Rencontre avec Paul Ariès : « La révolution commence dans l’assiette »

Version longue d’une interview publiée en introduction du dossier
« Bien manger », dans Sciences Humaines, en kiosques ce 16 juin 2021.

Paul Ariès est politologue, rédacteur en chef de la revue Les Z’Indigné(e)s, auteur notamment de Une Histoire politique de l’alimentation. Du Paléolithique à nos jours, Max Milo, 2016.  

Dans votre livre Une histoire politique de l’alimentation, vous faites du repas l’acte politique par excellence. Pourquoi ?

Parce que la table et le politique s’entremêlent de deux façons. D’abord parce que l’alimentation est affaire de partage, de définition des amis et des ennemis, de règles. Les stocks alimentaires et le feu pour la cuisson ont probablement été les premiers biens communs de l’humanité. La politique est née autour de et par l’alimentation.

Deuxième lien : le politique a toujours tenu un discours sur la table. J’appelle cela le séparatisme alimentaire. Les puissants n’ont jamais voulu manger ni la même chose, ni de la même façon que les gens ordinaires.

Si j’ai écrit cette histoire politique de l’alimentation, c’est à la fois pour démystifier le temps long, et pour montrer qu’il faut en finir avec une histoire misérabiliste de la table. Les pauvres n’ont pas toujours souffert de la faim, loin s’en faut !, grâce à des mesures politiques comme l’instauration de l’obligation de les nourrir à travers la figure du Roi nourricier.

Le grand enjeu de notre époque n’est pas tant la colonisation de l’espace que de savoir comment on va pouvoir nourrir 8 à 12 milliards d’humains. Pour cela, je suis convaincu qu’il faut redécouvrir ce que manger a pu vouloir dire au cours des millénaires. Nous sommes aujourd’hui à un carrefour : que mangera-t-on d’ici quelques décennies ? Le maître mot serait l’industrialisation ; soit la dénaturation des produits, avec les OGM, les alicaments, et surtout l’agriculture cellulaire. Celle-ci se définit comme l’exploitation des nouvelles possibilités offertes par les biotechnologies, de fabriquer des aliments à partir de cellules souches. On prélève quelques cellules et on va pouvoir les mettre en culture pour fabriquer des aliments à volonté.Avec 150 vaches, on pourrait produire en théorie toute la quantité de viande aujourd’hui consommée sur la planète, si on a foi en ces promesses des biotechnologies. De là découlera logiquement l’application de ces techniques au domaine végétal, donc les faux fruits, les faux légumes…  

 

Vous décrivez un univers évoqué par René Barjavel aux débuts de son roman Ravage… Mais cette agriculture cellulaire est-elle une option sérieuse ?

L’agriculture cellulaire prendra de plus en plus d’importance à l’avenir. Car elle offre la possibilité d’en finir avec la période ouverte avec le Néolithique, de rompre ce lien entre l’agriculture et l’alimentation. Depuis la révolution néolithique, nous tirons l’essentiel de notre alimentation de l’agriculture et de l’élevage, la chasse et la cueillette n’ayant plus qu’une part résiduelle. Au 19e siècle, avec les Académies des sciences et de médecine, puis au moment de la révolution bolchévique, on rêvait déjà de passer immédiatement à une alimentation synthétique. L’état des sciences et des techniques ne le permettait pas. Mais pour la première fois de l’histoire, nous allons peut-être pouvoir passer de certains de ces fantasmes à l’acte ! Et c’est un moment dangereux que celui-là…

Entre le Néolithique et aujourd’hui, il y a eu deux grandes ruptures dans l’histoire de l’humanité. D’abord lorsqu’une infime minorité a pu s’approprier les stocks alimentaires, ce qui explique le développement des inégalités au sein de notre espèce. On sait que durant le paléolithique, les stocks alimentaires étaient abondants. On estime même qu’ils représentaient plus d’une année de consommation. On dessicait, on enrobait dans de la sève, du miel, on salait, on congelait…

Or à un moment donné, une petite minorité a mis la main sur les stocks alimentaires. Des spécialistes comme Brian Hayden, dans L’Homme et l’Inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire, CNRS Éditions, 2008, estiment que cela s’est fait parallèlement au développement du phénomène religieux. Les premiers grands prêtres de l’histoire se sont appropriés le monopole des boissons enivrantes. À travers la découverte de l’ivresse, ils ont pu prétendre communiquer avec l’au-delà. En échange de ce service public, on leur a remis la clé du coffre.

Cette appropriation des stocks alimentaires va donner lieu, pendant très longtemps, à un échange, une sorte de contrat social. C’est ce qui explique ce qui va exister durant toute l’Antiquité, sur ce qu’on appelait le principe de la ration obligatoire. On le voit se développer à Sumer, Babylone, en Égypte, en Grèce, à Rome, y compris avec la fameuse devise sur la gratuité « du pain et des jeux ». Cela donnera lieu à cette figure essentielle du roi nourricier, le roi qui doit nourrir son peuple.

Cette figure du roi nourricier va finalement disparaître au temps de Charlemagne. À la fois pour des raisons économiques, on n’y arrive plus. Mais aussi pour des raisons théologiques. Tout simplement parce qu’on considère que si Dieu veut, il pourvoira à la nourriture de tout le monde. Ce n’est plus aux puissants de se substituer à la volonté divine.

Première rupture donc, dans l’histoire de l’alimentation, ce principe que les puissants s’approprient les stocks alimentaires, et en retour doivent nourrir le peuple. On retrouve derrière pleins de choses. Par exemple, quand les premières grèves éclatent en Égypte antique, elles concernent les ruptures de livraison de la ration quotidienne de « painbière », un terme symbolique qui rassemble en un seul mot ce qui est vital pour les gens. 

Paul Ariès.

 

Depuis quand le repas dévoile-t-il les inégalités ?

Au moins dès la naissance des premières cités-États. C’est la deuxième grande division dans l’histoire alimentaire de l’humanité, ce que j’appelle le séparatisme alimentaire. Les puissants ne veulent plus manger la même chose, ni de la même façon, que les gens ordinaires.

C’est le moment où va se développer la haute cuisine, masculine, par opposition à la cuisine quotidienne, ordinaire, féminine. On peut prendre l’exemple du choix des élites égyptiennes, qui abandonnent la viande de porc. Elle sera désormais réservée aux plus basses catégories sociales. La diabolisation du porc, que l’on retrouve dans beaucoup de religions, a été dès le départ un marqueur de différentiation sociale.

La table française actuelle me semble largement tributaire des tables de l’Antiquité, en trois étapes.

1) On doit à la table égyptienne une conception de la table comme langage. En vieil égyptien, un seul hiéroglyphe signifie manger et parler. Les anciens Égyptiens avaient saisi le lien entre les deux oralités des milliers d’années avant Freud. Ils ont inventé les premiers aliments symboliques. Je retiendrai les deux qui sont passés jusqu’à nous : le pain comme symbole de la vie éternelle, et le vin comme symbole de l’humanisation. Car les dieux égyptiens, contrairement aux dieux grecs et romains, étaient réputés ne pas boire de l’alcool. Boire de l’alcool, c’était rappeler aux humains leur place, entre les dieux qui n’en boivent pas, et les animaux qui n’en boivent pas non plus.

2) On doit à la table grecque une conception de la table comme partage. Il n’y a qu’un seul mot, en grec ancien, pour dire manger et partager. Notre langue a enregistré cette mémoire : les mots compagnon, copain, renvoient à celui avec qui je partage le pain. Ami, en vieil araméen, c’est celui avec qui je partage le sel, c’est-à-dire l’esprit. Un interdit est posé en Grèce antique sur le fait de manger seul. Manger seul, c’est transgresser sa dimension sociale, c’est violer sa dimension politique. Être surpris en train de manger seul, c’est le déshonneur. Mais parfois, on ne peut pas faire autrement que se nourrir seul. Les Grecs anciens ont alors établi la distinction entre la nutrition et l’alimentation. Si je suis obligé de manger seul, je peux le faire, mais je dois obligatoirement manger debout,obligatoirement manger des restes,obligatoirement manger froid. Pour un Grec ancien, ça, ce n’était pas manger, c’était satisfaire la dimension animale.

3) On doit à la table romaine ajoute une nouvelle dimension, la table comme plaisir. Jamais aucune civilisation n’a dépensé autant pour sa table que Rome. À tel point que l’on va devoir prendre des lois somptuaires, qui visent à limiter les dépenses en matière d’alimentation. Ces trois dimensions de la table, langage, partage et plaisir, font partie de l’équation à résoudre pour pouvoir avancer vers le bien manger. C’est-à-dire à la capacité de pouvoir nourrir demain toute l’humanité.  

Notre table serait héritière du monde méditerranéen ?

Pas seulement. Dans l’histoire antique, la Gaule fait exception. Parce que les Gaulois, qui sont probablement les meilleurs agriculteurs et éleveurs de l’époque, sont encore des chasseurs et des cueilleurs. Ils vivent deux périodes historiques à la fois. Cela procure une autonomie importante aux populations et notamment au petit peuple, et donne une plus grande sécurité alimentaire. Les Gaulois seront les inventeurs du repas familial. Les hommes mangent à la façon des femmes et des enfants, assis à table et non plus allongés, comme le faisaient les Grecs et les Romains. L’apport plus triste, c’est l’obligation du gaspillage, qui sert lors des grands banquets à montrer sa richesse, sa puissance. Puis les Mérovingiens vont être la période où la table aura le plus d’importance. Toute une part de l’identité passe alors par la défense de cet art de vivre.  

C’est quelque chose que l’on retrouvera plus tard, par exemple au 19e siècle… On ne peut bien comprendre le 19e siècle que par contraste avec les promesses de la Révolution française. Sachant que la table révolutionnaire prolonge la table de la monarchie absolue. On va, sous Louis XIV, s’ingénier à développer une table française. On a déjà une langue, une littérature, une musique, une danse, une architecture, des jardins « à la française »… Mais lorsqu’on doit bien manger, on mange italien, c’est-à-dire une cuisine de la volupté, du sucré, dont témoigne l’ouvrage attribué à Platine.

On va chercher à inventer une table française. C’est un coup politique. Pour simplifier, cette table nationale sera la cuisine italienne plus l’art des sauces, avec l’importance accordée à la pâtisserie. Car la pâtisserie est considérée comme une branche de la géométrie, car elle permet de faire des formes parfaites. Manger de la pâtisserie, c’est manger de la géométrie. C’est envoyer promener, d’une certaine façon, l’obscurantisme religieux, en référence à la devise antique, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

La Révolution française reprend à son compte le discours de la philosophie des Lumières. Prenez l’Encyclopédie de Diderot. Ses nombreux articles sur la nourriture sont rédigés par le chevalier de Jaucourt. Et tous ses articles sur l’alimentation nous disent, pour la première fois dans l’histoire, que le bien manger c’est le manger populaire, parce que c’est le manger vrai, naturel. Il impose l’idée que l’homme de goût, au sens du bon citoyen, se forme à table. Si on apprend à bien différencier les saveurs, on apprendrait plus facilement à bien différencier les idées.

La Révolution française reprend tout ça, au moins un certain temps. Mais elle reprend aussi la face obscure de ce qui existait déjà sous la monarchie, dont la volonté d’en finir avec les cultures populaires. 

Et cette ambition, dites-vous, se focalise autour de la châtaigne, à laquelle on entend substituer la pomme de terre…

Exactement. Lors de la Révolution française, on va prolonger ce qui avait commencé sous l’Ancien Régime avec les dragonnades : lancer des plans d’arrachage systématique des châtaigniers. La littérature de l’époque fait de la châtaigne un aliment diabolique. D’abord parce qu’il entretient la fainéantise. Il n’y a pas besoin de trop travailler pour se nourrir de châtaignes. Cet aliment remet également en cause les distinctions naturelles, par exemple entre les hommes et les femmes. Ramasser des châtaignes ne nécessite pas de gros muscles. Par ailleurs, la châtaigne serait le berceau des révolutions. Puisque si on a du temps de libre, on va discuter, et on va contester le politique.

Les puissants développent donc une véritable haine de la châtaigne. Ils vont chercher à la remplacer par la pomme de terre. Mais la monarchie avait déjà essayé. Les réactions avaient été négatives. Ainsi de ces religieuses auxquelles on avait imposé de nourrir les malades des hospices avec des pommes de terre. Elles avaient manifesté à Paris, car elles considéraient qu’on voulait empoisonner les malades.

Considérer les pommes de terre comme des tubercules pour les pauvres, c’était une vision monarchique. La Révolution va faire des pommes de terre républicaines, consommée sous forme de pain. On va faire de la farine de pomme de terre, qu’on mélangera avec d’autres farines. On va avoir au 19e siècle la poursuite de ce qui avait existé avant, la volonté de dominer la population par les ventres. Ce sera à la fois le siècle de la bonne table, pour les bourgeois ; et pour les autres le siècle de la malbouffe – même si le mot n’existe pas encore.  

C’est un paradoxe : le 19e siècle serait à la fois l’âge d’or de la gastronomie et le commencement de la malbouffe ?

Quand je parle de malbouffe… Le terme utilisé à l’époque est falsification alimentaire. Tout le monde connaît le livre de Paul Lafargue, le gendre de Marx, sur Le Droit à la paresse. Mais il a aussi publié un petit opuscule sur les falsifications alimentaires. L’Académie de médecine et celle des sciences ont le même discours : nous n’arriverons pas à nourrir le peuple avec l’agriculture traditionnelle ! Et par ailleurs, ce serait gaspiller de bonnes terres. On multiplie alors les travaux, notamment à base d’osséine, cette substance que l’on peut tirer des os, pour arriver à faire des aliments de substitution. De la fausse viande, du faux vin, etc.

Je vous ai dit que la table française était héritière de trois traditions : égyptienne, grecque et romaine. Je la crois aussi tributaire de trois coups majeurs. Le premier a été donné au temps de Louis XIV, avec la volonté d’inventer une cuisine absolue pour la monarchie absolue. Le deuxième a été asséné par la philosophie des Lumières, quand Condorcet nous dit qu’il faut marier la République des ventres à la République du cœur, ce qui revient à associer les sentiments à la raison.

Le troisième coup vient de la Révolution française, qui va acter trois mutations :

1) C’est le moment où on va abandonner le papillonnage. Avant la Révolution, on papillonnait, c’est-à-dire qu’on apportait tous les plats en même temps. Après la Révolution, on va avoir le service ternaire : entrée, plat, dessert. Papillonner, c’est peut-être plaisant, mais ça ne se pense pas. On veut pouvoir structurer la table, pour pouvoir structurer le palais, le ventre et donc l’esprit.

2) C’est aussi le moment où on met fin à la cuisine des mélanges. Les mélanges, comme le sucré-salé, c’est sans doute très bon, mais ça ne se pense pas. On ne peut penser que des oppositions binaires. C’est pourquoi en France, bien plus que dans d’autres pays, s’est développée une cuisine où l’opposition sucré-salé est très forte.

3) Et on va abandonner la cuisine du tiède. Ce qui se servait autrefois était plus ou moins chaud, plus ou moins tiède. C’est toujours une question d’opposer fortement des contraires, pour mieux conceptualiser la nourriture. Lorsque la Révolution française transforme l’école, elle donne trois missions aux hussards noirs de la République : apprendre aux enfants à lire et à écrire, à compter, et à différencier les saveurs. Je me souviens de ma jeunesse, où à l’école, les yeux fermés ou bandés, on nous apprenait à différencier l’odeur du vinaigre de celle de la moutarde. Quand on savait faire ça, on différenciait des huiles différentes, etc., on faisait des gammes. Ce n’était pas pour fabriquer de bons petits gourmets, c’était pour développer la capacité de jugement, former de bons citoyens.  

Quels ont été les impacts de l’industrialisation sur l’alimentation ?

Le 20e siècle a été celui de la révolution verte. Et on dit que l’industrialisation a permis de nourrir l’Europe. C’est vrai, mais cela ne veut pas dire que l’on n’aurait pas pu nourrir autrement le monde.On a détruit la paysannerie, les terroirs, le vivant. Cela nous mène à une impasse. Aujourd’hui,un milliard d’humains sont en proie à la faim, et plusieurs milliards condamnés à la malbouffe.  

Que conviendrait-il de faire pour bien nourrir demain 10 milliards d’humains ?

Cela nous laisse deux scénarii possibles : sauter par-dessus le mur, c’est le bond des biotechnologies alimentaires ; ou multiplier les pas de côté, c’est l’agroécologie. Dans cette voie, la ferme du futur est une ferme polyvalente, qui produit des fruits, des légumes, des céréales et des légumineuses, ainsi que du lait et des œufs, et aussi des fumures animales et végétales, qui nourrissent l’humus. C’est une agriculture locale, orientée vers l’autonomie régionale. Ce n’est pas une agriculture autarcique, elle n’exclut pas le marché, elle est simplement plus respectueuse du travail des paysans et de l’environnement. Elle prend en compte les saisons, consomme moins d’eau, etc.

Notre problème est que nous avons perdu l’habitude de penser ce que pourraient être des politiques alimentaires. L’industrie a déstructuré la table. Cela est passé par la désymbolisation. On ne sait plus ce que manger veut dire, on a perdu la dimension de la table comme langage. Réussir une transition écologique implique de revisiter la conception de la table. Car la nourriture est le fait social total par excellence. La révolution commence dans l’assiette. Il faudrait commencer par servir de vrais repas dans les cantines scolaires. Les enfants y passent 14 minutes, quand 20 minutes sont un minimum officiel ! Si on veut réapprendre à bien manger, il faut redécouvrir le sens du partage. Faire des cantines scolaires gratuites, sur le modèle suédois.

Cela implique de multiples choix, et ils sont politiques : faut-il nourrir la planète avec un milliard et demi de petits paysans, ou avec 500 000 agromanagers ? Nous marchons aujourd’hui sur la tête : l’alimentation consomme dix fois plus de calories qu’elle n’en apporte, puisqu’il faut pléthore d’hydrocarbures pour fabriquer des engrais et des pesticides. Tout le monde sait que ce modèle est insoutenable. Il faut relocaliser, travailler autrement. On ne défendra pas la biodiversité sans restaurer la biodiversité dans les assiettes.  

Propos recueillis par Laurent Testot

 

Au sommaire du dossier :

Afrique : les sources vives de l’histoire

Introduction de « La grande histoire de l’Afrique »,

Sciences Humaines Histoire n° 8 – décembre 2019 – janvier 2020.

Sommaire sur https://www.scienceshumaines.com/la-grande-histoire-de-l-afrique_fr_741.htm

L’Afrique est le plus vieux des continents. C’est là où est née l’humanité. C’est aussi là qu’ont été expérimentées les composantes fondamentales de nos sociétés, plus ou moins simultanément à l’Asie. La sédentarisation au Soudan est contemporaine de celle du Croissant fertile il y a douze mille ans. L’agriculture et l’élevage s’inventent au nord du Continent noir quelques millénaires après leurs débuts au Proche-Orient et en Chine il y a dix mille ans. L’écriture apparaît en Égypte vers -3150, en léger décalage avec la Mésopotamie (vers -3400) ; et cette Égypte fonde alors ex aequo le premier, et de loin le plus durable empire de l’histoire (lire l’article de Claire Somaglino). Contemporain de l’Empire de Sargon (situé en actuel Irak, que l’on présente souvent comme le premier empire de l’histoire), celui d’Égypte va durer trois millénaires quand le Mésopotamien s’effondre en trois siècles. Constat : tout le monde sait qui étaient les pharaons, les Sargonides ne sont guère connus que des archéologues.

Superficie et diversité

C’est dire si, à rester fidèle à la vision évolutionniste de l’histoire de l’humanité dont nous sommes coutumiers, loin de faire de l’Afrique un continent sans passé, nous devrions au contraire postuler que cette immense étendue abrite la matrice même de l’histoire. Pas seulement parce que nous autres Homo sapiens sommes tous descendants d’Africains (lire l’article de François Bon). Mais parce que les Africains, confrontés à une variété sans équivalent de milieux et de situations, ont pratiqué une gamme d’organisations sociétales, de modes de production alimentaires et de structures politiques plus étendue qu’ailleurs sur la planète. Géographies et histoires ont convergé pour aboutir à une histoire particulière, éloignée de nos références eurocentrées (lire l’article de Vincent Capdepuy), étendu au large par ses îles (lire l’article de Vincent Capdepuy).

Commençons par les distances impliquées. Poser une carte de l’Afrique entière, c’est faire tenir sur une même surface la superficie cumulée de la Chine, des États-Unis et de l’Union européenne, en y ajoutant l’Australie pour faire bonne mesure. Oui, nous parlons de plus de 30 millions de km2, abritant aujourd’hui un peu moins de 1,3 milliard de personnes. Soit 20 % de la surface des terres émergées, pour 17 % de la population mondiale.

Et comme nous mentionnons une démographie dynamique, saisissons-la en quelques étapes. Jusqu’au 15e siècle, l’Afrique comptait pour environ 20 % de la population mondiale. Au début du 19e, après la saignée démographique des traites négrières (lire l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch), environ 10 %. Or si les tendances démographiques se poursuivent pour un siècle – attention vertige ! –, les Africains compteront pour le quart de la population mondiale en 2050 (leur nombre aura doublé en trente ans) ; et pour le tiers en 2100 (leur nombre aura quadruplé en soixante-dix ans). Ils formeront en tous cas la population la plus jeune de la Terre pour ce siècle à venir.

Géographie et histoire

Et avant d’entrer plus en avant dans cette histoire, cernons-en les bornes géographiques. Abordons par le nord les rivages de la Méditerranée africaine, aujourd’hui assimilée au Maghreb. Ce terme arabe signifie le Couchant (du Soleil), synonyme de notre « occident ». Lors des conquêtes arabo-musulmanes d’il y a quatorze siècles, le Maghreb désignait les territoires des actuels Maroc et Algérie. La Tunisie et la Libye formaient alors l’Ifriqiya, terme arabe inspiré du latin Africa. Cette « Afrique » qui pour les Romains se réduisait peu ou prou à la Tunisie, province la plus fertile que l’on puisse trouver dans l’Empire – oui, la Tunisie d’il y a deux millénaires produisait bien plus de céréales que les Gaules !

Le Maghreb était habité de longue date par des Berbères, locuteurs de langues attestées depuis très longtemps dans le tiers nord de l’Afrique. Ils y étaient quand le Sahara (lire l’article de Bernard Nantet), couvert de prairies entre les 8e et 2e millénaires avant notre ère, devint aride et se transforma en océan de sable. Il en subsiste des populations qui, grâce à l’importation du dromadaire depuis l’Asie au cours du 1er millénaire avant notre ère, grâce à l’entretien permanent de routes à travers le plus vaste désert du monde, purent servir de traits d’union entre les côtes de la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, les plus connues de ces populations étant les Touaregs.

Autre passerelle entre nord et sud, la vallée du Nil, sur laquelle se replièrent les populations chassées par l’assèchement du Sahara. Remonter le cours du Nil, franchir les cataractes toujours plus au sud, c’était traverser le continent, atteindre les hauts-plateaux d’Éthiopie, puis toujours plus au sud, les massifs des Grands Lacs, centre hydraulique du continent.

Sa position géographique fit de l’Empire pharaonique un carrefour entre Afrique et Moyen-Orient. Via l’Égypte, des dynamiques technologiques (métallurgie, utilisation des chevaux…) pénétrèrent vers le sud. Elles croisèrent des dynamiques commerciales, notamment des flux d’ivoire, d’or et d’esclaves…

Plus à l’est encore, troisième voie nord-sud après les routes du Sahara et du Nil, la mer Rouge, artère indispensable aux échanges, donnait accès à l’océan Indien et donc à la côte orientale de l’Afrique. À travers ces trois voies, les échanges ne cessèrent jamais. L’Afrique subsaharienne n’était pas physiquement séparée du reste de l’Ancien Monde, l’Asie et la Méditerranée, par le désert du Sahara, elle restait connectée – même si les difficultés à parcourir ces voies expliquent un relatif isolement et, conséquemment, une originalité des processus familiaux et linguistiques à l’œuvre en Afrique sur le temps long.

Des langues, des milieux et des sociétés

En effet, nulle part au monde n’ont été parlées autant de langues (carte ci-dessous) : il en subsiste 2 400 encore de nos jours, ayant survécu à l’homogénéisation linguistique planétaire. Nulle part au monde ne se trouve autant de diversité génétique, ce qui signale à la fois la présence des foyers d’origine de l’humanité, et aussi les difficultés pour des conquérants à imposer durablement l’hégémonie de leurs groupes. Nulle part au monde enfin ne trouve-t-on une diversité aussi marquée de structures familiales, claniques et sociétales.

Anthropologiquement, avant que la Modernité européenne n’imprime sa marque sur les mentalités, la majeure partie des sociétés africaines se définissaient souvent par des appartenances multiples, articulées sur des jeux d’échelle, membre de telle famille, incluse dans telle alliance clanique, insérée elle-même dans un dispositif étatique lâche (chefferie, royauté…), et non par des dimensions territoriales. À cet égard comme en d’autres, fait exception l’Éthiopie (lire l’article d’Amélie Chekroun), dont le cœur est marqué depuis longtemps par des conceptions monothéistes : il fallait mettre en valeur un territoire, contre une nature hostile. Et les animaux symboles de cette nature, autrefois esprits des religions animistes, devenaient alors des démons ou djinns, à exorciser ou à tenir éloignés via des pratiques syncrétiques. En cela l’évolution religieuse de l’Éthiopie des hauteurs a précédé celle du continent entier, où l’animisme a cédé la place à l’islam ou au christianisme – dont les expressions pentecôtistes et évangéliques sont souvent fusionnelles (lire l’article du regretté Henri Tincq).

Quittons l’Égypte et l’axe qu’elle traçait vers le sud, pour arpenter un autre axe, d’est en ouest, juste sous le Sahara. Voici le Sahel. Milieu steppique, favorable à l’agriculture lorsque les fleuves coulent encore, lorsque les humains continuent de se battre contre l’avancée du désert. Vers le sud, lui succède à l’ouest la forêt, à l’est la savane.

Savane qui, tout au long de la côte orientale, bordée par l’océan Indien, se montra favorable au pastoralisme. Le bétail s’est diffusé, du nord au sud, en marquant des formations politiques spécifiques, selon des cohabitations particulières, liées à d’autres façons d’occuper cet espace. Des agriculteurs semi-sédentaires, par exemple, pratiquant le brûlis périodique ou écobuage, travaillant la terre quelques années après l’avoir fertilisée de cendres, l’abandonnant en jachère ensuite. Ces façons de faire, diffusées par les migrations dites bantoues, associées depuis au moins deux millénaires à une métallurgie du fer originale, sont présentes dans une bonne part de l’Afrique australe et orientale.

Sur l’autre façade océanique, ouverte sur l’Atlantique, la forêt équatoriale appelle à d’autres agricultures vivrières, d’autres structures sociétales, moins bien documentées que d’autres car faibles en vestiges archéologiques.

Toutes ces considérations, pour générales qu’elles soient, ne doivent pas masquer deux évidences : d’abord, que rien n’est figé, à l’encontre des affirmations d’une certaine imagerie coloniale. Des populations changent fréquemment de mode de vie. Ainsi, au 19e siècle, les populations pastorales d’Afrique équatoriales ont vu périr leur bétail, victime de la peste bovine venue d’Europe. Leurs formations politiques se sont effondrées, ce qui a facilité la colonisation européenne et notamment britannique. Mais les victimes se sont adaptées à la nouvelle donne écologique, comme elles avaient su s’adapter à la présence de la mouche tsé-tsé, vecteur de la maladie du sommeil.

Ensuite, l’évidence que l’Afrique a eu un destin contraint par le climat tropical, favorable aux endémies. La présence du paludisme (dans sa variante Plasmodium falciparum, la plus létale) et surtout de la fièvre jaune a constitué une gêne récurrente, par exemple pour l’établissement de grandes agglomérations auprès des fleuves. Mais aussi pour les conquérants, comme l’ont bien noté les Européens, qui ont dû attendre de disposer de la quinine et de moyens modernes de prophylaxie à la fin du 19e siècle avant de pouvoir envahir la quasi-totalité du continent. La colonisation n’a été qu’une brève parenthèse (lire l’article de Christine de Gemeaux), courant de la toute fin du 19e siècle aux années 1950-1970. Mais une parenthèse qui, pour être brève, n’en est pas moins génératrice de lourds traumas (interview de Seloua Luste Boulbina par Régis Meyran) et de situations de violence où se mêlent héritages coloniaux et dynamiques endogènes, au nord du Nigeria (lire l’article de Vincent Hiribarren), dans le Rwanda de 1994 (lire l’article d’Hélène Dumas) ou ailleurs (lire l’article de Sonia Le Gouriellec). Ajoutons à cela une situation économique étrange, où un continent se voit sommé de suivre la trajectoire de développement qui a réussi à un autre (interview de Kako Nubukpo par Hugo Baudino), sans qu’il puisse réellement se poser la question de ses potentiels (interview de Felwine Sarr par Matthieu Stricot).

Une histoire de surprises

Après les limites géographiques, poser une histoire de l’Afrique implique d’en identifier les bornes temporaires. Et là aussi, l’hégémonie du récit européen masque ce que l’histoire africaine a d’hétérogène par rapport à notre vision linéaire. L’Antiquité, qui s’envisage par rapport à une présence grecque en Égypte, puis romaine en Égypte et au Maghreb (lire l’article de Christophe Hugoniot), ne doit pas faire oublier que les deux civilisations, gréco-égyptienne et romano-berbère, ont été des métisses, mêlant divers apports pour mieux s’insérer dans des réseaux diplomatiques et commerciaux étendus.

Puis vient le Moyen Âge (interview de Bertrand Hirsch par Hélène Frouard). C’est un âge de grandes formations politiques sahéliennes, converties à l’islam à partir du 11e siècle, dont la plus connue est l’Empire du Mâli (le circonflexe distinguant cette entité de l’État moderne du Mali). Des empires marqués par leur insertion dans des échanges de longue distance qui vont jusqu’à l’océan Indien. Mais la société féodale est un non-sens dans cette Afrique-là, où la conversion des élites à l’islam se comprend comme un acte pragmatique ouvrant la porte des échanges aux commerçants musulmans.

Quant à la Modernité, elle est marquée par l’intensification du commerce des esclaves. Ce commerce, attesté depuis l’Antiquité, est d’abord interne aux sociétés africaines. Il se nourrit ensuite, du 7e au 19e siècle, de la demande musulmane ; et se voit enfin dopé entre les 15e et 19e siècles par la volonté des Européens d’exploiter les terres des Amériques avec une main-d’œuvre servile et innombrable – une histoire à l’origine d’une diaspora importante (lire l’article de Justine Canonne). Ces Temps modernes voient aussi apparaître des formations politiques originales, qui toujours se montrent capables d’évoluer avec les donnes géopolitiques.

En réalité, l’Afrique a un passé si divers qu’il ne pourrait pas tenir dans ces pages, et qu’il lasserait le lecteur. Qui a entendu parler des dynasties almohades, almoravides, fatimides, etc., qui se sont succédé au Maghreb ? Nous avons choisi ici de les analyser (lire l’article de Mehdi Ghouirgate), mais une telle étude aurait pu porter sur d’autres régions, tout aussi riches en successions dynastiques. Au passage jaillissent aussi bien des surprises, telle cette Nana Asma’u conseillère au 19e siècle du califat de Sokoto (lire l’article de Dag Herbjørnsrud).

C’est pourquoi ce numéro est construit sur des jeux d’échelles, adoptant des points de vue divers, des histoires de pays particuliers (comme l’Éthiopie, et l’Afrique du Sud, lire l’article de Gilles Teulié) aux événements affectant en profondeur le continent entier (traites esclavagistes, colonisation). Il s’agissait de restituer ces passés incomparablement divers, échappant à toute catégorisation, parfois en s’attachant à restituer la vie d’un individu, tel l’esclave devenu écrivain Olaudah Equiano. Il y eut sur ce continent une multiplicité de trajectoires individuelles, et bien des modèles de sociétés.

L’Afrique a une histoire, la plus longue de toutes. Elle commence dans les pages à venir, s’y déploie jusqu’à l’époque contemporaine. Fermez les yeux, imaginez la transition d’échelle, et commençons. Il était une fois, dans un lieu que l’on a longtemps dit sans histoire, des êtres bipèdes qui taillèrent des outils il y a plus de trois millions d’années. Ils inauguraient sans le savoir la plus performante des success stories de tous les temps, celle d’un être – l’humain – qui allait changer la planète… ●

Chronologie

3,3 millions d’années : premiers outils taillés par des hominiens.

2 millions d’années : Homo erectus sort d’Afrique pour se répandre en Eurasie.

330 000 ans : Homo sapiens serait présent dans toute l’Afrique. 150 000 ans plus tard, il sort d’Afrique pour se répandre dans le monde entier.

De -9000 à -2000 : le Sahara alors fertile et l’Éthiopie connaissent le Néolithique, avec la domestication de diverses céréales et l’élevage de la vache.

≈ -3200 : apparition des hiéroglyphes, suivie de l’unification de l’Égypte (≈ -3100) puis de la construction de grandes pyramides lisses (≈ -2500).

≈ -3000 : début de l’expansion des locuteurs de langue bantoue depuis le Nigeria-Cameroun vers le sud, puis à partir de ≈ -1500 vers l’Afrique orientale, avant d’atteindre l’Afrique australe ≈ 500.

-146 : Carthage est détruite par Rome.

-30 : Rome parachève sa conquête de l’Afrique du Nord en soumettant l’Égypte.

≈ 330 : conversion du roi Esana d’Aksoum (Éthiopie) au christianisme.

640-705 : conquête musulmane du Maghreb.

À partir du 8e siècle : mise en place de circuits commerciaux transahariens, extension des échanges vers l’océan Indien. L’Afrique fournit désormais au Moyen-Orient et à l’Asie des esclaves et d’autres marchandises. Début de la culture marchande swahili sur la côte orientale.

≈ 10e siècle : des Austronésiens, plus tard rejoints par des Africains, peuplent Madagascar.

1039-1147 : l’Empire berbère des Almoravides domine Andalousie, Maroc, Tunisie et Mauritanie, avant d’être vaincu par les Almohades (1121-1269).

14e siècle : conversion à l’islam du souverain de l’Empire du Mâli, Mansa Moussa (1312-1337). La production d’or dans ses domaines aurait fait de lui l’homme le plus riche ayant jamais vécu.

À partir de 1348 : la peste noire ravage l’Afrique du Nord et l’affaiblit face à l’expansion européenne.

1415 : prise de Ceuta (Maroc) par les Portugais.

1487 : les navigateurs portugais contournent l’Afrique par le sud afin d’atteindre l’Asie. Parsemant les côtes du continent de forts, ils mettent en place les traites atlantiques. Dans les quatre siècles qui suivent, 12 millions de captifs sont déportés dans les Amériques par les Européens (Portugais, Français, Anglais…). Des royaumes négriers africains nourrissent ce commerce.

16e siècle : apogée de royaumes africains. 25 000 étudiants sont hébergés dans l’université islamique de Tombouctou.

1652 : fondation de la ville du Cap par des colons calvinistes néerlandais, sous l’égide de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC).

1692 : mort du philosophe rationaliste éthiopien Zera Yacob, à l’âge de 93 ans.

1830 : prise d’Alger par les armées françaises, qui conquièrent l’Algérie en dix-sept ans – le temps de vaincre la résistance dirigée par l’émir Abd-el-Kader.

1833 : après avoir aboli la traite en 1807, la Grande-Bretagne décrète l’abolition de l’esclavage. La France fait de même en 1815 (interdiction de la traite) et 1848 (abolition de l’esclavage).

1835-1841 : En Afrique australe, Grand Trek des Boers, colons néerlandais fuyant les Britanniques.

1885 : traité de Berlin, étape d’enregistrement du partage de l’Afrique entre puissances européennes. En 1885, les colons contrôlent 10 % du continent, contre 90 % en 1905. Seule l’Éthiopie reste indépendante, le Liberia étant un cas particulier, une colonie occupée et gérée depuis 1847 par des esclaves affranchis revenus des États-Unis.

Autour de 1960 : la vague des indépendances, ouverte en 1951 (Libye libérée de l’Italie), culminant dans les années 1960, s’achevant dans les années 1970, crée nombre de nouveaux États, souvent dépendants des anciennes métropoles, d’un point de vue culturel, économique et sécuritaire. Alors que l’Asie parvient à s’autonomiser de la tutelle de l’Occident, les économies africaines restent globalement dépendantes de l’exportation de matières premières, ce qui entraîne souvent corruption des élites et inégalités. Reste que l’Afrique, déjouant les pronostics pessimistes, réussit à nourrir sa population, qui entame un spectaculaire essor.

Les Lumières, mythe fondateur de la modernité

Au 18e siècle, l’Europe amorce une hégémonie mondiale. Cet essor inédit est associé aux Lumières. Un mouvement très divers, fédérant des acteurs partageant le refus de l’absolutisme, et le postulat qu’il est possible d’améliorer l’homme.

Il y a deux ans, le magazine Sciences Humaines me proposait de diriger un hors-série sur les Lumières. J’eus un bref instant d’hésitation. Est-il possible de porter un regard non eurocentré sur un phénomène qui prit place en Europe ? Eh bien oui, si on prend les Lumières pour ce qu’elles furent : un moment particulier de la pensée, qui connut des déclinaisons multiples, et dont certains pans furent a posteriori institués comme mythe fondateurs de la Modernité. Démonstration aujourd’hui avec la publication de mon introduction publiée dans cet hors-série (sommaire ici) sous le titre original « Et les Lumières se levèrent sur l’Europe ».

« Les Lumières. Une révolution dans la pensée », coordonné par Laurent Testot, Sciences Humaines Grands Dossiers, n° 56, septembre-octobre-novembre 2019. pdf de l’édito, du sommaire et de l’introduction en ligne sur Academia

« Il importe peu que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde (…) puisqu’elle est la plus considérable par ses Lumières. » En écrivant ces lignes dans l’Encyclopédie, ouvrage collectif coordonné par Diderot entre 1751 et 1772, le chevalier Louis de Jaucourt prend acte d’un tournant de l’histoire mondiale. L’Europe, jusqu’ici périphérie de l’Asie, trône désormais au centre.

Le siècle de l’Europe optimiste

Mais l’Europe a eu la chance inouïe de conquérir les Amériques. Elle en siphonne les ressources, avec avidité. L’argent des mines péruviennes du Potosí (auj. Bolivie) permet la monétarisation des économies nationales ; le sucre des Caraïbes et du Brésil nourrit d’énergie immédiatement métabolisable les corps et les esprits. Gonflée à bloc, l’Europe se découvre optimiste. Elle s’étonne des humanités diverses qu’elle croise lors de ses explorations, Amérindiens, Africains, Asiatiques, et discute de leurs mœurs. C’est même désormais en prenant en exemple cette diversité que certains penseurs européens, qu’on va appeler philosophes, appellent à rejeter la pesante tutelle du christianisme sur les esprits. Il y a désormais autre chose à attendre de l’avenir qu’une fin des temps, un autre horizon que le retour du Christ. L’humanité peut s’éclairer par la raison, et améliorer son ordinaire. Le programme est connu, mais avant de l’accomplir, il lui faut un contexte spécifique.

Cela commence par l’invention de concepts, le déplacement de champs sémantiques. On réexamine ce que veulent dire liberté ou tolérance…

« Écrasez l’infâme », aime à écrire Voltaire lorsqu’il paraphe sa correspondance, abrégeant la formule en « Écr. l’inf. ». L’infâme ? En 1762, le protestant toulousain Jean Calas est battu à mort et brûlé par la justice, qui l’accuse à tort du meurtre de son fils. En 1766, le chevalier de la Barre est décapité à Abbeville pour blasphème – il ne s’est pas découvert lors d’une procession. Les Parlements, tribunaux régionaux où ne siègent que les notables en capacité d’acheter leur charge, sont des citadelles de conservatisme. En signant son Mahomet ou le fanatisme, ironiquement dédicacé au pape, Voltaire cible surtout son archie-ennemie, l’Église catholique.

Pour entrer en ce 18e siècle qui s’est confondu avec les Lumières, on retiendra donc qu’il se forge d’abord dans un combat pour la liberté d’expression. L’image d’Épinal montrant une lutte herculéenne, menée par une poignée de philosophes, contre l’hydre de la censure, l’arbitraire et l’injustice, n’est pas dénuée de fondement. L’objectif des philosophes a été atteint pour le long terme : faire admettre à tous qu’une société apaisée fait privilégier la discussion sur le conflit nous semble aujourd’hui banal. Au 17e siècle, seul l’inverse était pensable. L’absolutisme reposait sur une idée qui se vivait sur le mode de l’évidence : un prince fort garantit la concorde sous réserve qu’il ne soit pas contesté. C’est pourquoi, à l’échelle de l’Europe, le long 18e siècle commence réellement en 1688, quand la Glorieuse Révolution d’Angleterre trouve sa conclusion : un monarque de droit divin est renversé, une royauté parlementaire est organisée, un équilibre des pouvoirs s’instaure.

Mais en ce qui concerne la France, les premiers rayons de l’astre de la raison tombent en 1715, quand s’éteint Louis XIV. C’est encore un temps où certains sujets ne sont pas négociables, où tout ce qui chatouille l’autorité politique et la foi est susceptible de vous mener à l’obscurité éternelle, au cachot, à la mort. Le pouvoir ne se conçoit que comme vertical. Huit décennies plus tard, en 1792, lorsque le soleil des Lumières s’éclipse derrière l’orage de la Terreur, on en a terminé avec les oripeaux de l’Ancien Régime. Les Lumières ont accouché de la nation. Le pouvoir se visualise, dans l’idéal, comme un pacte horizontal, soudé par l’idée de l’élection. Désormais, l’imaginaire des Européens est habité par l’idée d’une égalité plus ou moins réelle des citoyens.

Voltaire, misogyne et élitiste, n’est pas forcément un modèle. Mais il a su résumer ce programme en six lettres : « Écr. l’inf. » appelle dans l’enthousiasme à en terminer avec l’intolérance, à fonder une nouvelle coexistence, à envisager une harmonie entre croyants de différentes transcendances en incluant jusqu’aux athées. Il s’agit évidemment de se prémunir du retour de la sauvagerie extrême des guerres de religion, mais surtout de pallier des difficultés pratiques. Tant qu’il n’y avait pas séparation de l’Église et de l’État, les non-catholiques n’étaient pas des sujets de droit. Il fallait un acte de baptême pour acter juridiquement, se marier ou hériter.

Un bouleversement total

En 1685, la révocation de l’édit de Nantes, qui depuis Henri IV assurait la cohabitation des réformés et des catholiques, est un coup de tonnerre qui précède les premiers rayons des Lumières. Les protestants, qui sentent le vent mauvais de la persécution se lever à nouveau, décampent en terres amies, Angleterre et Pays-Bas. Les finances du royaume de France auront du mal à récupérer de cette saignée. Plus tard, les philosophes en concluront qu’il faut un État neutre, indépendant du religieux, qui doit être relégué à la sphère de l’intime. Les pouvoirs l’admettront, non sans résistance. En 1787, Louis XVI signera un édit reconnaissant le baptême protestant, en une vaine tentative d’aplanir l’injustice pour sauvegarder l’existant. Trop tard. La Révolution sera plus radicale : l’organisation de l’état civil sera indépendante de la confession. Le mariage n’est plus un sacrement, il devient un contrat. Il est donc réversible. S’introduit la possibilité du divorce. C’est bien un autre monde qui est né de la tête des philosophes, un étrange univers où en disant oui aujourd’hui, vous vous gardez la possibilité de revenir avec un non en bouche demain.

Au-delà de la famille, le 18e siècle européen est bouleversé dans tous les domaines, de fond en comble. Société, technologie, pensée, économie, rapports à la nature…, c’est en Occident que l’histoire semble s’accélérer en ce 18e siècle. Au hasard des événements, ces mutations vont converger vers l’avènement d’un homme nouveau, vers la construction d’une notion de progrès. S’il fallait résumer l’intention d’une phrase ? L’homme est perfectible. Le diplomate Jean-Baptiste Dubos saisit la formule juste en 1733, en un discours qui soulève un écho sans pareil : « La perfection où nous avons porté l’art de raisonner (…) est une source féconde en nouvelles lumières » Lumières. Voici le mot déposé sur les fonds baptismaux, vite internationalisé dans toutes les langues européennes : Enlightenment, Aufklärung, Ilustración, Illuminismo… La Babel qu’est l’Europe adopte le terme. Condition sine qua non de son efficacité, il fait système.

Le programme de la raison triomphante

Entrons dans la machine à métamorphoser la société par les idées, démontons maintenant l’horlogerie de ce long 18e siècle européen.

Le programme s’ouvrait sur un défi immense, la contestation de l’absolutisme, royal ou ecclésial. Telle est la porte d’entrée que nous ouvre l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Il montre notamment comment le 18e siècle a marqué la pratique du pouvoir, par l’instauration des grands corps de l’État et la création de la « machine administrative ». Louis XV et Louis XVI ne peuvent pas être aussi absolutistes que leur aïeul solaire. Il leur faut moins de guerres, qui coûtent trop cher, et davantage de rentrées fiscales ; mais réformer l’impôt est déjà une dangereuse gageure. Progressivement s’impose l’idée que la loi ne découle pas de la royauté, mais que le pouvoir du prince émane de la loi. Et c’est jusqu’au droit pénal, soutient Luigi Delia, qui est issu de ce contexte particulier de construction d’un État de droit.

L’Europe bénéficie d’une conjoncture favorable. Le 17e siècle a été le moment le plus froid depuis au moins trois millénaires, et la plupart des sociétés de la planète en sont sorties affaiblies. Famines, guerres et épidémies ont prélevé leur lot. Alors que le climat s’adoucit à partir de 1715, les récoltes vont croissant, alors que les réseaux de transports s’améliorent. Nouveauté : l’Europe occidentale tient désormais à distance le terrifiant spectre de la faim. Qu’une province connaisse une baisse de ses rendements, on fera venir du grain d’une autre. La France a la chance d’avoir la fertile Bretagne, qui produit presque toujours un excédent de blé. Ventres pleins, cerveaux optimistes, le progrès naît aussi d’un climat radouci. Nul hasard si la pensée économique dominante est celle des physiocrates, mené par le docteur François Quesnay, qui fait de l’agriculture le moteur de la prospérité d’une nation. C’est la logique d’un temps où les récoltes de blé restent la chose la plus vitale qui soit, souligne Steven L. Kaplan.

La société peut désormais se rêver plus prospère, plus juste, libérée des carcans de l’Église et de l’aristocratie. Pour autant, souligne Christophe Martin, il faut se garder de projeter sur le 18e siècle nos notions de liberté et d’individu. Cacophonie chez les philosophes, qui en ces moments carrefours où tout s’invente, ne donnent pas tous le même sens aux mots. Ainsi de la nature humaine, qui fait l’objet de vifs débats exposés par Silvia Sebastiani.

Entamée à la Renaissance, la révolution scientifique s’enflamme au 18e siècle, explique Jean-François Dortier, car la circulation des idées s’accélère. L’ancienne cosmogonie est morte avec Louis XIV, et plus personne ne défend sérieusement que le Soleil et l’univers tournent autour de la Terre, alors que s’opposer à ce dogme valait bûcher moins d’un siècle avant. Les progrès de l’optique, de la chimie, de la physique, des mathématiques et de la biologie semblent fulgurants, c’est qu’ils bénéficient de deux siècles de réflexion à l’échelle d’une Europe soudainement mise en connexion intense.

Alors que les services postaux voient se densifier leurs réseaux aux échelles des nations et du continent, la circulation des idées s’amplifie. On imprime à tour de bras. Robert Darnton dépeint cette effervescence éditoriale grâce au voyage du commis voyageur en librairie qu’est Jean-François Favarger. Les magazines de mode, de médecine, d’art et de politique se multiplient, luttant désormais pied à pied avec les almanachs et horoscopes. Surfant sur un raz-de-marée littéraire, les idées des philosophes – parfois insérées dans des ouvrages pornographiques, explique Colas Duflo – nourrissent l’explosion des conversations et des lectures publiques. En France, le taux d’alphabétisation grimpe en flèche dans les villes. Il double ou triple en un siècle, monte plus vite au nord de la France qu’au sud, en régions protestantes que catholiques.

Mais les villes n’abritent que 20 % des populations. La campagne, qui voit au moins s’améliorer son ordinaire alimentaire, est moins touchée par ces processus. Même si l’Église se soucie de l’éducation des masses, afin de combattre l’influence de la Réforme. Les patois dominent, le français a beau être langue de la diplomatie internationale, à domicile il n’est courant que chez les élites. Le monde des Lumières est une mer de paysannerie de laquelle émergent des îles de savoir, qui seules nous ont légué des écrits. Dans le microcosme bourgeois des salons décrit par Mélinda Caron s’agite, grâce au dynamisme des femmes, toute une population minoritaire de lettrés. Ils correspondent, nourrissent et relaient des idées. De plus en plus vite, de plus en plus intensément. Et toujours plus nombreuses sont les élites qui partagent la conviction qu’elles devraient avoir la liberté de choisir leurs gouvernants, voire leur façon de vivre.

Nos héritages

Oser penser par soi-même ! Georges Minois nous montre ainsi comment l’athéisme se raffermit, fondant une tradition française de lutte radicale contre les excès de l’Église. Didier Masseau brosse le portrait des anti-Lumières. Une galaxie hétéroclite de réactionnaires purs, de conservateurs, de pamphlétaires et de figures en demi-teintes. Avec Rousseau au milieu du gué, qui contre un droit divin rendant la royauté intouchable défend le contrat social, mais pour lequel le progrès corrompt les hommes et les rend mauvais.

Au terme de ce court 18e siècle, ouvert sur l’agonie du Roi-Soleil en 1715, qui va se refermer sur l’avènement de la Révolution française, se pose la question des héritages des Lumières. Trois actes, Révolution, Europe, Modernité. Les philosophes ont-ils pavé la voie à la Révolution française, et au-delà à nos pratiques de démocratie ? Évidemment oui, pour Jonathan Israel, historien britannique iconoclaste qui décrit dans Une révolution des esprits (Agone, 2017) un projet subversif porté par la frange la plus radicale de ces penseurs. Non, rétorque son collègue français Jean-Clément Martin, qui souligne que les révolutionnaires ont puisé leurs idées à bien des sources. La pensée des philosophes étant très hétérogène, nul étonnement si a posteriori, nous pouvons croire déceler des filiations…

Les Lumières, qui ont vu se densifier des réseaux de penseurs européens soudés par des idées communes, sont-elles mères de l’idée d’Europe ? Certes, selon Céline Spector, pour laquelle la chrétienté cède alors la place, comme conception spatiale et historique, à autre chose. Le moment de l’Europe advient quand des élites élargies, au-delà de la grande aristocratie et du clergé, ont formulé le sentiment de partager un même espace, sociétal et civilisationnel. Citons comme jalon la date de 1784, qui voit la publication du premier guide touristique, le Guide des voyageurs en Europe de l’écrivain allemand Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828). Il sera traduit en français neuf ans plus tard, puis deviendra une référence polyglotte, permettant à d’autres nations que l’Angleterre d’envoyer dans un « Grand Tour » éducatif sa jeunesse à la découverte du continent, via les salons à la mode, les villes balnéaires, les sites prestigieux…

Au final, sommes-nous les héritiers des Lumières ? Oui, répondent tant Steven Pinker qu’Antoine Lilti. Pour le psychologue américain S. Pinker, le legs est absolument positif ; il met au crédit des Lumières notre présente prospérité, notre science, notre éducation, notre démocratie, notre pacification, le fait que nous vivions plus vieux et en meilleure santé, et qu’une part record de l’humanité peut aujourd’hui manger à sa fin ! En historien, A. Lilti tempère : « Les Lumières ne désignent pas un ensemble cohérent de propositions théoriques dont on pourrait aisément se réclamer. Il faut plutôt y voir l’ensemble des débats qui ont accompagné l’effort des écrivains européens pour penser la transformation, sous leurs yeux, des sociétés traditionnelles. »

Les Lumières seraient donc une précieuse boîte à outils pour comprendre un monde dont les métamorphoses s’étaient accélérées ! Si nous sommes bien les héritiers des Lumières, c’est parce qu’elles sont la gamme de références qui nous a accompagnés depuis deux siècles. Elles nous ont fourni un jeu de valeurs et d’idées dont nous pouvons nous réclamer en confiance. À commencer par le rejet du fanatisme, de l’injustice et de la bêtise. Parions sur la raison : « Écr. l’inf. » restera toujours d’une actualité universelle.

2012 : l’histoire globale en revues

Le blog Histoire globale fête cette semaine ses trois années d’existence. Voici, conformément à l’usage du Nouvel An, un passage « en revues » des publications journalistiques de l’année écoulée ayant trait à notre objet d’étude – toujours sans prétention à l’exhaustivité. En cette année 2012, il a été question de la naissance de Monde(s) – la première revue scientifique d’histoire globale française –, d’empires, du Monde au 15e siècle, d’histoire atlantique, d’Afrique, de Chine et des Amériques…

En souhaitant une bonne année à tous nos lecteurs.

Le débat transnational. 19e-21e siècle

Monde(s). Histoire Espaces Relations, n° 1, mai 2012, www.monde-s.com

En mai 2012 paraissait le premier numéro de Monde(s), qui se présente comme la première revue en France consacrée à l’histoire globale. Cette publication, émanation d’un centre de recherches (Irice, Paris-I et IV), s’affirme de fait comme une revue d’histoire des relations internationales d’un type nouveau, centrée sur les 19e et 20e siècles, mais ouverte sur les époques antérieures.

Dans un avant-propos lumineux, Robert Frank – directeur de publication – nous en annonce le programme : déconstruire, décentrer et décloisonner ; dépasser le cadre national sans pour autant l’oublier, s’ouvrir au monde sans négliger l’Europe, et surtout, relier les choses entre elles pour leur donner du sens.

Ce premier dossier, dirigé par Sabine Dullin et Pierre Singaravélou, est constitué d’articles se complétant avantageusement. Pierre-Yves Saunier plaide pour une coopération transdisciplinaire permettant d’approfondir les horizons d’engagement des ONG. R. Frank se penche sur les « émotions mondiales », quand Hervé Mazurel revient sur la vague philhellène qui embrasa l’Europe dans les années 1820. D’autres articles explorent l’internationalisation de la santé publique en Asie, le débat État-nation contre grands ensembles transnationaux au temps de la guerre d’Algérie, la science de la colonisation… Le tout est complété par des varia pour partie en anglais, et des discussions autour d’un livre (L’Arme secrète du FLN, de Matthew Connelly, trad. fr. Françoise Bouillot, Payot, 2011).

« Empires », « Inventions des continents » et « Diplomaties » doivent suivre. Souhaitons bon vent à cette nécessaire et prometteuse entreprise.

D’après une recension d’Olivier Grenouilleau, initialement publiée dans Sciences Humaines, n° 241, oct-nov. 2012.

 

Empires

Monde(s). Histoire Espaces Relations, n° 2, nov. 2012, www.monde-s.com

La question des empires a nourri une abondante historiographie lors de cette dernière décennie. Coordonné par Pierre Boilley et Antoine Marès, ce riche numéro traite des « Notions d’empire » (Empire romain, monarchie des Habsbourg, le déni de l’Empire américain) ; des « Empires et monde » (les Moghols, les empires Tang et musulman dans le système-monde des 7e-10e siècles – par Philippe Beaujard –, d’Istanbul) ; des « Imaginaires et invention des empires » ; des « Fonctionnements impériaux » ; avant de traiter la question de « Les empires meurent-ils ? » (Empires espagnol, moghol, tsariste, soviétique). Et Empires, de la Chine ancienne à nos jours, de Jane Burbank et Frederick Cooper, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2011, fait logiquement l’objet de la rubrique « Débat autour d’un livre ».

 

Inventer le monde. Une histoire globale du 15e siècle

La Documentation photographique, n° 8090, déc. 2012.

Au-delà de Jeanne d’Arc boutant les Anglais hors d’Orléans, de Gutenberg découvrant l’imprimerie, de la chute de Constantinople et de la découverte de l’Amérique ouvrant la voie à l’expansion européenne, où a pris place le 15e siècle ? « Le lieu du 15e siècle ne peut être que le monde », écrit l’auteur de ce beau numéro Patrick Boucheron, et son temps est celui de tous les possibles. Comme le résume la quatrième de couverture : les marchands de l’océan Indien comme les marins chinois de l’amiral Zheng He, les sociétés indigènes d’Amérique comme les conquérants ottomans ont toute leur place dans cette histoire d’ouvertures, de rencontres, de rendez-vous –, de confrontations aussi, entre différents mondes. Un panorama d’une première mondialisation, pas encore occidentale.

Amérique latine, les défis de l’émergence

La Documentation photographique, n° 8089, sept. 2012.

Afrique du Sud. Entre héritages et émergence

La Documentation photographique, n° 8088, juin 2012.

 

Histoire atlantique

Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 67, n° 2, avril-juin 2012.

Ce numéro s’ouvre sur un article revisitant l’Antiquité celtique des 4e et 3e siècles avant notre ère, pour présenter une société en expansion, au modèle social que les archéologues devinent aujourd’hui moins barbare et plus original que ce que l’on croyait. Il se poursuit sur un dossier « Histoire atlantique », où Cécile Vidal expose les débats émergeant de ce champ historiographique en Amérique du Nord depuis vingt ans. En complément, Silvia Sebastiani explore les non-dits racialistes de la rédaction de l’Encyclopedia Britannica au 18e siècle, et Will Slauter se penche sur la circulation des informations à la même époque.

 

L’Afrique

Dix-huitième Siècle, n° 44, 2012.

Un épais volume explorant brièvement l’Afrique du 18e siècle, puis détaillant les représentations que l’Europe s’en faisait alors.

 

L’invention politique de l’environnement

Vingtième Siècle, n° 113, Presses de Sciences-Po, janvier-mars 2012.

À l’heure où la question environnementale s’invite dans les débats politiques, cette revue explore, sous la direction de Stéphane Frioux et Vincent Lemire, une histoire de l’invention culturelle de l’environnement au 20e siècle, avant que le 21e pose l’injonction consécutive du développement durable. Une chronologie pour repenser l’ensemble, des analyses transnationales, un bel article sur « L’invention politique de l’environnement global » lors de la guerre froide, des jeux d’échelles et des regards microhistoriques sur les acteurs… Le pari de baliser le terrain est tenu, même si l’on regrettera une focalisation sur l’Occident.

Penser l’écologie politique en France au 20e siècle

Écologie & Politique, n° 44, 2012/2.

Bertrand de Jouvenel, Denis de Rougemont, Robert Hainard, Serge Moscovici, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et André Gorz… Ce numéro dirigé par Jean-François Mouhot et Charles-François Mathis présente les principaux précurseurs de l’écologie politique et s’efforce d’expliquer les raisons de la faiblesse de leur influence.

 

Prédictions apocalyptiques et prévisions économiques

Raisons politiques, n° 48, nov. 2012.

Il n’ y a pas que de l’économie dans ce numéro : y sont analysés L’Échec d’une prophétie de Leon Festinger et le curieux sort du mont Bugarach, de même que la Grande Dépression américaine, un cas d’eschatologie cybernétique et les « erreurs » de la prédiction économique. Une manière de se rappeler que nous avons survécu en 2012 à une énième annonce de fin du monde.

7 milliards d’hommes

Problèmes économiques, n° 3046, 20 juin 2012.

7 milliards d’hommes (et aussi de femmes). Un numéro pour rappeler les grandes tendances de la démographie mondiale : la population vieillit, un humain sur deux habite en ville, et le monde se masculinise… La « guerre aux filles » faisant rage en Inde, au Pakistan ou en Chine, on estime qu’environ 160 millions de fillettes manquent à l’appel par suite de natacides.

L’aventure oubliée des Indiens d’Amérique. Des Micmacs au Red Power

L’Histoire, Les collections, n° 54, janv.-mars 2012.

Un panorama de l’histoire nord-amérindienne, en quatre parties : « Avant les Européens », « Le temps des Français », « États-Unis : le grand face-à-face » (à compléter avec la lecture de l’excellent L’Empire comanche, de Pekka Hämäläinen, trad. fr. Frédéric Cotton, Anarchasis, 2012) et « La renaissance indienne ». À noter l’instructif et pourtant court article de Philippe Jacquin, « Étaient-ils les premiers écologistes ? », qui tord le cou à un mythe tenace : non, les Amérindiens « ne protégeaient pas la nature, ils s’en protégeaient » plutôt, et leur arrivée coïncida avec un appauvrissement de la biodiversité, comme partout où s’établit l’humain.

L’empire américain. Du Big Stick au Soft Power

L’Histoire, Les collections, n° 56, juillet-sept. 2012.

Atlas des Amériques

Les Atlas de L’Histoire, n° 376S, mai 2012.

La Chine, 1912-2012. D’un empire à l’autre

L’Histoire les collections, oct. 2012.

Un siècle d’histoire chinoise en trois parties : « Le temps des révolutions », « Les années Mao », « Le tournant capitaliste », avec pour guides les meilleurs spécialistes : Roy Bin Wong, Marie-Claire Bergère, Danièle Elisseeff, Lucien Bianco, Jean-Louis Margolin, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, François Godement, Thierry Sanjuan, Isabelle Attané…

Chines. L’État au musée

Gradhiva, n° 16, 2d semestre 2012.

Un dossier original, portant des regards instructifs sur la/les Chine(s) contemporaine(s) au prisme de la patrimonialisation : politiques muséales de la République, mise en scène de l’histoire impériale, enjeux locaux d’une fête en voie de disparition, exposition du monde englouti par le barrage des Trois-Gorges, légitimation ou non de la religion populaire ou création d’un hall populaire hakka à Taïwan…

Les grandes civilisations. Racontées par les plus grands maîtres

Le Nouvel Observateur, Hors-série « Les Essentiels » n° 1, juin-juillet 2012.

Sous un titre racoleur, un fort intéressant numéro compilant des articles best-off déjà parus. De l’attendu – un entretien avec Jacques Le Goff sur l’Europe médiévale, un récit de Paul Veyne sur Rome, le point de vue de François Cheng sur la Chine, de feue Christiane Desroches-Noblecourt sur l’Égypte, d’Armand Abécassis sur le monde juif ou d’Henry Laurens sur le monde arabe… – comme de l’histoire globale – Jack Goody plaidant pour l’histoire du monde non occidental, Romain Bertrand défendant de même une « histoire équitable », Elikia M’Bokolo sur l’histoire de l’Afrique – et de l’anthropologie – Philippe Descola sur les Jivaros, Barbara Glowczewski sur les Aborigènes australiens, une interview de Marshall Sahlins sur le Pacifique, une autre d’Augustin Berque sur le Japon…

Les printemps arabes et le monde

Raison présente, n° 182, 2e trimestre 2012.

Cette revue éditée par l’Union rationaliste dresse dans ce numéro un bilan des printemps arabes dans une perspective mondiale. Rôle des diasporas et impact sur la situation des migrants, réactions à la mondialisation, relations internationales, arrière-plan démographique, modèles politiques… Les différents éléments de ces insurrections y font l’objet d’analyses de spécialistes reconnus.

La guerre. Des origines à nos jours

Sciences Humaines Histoire, n° 1, nov.-déc. 2012.

Une histoire de la guerre, de la préhistoire à aujourd’hui.

Géopolitique de l’océan Indien

Hérodote, n° 145, 2e trimestre 2012.

Entre ambitions chinoises, montée en puissance de l’Inde, présence des flottes militaires états-uniennes, routes du pétrole, piraterie au large d’Aden… L’océan Indien conserve le rôle géopolitique de premier plan qui est depuis longtemps le sien.

Mondes perdus

Les Cahiers de Science et Vie, n° 130, juillet 2012.

Pétra, Machu Picchu, Muraille de Chine, Vallée des rois, Taj Mahal, Tombouctou, Venise, Pompéi ou Lascaux… Si les noms font rêver, le patrimoine mondial que représentent ces sites et bien d’autres subit des menaces diverses.

Le génie de la Renaissance. Quand l’Europe se réinvente

Les Cahiers de Science et Vie, n° 128, avril 2012.

En dépit d’un parti pris eurocentré, entre « découverte » de la perspective dans l’art, exaltation de la fabrique du progrès et des grands explorateurs, on lira avec plaisir ce numéro pour la qualité des articles et des illustrations.

Aux origines de Dieu

Les Cahiers de Science et Vie, n° 131, août 2012.

Le Moyen Âge a tout inventé ! Énergies renouvelables, services publics…

Historia spécial, n° 7, sept-oct. 2012.

École, État moderne, encyclopédie, université, impôt permanent, économie verte, progrès de l’artillerie, armée moderne… Innombrables sont les innovations que l’on peut attribuer au Moyen Âge. Une manière originale de réhabiliter ces temps dits obscurs, limitée à l’Europe. Il faudra s’essayer à traiter le même sujet en Chine ou ailleurs.

Venise. Les doges, l’empire, la République, 697-1697

Géohistoire, n° 3, mai-juin 2012.

Le bouddhisme. De la naissance de Siddharta à l’exil du Dalaï-Lama

Géohistoire, n° 6, déc. 2012/janvier 2013.

L’Homme de Néandertal et l’invention de la culture

Dossier pour la science, n° 76, juillet-août 2012.

Quelques préhistoriens soulignent que les premières sépultures comme les débuts des bijoux et rituels sont attribuables à notre cousin Néandertal… Il n’en faut pas plus pour renouveler notre regard sur le passé et ramener notre espèce à la modestie.

L’histoire de France vue d’ailleurs

Books, n° 34, juillet-août 2012.

Une manière salutaire de traiter l’histoire en cette année 2012 qui voit, surfant sur le succès éditorial rencontré par l’histoire, surgir nombre de nouveaux magazines (Le Figaro histoire, Histoire(s) magazine, etc.) consacrés à cette discipline, mais limitant souvent leur objet au seul passé national.

L’Atlas des utopies

Le Monde/La Vie hors-série, oct. 2012.

Vingt-cinq siècles d’histoire en 200 cartes. Un copieux numéro.

Histoire mondiale, histoire globale, histoire connectée

Et en bonus, sur Internet, un fort intéressant dossier de Nonfiction.fr

www.nonfiction.fr/article-6123-dossier__histoire_mondiale_histoire_globale_histoire_connectee.htm

2011 : l’histoire globale en revues

Le blog Histoire globale a maintenant deux années d’existence, et plus de 100 articles au compteur. Reprenant un usage initié l’an dernier, nous passons aujourd’hui en revue les publications journalistiques de l’année écoulée ayant trait à notre objet d’étude, sans prétention à l’exhaustivité, cela va de soi… On y parle de la Chine et de l’Afrique, des mondes perdus de Mésoamérique et de l’Ailleurs, de mondialisation et de cartographie, et on épice (un peu) d’épistémologie…

Ailleurs

Écrire l’histoire, n° 7 et n° 8, printemps et automne 2011, 140 p. et 15 € / n°.

Si nous devions décerner un prix de la meilleure revue de l’année en histoire globale, nul doute que cet excellent cru d’Écrire l’histoire, dossier « Ailleurs », l’emporterait haut la main. La revue réussit à dresser un panorama original des chantiers et débats en cours en France autour de cette notion d’Ailleurs, de l’état des études postcoloniales (exposé par Pierre Singaravélou) à la réception africaine du triste discours de Dakar prononcé en 2007 par Nicolas Sarkozy – souvenez-vous, « Le drame de l’Afrique, c’est que l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire… » –, en passant par la dialectique entre anthropologie et histoire. Mais elle expose aussi des pans amusants de ce qui fait l’essentiel de histoire globale universitaire hexagonale aujourd’hui, la microstoria réinvestie d’une perspective mondiale : on apprendra tout des préjugés de Jacques Attali sur le Japon, ou de l’exaltation romantique collective qui saisit l’Occident lors de la guerre de libération grecque contre l’Empire ottoman dans la première moitié du 19e siècle… Indispensable.

L’Atlas des minorités

Le Monde/La Vie, Hors-série, n° 6, automne 2011, 186 p., 12 €.

Regroupant les interventions de nombreux spécialistes, enrichi de près de 200 cartes, ce numéro offre une synthèse du phénomène minoritaire en 5 chapitres : « Qu’est-ce qu’une minorité ? » énumère les réponses, en brefs articles, de spécalistes (l’historien Pap Ndiaye, l’anthropologue Françoise Hériter, le sociologue Éric Fassin…) ; ce premier chapitre est suivi d’« Une longue histoire » malheureusement un peu courte (on n’y évoque que l’Europe – 4 articles –, le Dar-al-Islam – 3 articles –, l’Inde et la Chine étant réduites à la portion congrue d’1 article par pièce, le reste du monde ignoré) ; « Les mosaïques contemporaines », au contenu géopolitique plus étoffé, rattrape le vide laissé par le précédent chapitre ; de même que « Minorités issues des migrations », au contenu tout aussi géopolitique ; et « Tous minoritaires ? », des miscellanées qui ont le mérite de rappeler le scandale soulevé par l’exclusion de certaines minorités – ne mentionnons à cet égard qu’un article : « Les femmes dirigeantes restent rares », un constat qui vaut autant pour la France que pour le monde.

À signaler :

Dans la même collection, la réédition révisée d’un précieux Atlas des religions au printemps 2011.

Le Siècle chinois

Le Monde, hors-série, n° 26, octobre-novembre 2011, 98 p., 7,50 €.

La Chine, puissance émergente et/ou reémergente, a fait couler des torrents d’encre cette année. Parmi pléthore de publications, un bon hors-série du Monde scandé en trois parties : hier, aujourd’hui, demain. Au milieu de ce numéro, le chapô d’un article d’Étienne de la Vaissière, « Le temps où l’Empire du Milieu rayonnait », résume : « Soie, papier, porcelaine…, la Chine a dominé le commerce mondial pendant plusieurs millénaires. Après une éclipse de plus d’un siècle, elle retrouve aujourd’hui sa puissance perdue. » Pour l’évocation nostalgique d’anciens articles, lire Robert Guillain, « Les Martiens prennent Shanghaï », dans lequel le reporter s’amuse en 1949 de voir les trouffions maoïstes acquitter leur ticket de tramway dans la ville tout juste conquise… Un autre monde, décidément.

À signaler :

Pour nos lecteurs enseignants, le n° 1021 de TDC (Textes et Documents pour la classe), octobre 2011, titré La Chine : 2000 ans d’histoire, avec un bel article introductif de Marie-Claire Bergère.

L’Occident est-il fini ?

Courrier international, hors-série, n° 36, février-mars-avril 2011, 97 p., 8,50 €.

Le déclin de l’Occident, la chute de l’Empire américain, le passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire, les pays émergents… Vus d’ailleurs. Une belle revue de presse internationale pour dessiller notre regard. En prime, une série d’articles synthétisant les critiques portées à l’Occident depuis la Chine ou l’Amérique latine. Aussi urticant qu’instructif.

À signaler :

Historiens et Géographes consacre 80 p. de son n° 416 (oct.-nov. 2011, 19 €) à un dossier coordonné par Laurent Carroué, intitulé Crise et basculements du Monde.

Représenter le monde

Documentation photographique, n° 8084, 4e trim. 2011, 64 p., 11 €.

Ce numéro doit énormément au talent de notre ami Christian Grataloup, qui y campe une magistrale histoire des représentations du monde, de la Babylonie antique à nos jours. Pour un supplément, il est en sus possible de s’offrir les transparents des belles images et cartes qui ornent ce numéro (ah, voir enfin les œuvres de Fra Mauro ou de Matteo Ricci dans un format qui ne soit plus celui du poche !). En conclusion, Christian Grataloup questionne « Le bon “milieu” de la carte » : « Une figure plane a, qu’on le veuille ou non, un centre et des bords. Cette disposition induit une représentation mentale avec de la centralité et de la marginalité implicites. Tout le problème est de tenter de faire correspondre le milieu du planisphère avec la centralité de l’espace mondial. » Le discours est illustré avec la carte attribuée à l’Australien Stuart McArthur qui, las de voir son pays relégué aux marges, aurait commis en 1979 une carte « on top down under » positionnant l’Australie au centre et en haut. Au-delà de tels accès de fierté patriotique, il « reste à penser la dynamique en multipliant les figures possibles avec l’aide des évolutions techniques ».

À signaler :

Métropoles et mondialisation, d’Anne Bretagnolle, Renaud Le Goix et Céline Vacchiani-Marcuzzo, Documentation photographique, n° 8082, 2e trim. 2011, 64 p., 11 €.

Un bilan du 20e siècle

Questions Internationales, n° 52, nov.-déc. 2011, 128 p., 9,80 €.

Mention spéciale au contributeur n° 1 du présent blog, Philippe Norel, pour son article intitulé « Le siècle de l’abondance », qui reprend différemment son billet « Le vingtième siècle au miroir de l’histoire globale ». À noter une très bonne synthèse de Pierre Grosser, au titre éloquent : « Un siècle de guerres, de massacres et de génocides ». Le tout complété d’un sommaire assez classique, avec un texte sur la troisième révolution industrielle, un autre sur l’Europe, un troisième sur l’hégémonie américaine, une synthèse sur « le siècle des médias »…

À signaler :

Diplomatie publie son Atlas Géostratégique, Les grands dossiers, n° 6, 2011, 100 p., 10,95 €.

Alternatives internationales pour L’état de la mondialisation 2012, hors-série n° 10, janvier 2012, 146 p., 9,50 €.

Les grands empires économiques

Capital/Histoire, hors-série, n° 1, mai-juin 2011, 106 p., 5,90 €.

Sous-titré « de l’Égypte antique à la Chine de 2011 », ce numéro réalisé par Patrice Piquard s’ouvre sur un entretien avec… Philippe Norel : « La domination de l’Occident a été surestimée ». Le sommaire s’étage en cinq parties : « La maîtrise du commerce » (Mésopotamie, cités-États européennes à la fin du Moyen Âge et Hollande du 17e siècle) ; « Le génie de l’innovation (Grèce ancienne mais aussi Chine des Tang et Song, Empire arabe, enfin Grande-Bretagne du 18e); « La passion de construire » (Égypte, empires précolombiens, Empire khmer, Empire moghol et… Louis XIV) ; « Les stratégies de conquête » (Rome, Empire mongol, Empire ottoman, Portugal et Espagne, et Japon du 20e); « La création d’un ordre mondial » (États-Unis, URSS, Chine). Un bel ouvrage richement illustré.

Incas, Mayas, Aztèques… Comment ont-ils conquis l’Amérique ?

Dossier Pour la science, n° 72, juillet-sept. 2011, 120 p., 6,95 ê.

Missiles Tomahawk, hélicoptères Apache, opération Geronimo pour éliminer Ben Laden… Non, les Amérindiens n’ont pas disparus de l’histoire, estime Loïc Mangin dans son éditorial. Outre les récupérations sémantiques qu’ils inspirent à l’armée états-unienne, ils ont fourni, avec les civilisations précolombiennes, « les fondations encore visibles de l’Amérique d’aujourd’hui ». Si le propos est ambitieux, ce numéro ne l’est pas moins, au point de faire figure de référence : les principales civilisations, les processus de peuplement, la navigation, le sacrifice, le jade, l’écriture, tout y est. Jusqu’à un entretien avec l’archéologue François Gendron, dont les propos sont titrés par le journal comme soulignant malicieusement la présence de « démocraties » précolombiennes ! Ceci dans la discutable mesure où les confédérations de cités-États mésoaméricaines, très improprement perçues comme des empires par les Espagnols, ont pu connaître des progressions sociales par le mérite guerrier – il est arrivé une fois, chez les Aztèques, qu’un fils d’esclave accède au titre suprême de tlatoani.

À signaler : L’or perdu des Amériques, un dossier de 14 p. paru dans le n° 779 de Sciences et Avenir, daté de janvier 2012, 4 €.

Les siècles d’or de l’Afrique

L’Histoire, n° 367, sept. 2011, dossier de 25 p., 6,20 €.

Surtitrant ce dossier d’un discutable « Moyen Âge » – peut-on vraiment parler d’une Afrique « médiévale ? », L’Histoire consacre un très beau et complet dossier à l’Afrique des 9e-15e siècles. L’islam met alors en contact le Continent noir avec le reste du monde, et lui fait prendre un tournant décisif : de puissants royaumes se constituent, et mettent en place des réseaux commerciaux qui les insèrent dans le système-monde eurasiatique. Mali, Éthiopie, Grand Zimbabwe sont les phares de cette nouvelle Afrique encore trop mal connue. Une belle synthèse.

À signaler :

La grande histoire des peuples arabes, un dossier de 95 p. publié dans L’Express, n° double 3155, 21 décembre 2011, 4,50 €.

Les terroristes. De Ravachol à Ben Laden, ont-ils changé le monde ?, hors-série Marianne/L’Histoire, août-sept. 2011, 98 p., 6,20 ê.

Aux origines du sacré et des dieux, Les Cahiers de Science & Vie, n° 124, août-sept. 2011, 114 p., 5,95 €.

Naissance de la médecine, Les Cahiers de Science & Vie, n° 121, février-mars 2011, 114 p., 5,95 €.

Les nouvelles histoires de l’homme, Sciences et Avenir, n° 772, juin 2011, un dossier de 12 p., 4 €.

L’histoire des autres mondes

Sciences Humaines, Les grands dossiers, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011, 78 p., 7,50 €.

En toute immodestie, un numéro dirigé par votre serviteur pour explorer quelques pans des acquis récents de l’histoire mondiale. Y ont notamment contribués Jerry H. Bentley, Jack Goody, Timothy Brook, Sanjay Subrahmanyam, Kishore Mahbubani, Laurent Dubois, François Gipouloux, Brigitte Faugère, Éric Paul Meyer, Catherine Coquery-Vidrovitch, Pascal Depaepe, Hélène Guiot…

À signaler :

un dossier de 20 p. consacré à L’histoire du climat dans le n° 25 des grands dossiers de Sciences Humaines, titré « Affaires criminelles », déc. 2011/janv.- fév. 2012.

« L’histoire mondiale/globale, une jeunesse exubérante mais difficile »

Vingtième siècle, n° 110, avril-juin 2011.

Attention, ce n’est pas là le titre d’un dossier, mais d’un article signé par Pierre Grosser qui ouvre ce numéro de la « Revue d’histoire ». Adoptant un point de vue différent de celui que Chloé Maurel avait exposé pour « La World/Global History : questions et débats » publié dans le n° 104, oct-déc. 2009, de cette même revue, il défend avec conviction que « cette histoire n’est pas une exclusivité américaine, elle est loin de triompher, et elle suscite bien des interrogations ».

« Faire de l’histoire dans un monde globalisé »

Annales, vol. 66, n° 4, 4e trim. 2011.

Annales consacre son dernier cru aux « Statuts sociaux au Japon (17e-19e siècle) », et offre in fine un espace de 11 p. à Serge Gruzinski. À une réflexion historiographique sur les finalités de l’histoire globale, l’historien préfère une analyse de deux ouvrages de praticiens : Patrick Boucheron pour avoir dirigé Histoire du monde au 15e siècle, Fayard, 2010, et Timothy Brook pour Le Chapeau de Vermeer, 2008, trad. fr. Odile Demange, Payot, 2010. Le tout lui permet de conclure sur l’annonce de la parution de son prochain livre chez Fayard, qui aurait dû s’intituler La Guerre de Chine n’aura pas lieu. Pour une histoire globale de la Renaissance, et aura pour titre définitif L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle.

Nous reparlerons des destins respectifs de l’aigle (aztèque) et du dragon (chinois) à l’occasion d’une prochaine chronique, mais retenons la conclusion de Gruzinski en guise de vœux de bonne année : « L’histoire globale n’est pas une mode, ce n’est pas une discipline de plus, c’est l’irrésistible élargissement de nos horizons de chercheur et de citoyen dans un dialogue avec d’autres disciplines (P. Sloterdijk, S. Huntington) et d’autres formes d’expression : on a beaucoup à apprendre des cinéastes d’Amérique et d’Asie – Alejandro González Iñárritu, Tsaï Ming Liang – qui conçoivent des œuvres qui traversent les mondes et les cultures et l’on ne saurait négliger les moyens, autres que le livre, de divulguer cette relecture du passé. Enfin, l’histoire globale est aussi dans le Vieux Monde le révélateur des pesanteurs qui handicapent nombre d’institutions et d’éditeurs. »

À venir :

Les choses bougent doucement. Une revue francophone spécifiquement dédiée à l’histoire globale/mondiale/connectée/transnationale devrait voir le jour cette année : Monde(s). Histoire, Espaces, Relations sera publiée sur papier et en ligne (2 numéros par an) par les éditions Armand Colin. Le n° 1, programmé pour la fin mai 2012, dirigé par Sabine Dullin et Pierre Singaravélou, aura pour dossier « Le débat public transnational » ; le n° 2, dirigé par  Pierre Boilley et Antoine Marès, publié fin novembre 2012, sera titré « Empires et monde ».