéologie et des textes arabo-persans, nous disposons pour la période des 11e-12e siècles des documents de la Geniza du Caire et des chroniques chinoises. Diverses lettres de marchands juifs font référence à des navires indiens, envoyés au port d’Aden avec du poivre et du fer (Goitein et Friedman 2007). Les Chola entreprennent la conquête d’une partie de Sri Lanka et des Maldives (10e-11e siècles), puis lancent des expéditions sur Sriwijaya et la péninsule malaise. Les sources chinoises montrent qu’une grande partie du commerce d’exportation à partir de la Chine se fait avec des navires indiens du Coromandel et de Ceylan.

Des documents indiens reflètent aussi l’importance de la navigation. Le manuscrit sanskrit Yuktikalpataru, du 11e siècle, ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille (Mookerji, 1999). Diverses inscriptions datées entre 10e et 13e s. parlent de maîtres de navires indiens sur la côte du Konkan ; elles donnent le mot vahitra pour des navires utilisés pour des voyages en haute mer, également en usage dans la baie du Bengale. Les nefs indiennes de cette période utilisent probablement des voiles auriques permettant de naviguer cap au vent. On connaît diverses représentations de navires pour cette période des 11e-12e s., navires ici à un seul mât (Deloche 1996). Une pierre conservée au musée de Goa montre en outre un navire avec un poste de gouvernail à la poupe, situé apparemment dans un chantier naval. Le gouvernail d’étambot observé n’est peut-être pas une innovation indienne, car la Chine connaît ce type de gouvernail depuis le 1er siècle. L’histoire a retenu les noms de certains traitants particulièrement riches, ainsi le prince-marchand Jagadu (Gujarat) – un jaïn –, qui commerce avec la Perse avec l’aide d’un agent indien basé à Hormuz.

Au 13e siècle, l’émergence de la semi-périphérie mongole comme puissance politique majeure provoque une brutale restructuration de l’espace continental asiatique et des réseaux d’échange, avec la création d’États mongols en Chine, en Perse et en Europe orientale, et la formation en Inde du sultanat de Delhi, en contrepoint à l’expansion mongole. Les musulmans dominent désormais les réseaux, mais des marchands hindous demeurent actifs, en particulier sur la côte sud-est de l’Inde. Au 13e siècle, des Indiens du Sud continuent à faire le voyage vers la Chine. Dédiée à Vishnu, une inscription bilingue chinois/tamoul datée de 1281 a été trouvée à Quanzhou, qui a livré par ailleurs un certain nombre de statues et bas-reliefs indiens. Une importante population tamoule semble avoir vécu à Quanzhou au 13e siècle. À la fin du 13e siècle, les Pândya envoient toute une série d’ambassades en Chine, via Java (il n’est pas sûr cependant que les marchands et ambassadeurs tamouls aient toujours voyagé à bord de navires indiens).

Des influences indiennes sont clairement apparentes en Afrique de l’Est pour cette période, influences arrivées sans doute, pour une part, avec des musulmans installés en Inde, mais des Indiens banians (hindous) sont aussi partie prenante dans les échanges : on sait que des banians étaient installés dans la région du golfe et à Aden. Les chroniques yéménites évoquent ainsi pour 1384 un quartier banian (hindou) de commerçants en tissus dans cette ville.

Les rois de Ceylan, par ailleurs, mènent une politique commerciale active. Ibn Battûta en témoigne pour le souverain du royaume tamoul du Nord de l’île, qui était en rapport avec le Coromandel et commerçait avec le Yémen.

Après le déclin global du 14e siècle entre les années 1320 et 1380, le système-monde connaît une nouvelle croissance au 15e siècle. La désintégration du sultanat de Delhi a donné naissance à des sultanats ouverts sur la mer, au Gujarat et au Bengale. Le sultanat bahmanide (Deccan) est également impliqué dans les échanges maritimes, de même que l’empire de Vijayanâgara (Sud de l’Inde) et des cités-États comme Calicut. Les marchands musulmans du Gujarat, de la côte du Malabar, et du Bengale jouent un rôle prééminent sur les réseaux de l’océan Indien. Des musulmans sont également présents sur la côte du Coromandel. L. de Varthema affirme au début du 16e s. : « Les païens hindous ne naviguent guère ; ce sont les Maures qui transportent les marchandises. » Pourtant, des « banians » « marchands de mer » sont en nombre dans les ports de Thatta, Goa, Calicut, Hormuz, Aden et Malacca. À Surat, dans le sultanat bahmanide, le plus grand marchand au début du 16e siècle était un brahmane, Malik Gopi, possesseur de trente navires (Subrahmanyam, 1995). Le Portugais Barros signale la présence de banians gujaratis à Malindi (Kénya) en 1498. Entre le Coromandel et le port de Malacca, ce sont des marchands chettis hindous qui ont la haute main sur le commerce. Selon le Portugais T. Pires, les « Keling », du Coromandel, généralement hindouistes, appartenant à l’Empire de Vijayanâgara, comptaient à Malacca le même nombre de marchands que les Gujaratis.

Ce relevé non exhaustif des activités maritimes indiennes au fil des siècles montre la vitalité des communautés marchandes dans les échanges à longue distance de l’Asie du Sud. Si les musulmans y jouent un rôle croissant à compter du 8e siècle, des hindous et des jaïns y sont bien présents, et prendront une part active dans les échanges à l’époque moderne.

BEAUJARD, P., 2009, « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », Histoire globale, mondialisations et capitalisme, P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (éds.), Paris, Éditions La Découverte, pp. 82-148.

CASSON, L. (éd.), 1989, Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press, 344 p.

CHAUDHURI, K. N., 1985, Trade and Civilization in the Indian Ocean: An Economic History from the Rise of islam to 1750, Cambridge, Cambridge University Press, 288 p.

DELOCHE, J., 1996, « Iconographic evidence on the development of boat and ship structures in India (2nd C. B.C.-15th C. A.D.). A new approach », Tradition and Archaeology: Early maritime contacts in the Indian Ocean, H. P. Ray et J.-F. Salles (eds), Delhi, Manohar, pp. 199-224.

GOITEIN, S.D. et FRIEDMAN, M.A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza. « India Book », Part One, Leiden, Brill, 918 p.

MANGUIN, P.-Y., 1985a, « Late Mediaeval Asian Shipbuilding in the Indian Ocean. A Reappraisal », Middle East and Indian Ocean, XVIe-XIXe, 2 (2), pp. 1-30.

MOOKERJI, R. K., 1999, Indian Shipping: A History of the Sea-Borne Trade and Maritime Activity of the Indians from the Earliest Times, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 283 p. (1re éd. 1912).

RAY, H. P., 1994, The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish., 256 p.

ROSENBERGER, B., 1999, « La pratique du commerce», États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, J. C. Garcin et al. (éds.), Paris, PUF, pp. 245-273.

SUBRAHMANYAM, S., 1995, « Of Imârat and Tijârat: Asian Merchants and State Power in the Western Indian Ocean, 1400 to 1750 », Comparative Studies in Society and History, 37, pp. 750-780.

WANG GUNGWU, 1998, The Nanhai Trade: The Early History of the Chinese Trade in the South China Sea, Singapour, Times Academic Press, 134 p. (1re éd. 1958).

WINK, A., 1990, Al Hind: the Making of the Indo-Islamic World, vol. I, New Delhi, Oxford University Press, 396 p.

Fernand Braudel, pionnier de l’histoire globale

L’histoire sociale a conquis un nouveau dynamisme quand elle a décidé de considérer que les sociétés n’existent pas et que seuls existent les rapports sociaux. De la même manière, on peut dire que Fernand Braudel, et c’est l’une des meilleures raisons de la survie de son œuvre, nous a habitués à l’idée que les cultures n’existent pas. Seuls existent les contacts et les échanges culturels. Les cultures isolées, repliées sur elles-mêmes, sont des fictions ou des cultures condamnées. Car une culture a besoin de contacts et d’échanges pour exister, comme notre corps d’oxygène pour survivre. Les cultures peuvent s’appréhender comme des ensembles différenciés qui font système par leur intelligibilité globale et leur capacité à se reproduire. Mais ce sont des ensembles mouvants qui n’existent que par les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Cette mobilité est temporelle parce que la culture est d’abord un processus mémoriel. Sa capacité à se reproduire implique un travail de déformation et d’usure sémantiques qui donne toute son utilité au caractère généalogique du raisonnement historique. Mais sa mobilité est aussi spatiale. L’une des  grandes illusions de l’idéologie nationale que nous a légué le 19e siècle est d’avoir cru que l’on pouvait enfermer une culture dans un cadre territorial politique et faire correspondre naturellement la localisation d’une culture, l’implantation d’une langue, d’un peuple et les frontières délimitant le ressort d’un État. Les véritables frontières d’une culture toujours en mouvement, ce sont les fronts de contacts, de mélange ou d’échanges qui la font communiquer avec d’autres ; ce sont ses itinéraires de circulation et de pénétration.

Braudel a étendu le champ d’investigation de l’histoire culturelle en montrant que le processus d’appropriation et de compréhension du monde en quoi consiste chaque culture, mêle le matériel à l’immatériel. Encore attaché au vocabulaire de l’entredeuxguerres, Braudel préfère le terme de civilisation à celui de culture. Mais il l’utilise volontiers au pluriel ; plus volontiers que Lucien Febvre et même Marc Bloch (1). Il manifeste par là de fortes affinités avec la pensée géographique et surtout avec la pensée ethnologique (par exemple avec Marcel Mauss, dont l’œuvre l’a beaucoup marqué).

Son sens de la pluralité des cultures prolonge néanmoins l’invitation des fondateurs des Annales à dépasser le gallocentrisme et même l’eurocentrisme qui oblitèrent l’histoire traditionnelle pour considérer les parcours historiques des sociétés dans la diversité de leurs rythmes de changement et de leurs choix de développement. Il rejoint également l’hypothèse de base de l’anthropologie qui s’inscrit en faux contre une conception unitaire et intemporelle de la nature humaine. Il y ajoute une dimension dynamique, que l’on retrouve dans l’essor considérable des travaux historiques sur les sociétés non européennes qui a accompagné le tournant anthropologique des années 1970 et 1980. La particularité d’une culture et de son cheminement historique n’est plus désignée par un écart que révélerait l’histoire comparée mais par les contacts, les symbioses, les confrontations avec d’autres cultures, par ses résistances ou ses refus que révèle l’analyse historique.

Pour l’étude du changement, Braudel préfère la spatialisation des processus historiques à leur quantification. Au lieu d’utiliser le modèle des sciences physiques, dominant alors dans les sciences sociales, qui suppose une équivalence de masse ou de force entre la cause et l’effet, il s’inspire du modèle des sciences de la vie. Ce modèle biologique conçoit le changement en termes de reconfiguration, de dissémination, d’absorption. Il convient beaucoup mieux à la description des rapports d’échange et au caractère relationnel des phénomènes culturels. Dans le chapitre 6 de la deuxième partie de La Méditerranée…, consacré aux « Civilisations », il est caractéristique que Braudel évoque successivement la façon dont « voyagent les biens culturels », les « rayonnements et refus d’emprunter », les « frontières culturelles », la « lenteur des échanges et des transferts », les « recouvrements de civilisations » (2), bref tout ce qui met une culture en contact avec les autres et l’oblige à sortir d’elle-même ; tout ce qui, en elle, est objet d’échange et non d’héritage.

S’il s’attarde enfin à entrer dans une culture, à la décrire comme une totalité, c’est la plus éclatée qu’il choisit, ou plutôt la moins territorialisée : la culture juive. Une culture de diaspora vouée à vivre en symbiose avec les cultures des pays d’accueil ; une culture de résistance certes et même de survie face aux persécutions et aux expulsions dont les juifs ont été l’objet au 16e siècle de la part de plusieurs États chrétiens de la Méditerranée ; mais surtout une culture de médiateurs : le rôle d’intermédiaires à la fois économiques et culturels entre le monde musulman et le monde chrétien qu’ils ont joué longtemps à travers la Méditerranée prend une envergure mondiale au 16e siècle du fait même de leur expulsion de la péninsule Ibérique (3).

En appliquant aux échanges culturels le même modèle agonistique qu’aux échanges commerciaux, cet historien du grand commerce déchire le voile d’irénisme dont la vision universitaire, dans son idéalisme, a tendance à recouvrir l’univers culturel. Certes, la vie d’une culture est moins étroitement guidée par le principe d’intérêt et la recherche du profit que l’activité commerciale. Mais elle n’est ni innocente ni désintéressée. Les stratégies de domination qui se donnent à voir dans la conquête des marchés, dans le contrôle des grands réseaux commerciaux, telles que Braudel les voit à l’œuvre dans la structuration des économies-mondes, n’obéissent pas elles-mêmes aux seules règles de la pure rationalité économique.

Le regard d’entomologiste avec lequel il considère le destin des civilisations s’encombre par endroits d’un accent de darwinisme mélancolique qui porte la marque des années 1930. On sait que Braudel, sans adhérer aux considérations de Paul Valéry sur la mortalité des civilisations, admirait son œuvre et s’est intéressé aux activités du Centre universitaire méditerranéen qu’il avait fondé (4). Comme les dernières traces d’un parfum évaporé, cet accent d’époque a marqué le style de La Méditerranée… et sa sensibilité littéraire plus que sa vision historique. Mais il a rendu Braudel plus attentif que d’autres historiens aux phénomènes d’hybridation et de contamination qui accompagnent les contacts entre cultures. Ces phénomènes ne procèdent pas d’un déterminisme biologique qui réglerait tous les échanges culturels, mais d’un principe d’appropriation psychologique qui serait, plus encore que le principe de la construction identitaire, le ressort de survie et de développement de chaque culture. C’est ce principe que retrouvent aujourd’hui les historiens du contact colonial dans l’attention qu’ils portent aux processus d’acculturation et de métissage.

C’est donc implicitement vers son œuvre que se sont tournés les historiens des sociétés non européennes quand ils ont éprouvé le besoin de s’arracher aux œillères de la tradition orientaliste. Cette tradition ne s’appliquait pas uniquement aux sociétés situées à l’est de l’Europe mais à toutes celles dont la culture apparaissait par sa genèse, ses racines linguistiques ou religieuses, étrangère à la culture européenne. Pour les comprendre, le spécialiste de ces sociétés se sentait obligé de les enfermer dans leur exotisme, comme si leur histoire avait consisté avant tout à protéger leur identité de l’influence européenne. La critique de l’impérialisme colonial, qui a accompagné la prise de conscience et la lutte des peuples colonisés, a conforté dans un premier temps cette conception isolationniste de la culture. Il fallait arracher ces cultures opprimées à la dévalorisation, à l’oubli, voire aux entreprises ethnocidaires du pouvoir colonial qui avait prétendu légitimer sa domination par une mission civilisatrice. Le démontage de l’image providentielle d’une colonisation qui apporte les bienfaits de la civilisation à des sociétés enfermées dans l’arriération a permis de rétablir dans leurs droits et leur vraie dimension l’histoire et la culture ante-coloniales de ces sociétés.

Il a fait découvrir également la complexité des processus d’acculturation qui ont accompagné l’implantation des Européens. L’installation du pouvoir colonial a représenté dans certains cas (comme la colonisation des Amériques au 16e siècle ou de l’Océanie au 18e) une confrontation culturelle inédite entre deux mondes qui ne s’étaient jamais rencontrés. Mais dans la plupart des cas, la confrontation a concerné des cultures qui étaient auparavant déjà plus ou moins en contact avec l’Europe. La nouveauté de l’implantation coloniale tient à sa violence concrète et symbolique, non au fait qu’elle met en contact deux cultures qui s’ignoraient. Favorables à la colonisation comme la majorité des hommes de gauche de leur époque qui y voyaient un facteur de progrès et de diffusion des Lumières, Bloch et Febvre manifestaient une attention particulière au fait colonial, ce dont témoignent leurs propres recensions dans les Annales. Ils sont beaucoup moins sensibles à la violence du fait colonial qu’à la confrontation culturelle qu’il implique, c’est-à-dire au processus d’acculturation dans lequel il entraîne le colonisateur comme le colonisé.

La colonisation, telle que peut l’étudier l’ethnologue ou l’historien du contemporain, propose un cadre pour ainsi dire expérimental à l’analyse des échanges complexes entre sociétés et cultures différentes qui ont rythmé l’histoire de l’humanité. Le numéro spécial des Annales sur « les Amériques latines » conçu par Febvre, reflétait cette vision non pas idéalisée mais avant tout culturelle de l’héritage colonial (5). Braudel n’ignore pas la part de violence et de volonté de domination présente dans les contacts culturels. C’est en quoi sa réflexion bien que dépourvue, encore plus que celle des fondateurs des Annales, de toute arrière-pensée dénonciatrice du fait colonial, a pu inspirer les historiens qui ont été amenés à l’étude des sociétés non européennes par la critique de l’impérialisme. Car la violence, à ses yeux, n’est pas l’apanage du phénomène colonial. Elle est présente dans tous les contacts, dans tous les échanges entre cultures. Et pas seulement dans les échanges entre cultures, mais aussi dans les échanges économiques. L’agressivité, l’esprit de concurrence, le désir de domination, les stratégies de pénétration ou de résistance règlent les rapports économiques comme les rapports culturels qui subissent eux aussi la loi de l’échange inégal.

Dans son approche des civilisations, l’œuvre de Braudel fait plus de place à l’analyse des processus d’acculturation qu’à la description d’une singularité construite ou maintenue. Cette conception ouverte et relationnelle de l’univers culturel fait retour aujourd’hui chez les historiens. On le voit avec le succès de la global history, née aux États-Unis mais qui a maintenant largement pris pied de ce côtéci de l’Atlantique, comme avec le débat suscité en particulier par L’Histoire des Amériques de Carmen Bernand et Serge Gruzinski à propos de la notion de métissage pour qualifier l’acculturation coloniale (6). Nous ne pouvons ignorer la dimension philosophique et politique de ce retour dans lequel Braudel, à cheval sur deux époques par sa pensée et peut-être plus encore par son langage, se révèle avoir joué un rôle de passeur. Ce qui est en cause dans le débat suscité par le concept de métissage, c’est l’idée qu’il puisse y avoir des formules de transaction entre la culture des colonisateurs et celle des colonisés, en dépit de la violence de la conquête et de la domination coloniale ; que la rencontre de deux cultures, même dans un rapport de forces aussi déséquilibré, puisse être occasion de mélanges, d’emprunts réciproques, d’appropriation par le plus faible des armes culturelles du plus fort, et non une colonisation purement ethnocidaire, simple reflet ou adjuvant de la colonisation politique, qui annihile l’autonomie culturelle du colonisé.

À noter

Ce texte est extrait, avec quelques modifications, de ma contribution au volume d’Hommages à Nathan Wachtel à paraître prochainement aux Presses universitaires de Rennes.

(1) « Une civilisation peut mourir. La civilisation ne meurt pas » écrit  Lucien Febvre, en guise de réplique à la formule de Paul Valéry, dans l’éditorial de reparution des Annales après la guerre : « Face au vent », Annales ESC, 1946.

(2) BRAUDEL Fernand [1966, 2e éd. 1993], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations ».

(3) BRAUDEL Fernand [1966], La Méditerranée et le Monde méditerranéen, op. cit., deuxième partie, chapitre 6 : « Les civilisations », in «  Une civilisation contre toutes les autres : le destin des juifs ».

(4) Voir PARIS Erato [1999], La Genèse intellectuelle de l’œuvre de Fernand Braudel. La Méditerranée et le Monde méditerranéen, Athènes, Institut de recherches helléniques, chapitre 3 : « Paul Valéry et son centre méditerranéen ».

(5) « L’Amérique du Sud devant l’histoire », Annales ESC, vol. 3, n° 3/4, 1948.

(6) BERNAND Carmen et GRUZINSKI Serge [1991-1993], Histoire du Nouveau Monde, t. 1, De la découverte à la conquête ; t. II, Les Métissages, Paris, Fayard.