Psalmanazar, le prétendu Formosan

1704, Nouvelles de la république des lettres :

« Description de l’isle Formosa en Asie. Du Gouvernement, des Loix, des Mœurs, & de la Religion des Habitans. Dressée sur les Mémoires du Sieur George Psalmanaazaar, natif de cette isle. Avec une ample & exacte relation de ses voyages dans plusieurs endroits de l’Europe, de la persécution qu’il y a soufferte, de la part des Jésuites d’Avignon, & des raisons qui l’ont porté à abjurer le paganisme, & à embrasser la religion chrétienne réformée. Par le Sieur N. F. D. B. R. Enrichie de cartes & de figures. A Amsterdam, aux dépens d’Etienne Roger, marchand libraire, chez qui on trouve un assortiment général de toute sorte de musique. 1705, in 12, pagg. 406. sans la préface & les tables. D’un caractère plus gros que celui de ces Nouvelles.

Celui qui fait l’occasion & en quelque sorte le sujet de ce livre est né dans l’île Formosa, & par conséquent païen de naissance. On lui donna pour précepteur un jésuite, qui passait pour Japonais & païen comme lui. Ce jésuite le persuada de quitter son pays avec lui, s’imaginant que l’ayant dépaysé, il lui serait facile de le porter à embrasser la religion catholique romaine. Il le mena à Avignon, où il employa, instructions, promesses, & menaces, sans le pouvoir gagner. Notre Japonais persécuté, trouva le moyen d’échapper, & après plusieurs aventures, il arriva dans les Pays-Bas où il rencontra un ministre de l’Église Anglicane, qui eut le bonheur de le persuader. II alla en Angleterre, où il est à présent faisant profession de la religion dominante du Royaume. Il n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il sortit de son pays ; mais sa vivacité, sa pénétration, son discernement, & la netteté avec laquelle il conçoit les choses & les exprime doivent lever la prévention qu’on pourrait avoir contre un livre, qui est dressé sur ce qu’on a ouï dire de son pays à un homme, qui en est sorti si jeune, ou sur les Mémoires qu’il en a dressés en latin , qui est de toutes les langues de l’Europe celle qu’il écrit avec le plus de facilité. Il en parle neuf ou dix, qu’il a apprises en très peu de temps. On verra ici des choses fort différentes, de ce qu’on a écrit jusques à présent de l’île Formosa, & même tout à fait contraires.

Ce à quoi on aura bien de la peine d’ajouter foi est ce sacrifice horrible, de plusieurs milliers d’enfants, que les Formosans font à leur Dieu. Si cette relation en est crue, on lui immole dix-huit mille enfants mâles toutes les années ; & cela dans l’espace d’environ cent trente lieues de pays, sans compter ceux que les accidents & les maladies enlèvent. Aucun auteur, qui ait fait mention de l’île Formosa, n’a parlé de ces sacrifices ; & il semble que, quelque peuple que fût un royaume, il n’en faudrait pas davantage pour y éteindre en peu de temps la race des nommes.

C’est une objection qu’on se fait dans la préface, à peu près dans les termes, que nous l’avons proposée. On répond, que ces sacrifices, quelque barbares qu’ils soient, ne sont pas sans exemple. A l’égard du nombre, 1e Japonais a dit plusieurs fois, que leur loi est positive sur le sacrifice de dix-huit mille enfants par an ; mais qu’il ne sait pas, si elle s’exécute à la lettre. Cependant, il semble qu’on le suppose comme un fait incontestable, dans toute la suite du livre. D’ailleurs l’île est fort peuplée, & la polygamie y étant permise, on prétend que les familles y sont fort nombreuses. On oppose à ce fait d’autres faits plus incroyables rapportés au sujet de cette île, par d’autres écrivains. »[1]

Page de titre_1704

Figure 1. Page de titre de l’édition anglaise (1704)

1791, Curiosities of literature :

« Georges Psalmanazar, bien connu dans le monde littéraire, surpassa, par le talent de la supercherie, les plus grands imposteurs . Son Île de Formose était une illusion d’une audace inouïe, et entretenue avec autant de bonheur que de savoir. I1 fallait en effet beaucoup d’érudition pour former, sur des principes scientifiques, une langue ainsi que sa grammaire. »[2]

Voici en deux textes qui encadrent le dix-huitième siècle, ce qu’on a pu écrire de celui que nous serons bien obligés de nommer George Psalmanazar. Étonnante imposture en effet, poussée au point que cet auteur reste à ce jour anonyme de son vrai nom. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir laissé ses mémoires, parues à titre posthume en 1765 : Memoirs of ***, commonly known by the Name of George Psalmanazar. Mais s’il semble s’y livrer avec sincérité, il a emporté son nom dans sa tombe.

À l’en croire, il serait né de parents catholiques dans le Sud de la France dans les années 1680. Il suivit des études dans une école franciscaine puis dans un collège de jésuites. Brillant selon ses dires, notamment dans les langues, il abandonna vers l’âge de 15 ou 16 ans, et partit. Mais réduit à la misère, il tomba dans la mendicité et décida alors de se faire passer pour un Irlandais catholique persécuté dans son propre pays et en pèlerinage vers Rome. Parvenu au terme de son périple, il changea de rôle et devint un Japonais converti au christianisme. Il traversa ainsi les Pays Bas, où il servit à l’occasion de mercenaire. C’est ainsi qu’il fit la rencontre d’Alexander Innes, qui servait comme chapelain dans un régiment écossais. Il comprit rapidement sa fortune et informa l’évêque de Londres de sa découverte. Il baptisa alors son protégé George Psalmanaazaar, d’un nom vaguement dérivé d’un roi assyrien, Salmanasar, cité dans l’Ancien Testament. Arrivé à Londres en 1703, il fut reçu par l’évêque, Henry Compton, à qui il offrit une Bible traduite en « formosan » ; il devint immédiatement l’attraction. Soumis à examen lors d’une séance de la Royal Society en février 1704, il parvint à l’emporter sur ses deux détracteurs, l’astronome Edmond Halley, puis le jésuite français, Jean de Fontaney, qui revenait d’un long séjour en Chine (1688-1699, 1701-1703). Dès 1704, George Psalmanazar publia un livre dans lequel il décrivit la population, le régime politique, les mœurs, la langue, la religion de Formose : An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan. L’ouvrage était dédié à l’évêque de Londres, manière de le remercier, mais aussi de se protéger. Le livre fut très rapidement traduit en français, en hollandais, puis en allemand. L’invention de Psalmanazar était totale : maisons, costumes, alphabet…, tout en empruntant des faits ici et là, soit aux descriptions de Formose, soit à celles du Japon, quand ce ne sont les récits des sacrifices aztèques.

Psalmanazar_1705_Maisons

Figure 2. Palais royal et maisons (Psalmanazar, 1705, BNF)

Psalmanazar_1705_Costumes

Figure 3. Costumes (Psalmanazar, 1705, BNF)

Psalmanazar_1705_Alphabet

Figure 4. L’alphabet « formosan » (Psalmanazar, 1705, BNF).

Passé de mode, George Psalmanazar se spécialisa dans l’histoire ancienne, notamment dans l’histoire hébraïque, et contribua à la monumentale Universal History from the Earliest Account of Time to the Present, éditée à partir de 1736. Il mourut en 1763.

Le moins qu’on puisse dire, donc, est que l’histoire de George Psalmanazar n’est pas banale. Est-elle pour autant globale ? On pourrait légitimement s’interroger. Quoiqu’il en soit, on y trouvera matière à réflexion sur la distance et sur l’ignorance en un âge de pré-globalisation. Je ne suis pas le premier à remettre à l’ordre du jour cet auteur, célébrité éphémère du Tout Londres au début du 18e siècle. Tzvetan Todorov lui a consacré quelques pages à propos des relations troubles entre histoire et fiction (Todorov, 1991) ; plus récemment, Michael Keevak a publié un ouvrage sur cet imposteur, selon une problématique intéressante (Keevak, 2004). On peut en effet se gausser a posteriori de la crédulité de cette société londonienne qui a réservé un si bon accueil à ce méridional qui se faisait passer pour un Formosan. La question serait plutôt : comment comprendre que le faux a pu paraître vrai ?

La première pensée qu’on pourrait avoir concerne le physique même de George Psalmanazar. Comment un Français, blond semble-t-il, a-t-il pu être pris pour un habitant de l’île de Formose ? La réponse est donnée par l’auteur lui-même :

« Quoique cette île soit dans un climat fort chaud, les habitants ne sont ni basanés, ni olivâtres, comme plusieurs se l’imaginent. Il est vrai que les paysans, les domestiques & tous ceux qui font exposés aux ardeurs du Soleil, ou obligés de travailler à l’air, ont le teint fore brûlé, mais les gens de qualité, les personnes riches & principalement les femmes sont naturellement fort belles & fort blanches. Ils habitent pendant la grande chaleur des souterrains fort frais, & ils ont dans leurs jardins des allées & arbres si touffus, qu’elles font impénétrables aux rayons du Soleil. »[3]

« Ceux donc qui ont cru que les habitants de Formosa étaient olivâtres, doivent à présent se détromper […]. »[4]

L’argument est d’autant plus recevable qu’il s’appuie sur une explication tout à fait plausible au regard des conceptions anthropologiques de l’époque : le degré d’exposition au soleil et l’inégale blancheur en fonction des classes sociales. Mais l’argument, répété une deuxième fois, vise sans doute un auteur particulier, George Candidius (1597-1647), dont la relation vient précisément d’être publiée en 1704, et où le terme « olivâtre » est employé (« olive colour » en anglais).

« Les habitants sont tous sauvages, farouches de regard aussi bien que d’humeur. Les hommes sont hauts, & ont la peau d’un brun tirant sur le noir, ainsi que presque tous les Indiens ; mais ils ne sont pas aussi noirs que les Cafres. En été, ils vont tout nus. Les femmes sont de petite taille, grasses & vigoureuses, d’un teint entre brun & jaune. Elles sont vêtues, & marquent quelque pudeur naturelle dans la plupart de leurs actions ; il n’y a que quand elles se lavent le corps, qu’elles s’exposent aux yeux de tous les passants. »[5]

Or, Candidius a vécu dix ans à Formose, en temps que missionnaire, de 1628 à 1638, et constituait la principale référence qu’on puisse opposer à Psalmanazar. Dans la préface à l’édition française, la critique à l’encontre de Candidius est explicite. Alors que celui-ci explique qu’il n’y a pas de gouvernement central et que dans chaque village, les décisions sont prises grâce des sortes de conseils régulièrement renouvelés et d’assemblées, Psalmanazar balaie cette description, la considérant comme inepte. Il ne rate pas d’ailleurs les invraisemblances de ces  « vrais » témoins, comme ce passage où Candidius affirme que les femmes ne peuvent avoir d’enfant avant l’âge de 36 ans, et que jusqu’à celui-ci elles doivent se faire avorter (Candidius, 1704, p. 531).

Par ailleurs, pour comprendre la bonne réception accordée dans un premier temps à l’ouvrage de Psalmanazar, il importe de souligner la charge qu’il porte contre les jésuites. Ce qui prend sens dans le contexte des tensions entre protestantisme et catholicisme, mais aussi par rapport aux agissements des jésuites en Asie orientale :

« Il y a longtemps qu’on soupçonne les Jésuites de n’aller dans les Indes, à la Chine, au Japon, etc., que dans des vues purement humaines. L’or, les perles, les diamants sont, dit-on, bien plus vraisemblablement l’objet de leurs longs et périlleux voyages, que le zèle de la gloire de Dieu & le désir de la conversion des idolâtres au christianisme. Comme ils sont déjà les maîtres dans les principales cours d’Europe, ne pourrait-on pas raisonnablement penser, en les voyant s’insinuer si avant auprès de ces grands potentats de l’Asie (qui sont assurément les plus riches monarques du monde) qu’ils ont dessein de se rendre un jour les arbitres de l’univers ? »[6]

La Compagnie de Jésus fut officiellement créée en 1540. Dès 1542 François Xavier débarquait à Goa et y fondait un collège de jésuites ; en 1549, il arrivait au Japon. En 1640, la Compagnie célébrait son centenaire, et son succès, mais lors de la deuxième moitié du 17e siècle, les controverses se multiplièrent. Or, la querelle des rites chinois aboutit en 1704 à l’interdiction de ceux-ci par un décret de Clément XI. Il est évident que le livre de Psalmanazar entendait profiter de cette perte de légitimité pour échapper aux contradictions que pourraient apporter les seuls vrais connaisseurs de l’Asie à l’époque. Se faire passer pour une victime des jésuites contribuait à la captatio benevolontiæ.

Enfin, Psalmanazar s’inscrit dans une lacune géographique. Repérée au 16e siècle par les Portugais qui lui donnèrent son nom, Ihla Formosa, « Belle Île », elle reste au début du 18e siècle fort mal connue. Certes, les marchands hollandais s’y implantèrent dans les années 1620, mais ils en furent chassés en 1662 par Koxinga, corsaire chinois au service des Ming déchus. L’implantation des Hollandais a donc été limitée dans le temps, mais aussi dans l’espace. Au début du 18e siècle, la connaissance géographique par les Européens de certaines régions du Monde est souvent réduite au simple trait de côte.

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Figure 5. Carte hollandaise de Formose, dessinée par Willem Blaeu, début du 17e siècle (BNF)

Le principal établissement de la VOC était le fort Zeelandia, établi sur une langue de sable la mettant à l’abri de la terre et offrant un accès direct à la pleine mer.

Vue de la ville et du fort de Taiowan

Figure 6. Vue de la ville de Taiowan et du fort Zeelandia, 17e siècle (BNF)

Et Psalmanazar joue de cette distance. Il démultiplie les îles et celle décrite par Candidius ne serait tout simplement pas la bonne.

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Figure 7. La carte du Japon, d’après Psalmanazar (1705, BNF) : Formose ne constituerait qu’une des îles de l’archipel

L’auteur de la préface de l’édition française, N.F.D.B.R., qui pourrait très bien être Psalmanazar lui-même, va encore plus loin et opère une réfutation de sa description en l’assimilant à une synecdoque abusive.

« Depuis les côtes de la Chine jusqu’au Japon, il y a une chaîne d’îles qui remplit une étendue de mer de plus de 200 lieues en longueur. Ces îles sont au nombre de 1000, ou 1200, petites ou grandes, la plupart désertes & inhabitées. Proche de cette partie de Formosa appelée le grand Peorko, à la distance d’une lieue ou environ, en tirant vers la Chine, il y a une petite île à l’extrémité de laquelle les Hollandais ont bâti un fort, fur une petite dune, qu’ils ont nommé Tiowan ou Thyovan ayant répandu leur colonie tout autour. Cette petite île était déjà habitée par quelques montagnards fort sauvages, & c’est apparemment de ces gens-là dont Candidius veut parler. Il appelle cette petite île Formosa, parce qu’elle en est toute proche, & que le nom de celle-ci étant plus connu, les Hollandais s’en sont toujours servis peur désigner le lieu de leur colonie ; car la véritable île de Formosa, où plutôt les cinq îles connues en Europe, sous le nom de Formosa, à la Chine, sous celui de Pak-Ando, & que les naturels nomment Gad-Avia, n’ont jamais été, ni en tout ni en partie, en la possession des Hollandais. Peut-être aussi que Candidius a cru que ces îles, étant si voisines les unes des autres, il ne devait pas y avoir beaucoup de différence dans les coutumes de tous ces insulaires, & que n’ayant jamais été à Formosa, non plus que les Hollandais qui, quoi qu’ils y commercent depuis plusieurs années, n’ont pas la liberté de s’avancer dans les terres de cette île, comme on le verra par la suite de cet ouvrage, il a jugé des mœurs & des coutumes des Formosans, par ce qu’il a vu pratiquer aux environs du Fort de Tyowan. Je m’explique davantage : si quelques Japonais venaient en Europe, & obtenaient la permission du Roi ou de la Reine d’Angleterre de s’établir dans quelques-unes des îles Hébrides ou Westerns, ou des Orcades ou de Shetland, qu’ils y eussent un fort avec une colonie, sans néanmoins qu’il leur fût permis d’approcher les côtes d’Écosse ou d’Angleterre, que pour leur commerce. Si quelqu’un d’entre eux s’avisait de publier au Japon une description de ces deux royaumes, ne jugeant des lois, des mœurs, des coutumes, des richesses, du gouvernement & de la religion de ce beau pays, que par ce qu’il aurait oui dire, ou qu’il aurait pu remarquer, parmi les habitants naturels du lieu où ils se seraient établis, & qu’il soutint que c’est dans un tel pays, & chez une telle nation qu’ils ont une colonie pour faciliter leur commerce avec ces peuples barbares (car il n’y a point de doute qu’ils ne passassent pour tels dans leur esprit) à quel reproche ne s’exposerait pas un tel écrivain ? principalement si un Anglais ou un Écossais allait  au Japon, & se hasardait de les vouloir détromper, en leur donnant lui-même une description exacte de son pays. »[7]

Au-delà de l’invention et du faux, il y a une vraie maîtrise de la question des points de vue et des jeux de miroir. L’auteur comprend très bien les limites de la connaissance globale des Européens et en inversant la perspective, il met à nu les risques de l’européocentrisme. Psalmanazar, dans la nouvelle préface de la deuxième édition anglaise, parue dès 1705, multiplia les réponses aux objections, signe d’un certain scepticisme à l’encontre de sa description. Mais ce n’est qu’en 1747, de façon anonyme, qu’il reconnut son imposture dans un chapitre de l’ouvrage d’Emanuel Bowen, Complete System of Geography, où il parle du « prétendu Formosan ». L’imposture avait laissé place à la mauvaise conscience.

Bibliographie

Candidius G., 1704, « A short Account of the Island of Formosa in the Indies, situate near the Coast of China ; ad of the Manners, Customs, and Religions of its Inhabitants » ,1704, A Collection of Voyages and Travels, Londres, Awnshm & John Churchill, Vol. I, pp. 526-533.

-, 1706, « Relation de l’état de l’île Formose, écrite par George Candidius, ministre du Saint Évangile, envoyé dans cette île pour la propagation de la foi chrétienne », in : Recueil des voiages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, formées dans les Provinces Unies des Païes-bas, Vol. 5, Amsterdam, Étienne Roger.

D’Israeli I., 1791, Curiosities of literarure, Londres, J. Murray.

Imbault-Huart C., 1893, L’île Formose. Histoire et description, Paris, Ernest Leroux.Michael Keevak, 2004, The Pretended Asian : George Psalmanazar’s Eighteenth-Century Formosan Hoax, Wayne State University Press.

Psalmanazar G., 1704, An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan, Londres.

, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger.

-, 1705, An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan, Londres, 2nde édiction avec une nouvelle préface.

-, 1765, Memoirs of ***, commonly known by the Name of George Psalmanazar, Londres (2e éd.).

Todorov T., 1991, Les morales de l’histoire, Paris, Grasset.


Notes

[1] Novembre 1704, Nouvelles de la République des lettres, Amsterdam, pp. 511-514.

[2] Isaac D’Israeli, 1791, Curiosities of literarure, Londres, J. Murray, p. 142, trad. de l’anglais.

[3] George Psalmanazar, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger, pp. 103-104.

[4] Ibid., p. 105.

[5] « Relation de l’état de l’île Formose, écrite par George Candidius, ministre du Saint Évangile, envoyé dans cette île pour la propagation de la foi chrétienne », in : 1706, Recueil des voiages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, formées dans les Provinces Unies des Païes-bas, Vol. 5, Amsterdam, Étienne Roger, p. 75.

[6] George Psalmanazar, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger, préface, pp. III-IV.

[7] Ibid., pp. XIX-XXII.

<a title= »blabla » name= »retour1″ href= »#note1″>[1]</a>

L’océan Indien de Philippe Beaujard

Il y a près de quarante ans, dans un magnifique texte qui cherchait à identifier les racines idéologiques du projet de développement occidental, Castoriadis écrivait que « pour se rendre compte que l’Himalaya existe, il faut s’arrêter de respirer toutes les petites fleurs qui parsèment le chemin ». Plaidant ainsi pour un tableau à grands traits des sens successifs du concept de développement,  un survol discriminant du phénomène pour n’en retenir que les grandes inflexions, Castoriadis critiquait du même coup une partie de l’approche historienne traditionnelle, éprise de précision factuelle et viscéralement attachée au détail. J’ai longtemps cru qu’il avait totalement raison… Et je viens de réaliser qu’il avait tort. Ou plutôt que l’on pouvait, avec une véritable efficacité, articuler les deux approches… À condition de s’en donner les moyens, ce qui est plutôt rare, voire exceptionnel.

Ces moyens sont clairement mobilisés dans le grand œuvre de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, attendu depuis des années, enfin publié chez Armand Colin, et dont les lecteurs de ce blog ont pu déjà avoir plusieurs avant-goûts. Voilà d’abord un livre qui se situe dans la catégorie des « monstres » éditoriaux : deux tomes format 21 x 29,7, de respectivement 624 et 799 pages, écrits relativement petits, pourvus d’un appareil de notes frisant l’invraisemblable et surtout d’une iconographie d’une très grande richesse. Mais au-delà de l’aspect « beaux livres », au-delà de la parenté évidente avec l’œuvre en trois tomes de Fernand Braudel, en 1979, sur Civilisation matérielle, économie, capitalisme, également éditée par Armand Colin, la force du texte de Beaujard tient dans l’existence de deux niveaux de lecture d’une part, d’une construction pas à pas des systèmes-monde à travers découvertes factuelles et cartes géographiques d’autre part.

On ne parlera ici que du seul premier tome qui couvre une période allant du Néolithique jusqu’au 6e siècle de notre ère, réservant l’analyse du second tome pour… dans quelques semaines. Mais de fait, il s’agit ici d’un livre qui traite de tous les pays limitrophes de l’océan Indien, donc de l’essentiel de l’Afrique de l’Est et de l’Asie, y compris de l’Asie centrale très liée à ses côtes. C’est aussi un livre qui traite de la Méditerranée orientale et centrale, dans la mesure où elle a des relations avec des pays connectés au golfe Persique et à la mer Rouge, extrême-Ouest de l’océan Indien… Et qui parle aussi beaucoup de la Chine, la mer du même nom constituant un prolongement oriental naturel de cet océan Indien et l’empire du Milieu y exerçant de longue date une influence significative. C’est donc une partie très significative de l’Ancien Monde qui est concernée ici dans l’ensemble de ses échanges et, à ce titre, le livre de Beaujard est peut-être la première « histoire globale factuelle et encyclopédique » à être publiée, même si elle reste géographiquement incomplète et s’arrête au 15e siècle.

Deux lectures possibles donc. La première pourra s’appesantir sur le prologue et les données géographiques (pp. 13-40) puis n’attaquer de la première partie (période du 6e au 2e millénaire avant notre ère) que l’introduction (pp. 43-65) et la conclusion (pp. 250-269). Et faire de même avec la seconde partie (période du 1er millénaire avant notre ère jusqu’au 6e siècle ap. J.-C.) grâce à une introduction de 60 pages. En 128 pages donc, le lecteur pressé (ou effrayé par la richesse documentaire du cœur de l’ouvrage) aura une synthèse très claire des thèses de Beaujard sur la construction de plusieurs systèmes-monde régionaux successifs, parfois simultanés et concurrents, élaborés chacun sur des siècles et dégénérant en partie sous l’effet de refroidissements et aridifications cycliques, avant qu’un vaste système-monde afro-eurasien vienne les rassembler au tournant de notre ère. Au passage il consultera les cartes très précises de l’auteur qui visualisent ces systèmes-monde et permettent surtout d’en saisir les mouvements tectoniques.

Cette première lecture, à la Castoriadis en quelque sorte, nous permet déjà de comprendre l’originalité du concept de système-monde utilisé par Beaujard et de le voir au travail. L’auteur n’est pas du genre à se poser en disciple timide ou en zélateur militant d’une pensée préalablement constituée, éventuellement enfermée dans des présupposés intenables. S’inspirant librement de Morin, il retient du concept posé par Wallerstein l’idée que le système-monde moderne n’est pas une énième reproduction de systèmes anciens, mais bien une synergie profondément originale entre expansion des échanges et construction capitaliste ; il s’en écarte en montrant abondamment que des pratiques capitalistes ont préexisté à l’ascension de l’Occident au 15e siècle, que des produits pondéreux (et pas seulement de luxe) ont circulé dès l’Antiquité, que la circulation de produits de luxe est elle-même non négligeable et a profondément structuré les rapports entre centre, semi-périphéries et périphéries, que les systèmes-monde sont autant des lieux de co-évolution que d’exploitation figée. De Frank, il retient l’hypothèse de systèmes-monde très anciens, de cyclicité des hégémonies, de pratiques marchandes et tournées vers le profit depuis peut-être cinq mille ans, mais refuse une vision par trop « continuiste » et qui ne parvient plus à distinguer pratiques capitalistes et mode de production du même nom, qui définit mal ce qu’elle entend par transfert de surplus, ou encore qui va nier l’existence de seuils d’intégration pour faire système. Au final la vision beaujardienne des systèmes-monde apparaît originale et tient sa personnalité, non d’une prise de position abstraite a priori, mais d’une connaissance impressionnante des faits historiques dans le cadre d’une conceptualisation ouverte…

Cette première lecture nous initie alors à une fascinante galerie de réseaux commerciaux, peu ou très polarisés, déterminant parfois des systèmes-monde clairement identifiables, sans doute dès Uruk en Mésopotamie vers – 3600, mais de portée géographique encore limitée, même si une division précise du travail s’y fait jour. Elle nous montre aussi combien la révolution néolithique constitue, avec le temps,  une machine à créer de la différenciation sociale (un produit agricole accru permet de nourrir des populations exerçant des fonctions artisanales, religieuses, politiques). Cette différenciation à son tour appelle la constitution d’États, au minimum un pouvoir institutionnalisé d’élites capables d’organiser les flux économiques supports de leur puissance (importations de cuivre et d’étain pour faire le bronze nécessaire à la fabrication des armes – voire des outils agricoles – ou approvisionnement lointain en objets de prestige conjurant les événements négatifs comme le lapis-lazuli). Beaujard nous montre ainsi combien l’échange lointain devient une condition nécessaire (quoique non suffisante) de l’existence de l’État, plus généralement des transformations économiques et sociales lourdes qui commencent dès le 6e millénaire, notamment l’apparition de marchés.

Mais c’est à travers la seconde lecture que se révèle véritablement la richesse du travail de Beaujard. Il faut absolument entrer dans le dédale des quelques 500 pages restantes, se laisser porter par le souci du détail de l’auteur, la recension des débats d’experts sur des points qui paraîtraient mineurs. Il faut accepter de dévorer des pages entières sur les sources d’approvisionnement en or, argent, cuivre, étain, cornaline, de l’empire d’Akkad au milieu du 3e millénaire. Il faut suivre l’évolution de ces approvisionnements qui reflète parfois les basculements géographiques des systèmes-monde régionaux. Il faut prendre le temps de sentir combien les relations entre Asie occidentale et Asie orientale sont laborieuses, indirectes, irrégulières avant le 1er millénaire av. J.-C. pour réaliser la nouveauté radicale que constitue le système « global » afro-eurasien qui se construit ensuite. Autrement dit, c’est ici en respirant posément les « petites fleurs » que brutalement la pertinence des thèses de l’auteur fait son chemin dans l’esprit du lecteur… Ceci dit, il faut reconnaître que la fréquentation de ces innombrables « curiosités florales » est parfois techniquement exigeante et que l’ennui du détail guette tout lecteur qui perdrait le fil conducteur et ne saurait pas ce qu’il vient chercher dans des pages souvent arides. La connaissance et la compréhension ont un prix.

Mais plus fondamentalement encore, cette seconde lecture est d’un apport décisif sur des problématiques qui restent débattues mais très indécises dans la littérature. Par exemple celle d’un système-monde unique, au moins en tendance,  dès les origines. À la différence des travaux de Frank et Gills qui postulaient d’entrée un même système-monde dès le 4e millénaire et cherchaient ensuite quelques arguments forts et résumables en quelques pages pour étayer cette « position », Beaujard semble sans préjugé et construit avec nous des systèmes-monde de plus en plus élaborés mais qui restent d’abord régionaux. Dans un second temps, ils en viennent à relier deux « cœurs », comme par exemple Sumer et l’Indus, entre 2500 et 1700. Puis, avec la chute de cette civilisation harappéenne, l’ensemble bascule brutalement vers la Méditerranée orientale, jusqu’alors marginale… Ici donc, la complexité du réel reprend ses droits et ce n’est que peu à peu, après cinquante pages de description détaillée des réseaux commerciaux, au détour d’une carte, par l’amoncellement de témoignages archéologiques, que la conviction se forge. Chez Beaujard, les systèmes-monde  se forment peut-être tendanciellement, peut-être inexorablement (vaste débat) mais ne sont jamais donnés d’emblée, par hypothèse et dans leur stade achevé, puis voués à être étayés ou illustrés… Ainsi il nous fait vivre une construction, une véritable histoire.

Il en va de même du débat modernistes-primitivistes qui apparaît, à la lecture de Beaujard, largement  dépassé et finalement surtout « ringardisé ». Car l’auteur nous montre combien il serait vain aujourd’hui de vouloir, pour l’Antiquité, figer les structures économiques, soit dans un « tout marché déjà prêt à l’emploi », soit dans une logique polanyienne pure et dure de redistribution  généralisée. Beaujard nous décrit avec une certaine gourmandise la complexité des situations, la co-existence et souvent l’imbrication de structures publiques et privées de production/distribution, surtout leur évolution et plus particulièrement les retours en arrière inattendus. Rompant totalement ici avec une démarche « essentialiste » qui voudrait que durant trois millénaires la Mésopotamie ou l’égypte soient « dans un camp ou dans un autre », Beaujard nous apprend l’humilité devant les faits. Cependant on pourra regretter dans son travail une théorisation limitée des économies de Marché. Une prise en compte plus complète des caractéristiques structurelles d’une telle économie (synergies effectives entre marchés de biens et de facteurs, dans le cadre d’une monnaie fiable et avec primat de l’effet prix sur l’effet revenu, autorisant in fine une allocation supposée rationnelle des ressources) lui permettrait sans doute d’aller plus loin dans la caractérisation de plusieurs périodes étudiées… Et de faire vraiment parler beaucoup de faits pertinents (comme l’existence de sacs de métaux précieux scellés) qui sont déjà recensés…

Bien d’autres éléments seraient à citer, rien que pour la première partie de ce premier tome. Beaujard est par exemple très habile à nous démontrer la densité et surtout l’ancienneté des échanges lointains. Sous sa plume, les couches archéologiques de tout l’espace afro-eurasien prennent soudainement vie et nous parlent, nous disent le sens du commerce depuis le 6e millénaire. En particulier, la fameuse division du travail entre centres vendant des artefacts (voire des produits manufacturés) et périphéries exportant surtout des produits primaires, prend tout son sens ici à travers les développements littéraires et la succession des cartes. Et ce qui pouvait apparaître comme un dogme abstrait devient une réalité factuelle structurante.

La seconde partie (- 1000 ; +600) est sans doute plus linéaire, plus facile d’approche, avec des systèmes-monde moins enchevêtrés. Après avoir montré qu’un système-monde occidental se forme, entre Asie occidentale, Égypte et Méditerranée orientale, entre 1600 et 1200, parallèlement avec un premier système-monde centré sur la Chine, il nous entraîne vers l’étonnante dynamique du 1er millénaire av. J.-C. Durant cet « âge de Fer », Beaujard distingue d’abord, entre 8e et 5e siècles, trois systèmes largement autonomes centrés sur l’Asie occidentale – la Méditerranée (animé notamment par les Phéniciens puis les Grecs) d’une part, l’espace indien d’autre part, l’espace chinois  de la période des Printemps et Automnes enfin. Après la période charnière des 6e-5e siècles qui voit l’essor de la Perse, de l’inde, de la Chine et de Carthage, un réel changement d’échelle dans les interconnexions et surtout les innovations philosophiques de la période axiale, on débouche au 5e sur une relation beaucoup plus forte entre Occident et Inde, l’espace chinois gardant une relative autonomie. Mais de toutes parts, de nouvelles routes surgissent : proto-route de la Soie dominée par les Scythes en Asie centrale, liaisons de l’Inde avec Babylone et l’ensemble du golfe du Bengale, influence de la Perse achéménide sur le continent indien, routes maritimes et terrestres entre Chine et Asie du Sud-Est. L’unification des trois systèmes-monde en un seul se fera progressivement, d’abord avec les conquêtes d’Alexandre, puis la naissance des empires Maurya (en Inde) et Qin, enfin l’apparition du pouvoir parthe en Iran. Au début de notre ère, c’est l’expansion simultanée des Han orientaux (25-220) en Chine et de l’Empire romain qui fait adhérer les deux blocs systémiques parallèles. La Chine s’étend tout autant sur la route de la Soie (à travers les dons réciproques) que vers l’Asie du Sud-Est. Rome commerce directement jusqu’en Inde et sur la côte Est de l’Afrique. Entre ces deux empires, le royaume kushan qui occupe une partie de l’Asie centrale et le Nord de l’Inde favorise les échanges vers l’Occident mais aussi entre l’Inde et la Chine : « Son appui au bouddhisme exprime l’insertion de l’empire dans un vaste espace d’échanges asiatique ». Dans le même esprit, l’État du Funan dans le delta du Mékong fonctionne comme interface entre mer de Chine et océan Indien, articulant rapidement les commerces indien, chinois et indonésien. Et dans ce premier système-monde afro-eurasien, les flux de métaux précieux sont au détriment de Rome, la Chine et l’Inde engrangeant or et argent : si l’on excepte ces métaux, aucune demande asiatique de produits européens ne vient contrebalancer la demande romaine de soie, de jade, d’aromates et de parfums…

On l’aura compris, lire Les Mondes de l’océan Indien est une expérience à la fois rude et profondément gratifiante. On a parfois l’impression de se retrouver enfermé dans une pièce pleine d’archives qui s’amoncelleraient à l’infini, sans recours possible contre l’envahissement… À ce détail près que l’auteur ne nous lâche jamais et nous fournit un fil directeur qui nous permet de tout ordonner, de structurer un réel foisonnant qui semblait devoir nous étouffer. Pourtant on est loin ici des « grands récits» un peu faciles et téléologiques que, précisément, l’histoire globale se doit de réfuter : l’analyse précise des systèmes-monde successifs que mène l’auteur montre à l’envi toutes les bifurcations qui restaient possibles et ce n’est pas là son moindre mérite… Une fois ce premier tome refermé, on a peine à croire que cet immense travail, tout à la fois profondément érudit et résolument synthétique, puisse exister à l’époque des messages en moins de 140 signes et de l’obsolescence programmée des choses. Une grande partie du matériau de base de l’histoire globale est désormais entre nos mains et le travail de bénédictin de Philippe Beaujard constitue un véritable encouragement à poursuivre l’effort d’analyse.

NB. Philippe Beaujard est un contributeur régulier de ce blog. Il a co-dirigé, avec Laurent Berger et Philippe Norel, l’ouvrage « Histoire globale, mondialisations et capitalisme » [La découverte, 2009].

2012 : l’histoire globale en revues

Le blog Histoire globale fête cette semaine ses trois années d’existence. Voici, conformément à l’usage du Nouvel An, un passage « en revues » des publications journalistiques de l’année écoulée ayant trait à notre objet d’étude – toujours sans prétention à l’exhaustivité. En cette année 2012, il a été question de la naissance de Monde(s) – la première revue scientifique d’histoire globale française –, d’empires, du Monde au 15e siècle, d’histoire atlantique, d’Afrique, de Chine et des Amériques…

En souhaitant une bonne année à tous nos lecteurs.

Le débat transnational. 19e-21e siècle

Monde(s). Histoire Espaces Relations, n° 1, mai 2012, www.monde-s.com

En mai 2012 paraissait le premier numéro de Monde(s), qui se présente comme la première revue en France consacrée à l’histoire globale. Cette publication, émanation d’un centre de recherches (Irice, Paris-I et IV), s’affirme de fait comme une revue d’histoire des relations internationales d’un type nouveau, centrée sur les 19e et 20e siècles, mais ouverte sur les époques antérieures.

Dans un avant-propos lumineux, Robert Frank – directeur de publication – nous en annonce le programme : déconstruire, décentrer et décloisonner ; dépasser le cadre national sans pour autant l’oublier, s’ouvrir au monde sans négliger l’Europe, et surtout, relier les choses entre elles pour leur donner du sens.

Ce premier dossier, dirigé par Sabine Dullin et Pierre Singaravélou, est constitué d’articles se complétant avantageusement. Pierre-Yves Saunier plaide pour une coopération transdisciplinaire permettant d’approfondir les horizons d’engagement des ONG. R. Frank se penche sur les « émotions mondiales », quand Hervé Mazurel revient sur la vague philhellène qui embrasa l’Europe dans les années 1820. D’autres articles explorent l’internationalisation de la santé publique en Asie, le débat État-nation contre grands ensembles transnationaux au temps de la guerre d’Algérie, la science de la colonisation… Le tout est complété par des varia pour partie en anglais, et des discussions autour d’un livre (L’Arme secrète du FLN, de Matthew Connelly, trad. fr. Françoise Bouillot, Payot, 2011).

« Empires », « Inventions des continents » et « Diplomaties » doivent suivre. Souhaitons bon vent à cette nécessaire et prometteuse entreprise.

D’après une recension d’Olivier Grenouilleau, initialement publiée dans Sciences Humaines, n° 241, oct-nov. 2012.

 

Empires

Monde(s). Histoire Espaces Relations, n° 2, nov. 2012, www.monde-s.com

La question des empires a nourri une abondante historiographie lors de cette dernière décennie. Coordonné par Pierre Boilley et Antoine Marès, ce riche numéro traite des « Notions d’empire » (Empire romain, monarchie des Habsbourg, le déni de l’Empire américain) ; des « Empires et monde » (les Moghols, les empires Tang et musulman dans le système-monde des 7e-10e siècles – par Philippe Beaujard –, d’Istanbul) ; des « Imaginaires et invention des empires » ; des « Fonctionnements impériaux » ; avant de traiter la question de « Les empires meurent-ils ? » (Empires espagnol, moghol, tsariste, soviétique). Et Empires, de la Chine ancienne à nos jours, de Jane Burbank et Frederick Cooper, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2011, fait logiquement l’objet de la rubrique « Débat autour d’un livre ».

 

Inventer le monde. Une histoire globale du 15e siècle

La Documentation photographique, n° 8090, déc. 2012.

Au-delà de Jeanne d’Arc boutant les Anglais hors d’Orléans, de Gutenberg découvrant l’imprimerie, de la chute de Constantinople et de la découverte de l’Amérique ouvrant la voie à l’expansion européenne, où a pris place le 15e siècle ? « Le lieu du 15e siècle ne peut être que le monde », écrit l’auteur de ce beau numéro Patrick Boucheron, et son temps est celui de tous les possibles. Comme le résume la quatrième de couverture : les marchands de l’océan Indien comme les marins chinois de l’amiral Zheng He, les sociétés indigènes d’Amérique comme les conquérants ottomans ont toute leur place dans cette histoire d’ouvertures, de rencontres, de rendez-vous –, de confrontations aussi, entre différents mondes. Un panorama d’une première mondialisation, pas encore occidentale.

Amérique latine, les défis de l’émergence

La Documentation photographique, n° 8089, sept. 2012.

Afrique du Sud. Entre héritages et émergence

La Documentation photographique, n° 8088, juin 2012.

 

Histoire atlantique

Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 67, n° 2, avril-juin 2012.

Ce numéro s’ouvre sur un article revisitant l’Antiquité celtique des 4e et 3e siècles avant notre ère, pour présenter une société en expansion, au modèle social que les archéologues devinent aujourd’hui moins barbare et plus original que ce que l’on croyait. Il se poursuit sur un dossier « Histoire atlantique », où Cécile Vidal expose les débats émergeant de ce champ historiographique en Amérique du Nord depuis vingt ans. En complément, Silvia Sebastiani explore les non-dits racialistes de la rédaction de l’Encyclopedia Britannica au 18e siècle, et Will Slauter se penche sur la circulation des informations à la même époque.

 

L’Afrique

Dix-huitième Siècle, n° 44, 2012.

Un épais volume explorant brièvement l’Afrique du 18e siècle, puis détaillant les représentations que l’Europe s’en faisait alors.

 

L’invention politique de l’environnement

Vingtième Siècle, n° 113, Presses de Sciences-Po, janvier-mars 2012.

À l’heure où la question environnementale s’invite dans les débats politiques, cette revue explore, sous la direction de Stéphane Frioux et Vincent Lemire, une histoire de l’invention culturelle de l’environnement au 20e siècle, avant que le 21e pose l’injonction consécutive du développement durable. Une chronologie pour repenser l’ensemble, des analyses transnationales, un bel article sur « L’invention politique de l’environnement global » lors de la guerre froide, des jeux d’échelles et des regards microhistoriques sur les acteurs… Le pari de baliser le terrain est tenu, même si l’on regrettera une focalisation sur l’Occident.

Penser l’écologie politique en France au 20e siècle

Écologie & Politique, n° 44, 2012/2.

Bertrand de Jouvenel, Denis de Rougemont, Robert Hainard, Serge Moscovici, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et André Gorz… Ce numéro dirigé par Jean-François Mouhot et Charles-François Mathis présente les principaux précurseurs de l’écologie politique et s’efforce d’expliquer les raisons de la faiblesse de leur influence.

 

Prédictions apocalyptiques et prévisions économiques

Raisons politiques, n° 48, nov. 2012.

Il n’ y a pas que de l’économie dans ce numéro : y sont analysés L’Échec d’une prophétie de Leon Festinger et le curieux sort du mont Bugarach, de même que la Grande Dépression américaine, un cas d’eschatologie cybernétique et les « erreurs » de la prédiction économique. Une manière de se rappeler que nous avons survécu en 2012 à une énième annonce de fin du monde.

7 milliards d’hommes

Problèmes économiques, n° 3046, 20 juin 2012.

7 milliards d’hommes (et aussi de femmes). Un numéro pour rappeler les grandes tendances de la démographie mondiale : la population vieillit, un humain sur deux habite en ville, et le monde se masculinise… La « guerre aux filles » faisant rage en Inde, au Pakistan ou en Chine, on estime qu’environ 160 millions de fillettes manquent à l’appel par suite de natacides.

L’aventure oubliée des Indiens d’Amérique. Des Micmacs au Red Power

L’Histoire, Les collections, n° 54, janv.-mars 2012.

Un panorama de l’histoire nord-amérindienne, en quatre parties : « Avant les Européens », « Le temps des Français », « États-Unis : le grand face-à-face » (à compléter avec la lecture de l’excellent L’Empire comanche, de Pekka Hämäläinen, trad. fr. Frédéric Cotton, Anarchasis, 2012) et « La renaissance indienne ». À noter l’instructif et pourtant court article de Philippe Jacquin, « Étaient-ils les premiers écologistes ? », qui tord le cou à un mythe tenace : non, les Amérindiens « ne protégeaient pas la nature, ils s’en protégeaient » plutôt, et leur arrivée coïncida avec un appauvrissement de la biodiversité, comme partout où s’établit l’humain.

L’empire américain. Du Big Stick au Soft Power

L’Histoire, Les collections, n° 56, juillet-sept. 2012.

Atlas des Amériques

Les Atlas de L’Histoire, n° 376S, mai 2012.

La Chine, 1912-2012. D’un empire à l’autre

L’Histoire les collections, oct. 2012.

Un siècle d’histoire chinoise en trois parties : « Le temps des révolutions », « Les années Mao », « Le tournant capitaliste », avec pour guides les meilleurs spécialistes : Roy Bin Wong, Marie-Claire Bergère, Danièle Elisseeff, Lucien Bianco, Jean-Louis Margolin, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, François Godement, Thierry Sanjuan, Isabelle Attané…

Chines. L’État au musée

Gradhiva, n° 16, 2d semestre 2012.

Un dossier original, portant des regards instructifs sur la/les Chine(s) contemporaine(s) au prisme de la patrimonialisation : politiques muséales de la République, mise en scène de l’histoire impériale, enjeux locaux d’une fête en voie de disparition, exposition du monde englouti par le barrage des Trois-Gorges, légitimation ou non de la religion populaire ou création d’un hall populaire hakka à Taïwan…

Les grandes civilisations. Racontées par les plus grands maîtres

Le Nouvel Observateur, Hors-série « Les Essentiels » n° 1, juin-juillet 2012.

Sous un titre racoleur, un fort intéressant numéro compilant des articles best-off déjà parus. De l’attendu – un entretien avec Jacques Le Goff sur l’Europe médiévale, un récit de Paul Veyne sur Rome, le point de vue de François Cheng sur la Chine, de feue Christiane Desroches-Noblecourt sur l’Égypte, d’Armand Abécassis sur le monde juif ou d’Henry Laurens sur le monde arabe… – comme de l’histoire globale – Jack Goody plaidant pour l’histoire du monde non occidental, Romain Bertrand défendant de même une « histoire équitable », Elikia M’Bokolo sur l’histoire de l’Afrique – et de l’anthropologie – Philippe Descola sur les Jivaros, Barbara Glowczewski sur les Aborigènes australiens, une interview de Marshall Sahlins sur le Pacifique, une autre d’Augustin Berque sur le Japon…

Les printemps arabes et le monde

Raison présente, n° 182, 2e trimestre 2012.

Cette revue éditée par l’Union rationaliste dresse dans ce numéro un bilan des printemps arabes dans une perspective mondiale. Rôle des diasporas et impact sur la situation des migrants, réactions à la mondialisation, relations internationales, arrière-plan démographique, modèles politiques… Les différents éléments de ces insurrections y font l’objet d’analyses de spécialistes reconnus.

La guerre. Des origines à nos jours

Sciences Humaines Histoire, n° 1, nov.-déc. 2012.

Une histoire de la guerre, de la préhistoire à aujourd’hui.

Géopolitique de l’océan Indien

Hérodote, n° 145, 2e trimestre 2012.

Entre ambitions chinoises, montée en puissance de l’Inde, présence des flottes militaires états-uniennes, routes du pétrole, piraterie au large d’Aden… L’océan Indien conserve le rôle géopolitique de premier plan qui est depuis longtemps le sien.

Mondes perdus

Les Cahiers de Science et Vie, n° 130, juillet 2012.

Pétra, Machu Picchu, Muraille de Chine, Vallée des rois, Taj Mahal, Tombouctou, Venise, Pompéi ou Lascaux… Si les noms font rêver, le patrimoine mondial que représentent ces sites et bien d’autres subit des menaces diverses.

Le génie de la Renaissance. Quand l’Europe se réinvente

Les Cahiers de Science et Vie, n° 128, avril 2012.

En dépit d’un parti pris eurocentré, entre « découverte » de la perspective dans l’art, exaltation de la fabrique du progrès et des grands explorateurs, on lira avec plaisir ce numéro pour la qualité des articles et des illustrations.

Aux origines de Dieu

Les Cahiers de Science et Vie, n° 131, août 2012.

Le Moyen Âge a tout inventé ! Énergies renouvelables, services publics…

Historia spécial, n° 7, sept-oct. 2012.

École, État moderne, encyclopédie, université, impôt permanent, économie verte, progrès de l’artillerie, armée moderne… Innombrables sont les innovations que l’on peut attribuer au Moyen Âge. Une manière originale de réhabiliter ces temps dits obscurs, limitée à l’Europe. Il faudra s’essayer à traiter le même sujet en Chine ou ailleurs.

Venise. Les doges, l’empire, la République, 697-1697

Géohistoire, n° 3, mai-juin 2012.

Le bouddhisme. De la naissance de Siddharta à l’exil du Dalaï-Lama

Géohistoire, n° 6, déc. 2012/janvier 2013.

L’Homme de Néandertal et l’invention de la culture

Dossier pour la science, n° 76, juillet-août 2012.

Quelques préhistoriens soulignent que les premières sépultures comme les débuts des bijoux et rituels sont attribuables à notre cousin Néandertal… Il n’en faut pas plus pour renouveler notre regard sur le passé et ramener notre espèce à la modestie.

L’histoire de France vue d’ailleurs

Books, n° 34, juillet-août 2012.

Une manière salutaire de traiter l’histoire en cette année 2012 qui voit, surfant sur le succès éditorial rencontré par l’histoire, surgir nombre de nouveaux magazines (Le Figaro histoire, Histoire(s) magazine, etc.) consacrés à cette discipline, mais limitant souvent leur objet au seul passé national.

L’Atlas des utopies

Le Monde/La Vie hors-série, oct. 2012.

Vingt-cinq siècles d’histoire en 200 cartes. Un copieux numéro.

Histoire mondiale, histoire globale, histoire connectée

Et en bonus, sur Internet, un fort intéressant dossier de Nonfiction.fr

www.nonfiction.fr/article-6123-dossier__histoire_mondiale_histoire_globale_histoire_connectee.htm

Le Monde en jeux

Parce qu’il n’y a pas de recherche sans divertissement ni d’enseignement sans pratiques ludiques, et puis parce que c’est Noël, voici quelques jeux prétextes à quelques menues réflexions géohistoriques.

Mon premier date de 1645 et s’intitule « Le jeu du Monde ».

Duval_1645_Jeu du Monde

Figure 1. Le jeu du Monde (BNF)

Il s’agit d’une adaptation du jeu de l’oie. Le principe, bien connu, en est très simple : en fonction des résultats de deux dés, les joueurs avancent, ou reculent parfois, leur pion selon un parcours unilinéaire composé traditionnellement de soixante-trois cases. Le jeu de l’oie est purement un jeu de hasard ; le premier arrivé a gagné, et les joueurs n’ont strictement aucune influence sur le cours du jeu. C’est un pari sur le sort.

Cependant, derrières ces quelques éléments, on devine une réflexion sur la vie, et sur ses aléas. Ainsi, le nombre 63 (7×9) correspond au « grand climactéric ». Terme de la neuvième septaine de la vie, l’âge de 63 ans marquerait un moment majeur selon une théorie astrologique héritée des auteurs grecs, notamment Ptolémée et Aulu-Gelle, et reprise entre autres par Marsile Ficin (1433-1499), fondateur de l’Académie platonicienne de Florence.

« Attendu que les astronomes par certain ordre & entresuite, ont distribué chacune des heures à chacune des planètes, & pareillement les sept jours de la semaine, & qu’ils ont départi les offices & devoirs des planètes par les mois en la considération de l’enfant conçu au ventre de la mère, pourquoi ne disposerons-nous aussi les mêmes choses par les années ? […] A cette cause en chaque septième année de la vie se fait une fort grande mutation au corps, & pourtant très dangereuse, parce que Saturne nous est communément étranger, & que lors d’icelui la plus haute de toutes les planètes retourne tout soudain le gouvernement à la plus basse des planètes, qui est la Lune. Les astronomes grecs appellent ces ans climactériques, nous les appelons escaliers, ou par degrés, ou décrétoires. […] Si donc vous voulez prolongez la vie à la vieillesse qui ne soit entrerompue d’aucun des de ses degrés, toutefois & quand vous approcherez de chaque an septième, prenez diligemment conseil d’un bon astrologue. Apprenez de quelle part le danger vous menace, puis allez vers le médecin, ou appelez la prudence & la tempérance. Car par tels remèdes Ptolémée lui même confesse qu’on peut empêcher les menaces des astres. Il ajoute davantage, c’est qu’on peut bien augmenter des astres les promesses, aussi bien que le laboureur accroît la vertu de la terre. Pierre d’Apone prouve par plusieurs arguments, & par le témoignage d’Aristote, Galien, & Haly que la fin naturelle de la vie n’est pas dès le commencement précisément déterminée, mais qu’elle peut être mue ou par deçà, ou par delà. »[1]

De fait, le jeu de l’oie semble être apparu en Italie dans les années 1570 et aurait été introduit en France au temps des Médicis. L’influence pseudo-platonicienne explique sans doute que le jeu de l’oie fut aussi appelé « jeu renouvelé des Grecs » (par exemple dans L’Avare de Molière, II, 1). Cependant, le jeu de l’oie a très vite connu de nombreuses variantes, et a été notamment adapté en jeux pédagogiques. Tel est précisément le dessein du « Jeu du Monde », explicité dans un angle du plateau :

« L’auteur donnera à ceux qui le désireront une plus grande connaissance du présent jeu, avec quelques historiques qu’il en a faites. »

Pierre Duval (1618-1683) appartient à la grande famille des Sanson d’Abbeville, célèbres cartographes du 17e siècle. Comme son oncle et ses cousins, Pierre Duval occupa l’éminente fonction de « géographe du roi », mais il s’engagea plus particulièrement dans la diffusion des connaissances géographiques. Parmi ses nombreux ouvrages, on trouve ainsi un Abrégé du Monde, paru en 1648-1650, puis une Géographie universelle, parue en 1658, et dont le titre était Le Monde.

Comment se présente ce jeu ? Le parcours est composé de soixante-trois cases constituées chacune par une région du Monde, le tout étant disposé selon les quatre grandes parties de celui-ci :

« Le premier cercle marque le monde polaire ; les 14 suivants les pays d’Amérique ; les 15 en suite depuis 16 jusqu’à 30 ceux d’Afrique ; les 15 autres jusqu’à 45 ceux d’Asie ; et les 18 restants ceux d’Europe. L’assemblage de ces pays se voit aux quatre parties du Monde décrites aux quatre coins du Jeu. »

La hiérarchie semble implicite : on commence au plus loin, l’Arctique et l’Antarctique, on finit au plus près, l’Europe, pour terminer sur la France, qui constitue la soixante-troisième case. Le jeu est donc clairement gallocentré. Cependant, aucun commentaire n’accompagne ces petites cartes qui forment autant d’éléments d’une sorte de puzzle. Ce type de présentation se retrouve sur d’autres cartons, réalisés en 1661, comme ici avec l’exemple de l’Afrique, où on trouve des informations complémentaires.

Duval_1661_L'Afrique

Figure 2. L’Afrique (BNF)

Si on en revient au jeu, un point particulier mérite d’être commenté : l’usage du mot « monde ». Il est employé pour désigner une partie du globe caractérisée par son unité : le « Monde polaire » ; les continents : le « Nouveau Monde » et l’« Ancien Monde » ; et le globe dans sa totalité : « le Monde ». Ce dernier emploi est assez nouveau et révèle l’extension de l’horizon européen qui s’est opéré au siècle précédent : la mondialisation globale est actée. Ce jeu contribue ainsi au processus d’appropriation intellectuelle et de territorialisation du globe. Nonobstant, il est clair que ceci reste dans un premier temps l’apanage d’une élite. Le jeu est dédié à Monsieur le Comte de Vivonne, Gabriel de Rochechouart (1600-1675), premier gentilhomme de la Chambre de Louis XIII.

On signalera au passage que Pierre Duval est l’auteur de deux autre jeux, à partir de la géographie de la France : un jeu de l’oie et un jeu de dames.

Le deuxième jeu est anglais et date de 1796 : Wallis’s Complete Voyage Round the World.

Wallis Complete Voyage

Figure 3. Wallis’s Complete Voyage Round the World (National Library of Australia)

Plus élaboré, il est composé d’une mappemonde sur lequel est tracé un périple de cent cases, de Portsmouth à Londres. Il reste cependant dérivé du jeu de l’oie ; le but est d’arriver le premier au terme du périple. Mais entretemps, le joueur aura visité le monde entier, perdant ici et là quelques tours de jeu à voir les monuments et les ruines locales.

Wallis extrait

Figure 4. Jérusalem, La Mecque, des lieux touristiques parmi d’autres…

Le jeu est assez original dans la mesure où il combine deux réalités assez différentes.

D’un côté, il est l’écho des grands voyages exploratoires du 18e siècle dont ceux de Thomas Cook. Son nom fait référence à Samuel Willis (1728-1795), qui, avec Philip Carteret, partit en 1766 à la découverte du fameux continent austral. Il échoua à le trouver, mais à la place, il découvrit Tahiti et plusieurs îles de l’actuelle Polynésie avant de s’en retourner en Angleterre au terme d’un tour du monde qui aura duré deux ans. Les îles Wallis en portent toujours le nom.

D’un autre côté, ce jeu est l’expression d’une pratique sociale développée au sein de l’élite sociale britannique, le tourisme, pratiquée au 18e siècle à l’échelle de l’Europe, mais étendue ici au globe. Sous l’apparence d’un voyage de découverte, il s’agit en réalité d’une sorte de tourisme par procuration, qui anticipe plus qu’il ne révèle l’accroissement de la mobilité des hommes dans le Monde au cours du siècle suivant. Avant Richard F. Burton en 1853, peu d’Européens ont visité La Mecque…

Le troisième jeu est aussi britannique et date de 1854.

Evans_1851_The Crystal Palace Game

Figure 5. Crystal Palace Game (National Library of Australia)

Il ressemble assez au précédent, mais avec un objectif géographique qui le rapproche du premier. L’excursion autour du monde est explicitement un moyen d’apprendre, « whereby geography is made easy ». Son nom « The Crystal Palace Game » provient du vaste palais de la grande exposition universelle organisée à Londres en 1851. Le bâtiment apparaît d’ailleurs sur une vignette en haut à gauche. Cependant, le jeu date de la relocalisation du bâtiment dans un autre quartier londonien, en 1854.

Mais plus que d’une véritable connaissance géographique, l’imagerie mise clairement sur l’exotisme : chasse au tigre à dos d’éléphant, bateaux sillonnant entre les glaces arctiques, Sphinx au pied des pyramides… Le jeu participe ainsi à ce moment particulier dans la conscience mondialisante européenne cristallisée par la Great Exhibition londonienne. Mais contrairement au premier jeu où la territorialisation n’est qu’intellectuelle, ici elle se manifeste par une omniprésence des Européens en tous les lieux du globe. La devise de Charles Quint est reprise au profit de l’Empire britannique : « Britain upon whose empire the sun never sets ».

Globe

Figure 6. Le globe

L’auteur Smith Evans a par ailleurs publié en 1851 un petit guide d’informations destiné aux candidats à l’émigration. L’ouvrage est accompagné d’une carte qui semble avoir servi de fond à celle du jeu.

Evans_1852_Emigration map

Figure 7. Emigration Map of the World (National Library of Australia)

Le quatrième jeu est un peu particulier parce qu’il est dû à la propagande du régime de Vichy.

Jeu de l'empire français

Figure 8. Le jeu de l’empire français (collection L. Ciompi)

Il est composé à la fois d’une carte du Monde et d’un parcours de type jeu de l’oie. Cependant, le nombre de cases est ici de quatre-vingt-quatre. Ce qui n’est sans doute pas un hasard : il s’agit de l’âge de Philippe Pétain en 1940 lorsqu’il s’empare du pouvoir. Le parcours lui-même est double.

« Le voyage comporte 2 circuits : le circuit normal, aux cases blanches et rouges ; le circuit privilégié aux cases bleues.

Les cases rouges sont retardatrices. Elles constituent des embûches que le joueur doit éviter, en empruntant le circuit bleu. Mais il n’a droit à ce circuit bleu, que si le jeu des dés l’amène d’abord sur l’une des cases portant la francisque ou le drapeau tricolore. »

Le sens des couleurs n’est de toute évidence pas laissé au hasard.

Si on s’en tient à la carte, elle est une pure fiction de propagande. Au moment où le jeu a été élaboré, l’Empire français est scindé en deux : d’un côté, les colonies qui restent administrées par Vichy ; de l’autre, celles qui se sont ralliées au pouvoir du général De Gaulle. Autre élément de fiction : le Transsaharien, dont le projet a réellement existé et dont je reparlerai peut-être dans un autre billet, n’a jamais été réalisé.

Jeu de l'empire français_extrait 2

Figure 9. L’Empire fantôme

Les cases, quant à elles, montrent l’enjeu principal de la colonisation : l’exploitation économique. Chaque lieu est associé à un produit : le caoutchouc de l’Oubangui, le coton du Tchad, le rhum de Pointe-à-Pitre, la canne à sucre de La Réunion, les oranges et les citrons du Liban…

Jeu de l'empire français_extrait

Figure 10. L’exploitation économique

La carte est due à Raoul Auger (1904-1991), illustrateur qui n’est pas particulièrement connu pour son engagement politique. Le jeu lui-même a été édité par le Comité d’informations et de renseignements. Il est difficile de dire quelle a été sa diffusion, et plus encore comment il a été reçu.

Un détail mérite l’attention. Le jeu intègre la révolution des transports opérée par le développement de l’aviation durant l’entre-deux-guerres, nouvelle étape dans la contraction de l’espace-temps et dans le processus de mondialisation.

Jeu de l'empire français_extrait 3

Figure 11. L’âge aéronautique, accélération de la mondialisation

Territorialisation, découvertes touristiques, exotisme impérial, exploitation coloniale. Quatre jeux, quatre aspects majeurs des relations de l’Europe au Monde à partir du 16e siècle, quatre problématiques d’histoire globale.

Bibliographie

Evans S., 1851, A guide to the emigration colonies, Londres, Letts.

Ficin M., 1581, Les trois livres de la vie, trad. en français par Guy Fevre de La Boderie, Paris, chez Abel l’Angelier.

Seville A., 2008, « The geographical Jeux de l’oie of Europe », Belgeo, N°3-4, pp. 427-443, en ligne.

Seville A., 2011, « Geographical Pastimes. Two early English map games », IMCOS Journal, N°124, pp. 43-46, en ligne.


Notes

[1] Marsile Ficin, 1581, Les trois livres de la vie, trad. en français par Guy Fevre de La Boderie, Paris, chez Abel l’Angelier, p. 84 v°.

La constante Apocalypse

21 12 2012, le chiffre de la fin. Raz-de-marée médiatique pour une fin du monde anticipée. Les journalistes multiplient les articles, les éditeurs les livres, les experts les analyses, date de péremption programmée oblige. L’occasion de revenir sur la longue histoire des millénarismes, globale, pour montrer en quoi la prophétie de cette fin de semaine est un phénomène parfaitement artificiel : personne n’y croit, et elle n’a de maya que le nom.

Temps cyclique, temps linéaire

Pour qu’il y ait apocalypse, que soit soulevé au terme du monde le voile des apparences (une apocalypse est littéralement dévoilement, révélation), il faut qu’il y ait un début, c’est-à-dire un calendrier. Au commencement était donc le Néolithique. Puisque les premiers calendriers semblent nés de la nécessité de prévoir les cycles de la nature pour l’ensemencer. Mésoaméricain, chinois ou mésopotamien, ces calendriers sont nés de la Révolution néolithique, ont participé à la complexification des sociétés, à la montée en puissance des hiérarchies, à la spécialisation des tâches : les scribes notaient les saisons, les sages les observaient, et le roi se gardait le monopole sacré de proclamer les moments des récoltes et des semences. Faute de travaux convaincants, la vulgate demeure, car probable dans ses grandes lignes. Le temps cyclique des chasseurs-cueilleurs, celui des migrations de gibier et de collecte des plantes sauvages, avait cédé la place à un autre temps cyclique, celui des saisons, des mois et des semaines – qu’il soit sur une base 20 (calendrier mésoaméricain), une base 12 (version mésopotamienne, qui nous a légué nos 12 mois) ou une base plus ou moins décimale (vieux calendrier chinois).

La mutation fondamentale, probablement mésopotamienne, s’est manifestée avec l’apparition logique du temps linéaire. Nous devons beaucoup, en matière calendaire, à la Mésopotamie : ainsi du mythe du Déluge, attesté dans l’épopée de Gilgamesh, qui raconte déjà une apocalypse. La Bible y a puisé abondamment. Pour Norman Cohn [1957], l’idée millénariste, révolutionnaire entre toutes, est née avec les prêches de Zoroastre en Iran. Reprise par les communautés juives de Babylone, elle se distilla ensuite largement par le biais de la Bible.

L’apocalypse est un genre littéraire en vogue au début de notre ère, dans les milieux judaïsants. L’occupation romaine de la Judée est un signe de la colère de Dieu, la fin est proche. Les concessions que se font les différentes églises judéo-chrétiennes – ou les luttes – aboutissent apparemment à ce qu’un de ces textes, l’Apocalypse de Jean, soit compilé entre 2e et 4e siècles comme texte conclusif de la sélection officielle du Nouveau Testament, celui des chrétiens. On ne compile la Parole de Dieu, les actes de son Fils accomplissant les prophéties de l’Ancien Testament (celui des Juifs), que quand on réalise que la fin du monde tant attendue n’est pas si proche. Jésus annonçait le Royaume, il devait revenir instamment, il ne revient pas… C’est sur l’échec d’une prophétie que se bâtit l’Église, en charge de gérer le troupeau dans l’attente toujours déçue du retour du berger. Et l’ombre de Jean plane sur cette Chrétienté. Un jour, la fin… Mais toujours l’espérance : il est écrit qu’après de grandes souffrances, les villes seront anéanties, les méchants  châtiés, pour laisser les justes vivre un millénaire de bonheur agraire.

Millénarisme bouddhiste

De son côté, le bouddhisme n’était pas resté à l’abri de la contagion millénariste. Dans le chaudron iranien, où il s’était diffusé quelque peu dans les siècles précédant l’ère chrétienne, il semble avoir approfondi l’idée d’un monde évoluant vers sa fin. Un concept en germe dès ses origines. Une légende ancienne, car commune aux différentes écoles, raconte que le Bouddha avait prédit que le monde prendrait fin trois mille ans après ses prêches : un premier millénaire durant lequel la Loi bouddhiste serait respectée ; un deuxième pendant lequel cette Loi serait dévoyée ; un troisième qui en verrait l’oblitération, et se conclurait sur un Armageddon (pour reprendre un terme hébreu) ou un Ragnarok (son équivalent scandinave). Mais Ananda, cousin du Bouddha, bouleversa cette programmation. Bouddha avait posé que le Salut n’était accessible qu’aux hommes (de sexe masculin), nés nobles, qui entreraient dans les ordres monastiques. Tous les exclus étaient voués au cycle des réincarnations – les femmes mauvaises ayant même droit à un enfer spécifique, dit sanglant. Ananda intercéda auprès de son saint cousin, demandant à ce que sa noble mère puisse entrer dans les ordres et accélérer ainsi sa progression spirituelle. Le Bouddha se laissa fléchir, mais estima que cette funeste décision réduirait à cinq siècles l’ère de la Loi respectée. Faites le calcul : nous ne serions pas très loin des deux mille cinq cents ans après la mort du Bouddha…

Un des premiers Bouddhas figurés par l’art gréco-indien des royaumes afghano-iraniens fondés par Alexandre est connu comme Maitreya, le Bouddha du Futur, celui qui viendra à la fin des temps. Contrairement aux autres Bouddhas, généralement assis, celui-ci est représenté debout. La diffusion de ces statues dans toute l’aire bouddhiste, de l’Afghanistan au Japon, atteste de l’importance de son culte dans l’histoire. Au Japon, au 13e siècle, le moine bouddhiste Nichiren se fit le propagandiste d’une fin du monde annoncée (les invasions mongoles) pour punir les dirigeants corrompus de son temps. Sa prophétie fit long feu, ce qui n’empêcha pas ses enseignements de prospérer. 30 millions de Japonais déclarent aujourd’hui suivre une des Églises qui se revendiquent de Nichiren.

Mille ans de bonheur

En Europe, si l’échéance de l’an Mil semble être passée relativement inaperçue, divers mouvements (notamment les joachimistes, suivants de Joachim de Flore) affectent durement la Chrétienté. Se basant sur l’Ancien Testament, des communautés défavorisées mélangent mobilisation mystique et revendications sociales : les séides de Dieu clament l’imminence du retour du Christ, sont prêts à se sacrifier pour qu’advienne le millénaire de bonheur promis par les prédictions bibliques. Le monde est sur le point de prendre fin, une ère de bonheur attend les élus… Terrifiées par ces mouvements, les autorités civiles et religieuses vont tout faire pour les écraser : du 11e au 16e siècle, des croisades des pauvres scandées par les massacres de Juifs à l’holocauste des anabaptistes de Münster [BARRET ET GURGAND, 1981], l’histoire du millénarisme s’écrit dans le sang. Et au 16e siècle, l’idée millénariste est mondiale : on la découvre partagée par les élites et petites gens en Europe comme en Chine et en Amérique centrale.

La traditionnelle saga de l’eschatologie occidentale [COHN, 1957 ; VAUCHEZ, 2012 ; DELUMEAU, 1995 ; DESROCHE, 1969 ; STAVRIDES et BERNHEIM, 1991] nous invite alors à questionner l’époque contemporaine ! Croire que l’histoire est déterminée, qu’il y a des causes sacrées, des méchants archétypaux qui doivent être exterminés pour que les élus soient sauvés… Les vieilles thèses continuent à mobiliser partout sur la planète [JUERGENSMEYER, 2003]. Si l’idée est présente dans les religions d’inspiration biblique (judaïsme, christianisme, islam), Mark Juergensmeyer souligne qu’elle se manifeste aussi dans le bouddhisme ou le taoïsme. Cette dernière religion s’est d’ailleurs structurée une première fois vers le 2e siècle de notre ère avec l’Église des maîtres célestes. Celle-ci impose l’idée qu’établir un État théocratique permettra d’inaugurer des temps nouveaux, où les paysans ne subiront plus le joug des puissants. De multiples rébellions seront brisées par les guerres que leur livreront les dynasties successives. Au 19e siècle, un dernier spasme secoue la Chine. Mêlant traditions taoïstes et bibliques, un jeune homme se proclame frère de Jésus et instaure le Royaume de la Grande paix. La guerre des Taïpings va opposer ce mouvement à l’Empire chinois, et fera environ 30 millions de morts – la plus importante guerre civile de l’histoire mondiale. On comprend pourquoi une des obsessions du pouvoir chinois, de tout temps, est de contrôler strictement l’activité des Églises.

Quand des sociétés connaissent un sort peu enviable, le millénarisme est souvent à l’affût. Peu importe l’état réel des forces en présence, Dieu est supposé accomplir des miracles pour les justes : en 1666, un prophète juif du nom de Sabbataï Tsevi soulève ses coreligionnaires contre l’Empire ottoman. Plusieurs prophétismes en Afrique noire, comme les différents mahdismes des pays musulmans (Inde [GABORIEAU, 2012], Soudan…), se manifestent en réaction à l’impérialisme occidental. Le bâbisme, un mouvement apocalyptique issu de l’islam, qui provoque une guerre civile en Perse au milieu du 19e siècle, repose sur des ressorts similaires.

L’idée de millénarisme, on l’aura noté, n’était pas nouvelle en islam : dès ses débuts, les mouvements chi’ites ismaéliens (Zendjs, Qarmates, Fatimides…) avaient proclamé la fin des temps. On lira avec intérêt l’analyse que Christian Jambet consacre à La Grande Résurrection d’Alamût [1990] au 12e siècle, lors de laquelle le grand maître de la communauté des Assassins abolit la Loi divine – une façon, selon l’auteur, d’explorer les limites du possible en matière de liberté.

Et pour aujourd’hui ? On ne croira pas en avoir fini avec L’Apocalypse dans l’Islam, une inquiétante thématique toujours mobilisatrice aujourd’hui, estime l’islamologue Jean-Pierre Filiu [2008]. Et avant de piocher dans la prolifique vague qui précède la prophétie de 2012, on peut encore plonger dans l’enquête qui poussa le sociopsychologue Leon Festinger [1956] et ses comparses à infiltrer une secte qui annonçait déjà comme certaine la fin du monde pour le 21 décembre… 1954.

Le cru Maya 2012

Car on l’aura compris à ce qui précède, annoncer la fin du monde pour le solstice d’hiver 2012, c’est prolonger un jeu cruel, celui des prophéties manquées. Festinger a posé une théorie, celle de la dissonance cognitive, supposée expliquer comment un groupe de croyants, même confronté à l’échec d’une prophétie, survit au démenti des faits. Pour ne citer qu’un exemple parmi des milliers d’autres, les adventistes du Septième Jour sont issus d’un groupe d’adeptes millérites dont la conviction survécut au « grand désappointement » du 22 octobre 1844 – le Christ ne fut pas du rendez-vous. Mais le cru 2012 est surtout l’occasion de jouer à se faire peur, avec la rassurante conviction que rien n’arrivera. Même les tenants New Age de la prophétie, qui se basent sur de vagues calculs attribués aux Mayas (voir à ce sujet cette vidéo du CNRS), ne croient pas à l’apocalypse, mais à un renouvellement, qu’il soit galactique (une énergie venue du cosmos régénèrera le monde) ou extraterrestre (des ET viendront ouvrir une ambassade et pacifier notre planète)… Car les Mayas, partageant le même calendrier cyclique que les autres peuples de la Mésoamérique, ne pensaient pas que le monde allait prendre fin à la date fatidique du 4 ahau 3 kankin, supposée correspondre au 21 décembre 2012 de notre calendrier. Ce jour marque seulement la fin d’un grand cycle calendaire : pour un Maya de l’Époque classique, l’urgence serait alors d’aider au retour de la divinité Bolonyocte, qui remettra le temps en marche – il conviendrait quand même de procéder entre autres préliminaires indispensables à des sacrifices humains au sommet d’une pyramide à degrés. Le caractère bricolé de la prophétie est patent [GRATIAS, 2011] : si le fond est présenté comme « maya », l’idée motrice d’Apocalypse est judéo-chrétienne, et l’une des pièces à conviction, dite maya, la Pierre du Soleil, est en fait un calendrier aztèque ne mentionnant pas la date à laquelle on fait correspondre le 21 décembre 2012.

Alain Musset, dans un livre jubilatoire [2012], montre à quel point cette thématique apocalyptique se nourrit des mythologies contemporaines que sont les livres et les films de science-fiction et d’ésotérisme, à mille lieux des préoccupations des descendants des Mayas – ceux-ci se désintéressent pour l’essentiel de cette lubie d’Occidentaux, à l’exception des néo-chamanes qui trouvent à s’employer comme marabouts en zone urbaine. Son travail offre un immense mérite, outre celui de récapituler les milliers de façons dont notre civilisation peut s’effondrer (causes environnementales, galactiques, telluriques, nucléaires, religieuses, etc.) : c’est de montrer que ces peurs sont très présentes dans notre imaginaire, et que le 21 décembre 2012 offre un ersatz de carnaval permettant de les dédramatiser. Sans le contexte de crise (économique, spirituelle, climatique…) auquel nous sommes médiatiquement confrontés, il y a fort à parier que le business catastrophiste n’aurait pas rencontré un tel succès.

BARRET Pierre et GURGAND Jean-Noël [1981], Le Roi des derniers jours, L’exemplaire et très cruelle histoire des rebaptisés de Münster (1534-1535), Paris, Hachette, 1981, rééd. Complexe (Paris), 1996.

COHN Norman [1957], Les Fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du 11e au 16e siècle, trad. fr. Simone Clémendot, Paris, Payot, 1983, rééd. Aden (Paris), 2011.

DELUMEAU Jean [1995], Une histoire du Paradis. T. II : Mille ans de bonheur, Paris, Hachette, rééd. 2002.

DESROCHE Henri (dir.) [1969], Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et des millénarismes du 1er siècle à nos jours, Paris, Mouton, rééd. Berg (Paris), 2010.

FESTINGER Leon, RIECKEN Hank et SCHACHTER Stanley [1956], L’Échec d’une prophétie, trad. fr. Sophie Mayoux et Paul Rozenberg, Paris, Puf, 1993.

FILIU Jean-Pierre [2008], L’Apocalypse dans l’Islam, Paris, Fayard.

GABORIEAU Marc [2010], Le Mahdi incompris, Paris, CNRS Éd., 2010.

GRATIAS Laure [2011], La Grande Peur de 2012. Ce que disent vraiment les prophéties, Paris, Albin Michel.

JAMBET Christian [1990], La Grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Paris, Verdier.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs ou musulmans, ils revendiquent la violence, trad. fr. Nedad Savic, Paris, Autrement.

MUSSET Alain [2012], Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin.

STAVRIDES Guy et BERNHEIM Pierre-Antoine [1991], Histoire des paradis, Paris, Plon, rééd. Perrin (Paris), 2011.

VAUCHEZ André (dir.) [2012], Prophètes et prophétisme, Paris, Seuil.