Dans Le chapeau de Vermeer, Timothy Brook prend appui sur plusieurs toiles de Johannes Vermeer (1632-1675) pour peindre à son tour un tableau plus grand, à l’échelle du globe, de cette mondialisation que sont en train de tisser les Européens. Dans ces peintures, les femmes occupent une place importante, mais à en contempler certaines, on pourrait également y trouver prétexte à une interrogation : les femmes ont-elles été condamnées à attendre les hommes partis aux quatre coins du Monde ?
Figure 1. La Liseuse à la fenêtre (ca.1657, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde)
Figure 2. La Femme en bleu lisant une lettre (ca.1662-1665, Rijksmuseum, Amsterdam)
L’astreinte de la maternité fermerait la fenêtre de l’ailleurs et des vastes horizons. La dissymétrie des situations sociales est réelle et on pourrait citer l’exemple de Jeanne Baret (1740-1807), qui dut se faire passer pour le valet du botaniste Philibert Commerson afin d’embarquer sur l’Étoile, second navire de l’expédition menée par Bougainville (1766-1769). Mais si les Européennes ne participent pas directement aux Grandes Découvertes, cela laisse de la place, oserai-je dire, aux autres femmes.
John Smith (1580-1631), aventurier anglais qui combattit les Turcs avant de s’embarquer pour l’Amérique et de participer à la création de Jamestown par les colons de la Virginia Compagny, publia en 1624 une Histoire générale de Virginie grâce au soutien de Lady Frances, duchesse de Richmond et Lennox (1578-1639). Orpheline, celle-ci avait été mariée très jeune à Henry Pranell, fils d’un riche marchand engagé dans la Virginia Company. Malgré la mort précoce de ce dernier, qui la laissa veuve dès l’âge de 21 ans, il faut peut-être trouver là son intérêt à un tel ouvrage.
Figure 3. Portrait de Lady Frances (Marcus Gheeraerts le Jeune, ca.1621)
Or, dans la lettre dédicatoire qui lui était adressée, John Smith soulignait le rôle de toutes ces femmes à qui il devait la vie :
« Cependant, mon confort tient à ce que jusqu’à aujourd’hui des dames honorables et vertueuses, comparables mais seulement entre elles, m’ont apporté secours et protection au plus fort des dangers. Même dans les régions étrangères, j’ai trouvé assistance auprès de ce sexe. La belle dame Tragabigzanda, quand j’étais esclave chez les Turcs, fit tout ce qu’elle put pour me protéger. Quand je vainquis le pacha de Nalbrits en Tartarie, la charitable dame Callamata subvint à mes besoins. Dans la plus grande des extrémités, la bienheureuse Pocahontas, la fille du grand roi de Virginie, m’a souvent sauvé la vie. Quand j’échappai à la cruauté des pirates et aux tempêtes les plus furieuses, longtemps seul en mer dans un petit bateau, et que j’échouai en France, la bonne Madame Chanoyes m’assista généreusement. »[1]
C’est donc à l’une d’entre elles que ce billet est consacré : Rebecca Rolfe (ca.1595-1617), alias Matoaka, fille de Wahunsenacawh, chef de la tribu Powhatan ; je veux parler de Pocahontas, bien connue de tous depuis le dessin animé de Walt Disney (1995) – ce qui pourra par ailleurs constituer un acquis pour qui souhaiterait faire un peu d’histoire globale en classe de seconde…
Figure 4. Pocahontas (Walt Disney Picture)
On pourra évidemment préférer au dessin animé, le film de Terrence Malick, The New World (2005), mais celui-ci n’en demeure pas moins une fiction. Soulignons d’emblée que toutes les sources concernant directement Pocahontas sont anglaises (cf. le site Virtual Jamestown). Le biais est irrémédiable, et l’histoire de cette femme algonquine qui a traversé l’Atlantique ne peut s’écrire à parts égales. Le principal témoignage, mais non le seul, est donc celui de John Smith.
Figure 5. Portrait de John Smith (Description of New England, 1616)
Mais oubliez la romance ! Lorsqu’il rencontra Pocahontas pour la première fois, en 1608, elle n’avait qu’une dizaine d’années (« a child of tenne years old »), ou un peu plus (« a child of twelve or thirteen years of age »), mais ce vieillissement tient sans doute à une réécriture ; et lorsqu’il la croisa à nouveau, en 1617, à Brentford, près de Londres, elle l’appela « père » :
« Après un modeste salut, sans un mot, elle se retourna, son visage caché, ne semblant pas bien contente. Et dans cette humeur, son mari, avec divers autres, nous l’avons laissée deux ou trois heures, me repentant d’avoir moi-même écrit qu’elle ne pouvait parler anglais. Mais peu de temps après, elle a commencé à parler et à me rappeler bien ces politesses qu’elle avait eues, disant : “Vous aviez promis à Powhatan que ce qui était la vôtre devrait être le sien, et de même pour lui envers vous. Vous l’avez appelé père étant dans ce pays un étranger, et par la même raison je me dois de le faire”, ce que, même si je l’aurais excusée d’utiliser un tel titre, je n’aurais pas permis, car elle était la fille d’un roi. Avec une belle contenance, elle dit : “Vous n’aviez pas peur de venir dans le pays de mon père, et de provoquer la peur en lui et tout son peuple (sauf moi), et vous craignez ici que je doive vous appeler père ? Je vous le dis alors je le ferai, et vous m’appellerez enfant, et ainsi je serai pour toujours et à jamais votre compatriote. Ils nous disaient toujours que vous étiez mort, et je ne savais rien d’autre jusqu’à ce que je vienne à Plymouth, même si Powhatan avait donné l’ordre à Uttamatomakkin de vous chercher, et de connaître la vérité, parce que vos compatriotes mentent tant.” »[2]
Ce rare passage où on « entend » Pocahontas est sans doute tourné à l’avantage de John Smith, qui suggère que cette bouderie cacherait une amour déçue. Cependant, on peut aussi y saisir toute la déception de la tromperie, d’une symétrie bafouée. Dans cette rencontre entre Anglais et Indiens, la guerre a bien été seconde. Ce qui nous renvoie à la première scène.
En 1607, John Smith, alors qu’il explorait le cours supérieur de la rivière Chickahominy, fut fait prisonnier par un groupe d’Indiens, tandis que ses compagnons étaient tués.
« À la fin, ils le conduisirent à Meronocowo, où était Powhatan leur empereur. Là, plus de deux cents de ces sinistres courtisans se tenaient pour l’interroger, comme s’il avait été un monstre ; puis Powhatan et sa suite s’installèrent eux-mêmes dans leur plus grande bravoure. Devant un feu, sur un siège qui ressemblait à un châlit, il s’assit couvert d’une grande robe faite de peaux de Rarowcun, avec toutes les queues pendantes. D’un autre côté, s’assit une jeune femme de 16 ou 18 ans, et le long de chaque côté de la maison, deux rangs d’hommes, et derrière eux autant de femmes, tous ayant la tête et les épaules peintes en rouge. Beaucoup de leurs têtes ornées du duvet blanc d’oiseaux, mais toutes avec quelque chose, et un grand collier de perles blanches autour de leurs cous. À l’entrée devant le roi, tout le monde poussa un grand cri. La reine d’Appamatuck fut désignée pour lui apporter de l’eau pour laver ses mains, et une autre lui apporta une touffe de plumes en guise de serviette pour les sécher. Après l’avoir fêté avec les meilleurs manières barbares qu’ils pouvaient, une longue consultation eut lieu, mais la conclusion fut que deux grandes pierres furent apportées devant Powhatan. Alors autant qu’ils pouvaient, ils posèrent leurs mains sur lui, le tirèrent à eux, et là, posèrent sa tête. Alors qu’ils se tenaient prêts avec leurs massues à lui éclater la cervelle, la fille préférée du roi, quand aucune supplique n’eût prévalu, prit sa tête dans ses bras, et posa sa propre tête sur la sienne pour le sauver de la mort. Sur quoi, l’empereur fut satisfait que Smith dusse vivre pour faire, à lui, des hachettes, et à elle, des cloches, des colliers, et du cuivre. Car ils pensaient qu’il était également capable de toutes les tâches comme eux-mêmes. Car le roi lui-même fait ses propres robes, chaussures, arcs, flèches, pots ; cultive, chasse et fait tout aussi bien comme les autres.
Deux jours après, Powhatan s’étant déguisé lui-même de la façon la plus effrayante qu’il put, fit emmener le capitaine Smith loin dans une grande maison dans les bois, et laisser seul là sur une natte près du feu. Peu après, de derrière une cloison qui divisait la maison, fut fait le bruit le plus lugubre qu’il n’avait jamais entendu. Alors, Powhatan, plus démon que homme, avec près de deux cents hommes encore plus noirs que lui, vint jusqu’à lui et lui dit que désormais ils étaient amis, et qu’il devait sur le champ aller à Jamestown pour lui envoyer deux grands fusils et une pierre à aiguiser, pour lesquels il lui donnerait le pays de Capahowosick, et qu’à jamais il l’estimerait comme son fils Nantaquoud. »[3]
On peut imaginer la scène grâce à la miniature qui illustre la carte dressée par John Smith. Quant à l’interprétation des événements, elle prête à discussion. John Smith laisse accroire à un mouvement spontané de la part de Pocahontas ; a posteriori, on a pu penser qu’il s’agissait là en fait d’un rituel d’adoption. La stratégie de Wahunsenacawh (Powhatan) semble assez claire : il entend profiter des savoir-faire des Anglais en matière de métallurgie et d’armement pour renforcer les Powhatan dans la lutte qui les oppose aux tribus voisines. C’est ce qui explique qu’il les incite à se rapprocher, afin de mieux les surveiller. Les Anglais ne sont pas perçus immédiatement comme une menace. Le premier récit de cette scène par John Smith est beaucoup moins dramatique (Smith, 1608). Seule la discussion avec le chef des Powhatans est retranscrite, notamment la description faite par chacun de son pays ; et nulle mention, là, de Pocahontas. Il raconte également une visite qu’il lui rend quelques jours après au cours de laquelle John Smith s’engage à l’aider à chasser ses ennemis, les Manacam et les Pocoughtaonack.
Figure 6. La grande maison où se tint le conseil (John Smith, 1916)
Mais en 1609, John Smith fut blessé et dut s’en retourner à Londres. Les relations entre Anglais et Powhatan se dégradèrent en une guerre qui traîna plusieurs années. En 1614, Pocahontas fut capturée par les Anglais, qui cherchèrent à l’utiliser dans les négociations pour l’échanger contre des hommes retenus par les Powhatan ainsi que des armes et des outils.
Figure 7. L’enlèvement de Pocahontas et, en arrière-plan, l’attaque d’un village indien quelques mois plus tard (Jean-Théodore de Bry, 1618, d’après une gravure de Georg Keller, lui-même inspiré par le récit de Ralph Hamor)
Mais si les prisonniers anglais furent bien relâchés, une partie des armes et des outils ne fut pas restituée. Le père de Pocahontas semblait préférer ceux-ci à sa fille, et c’est la raison avancée par Pocahontas elle-même, selon Ralph Hamor, pour justifier son installation parmi les Anglais.
« La fille du roi alla à terre, mais ne voulut à aucun d’entre eux, effrayés par eux de la meilleure façon, et par eux seulement, car si son père l’avait aimée, il ne l’aurait pas évaluée moins que des vieilles épées, des pièces, ou des haches. C’est pourquoi elle s’installerait chez les Anglais, qui l’aimaient. »[4]
Pocahontas resta donc chez les Anglais et se maria en avril 1614 avec John Rolfe, colon anglais dont la femme venait de mourir lors de la traversée.
« Le bruit de ce prétendu mariage vint rapidement à la connaissance de Powhatan, une chose acceptable pour lui, comme il apparut de son soudain consentement, lui qui quelques dix jours après envoya un vieil oncle à lui, appelé Opachisco, pour lui donner un représentant dans l’église, et deux de ses fils pour voir le mariage proclamé, ce qui fut fait vers le 5 avril. Et depuis nous avons toujours pu commercer et échanger en paix, non seulement avec Powhatan lui-même, mais aussi avec ses sujets autour de lui. Aussi, jusqu’à présent, je ne vois pas de raison pour laquelle la colonie ne devrait pas faire prospérer une paix. »[5]
Elle reçut alors une éducation religieuse, puis après un progrès notable, « renonça publiquement à l’idolâtrie de son pays, confessa publiquement sa foi chrétienne, et, comme elle le désirait, fut baptisée »[6]. Elle prit le nom de Rebecca. En 1616, la famille Rolfe traversa l’océan Atlantique. Mais son acculturation rendait son identité ambivalente et on continuait à la présenter sous ses deux noms. La gravure réalisée à ce moment-là est révélatrice de cette ambiguïté entretenue : « Matoaka, alias Rebecca, fille du puissant prince Powhatan, empereur de Virgnie ». L’intérêt pour la Virginia Compagny était bien là, dans la possibilité de montrer, sinon d’exhiber, un exemple de conversion, montrant que la colonisation était possible. Le propos de Ralph Hamor dans les toutes premières pages de son récit est clair, l’œuvre des colons a pour fin « la gloire de Dieu dans la conversion de ces infidèles, et l’honneur de notre Roi et de notre pays »[7].
Figure 8. Pocahontas (portrait gravé par Simon van de Passe, 1616, The British Museum)
John Chamberlain dans une lettre à son ami Dudley Carleton, en date du 18 janvier 1617, signale sa présence quelques jours auparavant à une représentation théâtrale, en compagnie du roi Jacques Ier :
« La femme de Virginie Poca-huntas, avec le conseiller de son père, a été avec le Roi et a été gracieusement traitée, elle et son compagnon étant bien placés au masque. Elle est sur le retour […]. »[8]
C’est quelques semaines après que doit être replacée l’entrevue avec John Smith évoquée ci-avant ; mais de retour il n’y eut jamais. En mars 1617, déjà à bord du navire qui devait la ramener en Amérique, Pocahontas tomba malade et fut enterrée à Gravesend, dans le Kent.
Figure 9. Statue de Pocahontas dans le cimetière de l’église Saint-George, Gravesend (Wikipédia)
Pour conclure, j’en reviendrai au livre de Timothy Brook. Lui aussi finit par évoquer le rôle clé qu’ont pu jouer les femmes dans les échanges, et de rappeler les propos de Champlain rapportés par le jésuite Paul Le Jeune :
« La conclusion fut que le sieur de Champlain leur dit [aux Hurons], quand cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles, & nous ne serons plus qu’un peuple. Ils se mirent à rire ; répartissant : Tu nous dis toujours quelque chose de gaillard pour nous réjouir, si cela arrivait nous serions bienheureux. Ceux qui croient que les sauvages ont un esprit de plomb & de terre, connaîtraient par ce discours qu’ils ne sont pas si massifs qu’on les pourrait dépeindre. »[9]
Ces unions garantissaient un accès préférentiel aux marchandises et ce sont ces Amérindiennes que Sylvia Van Kirk a qualifiées de women in between, de « femmes de l’entre-deux ».
Figure 10. Carte de Virginie (John Smith, 1616)
Bibliographie
Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale.
Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy.
Karen Robertson, 1996, « Pocahontas at the Masque », Signs, Vol. 21, No. 3, pp. 551-583.
John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe.
John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.
Sylvia Van Kirk, « “Women in Between”: Indian Women in Fur Trade Society in Western Canada », Historical Papers / Communications historiques, vol. 12, n° 1, 1977, p. 30-46.
Notes
[1] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes, n.p.
[2] John Smith, 1624, op. cit., p. 122.
[3] John Smith, 1624, op. cit., pp. 48-49.
[4] Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale, pp. 53-54.
[5] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 11.
[6] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 54.
[7] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 2.
[8] 1939, The Letters of John Chamberlain, The American Philosophical Society, éditées par Norman Egber, Vol. II, p. 50.
[9] Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy, p. 235.