Les routes de la porcelaine : le versant oriental de l’Eufrasie* à l’aube de la modernité européocentrée

Parmi les problématiques de l’histoire globale, la question de la mise en réseau est sans doute l’une des plus importantes. Cette dynamique se retrouve au cœur même de la définition de la mondialisation si on entend par là le processus de mise en relations des différentes parties du globe (cf. le débat Flynn-Giraldez contre O’Rourke, 2004). Or, si la découverte de l’Amérique par les Européens et le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance constituent les deux événements clés du « désenclavement du monde » à la fin du 15e siècle, le réseau majeur de la période précédente, c’est-à-dire avant le 16e siècle, est bien l’écheveau des routes de la Soie et des épices qui relient l’Asie orientale et l’Asie occidentale – routes auxquelles Jerry H. Bentley ajoute également celles de la porcelaine[1]. Pour aborder la question de ce réseau, j’ai choisi un texte extrait de l’ouvrage de Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, paru pour la première fois à Paris en 1553.

Entre 1546 et 1549, Pierre Belon (1517-1564) a parcouru en naturaliste ce qu’on appelle alors de plus en plus le Levant. En 1547, il se trouve au Caire et s’étonne :

« Il y a grande quantité de vaisseaux de porcelaine, que les marchands vendent en public au Caire. Et les voyant nommer d’une appellation moderne, et cherchant leur étymologie française, j’ai trouvé qu’ils sont nommés du nom que tient une espèce de coquille nommée Murex, car les Français disent “coquille de porcelaine”. Mais l’affinité de la diction Murex correspond à Murrhina. Toutefois je ne cherche l’étymologie que du nom français en ce que nous disons vaisseaux de porcelaine sachant que les Grecs nomment la myrrhe de Smyrne[2]. Les vaisseaux qu’on y vend pour aujourd’hui en nos pays, nommés porcelaine, ne tiennent tâche de la nature des anciens. Et combien que les meilleurs ouvriers d’Italie n’en font point de tels. Toutefois ils vendent leurs ouvrages pour vaisseaux de porcelaine, combien qu’ils n’ont pas la matière de même. Ce nom de porcelaine est donné à plusieurs coquilles de mer. Et pour ce qu’un beau vaisseau d’une coquille de mer ne se pourrait rendre mieux à propos suivant le nom antique, que de l’appeler de porcelaine, j’ai pensé que les coquilles polies et luisantes, ressemblant à nacre des perles, ont quelque affinité avec la matière de porcelaines antiques. Joint aussi que le peuple français nomme les patenôtres faites de gros vignols[3], patenôtres de porcelaine. Les susdits vases de porcelaine sont transparents, et coûtent bien cher au Caire, et disent mêmement qu’ils les apportent des Indes. Mais cela ne me sembla vraisemblable car on n’en verrait pas si grande quantité, ni de si grandes pièces s’il les fallait apporter de si loin. Une aiguière, un pot, ou un autre vaisseau pour petite qu’elle soit coûte un ducat. Si c’est quelque grand vase, il coûtera davantage. »[4]

Le témoignage de Pierre Belon est intéressant car il révèle combien la porcelaine est alors méconnue en Europe, ce qui appelle trois remarques.

1) D’où vient le nom ?

Le premier Européen à décrire ce type de céramique et à utiliser le mot « porcelaine » (porcellana) est Marco Polo (1254-1324). On trouve deux occurrences du terme dans son récit de voyage. L’une concerne l’usage de coquillages comme monnaie :

« Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs [pourcelaine blanche] qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens ; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingt-quatre livres ; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. »[5]

L’autre désigne la céramique :

« Et sachez que près de cette cité de Quanzhou il y a une autre cité nommé Longquan où se fabriquent beaucoup d’écuelles de porcelaine [escuelles de pourcelaine] qui sont très belles ; elles ne se fabriquent que dans cette cité, mais on en fait en grande quantité et on en a à bon marché, car pour un gros d’argent de Venise on en aurait trois ordinaires, les plus belles que l’on pourrait trouver ; et à partir de cette cité on les porte partout. »[6]

Le mot porcellana s’expliquerait par la ressemblance du coquillage avec la vulve d’une truie (porcella en latin). Il aurait ensuite désigné la céramique en raison de l’aspect de celle-ci, à la fois blanc et quelque peu translucide. Le mot est employé sous la forme d’un adjectif par Jordan Catala de Sévérac dans les Mirabilia descripta, recueil rédigé au début des années 1330 ; le latin porseletus est un emprunt clair à l’italien (Gadrat 2005). L’auteur, qui avait accompli une première mission en Perse et en Inde entre 1320 et 1329, décrit de « très beaux et très nobles vases, faits avec virtuosité et en porcelaine »[7] à la cour du « grand Tartare », à savoir l’empereur de Chine (dynastie mongole Yuan). Plus tard, on retrouve le terme sous la plume de l’ambassadeur espagnol Ruy González de Clavijo, qui est reçu en 1405 par Tamerlan, à Samarkand :

« Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine¸ qui est chère et très appréciée. »[8]

Au 14e siècle, c’est donc sur les routes de l’Asie que les Européens rencontrent la porcelaine. Pourtant quelques pièces commençaient à parvenir en Europe. Il se trouve que parmi celles-ci, la plus ancienne connue est le vase dit « de Gaignières-Fonthill », datant du début du 14e siècle et apparu en 1338 dans les collections du roi Louis de Hongrie. L’objet reste cependant exceptionnel. Une des plus anciennes représentations picturales d’un plat en porcelaine est Le Festin des dieux, un tableau de Giovanni Bellini (ca. 1430-1516) daté de 1514. Le goût commence à s’en répandre, ce qui appelle les imitations, car la fabrication de la porcelaine garda longtemps ses secrets.

2) De quoi est-ce fait ?

Dans son récit de la première circumnavigation du monde (1519-1522), Antonio Pigafetta laisse une petite description de la fabrication de la porcelaine qui ne laisse subsister aucune ambiguïté :

« La porcelaine est une sorte de terre très blanche et elle est cinquante ans sous terre avant de la mettre en œuvre, car autrement elle ne serait pas fine, et le père l’enterre pour le fils. »[9]

Pourtant, rapidement, une erreur s’installe, qui a perduré jusqu’au milieu du 17e siècle. On croyait qu’il s’agissait là d’un coquillage ; le nom même pouvait le laisser croire. C’est bien ce que montrent les interrogations de Pierre Belon. Autre exemple de cette mécompréhension : André Thevet, en 1575, dans La Cosmographie universelle, donne cette description de la fabrication de la porcelaine à propos de l’île de Carge (Kharg), dans le fond du golfe Persique.

« Le plus en quoi ils s’amusent, c’est à accoutrer des vases de porcelaine, laquelle ils composent d’écailles d’huîtres, et de coques d’œufs, d’un oiseau qu’ils appellent Tesze, et les œufs Beyde, lequel est gros comme un oison, et de plusieurs autres oiseaux, qu’ils nomment en général Thayr, avec autres matériaux qui y entrent. Et ne pensez pas que cette pâte soit mise tout soudain en œuvre, ainsi pétrie comme elle doit être, on la met sous terre, où on la laisse pour le moins l’espace de quarante ans, et quelque fois plus de soixante, et enseignent les pères aux enfants où ils ont mis cette composition. Laquelle étant venue à maturité, et affinée en toute perfection, ils la tirent de là, et en font des vases, et autres gentillesses, desquelles nous faisons si grand compte. Et au lieu même où ils ont tiré cette pâte, ils en remettent d’autre, tellement qu’ils ne sont jamais sans avoir de la vieille, pour mettre en œuvre, ni de la nouvelle, pour la faire purifier, affiner et parfaire. De cette marchandises se chargent volontiers les marchands qui viennent là de Syrie, assurés de s’en défaire puis après, et y gagner leur vin, avec les chrétiens trafiquant en Égypte, tels que sont les Français, Vénitiens, Genevois, Florentins, et autres. »[10]

Cette méprise perdure encore au 17e siècle. Le texte du révérend père Philippe, paru pour la première fois en 1649, est un bon exemple de ces légendes nées non pas du temps, mais de l’espace :

« Ils [les Portugais] retirent aussi une très grande quantité d’or de la Chine, où on le tire en forme de pains ou de petites barques. Ils en apportent aussi le musc, les plus beaux draps de soie qu’on puisse voir, les métaux, tambac qui n’est pas bien dissemblable du cuivre, mais qui est plus précieux, et calai très semblable au plomb, comme aussi le bois médicinal de la Chine, et enfin ces vases de porcelaine qui sont et très propres et très nets pour manger. En quoi qu’ils s’en fassent ailleurs de semblables, ils ne les sauraient toutefois égaler, ni en bonté, ni en beauté, car l’on en fait de si subtils qu’ils sont transparents comme des cristaux, néanmoins ils souffrent l’eau la plus chaude sans la rompre. La matière dont on les fait, à ce que j’ai ouï dire aux naturels du pays, est pour la plupart des plus puants et plus horribles excréments de l’homme, mais qui demeurent ensevelis dans terre durant plus de cinquante ans ; car ils assurent qu’ils ont des caves destinées à les recevoir, qu’ils couvrent de terre lorsqu’ils les ont remplies, et les laissent par testament à leurs héritiers, qui les ouvrent après que ce nombre susdit d’années s’est écoulé, et se servent de cette sale matière en y ajoutant quelque autre chose pour faire ces beaux vases au prix desquels il n’est rien de si net. »[11]

On a ici l’illustration de la barrière que constitue pour les Européens l’isthme central de l’Eufrasie. L’ignorance traduit l’épaisseur du monde et ce n’est qu’au fil des voyages que le voile commença à se lever :

« Les derniers voyages que l’on a faits au-dedans de la Chine nous ont appris que la porcelaine ne se fait point de coquilles de mer ni de coques d’œufs broyées, ainsi que plusieurs ont cru mais qu’elle se fait par le moyen d’un sable ou terre particulière à certains cantons du pays où l’on la trouve en des rochers, & qu’il n’est pas besoin pour la faire, que cette terre demeure ensevelie un siècle entier ainsi que quelques-uns ont voulu dire. Les Chinois pétrissent ensuite ce sable & en font des vases qu’ils mettent cuire dans des fours pendant l’espace de quinze jours, & ensuite ils leur donnent diverses figures. »[12]

3) Où est-ce fait ?

La troisième remarque que peut susciter le texte de Belon tient donc aux difficultés de l’auteur à saisir le commerce de la porcelaine dans l’océan Indien. Il ne parvient pas à imaginer l’ampleur du trafic maritime qui peut exister dans l’océan Indien. Mais plus encore, il refuse d’admettre que ce commerce puisse exister. On est là quasiment au fondement de l’illusion de la modernité européocentrée. L’intégration du versant oriental de l’Eufrasie est complètement sous-estimée (Abu-Lughod 1989). Or la porcelaine est un bon exemple des échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts techniques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale au cours des siècles précédents (Finlay 2010). En effet, la porcelaine « bleu-et-blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie Yuan, au début du 14e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle. Mais cette porcelaine qui a pu représenter la quintessence de l’art chinois est elle-même le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle (cf. présentation en cartes).

On terminera cette petite géohistoire en rappelant que les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe (Halde, 1735). L’enjeu n’était pas négligeable. La vaisselle de porcelaine accompagnait très bien la dégustation des nouveaux breuvages : chocolat, thé, café.

* L’Eufrasie est un néologisme moderne permettant de désigner l’ensemble constitué par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Bibliographie

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Thevet A., 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière.

[1] Jerry H. Bentley, « Une si précoce globalisation », Asie, Afrique, Amérique… L’histoire des autres mondes, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 24, 2011, pp. 16-19. L’expression même de « route de la porcelaine » ayant été utilisée auparavant dans un ouvrage paru en 1966 (Picard et al.)

[2] La myrrhe dont il est ici question n’est pas la gomme végétale, mais la murrhe, une pierre dont étaient faits certains vases dans l’Antiquité : les vases murrhins, dont plus tard on a pu croire qu’ils étaient de porcelaine.

[3] Les vignots sont des coquillages.

[4] Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, Paris, 1554, f° 134 r.

[5] Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », p. 285.

[6] Ibid., p. 373.

[7] Christine Gadrat, 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des chartes, p. 290.

[8] Ruy González de Clavijo, 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale, p. 212.

[9] Antonio Pigafetta, « Navigations et découvrement de l’Inde supérieure et îles de Molucques », Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 189.

[10] André Thevet, 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière, p. 335 v°.

[11] Révérend Père Philippe, 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron, p. 294.

[12] Pierre Duval, 1670, Le Monde, ou Géographie universelle, Paris, chez l’auteur, p. 274.

Occidentalisme et déclin hégémonique

Dans l’article de la semaine dernière, nous avons entamé une critique des classifications catégorielles propres aux sciences sociales, notamment celles utilisées par les approches évolutionnistes de ce domaine. Une perspective plus large devrait pourtant aussi inclure les idéologies propres à l’occidentalisme, au moment précis où les hypothèses d’hégémonie qui fondaient la critique de la pensée occidentale sont clairement sur le déclin. Dans l’attaque contre les anciennes prétentions occidentales à la supériorité en matière de rationalité et de science, même un ouvrage comme Homo Aequalis de Dumont peut être interprété comme une critique de type occidentaliste. Si l’on définit l’occidentalisme, avec Buruma et Margalit, comme une critique systématique et massive de tout ce qui est associé à l’Occident, il s’agit alors d’un phénomène constituant l’exact inverse de l’ancien « orientalisme » cher à Edward Saïd, concept articulé précisément durant la période d’hégémonie occidentale. Le retour de « l’autre » et l’émergence de l’occidentalisme sont liés, peut-être parce qu’ils représentent deux aspects d’un même phénomène, et surtout parce que ce sont là des conséquences directes d’une hégémonie de l’Ouest réellement sur le déclin. En fait, Buruma et Margalit voient l’origine de cet occidentalisme dans l’Occident lui-même, dans ces éléments de romantisme et de primitivisme qui ont été réprimés par la domination moderniste. Pour eux, l’occidentalisme est une réaction récurrente contre la modernité qui a pu se répandre dans d’autres régions du monde à diverses époques. Et les exemples qu’ils en prennent, allant des romantiques nationalistes russes du 19e siècle aux pilotes kamikaze du 20e, constituent autant de tentatives montrant que ces idéologies anti-occidentales reposent en fait sur des textes idéologiques et philosophiques de l’Ouest. Dans notre analyse, cette représentation inversée de l’Ouest relève de la logique qui a présidé à la formation de son identité, tout en étant aussi liée à la distribution des identifications au sein de l’ordre global. L’autre de l’intérieur et l’autre à l’extérieur se constituent simultanément dans le processus d’expansion occidentale. Tant et si bien que toute expansion impériale tend à engendrer une configuration d’identités semblable. C’est là une thématique que j’ai longuement discutée dans des publications antérieures [Friedman, 1994] mais il est peut-être pertinent d’en reprendre les conclusions ici, telles qu’elles se comprennent au moyen de la figure 1.

Dans cette représentation, l’espace de l’identité moderne est repérable par deux axes, donc aussi deux oppositions de polarités. L’axe des abscisses oppose un pôle « primitivisme », relevant plus de la nature, à un pôle « traditionalisme » lié à une affirmation de culture. L’axe des ordonnées oppose le « modernisme » à un pôle « post-modernisme ». L’axe reliant le « primitif » et le « traditionnel » s’oppose, mais de façon complémentaire, au modernisme. De son côté, le postmodernisme récapitule traditionalisme et primitivisme tout en rejetant le modernisme en totalité. D’une certaine façon, l’occidentalisme participe d’une forme similaire d’opposition à la modernité. Il s’agit cependant d’une opposition différente puisque l’occidentalisme n’est imbriqué qu’avec le traditionalisme, c’est-à-dire le pôle représentant les autres civilisations, celles que l’ascension à l’hégémonie de l’Ouest avait précisément marginalisées. Durant les périodes d’hégémonie stable, le modernisme à tendance à être dominant, alors que dans les périodes de déclin d’une hégémonie, ce sont les trois autres pôles qui s’avèrent être en compétition pour la domination. J’ai tenté de préciser cette structure dans nombre d’études de cas,  en premier lieu à propos de l’émergence d’identités ethniques ou indigènes minoritaires, dès le milieu des années 1970, analysant cette irruption comme un symptôme du déclin de l’intégration moderniste dans cette période. Le régionalisme en occident, les mouvements indigènes, les mouvements identitaires des immigrants constituent tous des figures de cette transformation. De fait l’occidentalisme, dans sa relation au déclin global de l’identité moderniste, peut être compris comme une conséquence de l’inversion que décrit la figure 2.

MODERNISME

– culture; – nature

TRADITIONALISME                                               PRIMITIVISME

+ culture                                                                + nature

POST-MODERNISME

+ culture; + nature

Figure 1 : L’espace identitaire de la modernité

1968

1998

National

Postnational

Local

Global

Collectif

Individuel

Socialisme

Libéralisme

Homogène

Hétérogène

Monoculturel

Multiculturel

Égalité (similitude)

Hiérarchie (différence)

Figure 2 : L’inversion idéologique – les traits du « progressisme » de 1968 à 1998

L’occidentalisme est donc une expression de l’opposition aux mêmes caractéristiques de la modernité que celles combattues par d’autres groupes ethniques et indigènes. Il peut ainsi être compris comme une généralisation du conflit potentiel exprimé par les stratégies politiques indigènes ou de minorités culturelles émergeant durant ces périodes de déclin. Le « non-moderne » se présente alors plus généralement comme le non-Occident ou un anti-Occident, soit un modèle de civilisation alternatif à celui qui prévaut à l’Ouest, en tant que ce dernier est associé à un individualisme décadent, un manque d’autorité et de discipline, un matérialisme crasse… L’occidentalisme devient alors une inversion du modernisme, tout en constituant une forme totalement complémentaire de ce dernier, ce couple d’opposés pouvant alors être considéré comme constituant un tout, une structure unique de complémentarités. Et si l’occidentalisme apparaît dans les périodes de déclin hégémonique, il est pourtant logiquement implicite en toute période puisqu’il est partie prenante (fût-ce négativement) de la constitution même du modernisme.

Dès lors et si cette interprétation est juste, elle devrait nous permettre d’appréhender la dérive récente de l’idéologie progressiste. Celle-ci serait le fruit d’une série d’inversions, un phénomène qui a été mis en évidence par des chercheurs tels que Gitlin [1995, 2006] et Jacoby qui, dans son étude de la transformation de l’idéologie de progrès, concluait que « nous assistons non seulement à la défaite de la gauche, mais encore à sa conversion, voire son inversion » [1999, p. 11].

La montée des tendances occidentalistes relève de toutes les « inversions » mentionnées ci-dessus (figure 2) et se trouve communément exprimée dans les discours des théoriciens de la globalisation postcoloniale. En ce sens les critiques postcoloniales du vol de l’histoire par l’Occident pourraient sembler devoir s’accorder avec celles de Goody. Ce ne serait cependant là, à mes yeux, qu’un pur malentendu. L’argument qui prétend que « tout ceci n’est pas spécifique à l’Ouest » doit pouvoir s’appliquer sur une échelle plus large encore. Le projet de Goody porte en fait sur la relativisation de phénomènes dont on a affirmé qu’ils étaient spécifiques à l’Occident. À l’opposé, la critique postcoloniale est de tonalité plus morale, charriant au passage l’idée que le reste du monde possède toutes les qualités attribuées à l’Occident et bien d’autres encore… Il s’agit en fait d’un argument d’inversion qui affirme la supériorité de l’Autre, celui-là même qui avait été opprimé ou/et réprimé par l’Occident au cours de ses exploits impériaux. Pour sa part, le raisonnement de Goody concerne l’historicité d’un ensemble de phénomènes et pas une redéfinition du champ politique. Et si j’applique ce mode de réflexion à l’occidentalisme lui-même, je dois me demander quand et pourquoi ce dernier est apparu. Je dois alors constater que c’est dans les périodes de déclin hégémonique que l’occidentalisme de l’intérieur se voit conforté par un occidentalisme de l’extérieur. Ainsi, la critique islamiste des valeurs occidentales peut être considérée comme exprimant une attaque contre une hégémonie en voie de désintégration, mais n’en est pas moins aussi secondée par un occidentalisme venant de l’intérieur même de l’Ouest. Il arrive que ce genre d’adjuvant provienne de lieux inattendus. Aussi bien des milices américaines que des enfants de la diaspora palestinienne en Suède ont marqué leur enthousiasme à propos des attaques contre le World Trade Center, tandis que beaucoup d’intellectuels affirmaient que cela était de « notre » faute, que nous l’avions mérité en raison de toutes ces années de domination occidentale. Notre hypothèse est donc ici que l’occidentalisme constitue un aspect de l’inversion idéologique impulsée par le déclin hégémonique. Il ne s’agit pas d’un phénomène propre à l’Occident mais, suivant ici Goody, d’un phénomène qui s’est produit à maintes reprises dans l’histoire. C’est un phénomène intrinsèque à la structure des civilisations impériales, toutes les civilisations étant par nature  impériales et vouées à ne pas durer…

C’est la raison pour laquelle la critique des catégorisations occidentales doit être comprise comme représentant bien plus qu’une simple correction intellectuelle. Si nous nous demandons pourquoi elle commence durant une période particulière, nous découvrons que ces catégories connaissent des difficultés au cours des périodes de « résurgence occidentaliste », phénomène engendré par le déclin hégémonique. En suivant le paradigme proposé par Goody, il faudrait donc ajouter l’occidentalisme lui-même en tant qu’objet de la déconstruction des affirmations occidentales sur le monde. Ainsi, non seulement le capitalisme, l’individualisme, la démocratie, l’amour romantique ont tous existé avant, mais l’occidentalisme lui-même est apparu dans des ères antérieures. Parmi les exemples les plus connus de ce fait, on citera l’apparition de la chrétienté et d’autres cultes « orientaux » à l’époque du déclin de l’Empire romain. C’était une période de montée en puissance du « mysticisme » et durant laquelle ce qui s’appelait alors la science était sur le déclin. Période également où d’illustres étrangers en vinrent à gouverner Rome. Ce sont des tendances similaires, tout aussi marquées pour certaines d’entre elles, que connut la période hellénistique. En témoigne l’apparition de la philosophie cynique avec la négation des valeurs du « modernisme », si l’on peut utiliser ici ce terme pour qualifier l’idéologie dominante de la Grèce classique et des débuts de la période hellénistique. Sagesse primitive, nomadisme, attaques contre la logique, critique de la cité en tant que forme organisationnelle, enfin un certain cosmopolitisme auto-proclamé, tous présentent des traits communs avec le post-modernisme contemporain. Plus importantes encore, la critique explicite et ouvertement relativiste de la culture grecque elle-même et sa comparaison défavorable avec d’autres cultures [Branham et Goulet-Cazé, 1996].

L’inversion ou le renversement de la domination impliqué par l’occidentalisme constitue un phénomène historique que nous attribuerions à toutes les situations de déclin hégémonique. Cependant il peut exister des déclins qui impliquent un simple transfert à l’intérieur d’un centre plus étendu et au sein duquel des États se battent pour le leadership. De fait, les transferts de l’Italie vers le monde ibérique, puis la Hollande, le Royaume-Uni, enfin les États-Unis, n’impliquaient nullement le type de conflits idéologiques géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui, avec un occidentalisme qui s’incarne dans une mentalité largement anti-occidentale sur l’essentiel de la planète. L’occidentalisme relève bien en ce sens aujourd’hui d’un processus plus large d’implosion hégémonique qui voit les périphéries « envahir » le centre. Ceci implique que si le système entier ne s’effondre pas sous son propre poids, conduisant alors à une violente régression qui apparaît comme une vraie possibilité à l’heure actuelle, nous pourrions assister à l’émergence d’une nouvelle phase de centralisation hégémonique dont l’épicentre se situerait désormais en Asie orientale. Dans ce cas, nous pourrions malheureusement connaître un nouveau cycle du même processus, à savoir la constitution d’une « essence », laquelle s’avère si « essentielle » pour un empire. Mais cette fois en tout cas, cela viendrait d’une autre direction…

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Jacoby R. [1999], The End of Utopia: Politics and Culture in an Age of Apathy, New York, Basic books.

Catégories occidentales et structuration de l’histoire

Avec Le Vol de l’histoire [2006, édition française 2010], Jack Goody poursuit son attaque résolue contre un ensemble précis de représentations occidentales du passé et du présent. Le problème de ces représentations est qu’elles assimilent toujours une période historique particulière, au sens empirique d’un laps de temps déterminé, à une catégorie historique servant de paradigme. Ce n’est là à vrai dire que la marque de fabrique de tous les évolutionnismes pour lesquels l’histoire est « cassée » selon des ères, phases ou toutes autres périodisations absolues. Une part de cette critique faite par Goody est importante et proche de nos propres travaux. De fait, beaucoup de ce qui est considéré comme neuf en histoire apparaît finalement comme un mirage. Le capitalisme, la démocratie, la modernité ne sont nullement des inventions du 18e siècle et ces phénomènes ont été présents, sous une forme ou une autre, depuis plusieurs milliers d’années. Mais son livre est plus qu’une déconstruction de ces catégories. Il constitue une illustration de la critique plus générale de l’ethnocentrisme occidental et de ses effets, tant sur l’histoire que sur les identités propres à l’Ouest comme aux autres parties du monde. L’idée du caractère unique de l’Occident, quel qu’en puisse être le sens historique, est ici rejetée et les arguments particulièrement substantiels, contrairement à beaucoup de critiques post-coloniales vulgarisées de la soi-disant supériorité occidentale. Cependant, dans la mesure où il n’adopte aucune analyse systémique de l’ordre social, Goody glisse tendanciellement vers un examen au cas par cas de ces représentations particulières dans le but de les discréditer. Les enjeux deviennent alors de savoir si l’Europe peut faire valoir le phénomène X, Y ou Z comme son invention propre, que ce soit la démocratie, le capitalisme, la propriété privée ou l’amour… Ou bien si ces derniers ne sont que de simples répliques ou des importations en provenance de l’Orient (ce que Goody suggère) ou de quelque autre endroit du monde. Cela fait longtemps maintenant que cet auteur s’est engagé dans une démonstration de l’importance de l’Orient dans l’histoire occidentale et cet ouvrage peut être compris comme un pas réussi de plus dans cette entreprise plus large [Goody, 1990, 1996, 2003, 2004].

Bien sûr, cette sorte de critique n’est pas nouvelle, étant partie intégrante d’une attaque de longue haleine contre l’ethnocentrisme occidental. Elle trouve un parallèle dans l’œuvre d’Edward Saïd et dans l’essentiel de la littérature post-coloniale, travaux qui récusent toute spécificité occidentale à l’exception du fait impérialiste. Dès lors, si Shakespeare est bien africain, c’est-à-dire si la Grèce a tiré sa civilisation de l’Égypte et cette dernière de l’Afrique, nous sommes confrontés à une inversion particulièrement intéressante de l’idéologie occidentale qui dominait jusqu’alors. Pour le dire en termes simples, trop sans doute, nous sommes peut-être en train de passer de l’orientalisme à l’occidentalisme, c’est-à-dire à une critique culturelle généralisée de tout ce qui est associé à l’Occident. Ce qu’il y a de vrai dans cette critique, c’est évidemment que l’Occident n’est pas unique dans la mesure où tout est déjà arrivé autrefois et dans d’autres parties du monde. En ce sens, la grande différence entre l’œuvre de Goody et les études post-coloniales, c’est que la perspective de la première est plus historique que géographique. Elle ne constitue pas une publicité pour l’Autre mais une discussion de l’historicité longue de tout ce qui a été considéré comme relevant de la discontinuité du monde moderne. Et il serait possible d’aller plus loin dans ce débat… Pour constater, par exemple, que les unités de production mésopotamiennes de la fin du troisième millénaire et du deuxième n’étaient pas de simples ateliers, comme semble l’accepter Goody, mais relevaient du fonctionnement d’usines géantes avec des centaines, parfois des milliers de travailleurs. Une économie capitaliste existait véritablement dans le Moyen-Orient antique. Diakonoff [1972] et Gelb [1969] ont sans doute été parmi les premiers chercheurs à défendre l’idée, aujourd’hui acceptée, que la propriété privée était bien réelle dans l’antiquité mésopotamienne. Mais ce genre de fait a été traité comme relevant de la culture ou de la diffusion de cette dernière car il n’existait pas d’approche systémique de ces phénomènes. Et c’est pourquoi nous trouvons, dans toutes ces critiques, à la fois indignation morale à l’encontre des chercheurs occidentaux et pléthore de batailles relatives aux origines de tel ou tel phénomène culturel.

La critique que fait Goody à propos de Wallerstein constitue, en ce sens, un exemple intéressant. Ses arguments contre Wallerstein portent sur les présupposés a-historiques et presque évolutionnistes de ce dernier concernant l’essor occidental [1974, 2004, 2006] et nous serons d’accord là-dessus. Cependant, il faut noter que bien des historiens, et même l’inimitable A.G. Frank, ont émis des jugements très critiques à propos de cette rupture historique arbitraire qui situe l’origine du système-monde capitaliste au 15e siècle. Frank dit explicitement qu’il manque à Wallerstein une perspective historique de long terme, une approche articulant l’essor de l’Occident au déclin de l’Orient (ce qu’a fait plus concrètement Abu-Lughod [1989]), une vision de l’Occident comme ayant autrefois constitué une périphérie de l’Orient, laquelle lui fournissait des matières premières et des esclaves. Ces phénomènes sont aujourd’hui bien documentés, en tout cas pour la période précédant l’expansion européenne. Mais l’approche systémique que je défends ne verrait pas ces réalités comme relevant de la culture et de sa diffusion, ne les analyserait pas en termes de qui était le premier et le plus original… Au contraire, nous comprenons ces phénomènes comme relevant de processus très anciens d’ascension hégémonique puis de déclin. Critiquer Wallerstein pour son manque de perspective de long terme est donc intéressant, mais il existerait aussi d’autres débats que Goody n’aborde pas. Il ne s’attarde pas davantage sur l’analyse fondamentale de la dynamique des systèmes-monde réalisée par Wallerstein, peut-être parce qu’il est moins intéressé par cet aspect des choses. Pourtant, il me semble que Wallerstein a ici, comme toutes les analyses en termes de système global, beaucoup plus à offrir que Goody ne le croit. Ainsi Braudel [1979, 1985], autre fondateur de l’analyse systémique globale, était-il plus ouvert aux processus historiques de très longue durée et Maurice Lombard, qui fut son collègue, nous a donné un récit historique intéressant et fort de l’inversion des relations hégémoniques entre Moyen-Orient et Méditerranée, transfert qu’il analysait comme relevant de processus cycliques plus larges d’expansion et de contraction. Au fond, la critique argumentée de Goody contre les historiens raisonnant en termes de système-monde, Wallerstein au premier rang, consiste à repérer les obstacles eurocentriques qui tendent à couper l’Occident du reste du monde. Je suis en accord total avec lui là-dessus et j’ai présenté des arguments similaires depuis les années 1970 [Ekholm et Friedman, 1979]. Le capitalisme, sous une forme ou une autre, a été bien présent ici et là depuis l’âge du Bronze et il existe certainement une forte continuité des formes d’accumulation rencontrées depuis cette époque. Frank a formulé exactement la même affirmation dans plusieurs articles et ouvrages [Frank, 1998 ; Frank et Gills, 1993 ; Denemark et alii, 2000] et a représenté, dans le cadre des discussions au sein de plusieurs groupes sur les systèmes-monde historiques, une approche qui plaide pour l’existence d’un seul système-monde pour les cinq derniers millénaires. Il serait intéressant de voir comment Goody pourrait se situer dans ce type de débat. À l’évidence, une des implications de son argumentation serait que l’affirmation d’une continuité de long terme aboutit à discréditer le besoin du concept de capitalisme :

« La discussion de l’œuvre de Braudel nous amène donc à nous demander si nous avons vraiment besoin du concept de capitalisme, lequel semble toujours pousser l’analyse dans une direction eurocentrique » [Goody, 2006, p. 211].

Il suggère donc d’utiliser ce terme pour rendre compte, plus généralement, « d’une activité mercantile généralisée et des phénomènes qui l’accompagnent » [idem]. Mais Frank et d’autres [Ekholm et Friedman, 1979] ont défendu l’idée qu’il était important de maintenir la notion de capitalisme, avec sa logique spécifique, même s’il existe des sous-catégories ou des variantes (parfois très fortes) à l’intérieur de celle-ci. Tous les capitalismes se fondent sur le fait de transformer une richesse commerciale (qu’elle soit privée ou publique) en plus de richesse encore, et ce par à peu près tous les moyens possibles, avec cependant, parmi ceux-ci, une prédominance des transactions marchandes. En ce sens, les capitalismes industriel et financier ne constitueraient pas deux « espèces » à part, mais bien d’autres aspects ou variantes d’un seul et même système. Notre position sur la question du capitalisme sera donc à l’opposé de celle de Goody : c’est bien en assumant que le capitalisme est aussi vieux que les plus grandes civilisations que nous pouvons l’extirper de son contexte occidental habituel…

Goody critique aussi Elias et son « processus de civilisation » fondé sur le « désir de se distinguer » comme relevant d’un biais eurocentrique. Il existe certainement des biais dans le travail de la plupart des historiens qui sont situés au centre d’un ordre hégémonique, quel qu’il soit, et vivent ainsi au sein de son cadre de catégories. Mais il ne faudrait pas pour autant noyer dans cette critique les contributions analytiques les plus fondamentales de ces auteurs. Si bien que la critique d’Elias et de Wallerstein, pour importante qu’elle soit du point de vue de la géohistoire, passe à côté des mécanismes importants que ces auteurs ont analysés et qui sont pertinents pour une relativisation historique du type défendu par Goody. Et si nous abandonnons leurs contributions théoriques, nous n’avons plus alors devant nous qu’un « concours relatif aux origines » : qui a inventé quoi, qui fut le premier ? Dans une telle perspective, commerce, capital, structures symboliques et stratégies deviennent des éléments séparés que rien ne peut plus relier. Notre propre recherche nous a conduits à une compréhension bien différente de ces problèmes, même si la critique de tout « centrisme » y est aussi nécessairement  présente.

Les tendances à plus d’individualisme, à une gouvernance démocratique ou encore à la séparation de la religion et de l’État sont liées à l’essor commercial de cités-États, durant des périodes particulières qui sont elles-mêmes dépendantes du positionnement de ces cités dans l’espace global propre à leur contexte historique particulier. Si bien que la question de savoir si ces tendances sont nées en Europe n’est vraiment pas pertinente dans cette approche. Par contre, la question de la nature des mécanismes en jeu est absolument cruciale, pourquoi tel phénomène survient encore et encore, et non qui l’a créé… Ceci implique que toute domination est toujours de relativement courte durée et que de nouvelles puissances viennent remplacer les anciennes. Et qu’en accompagnement de l’émergence de ces hégémonies, des processus de civilisation, des catégorisations hiérarchisantes apparaissent pour caractériser l’espace environnant. Si bien que nous sommes d’accord avec Goody quand il critique l’absolutisation de la position eurocentrique, mais nous insistons aussi sur la nature systémique d’un phénomène qu’il ne s’agit pas de considérer comme une erreur intellectuelle ou un problème spécifiquement occidental. Et il serait tout à fait incongru d’affirmer que le biais propre à la puissance hégémonique constitue une erreur spécifiquement occidentale, tant l’histoire mondiale recèle de représentations biaisées de l’Autre en tout point semblables. La logique propre à l’argument anti-eurocentrique, dans notre approche, doit donc être généralisée et reconfigurée afin de pouvoir s’appliquer à tous les ordres hégémoniques semblables. Cette démarche constituerait un usage plus cohérent du type de critique qu’offre Goody.

L’image qui se dégage ainsi de cette discussion est que, non seulement l’histoire se répète, mais encore elle se répète en d’autres parties du monde et au cours d’ères différentes. Bien sûr, les thèmes communs à tant de civilisations ne sont pas apparus sur un mode identique mais comme des variations liées à des trajectoires historiques particulières. C’est pourquoi je rejoins d’emblée Jack Goody sur cette position fondamentale et approuve sa prudence afin de ne pas tomber dans les positions nettement plus occidentalistes que charrie facilement la critique de l’eurocentrisme. De fait, notre propre anthropologie « systémique globale » a commencé par une position critique de ce type [Ekholm, 1976 et 1980 ; Ekholm et Friedman, 1980], plus précisément par un questionnement des hypothèses de l’idéologie évolutionniste en anthropologie, lesquelles s’apparentent à une excroissance des classifications coloniales du monde. Ces catégorisations évolutionnistes et fonctionnalistes du monde étaient fondées sur une transformation de registres spatiaux en registres temporels : ce qui était constaté comme  « présent ailleurs » devenait quelque chose qui avait aussi été « arriéré autrefois ». Cette transformation impliquait une réorganisation temporelle des catégories propres à la domination impériale. Les tribus et chefferies traditionnelles, les sociétés primitives étaient comprises comme des stades antérieurs du monde de la civilisation moderne et leur contemporanéité était bien la preuve qu’il s’agissait là de résidus d’ères antérieures. De cette façon, le monde était déjà construit en des termes précis avant que le chercheur de terrain occidental arrive. Mais, nous avons déjà insisté là-dessus, de telles classifications n’étaient pas des erreurs occidentales mais des structures de la domination impériale et relèvent des typologies que les ordres impériaux génèrent en tout temps. Si bien qu’on devrait ajouter à la critique faite par Goody que le « vol occidental de l’histoire » est aussi une représentation erronée dans la mesure où il est précisément vu comme exclusivement occidental. Toutes les civilisations impériales – et toutes les civilisations sont impériales – participent de réécritures similaires du passé et du présent. Cet argument affaiblit l’affirmation post-coloniale selon laquelle la faute en revient à l’Ouest et à lui seul. Au contraire, la faute est beaucoup plus générale et même une caractéristique universelle de toute loi impériale.

Ce texte est la première partie d’un article intitulé « Occidentalism and the Categories of Hegemonic Rule » et paru initialement dans la revue « Theory, Culture and Society » (vol. 26 – 7,8 – 2009). Traduction de Philippe Norel. La seconde partie de ce texte paraîtra la semaine prochaine.

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DENEMARK R. et alii (ed) [2000], World System History: The Social Science of Long-Term Change, New York, Routledge.

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WALLERSTEIN I. [2006], European Universalism: The Rhetoric of Power, New York, New Press/Norton.

L’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale »

Ce texte esquisse une approche de l’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale », sous l’aspect plus spécifique des interconnexions entre l’histoire locale et les horizons tant régionaux que mondial. Le traitement de quelques exemples marquants de l’histoire d’Haïti invite à se défaire du carcan des frontières nationales, lesquelles sont d’ailleurs l’héritage du processus des colonisations française et espagnole dans le bassin caribéen.

La naissance d’Haïti, ancienne Saint-Domingue, s’est faite au forceps, à l’issue d’une révolution antiesclavagiste et anticoloniale, finalement victorieuse en 1804. Les divers courants historiographiques locaux, faisant écho à la lame de fond de la construction de l’identité nationale, soulignent la « singularité », voire l’exceptionnalité du cas haïtien. Leur approche, dans la plupart des cas, débouche sur un repli intra-muros alors que le dessin du territoire, l’établissement d’une population noire dans son écrasante majorité comme l’édification de l’État (pour ne citer que ces aspects clés) sont aussi intimement liés à des dynamiques d’outre-Atlantique. Celles-ci ne gomment pourtant nullement ni la superbe capacité créative d’une culture propre à Haïti (religion, art…) ni les responsabilités propres des décideurs politiques dans la conduite d’un État qui, depuis une dizaine d’années, et non sans raison, est classé parmi les « entités chaotiques ingouvernables » de la planète. Régulièrement toutefois quelques historiens haïtiens, d’abord Benoît Joachim et Leslie Manigat, puis Vertus Saint-Louis, moi-même et plusieurs jeunes doctorants, cherchent à relier les événements nationaux à des processus externes tant liés à la conjoncture politique d’un pays tiers (en particulier celle de l’ancienne métropole ou du grand voisin que sont les États-Unis) qu’à des phénomènes transnationaux aussi divers que la maîtrise de la technologie ou les réseaux de migrations.

Plusieurs caps majeurs de l’histoire d’Haïti font écho à de puissants mouvements de luttes qui déferlent en France. Prenons un des exemples les plus flagrants. Au milieu des années 1790, la violence de la guerre antiesclavagiste (500 000 esclaves noirs – dont l’écrasante majorité est née en Afrique – cohabitent avec 30 000 colons blancs et autant d’affranchis, généralement métis) est portée par la brutalité des rapports sociaux imposés. Mais cette violence répercute aussi celle qui, en métropole, a balayé la société féodale et qui prône les droits de l’homme. On imagine aisément qu’au-delà de son propre combat étroitement circonscrit à la colonie, la population servile de Saint-Domingue a dû être galvanisée par la nouvelle de l’exécution du symbole de la puissance, de l’exécution du roi de France. Les choix stratégiques du leader révolutionnaire Toussaint Louverture s’opèrent d’ailleurs souvent à des moments qui coïncident, compte tenu des délais d’alors de communications transocéaniques, avec des étapes clés de la révolution dans une France assiégée. Autre exemple notoire, celui de la ligne de partage de l’île en deux moitiés, l’une créolophone et francophone, l’autre hispanophone. Le maintien de cette frontière coloniale résulte évidemment, au 19e siècle, de la marche identitaire des deux peuples voisins mais aussi des ingérences française et espagnole. Immixtions dont les modalités dérivent aussi bien évidemment des choix de politique extérieure de Paris et Madrid vis-à-vis de l’Amérique latine, choix évidemment en prise aussi aux remous spécifiques au théâtre européen.

La rigueur de la guerre antiesclavagiste et anticoloniale (champs de l’histoire sociale et politique) comme le tracé de la frontière haïtiano-dominicaine (relevant de l’histoire diplomatique et de la géographie) sont chacun l’effet de causes conjuguées. Celles-ci sont d’une part intérieures à l’île et aux dynamiques socio-politiques locales, et d’autre part relèvent aussi de l’implication de puissances outre-Atlantique (en guerre ou pas) comme, à travers leur flotte, de celle des États-Unis. La focale d’approche qui nourrit une hauteur de vues nécessite évidemment l’établissement d’articulations entre les divers niveaux d’observation.

Prenons un autre exemple qui, lui au début du 20e siècle, met en tension histoire politique locale, histoire économique mondiale et histoire de deux « géants » d’alors, les États-Unis et la France. Il s’agit plus particulièrement des années 1911-1915 qui voient, au niveau régional, l’ouverture du canal de Panama et, en Haïti, une crise politique majeure avec la succession de gouvernements éphémères, d’une durée chacun de quelques mois.

Cette crise haïtienne débouche sur le débarquement des marines en juillet 1915, inaugurant une occupation militaire qui s’étirera dix-neuf ans. Les responsabilités de la marche à la perte de la souveraineté politique incombent d’abord aux tenants de l’appareil d’État et à leur incapacité paralysante à œuvrer pour tisser la trame socio-économique qui consoliderait la jeune nation. Et, durant les cinq ans précédant cette intervention, les rivalités entre les diverses factions des élites dirigeantes locales témoignent d’une fragilité institutionnelle. Mais ces rivalités sont aussi exacerbées par la fragilité des bases économiques de l’État. Les assises de celui-ci sont les rentrées fiscales pesant sur le café, qui fournissent 75 % des exportations et presqu’autant des ressources budgétaires. La production de cette mono-exportation est doublement mise à mal. D’abord, par les répercussions des troubles politiques, de nombreux paysans étant « embrigadés » dans les troupes militaires en rébellion contre le pouvoir central. Ensuite, par l’évolution en dents de scie des cours du café liée à la concurrence du produit brésilien jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale qui, elle, ferme à cette denrée haïtienne son débouché essentiel. En effet, les trois quarts de ces exportations partent à destination du Havre. L’asphyxie budgétaire au début 1915 est quasi-totale et le service de la dette extérieure, en totalité contractée sur le marché français devient impossible alors que, pour se prémunir de tout démonstration de force, Port-au-Prince de tout temps s’était attaché à honorer ses engagements internationaux. De plus, les ressortissants germaniques, généralement créanciers de l’État, voient suite à l’entrée en guerre des états-Unis leurs affaires péricliter à la satisfaction, discrètement exprimée, de Paris comme de Washington, soucieux de faire respecter la doctrine Monroe. Ce volant d’oxygène pour l’exécutif en place disparaît donc aussi : la crise haïtienne est totale.

Le Département d’État, fort de tractations, tenues secrètes, avec le Quai d’Orsay garantissant la protection des intérêts français (économiques et culturel), a donc toute latitude pour décider du moment opportun de l’intervention. Il n’est que d’attendre, les Haïtiens devant, selon leur analyse, leur en fournir le prétexte. Effectivement, alors que des navires de guerre états-uniens sont à la limite des eaux territoriales haïtiennes, le chef d’État Vilbrun Guillaume Sam, le 27 juillet 1915, est extirpé de la légation de France, où il venait de se réfugier. Une foule en délire le lynche, le punissant ainsi de l’assassinat d’une centaine de prisonniers politiques. Quelques heures plus tard, les marines foulent le sol national pour protéger la vie et les biens des étrangers. La prise de contrôle des douanes suit évidemment comme c’était le cas depuis 1907 en République voisine. Ce qui n’empêche pas l’Occupant de suspendre le service de la dette extérieure d’Haïti, cinq ans durant pour en annoncer le remboursement en francs dépréciés… au grand dam de Paris qui pourtant s’y soumet. Même si affleure l’idée d’y négocier éventuellement un laisser-faire français des États-Unis en contrepartie d’un accroissement de l’influence française en Afrique, au Liberia plus particulièrement où se réfugient souvent des contestataires de l’ordre établi dans les territoires français limitrophes. En fait, les négociations porteront sur le champ économique.

Cet exemple met bien en relief combien une conjoncture intérieure d’une minuscule moitié d’île de 25 000 km2, de surcroît sans ressources minières, a ses ressorts spécifiques propres et malgré tout est étroitement liée à l’échiquier régional et international, tant économique que politique. Histoire croisée, comparatisme et approche transnationale permettent, dans leur mobilisation, de mieux appréhender un temps donné d’une histoire apparemment étroitement insulaire.

Prenons un autre exemple, qui commence en ce même premier tiers du 20e siècle, celui de l’immigration haïtienne dont je vais ici pointer quelques traits essentiels… Celle-ci se met véritablement en place durant l’occupation américaine (de 1915 à 1934). Le départ de paysans, touchés par la mévente du café et par la répression féroce de la guérilla contre l’envahisseur, va croissant. Il est organisé par les forces d’occupation à destination des plantations sucrières détenues par des firmes états-uniennes à Cuba et en République dominicaine. Résultat : près de 10 000 Haïtiens migrent ainsi annuellement jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres. C’est aussi une soupape de sécurité pour l’État haïtien, avant et après le départ des marines en 1934, quant à ses obligations d’assurer la souveraineté alimentaire des citoyens. Mais la Seconde Guerre mondiale puis les fluctuations des cours tant du café que du sucre augmentent la fragilité des ressources de l’ensemble de la paysannerie tout en ralentissant les impératifs d’appel de main-d’œuvre haïtienne, meilleur marché. Il apparaît logique que la fin de la Seconde Guerre mondiale coïncide avec une levée de boucliers de la population en faveur de la démocratie et d’un vivre-mieux pour l’ensemble de la population. Mais ce rêve de 1946 vite violenté débouche à terme sur une amplification des départs qui, les indicateurs économiques tournant de plus en plus au rouge au tournant des années 1970-80 malgré l’essor des entreprises de sous-traitance, débouche sur le phénomène des boat-people haïtiens échouant sur les rivages de la Floride et des îles voisines. Depuis une dizaine d’années, alors qu’Haïti est en passe d’importer du café et achète du riz états-unien, considérablement moins cher que le riz produit localement, la marine des États-Unis est autorisée à intercepter tout bateau (généralement des embarcations de fortune) suspecté de transporter illégalement des Haïtiens et de les rapatrier. La misère endémique, jamais véritablement prise à bras-le-corps par les tenants de l’État, associée à une érosion accélérée des sols et avec un libre-échangisme croissant, nourrit, de plus en plus, l’immigration haïtienne dans la région caraïbéenne. Au point que depuis un quart de siècle, la masse globale des transferts financiers de ces migrants est l’un des piliers de l’économie haïtienne avec, évidemment, l’aide financière internationale.

Nous avons donc ici un exemple porteur d’un double intérêt en faveur d’une histoire transfrontalière. D’abord celui de faire émerger des modes d’interaction entre le local et le suprarégional. Et aussi l’intérêt, pour restituer l’épaisseur par exemple de cette question migratoire, de convoquer une pluralité de champs historiques (le social, le culturel…) et l’ensemble des disciplines en sciences sociales (géographie, démographie, sociologie…).

Un dernier témoignage de l’après-Seconde Guerre mondiale qui œuvre en faveur d’une histoire globale : la voix d’Haïti dans les organismes internationaux. Deux cas peuvent être évoqués. Ils ont pour cadre l’ONU et montrent qu’en relations internationales même de minuscules États peuvent donner de sérieux coups de pouce qu’un socle historique explique.

Le premier exemple est le précieux soutien d’Haïti (avec le Canada évidemment) pour que la langue française soit une des langues de travail de l’ONU. Évidemment, les liens traditionnels entre les élites culturelles et dominantes économiquement d’Haïti avec la France participent à cette prise de position. Comme aussi leur souci de confirmer une distanciation par rapport à la langue de la nouvelle métropole économique. Mais la mobilisation patiente et efficace de nombre des ressortissants français résidant en Haïti en faveur de la France libre concourt aussi à cette ligne de conduite haïtienne.

Le second exemple, plus particulièrement dans les années 1950, relève des successifs votes d’Haïti au sujet de la question coloniale toujours davantage à l’ordre du jour. Il est intéressant de noter, entre autres, que des négociations économiques entre Paris et Washington peuvent retentir sur la position adoptée par le représentant haïtien à l’ONU, et réciproquement. Le marché du Havre, si vital pour l’économie haïtienne et donc pour la vie sociopolitique locale, peut être un repère majeur de la ligne de conduite haïtienne dans les coulisses de l’ONU.

Plus on avance dans l’histoire récente d’Haïti, intégrée toujours davantage dans la mondialisation des échanges en cours, plus « l’histoire mondiale », l’histoire globale, donnent des clés de compréhension de cet État né de la première formidable circulation de réseaux humains et économiques de part et d’autre de l’Atlantique.

Gusti Klara Gaillard-Pourchet est professeure à l’Université d’État d’Haïti.

Ce texte est issu d’une communication prononcée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) le 21 juin 2008, lors de la journée doctorale d’études interdisciplinaires « L’histoire mondiale du temps présent aujourd’hui » à l’INHA, Paris.

D’Est en Ouest, une histoire du savoir géographique

L’ouvrage est conséquent, mais ses quelque 700 pages étaient nécessaires pour mener à bien une ambitieuse entreprise : dresser une histoire comparée de l’évolution des savoirs géographiques entre Orient et Occident. Philippe Pelletier, géographe, spécialiste de la géohistoire du Japon, nous offre avec L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie [2011] un exposé exhaustif, en l’état actuel des connaissances, des circulations, innovations et emprunts qui ont construit les images du monde en ces vingt-cinq derniers siècles.

La parenthèse japonaise

On avait réalisé, au moins depuis le mémorable L’Invention des continents de Christian Grataloup [2009], à quel point des notions considérées comme allant de soi, telles les limites continentales, sont en fait des constructions purement historiques et culturelles. Cet aspect est souligné par Pelletier par l’insertion, dans un livre portant sur les savoirs cartographiques, de chapitres dédiés à l’histoire « insulaire » du Japon. Ces incursions auraient pu fournir matière à un ouvrage distinct mais prennent tout leur sens quand on les lit comme des illustrations de l’exposé général. Ces chapitres insérés telles des parenthèses montrent, en effet, comment les débats historiographiques ont très tôt animé un archipel supposé « fermé ».

Sakoku, « pays verrouillé », est en effet un de ces termes issus de l’historiographie occidentale, nipponisés lors de la modernisation du pays, à tel point qu’il semble lui aussi aller de soi aujourd’hui, de concert avec l’idée que le Japon a également connu son Moyen Âge… Un Japon des Tokugawa (1603-1867) canoniquement présenté comme fermé aux influences extérieures, mais en fait avide de nouveautés. Les ouvrages des « Barbares du Sud » étaient interdits ? Qu’importe, à défaut de pouvoir lire les originaux en néerlandais ou portugais, on en commentait des traductions chinoises importées plus ou moins sous le kimono. Déduction : si l’archipel était étanche (et encore contribuait-il notablement à l’économie globale, à laquelle il fournissait au début du 17e siècle environ le tiers du métal argent mondial), il n’en connaissait pas moins une puissante ébullition intellectuelle. Et ses évolutions politiques et territoriales ont été fortement débattues en interne, avec des arguments partiellement nourris d’apports extérieurs. Démentant ainsi le lieu commun des frontières « naturelles » de l’archipel, force est de constater qu’au 17e siècle, il n’allait pas du tout de soi que Hokkaidô, l’île du nord, ou les Ryûkyû, l’archipel du sud, fussent japonais. Et que même au tout début de la seconde moitié du 19e, alors que les canonnières yankee venaient de convaincre le Japon de s’ouvrir aux bienfaits du commerce de libre-échange, le pays annexa très vite certaines îles pour mieux chasser la baleine… Ce qui permet accessoirement de tordre le cou au mythe d’une civilisation respectueuse d’une nature sacralisée, en rappelant que la chasse aux cétacés, exception culturelle aujourd’hui pointée du doigt par l’« internationale verte », a une longue histoire.

La lumière du globe

Pour autant, l’essentiel du livre est ailleurs : le découpage du monde en forme la trame principale. En géographie, nommer, c’est cerner ; comme raconter en histoire, c’est imposer une vérité. Ainsi du concept d’Asie, présent chez Hérodote, 5e siècle avant notre ère, qui se réfère au partage de la Terre en trois ensembles : Europe, Asie, Libye. Il faudra pourtant attendre l’épopée de Matteo Ricci, au 17e siècle, pour que ce terme d’Asie s’impose aux intéressés eux-mêmes, Chinois, Coréens ou Japonais.

Scrupuleusement, Pelletier met en scène la circulation des savoirs cartographiques (et par extension mathématiques et astronomiques) entre Orient et Occident, montrant incidemment que l’Europe, qui s’est donnée le beau rôle, n’a pas tant innové que cela. Exemple : on croyait que le premier globe terrestre était celui de Martin Behaim en 1492, année symbolique du miracle européen… On apprend qu’un savant persan, Jamâl al-Dîn, en offre un au puissant empereur Kûbilaï Khan en 1267 – une époque où la géographie européenne traverse une nuit interminable. Reste que la lumière de Jamâl al-Dîn n’aura pas de postérité. Si les Chinois font cohabiter alors plusieurs cosmogonies (greco-arabe, ou peut-être sinisée, voyant la Terre ovoïde ou ronde ; univers de corps célestes flottant dans un vide infini – théorie étonnamment moderne…), l’opinion majoritaire des lettrés est que le pays du Milieu occupe le centre d’un monde carré encerclé par l’océan et couronné par un ciel en forme de bol renversé. De cette conception peut-être née au Proche-Orient, dériverait l’idée qu’il importe peu, pour des gens si bien placés, d’aller voir ce qui se passe aux marges.

La carte en circulation

Passons sur la numération décimale, connue en Chine au moins depuis le 14e siècle avant notre ère, enrichie en Inde au 6e siècle après, avant d’arriver en Europe au 9e (nos chiffres « arabes ») ; sur les nombres négatifs, utilisés en Chine au 2e siècle avant notre ère, pratiqués en Inde au 7e après ; sur le zéro peut-être né en Chine au 4e siècle avant, attesté en Inde vers 870, et dont la notation indienne ultérieure, en forme de petit rond, s’impose en retour dans la Chine du 13e. Passons aussi sur la projection de Mercator (1596), utilisée en Chine vers l’an mil ; sur Chen Juo, inventeur au 11e siècle de la carte en relief ; sur Zhu Shijie, qui présente en 1303 le triangle dit de Pascal, trois siècles avant le savant européen. Passons enfin sur le système équatorial, toujours utilisé aujourd’hui, calculant la position d’une étoile d’après l’équateur céleste, pratiqué en Chine depuis quatre mille quatre cents ans et adopté en Europe (via les Arabes ?) par Tycho Brahe à la fin du 16e siècle. Ce que l’on retiendra de ces histoires de circulation parfois rythmée d’inventions autonomes, c’est que les Européens du 16e siècle, lorsqu’ils viennent se greffer sur les circuits commerciaux des mers asiatiques, attirés tant par des aspirations religieuses que par le parfum des épices, sont des ignorants. Pas forcément en techniques, mais en informations. Et dans les siècles qui suivent, l’historien peine à reconstituer qui trouve quoi : les Arabes, les Indiens, les Chinois, les Coréens, les Japonais et les multiples nations européennes balisent, découvrent (un peu), notent et innovent, mais surtout copient (énormément), volent des informations, les déduisent de sources très partielles, et aussi en inventent… L’Inde, puis la Corée seront un temps considérées comme des îles. Nombre d’atlas feront la part belle au continent austral, indispensable contrepoids à nos continents de l’hémisphère nord.

Et on touche là au seul défaut du présent livre, lié à… son format. Au centre, un bref cahier reproduit certaines cartes, notamment l’extraordinaire mappemonde coréenne du Kangnido (1402, ici une copie des alentours de 1470, donnant à l’Afrique une taille réduite, un lac occupant le centre, mais restituant aussi la vraie forme du Cap de Bonne-Espérance, un petit siècle avant que les Portugais n’en opèrent le premier contournement officiel)… réduite à moins de 8 cm sur 10. En poche, même de qualité, la reproduction frôle l’illisible.

L’épopée de Matteo Ricci témoigne de l’apogée de cette hybridation des savoirs. Les jésuites se rendent indispensables à la cour chinoise par l’apport de leurs connaissances. Ils ne sont pas capables de convertir le peuple, ils entendent conquérir les élites. Ricci dresse une carte prodigieusement innovante pour l’époque, compilant les meilleures sources arabes, coréennes, chinoises et occidentales, et surtout plaçant la Chine au centre. Cette habileté suprême, mettant « la géographie au service du prosélytisme », pérennisera la collaboration entre jésuites et Chinois, qui aboutit à dresser le premier Atlas de Chine en 1717, la France ne détaillant son territoire de la même façon qu’en 1744. La géographie moderne se confirme comme fille métisse des progrès arabes, européens et asiatiques. Ironie de l’histoire : c’est pourtant Ricci et ses collègues qui, jugeant dépassée l’astronomie sinisée, imposent à l’Empire du Milieu des conceptions alors en passe d’être abandonnées en Europe. La Chine renonce au système équatorial qu’elle maîtrisait depuis quatre millénaires au moment même où l’Europe s’en empare.

D’un livre stimulant, beaucoup trop dense pour être résumé en quelques feuillets, laissons la conclusion au prêtre et philosophe Raimon Panikkar (1918-2010), promoteur du dialogue interreligieux hindou-chrétien : « Il y a un Orient et un Occident en chacun de nous. C’est pour cela qu’il est possible de s’entendre. »

À propos de

PELLETIER Philippe [2011], L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire ».

Autre source

GRATALOUP Christian [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.