Inédit en français, cet épilogue pour Cataclysms a été rédigé à la fin de l’été 2019. Il clôture la traduction en anglais, menée par Katherine Throssel et publiée en novembre 2020 chez The University of Chicago Press…
Nous voici arrivés à la dernière scène du film. En deux ans, l’avion s’est rapproché du crash. L’alarme assourdit la carlingue. On ne compte désormais plus les ouvrages qui compilent de manière transdisciplinaire les alertes scientifiques et nous démontrent, avec débauche d’arguments tous plus réalistes les uns que les autres, que l’humanité est en bonne voie de se suicider (1).
Singe a inventé le mythe du suicide de Lemming en 1958, pour les besoins d’un film documentaire produit par Disney : un bête rongeur, qui quand il se sentait en surnombre, se serait rué en masse vers la mer pour un suicide collectif. Pour réussir à en tourner des images, flots de gros rats se jetant des falaises, l’équipe construisit une plate-forme gyroscopique afin d’éjecter dans le vide quelques milliers de lemmings captifs.
Contrairement à Singe, Lemming n’est pas suicidaire. Quand sa population explose suite à un printemps plus fertile que d’ordinaire, elle attire des prédateurs, renards et chouettes harfangs. Une fois le nombre de lemmings réduit, les prédateurs partent sous d’autres cieux chercher pitance. Le cliquet malthusien, et non le suicide collectif, est le moyen le plus efficace que Dame Nature a trouvé pour réguler les populations.
Jusqu’à ce que Singe s’en mêle, et outrepasse par sa culture les lois de l’évolution, au point de vouloir aujourd’hui les réécrire de fond en comble. Mais si Singe s’est cru malin, il s’est lui-même aveuglé. Aujourd’hui, il prend le chemin de Lemming. Nul besoin d’être prophète, il suffit de parcourir la littérature scientifique pour savoir que plusieurs seuils critiques seront franchis au cours du siècle à venir. En fait, certains le sont déjà. Plus aucun climatologue ne croit sérieusement que le réchauffement planétaire sera contenu dans la limite des 1,5°C (de plus que les températures de référence estimées à la fin du XIXe siècle). Les gaz à effet de serre (GES) que nous avons déjà envoyés dans l’atmosphère nous emmènent sur une trajectoire qui nous verra franchir le seuil des 1,5°C dans la décennie 2030. Et si, d’ici à 2030, nous ne réduisons pas au moins de moitié, sinon des trois quarts, ces émissions de GES qui pour l’instant ne cessent de croître, alors nous passerons le cap des 2°C dans les décennies 2050-2060. Les modèles climatiques concordent tous là-dessus.
Ensuite ? Ensuite c’est le chaos. Les mêmes modèles ne peuvent pas simuler ce qui arrive passé 2 °C, car plusieurs effets de seuils sont susceptibles d’être franchis, telle la fonte du permafrost, ce sol gelé susceptible de libérer alors d’énormes quantités de méthane, un GES extrêmement puissant. Rien ne sert de cogiter sur de tels scénarios, ce serait mettre l’humanité en soins palliatifs par anticipation. Car il nous reste encore un espace, un souffle pour la lutte. Dix ou douze ans (2) pour sauver la Terre, non du désastre, il a déjà eu lieu, mais pour prouver qu’être humain, c’est rester digne et préserver ce qui peut encore l’être.
À la publication de Cataclysmes, en avril 2017, le public, quand il m’arrivait de présenter cet ouvrage en conférence, s’étonnait d’un titre si « pessimiste ». À partir de septembre 2017, la question a cessé d’être posée. Elle a fait place à d’autres mots, révélant de sourdes inquiétudes. On a entendu parler d’effondrement de la biodiversité, on a réalisé que l’on ne voyait plus d’insectes s’écraser sur les pare-brise des voitures. Pour cause. Une étude allemande a déterminé qu’en vingt-sept ans, plus de 75 % des insectes avaient disparu d’Europe. Et encore, ces mesures ont été prises dans des espaces naturels protégés. Ce chiffre se situe en dessous de la vérité. Or la biodiversité est ce qui nous fait vivre ! Sans les milieux humides, les grands arbres des forêts tropicales et le plancton, la Terre sera incapable d’atténuer les événements climatiques extrêmes qui vont prochainement la ravager. Et d’ici la fin du siècle, c’est l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons et les végétaux que nous mangeons qui ne seront plus disponibles, faute d’écosystèmes performants en état de produire et purifier. Lorsque Philip K. Dick écrivait Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, un tel scénario ne s’envisageait que dans la science-fiction. Il ressort désormais de la science tout court.
Les scientifiques nous avertissent que la Terre se transforme en monde de la Mort.
Autrefois, les dégradations environnementales étaient généralement trop lentes pour que la masse des humains en prenne conscience. On appelle cela l’amnésie écologique. Personne ne peut se remémorer à quoi ressemblaient les océans au 17e siècle, quand ils abritaient cinquante fois plus de baleines qu’au 21e. C’est aujourd’hui une nostalgie, qui devient palpable quand grand-papa soupire, yeux embués. Pour un bref instant, il s’est souvenu des millions de hannetons qui volaient à l’automne quand il était jeune ; ses petits-enfants le regardent les yeux ronds, en se demandant quelle marque de drones il vient d’évoquer. Dorénavant, le moindre amateur de passereaux sait qu’en vingt ans, il a vu s’escamoter pinsons et chardonnerets. J’ai vu, de mes yeux vu, jusqu’au souvenir de la présence des crapauds et des couleuvres et des hirondelles et des grillons s’évaporer de mon terrain. Substance mort. Ma maison, mon jardin jouxtent des champs traités, dont les haies ont été arrachées, les talus arasés pour laisser passer des tracteurs de plus en plus élevés, pour projeter toujours plus de pesticides. Relire Rachel Carson, et pleurer.
Qu’importe. Pour clore le blockbuster que vous venez de visionner, je vais convoquer une dernière fois, en un générique d’exception, les acteurs qui ont partagé cette histoire avec Singe.
Avec, par ordre d’apparition à l’écran :
San, le peuple des toujours plus exclus. Certains obstinés aimeraient retourner au désert à l’écart duquel les autorités souhaitent les maintenir. Mais il leur est interdit de creuser des puits là où leurs ancêtres, déjà chassés des meilleures terres, erraient autrefois librement. Les derniers chasseurs-cueilleurs s’évaporent, et avec eux c’est jusqu’au souvenir de notre passé, de ces trois millions d’années lors desquelles les humains ont vécu en état d’errance dans la nature, qui s’efface.
Éléphant, qui autrefois dominait le monde, sans lequel nous ne serions pas humain, puisque l’on sait maintenant qu’il nous a ouvert la voie, en sortant d’Afrique voici six millions d’années, en défrichant les milieux que nous allions conquérir. Il en restait 20 millions en Afrique voici deux siècles, avant la colonisation. En 1979, quand l’ensemble du continent avait accédé à l’indépendance, 1,3 million. Ils sont moins de 400 000 aujourd’hui, et leur population recule de 8 % par an. En cause : le braconnage bien sûr, mais aussi l’essor économique de l’Afrique. L’extension des routes, de l’habitat et de l’agriculture étiole le territoire du sauvage, partout sur la planète.
Blé, lui, se porte bien. En acceptant la domestication, il a accompagné le prodigieux essor démographique de Singe. Mais en cet état, il est condamné à mort, et à brève échéance. Chut !, ne le lui répétez pas. Aujourd’hui, il prospère parce que des humains ont modifié son génome, et mettent dix calories d’hydrocarbure dans le sol (carburant des tracteurs, engrais et autres produits chimiques) pour en extraire une calorie de blé, qu’ils peuvent ingérer. Mais il est probable que le pétrole va manquer à terme, et que son usage va devoir être réglementé. Car le réchauffement planétaire, partiellement lié à leur production, va rendre les blés moins productifs, moins nourriciers et plus vulnérables aux sécheresses, qui vont aller en s’amplifiant. Demain, notre esclave Blé industriel mourra, et nos ventres crieront famine. À moins que nous réussissions, dans le petit laps de temps qui nous reste, une transition vers des formes d’agriculture résiliente, telle l’agroforesterie et la polyculture, en délaissant l’élevage concentrationnaire pour un retour à la pâture extensive.
Civilisation. Un acteur majeur de notre histoire, dont nous avons pu vérifier qu’il était mortel. La notion d’effondrement a opéré une entrée en force dans le tourbillon médiatique. Elle réactive de vieilles peurs. Probablement parce qu’elle nous apprend les bases de la vie. Nous nous sommes enfermés dans l’idée que nous pourrions durer toujours, nous avons escamoté la mort de nos consciences, caché le meurtre industrialisé de Vache dans les abattoirs et l’agonie de nos vieux dans des mouroirs. L’effondrement des civilisations, c’est l’impensé qui resurgit et nous rappelle que l’entropie toujours gagne.
Monnaie. Désormais maîtresse absolue du monde. Que de chemin accompli depuis son apparition il y a deux millénaires et demi. Avec ses compères État et Idéologie, elle a mené la danse. Civilisation est en fait une combinatoire de ces 3M, marchands-militaires-missionnaires. La monnaie dope les échanges, et accélère la concentration de richesses.
Religion, ou plus largement Idéologie. Elle rend acceptable les inégalités que crée la monnaie, nous faisant communier dans l’idée que nous serions tous égaux devant Dieu, ou devant le Marché, ou devant l’État – l’invention de la nation, entre les 17e et 19e siècles, c’est la promesse de l’égalité de tous dans un monde qui devait être désormais dominé par l’État.
État. Il assure protection, prélèvements fiscaux et redistribution. L’Empire a cédé la place à l’État-nation, mais peut-être n’est-ce que provisoire ?, tant la vague mondiale de populisme exprime une nostalgie de la puissance qui pourrait réactualiser d’anciens modèles. Ce ne sera pas nouveau. Au fil de l’histoire, les 3M se sont déjà reconfigurés à de multiples reprises.
3M, marchand-militaire-missionnaire. Aujourd’hui coexistent sur la planète diverses combinaisons de ces idéaux-types, en trois schémas : en Occident, des sociétés dominées par l’économique, auquel le politique est subordonné, la nation étant sous tutelle du politique ; en Arabie saoudite, une société où l’idéologie communautaire qu’est l’islam wahhabite commande à l’État, qui lui-même commande à l’économique ; en Chine, un État autoritaire domine la communauté nationale et les entrepreneurs capitalistes. Trois modèles pour une seule hégémonie, car désormais le terrain de jeu est borné, nous avons atteint les limites de la planète.
Microbe. Vaincu. Mais obstiné. Microbe est la plus indestructible part du vivant, et la plus susceptible d’évolutions radicales. Il nous survivra. Car nous avons oublié ce qu’était un monde où une égratignure pouvait terrasser un roi, où la septicémie était omniprésente, au point qu’une mère voyait les deux tiers de ses enfants mourir avant leur cinquième anniversaire. Peste, variole ou grippe ne nous terrifient plus. Mais demain ? Si les résistances aux antibiotiques explosent (ce qui est de l’ordre du possible, notamment suite au surdosage de ces substances dans l’élevage industriel) ; sachant que 90 % des médicaments sont produits, pour des raisons économiques, en Inde et en Chine, au point que des États développés sont incapables d’assurer leur autonomie en médicaments de base ; alors Microbe pourrait faire un retour en force. Et le croquemitaine redeviendrait Apocalypse.
Ver de terre. Humble, indispensable à la fertilité des sols. Il suffit qu’une terre soit traitée en agriculture chimico-industrielle depuis deux ou trois décennies pour que les populations de lombrics tombent au dixième ou au vingtième de ce qu’elles étaient. C’est du moins ce qu’avancent les études scientifiques, et que confirme empiriquement ma bêche.
Mercure. Toujours là. De plus en plus finement, les études ont commencé à mesurer l’évolution de son taux de concentration dans les biotopes. Il a doublé au cours du 20e siècle. Il continue à augmenter. Source première : la combustion du charbon – croissance toujours, notamment en Chine. Mercure est un bio-accumulateur, plus vous trônez en haut de la chaîne alimentaire, plus vous en concentrez. Sashimi de thon, salivation ? C’est aussi un neurotoxique et un perturbateur endocrinien. Une lueur d’espoir ? Contrairement à d’autres polluants, Mercure disparaît assez vite quand on n’en émet plus. Reste juste à en émettre moins.
Forêt ? Tropicale + humide = recul planétaire. Rien de nouveau sous le Soleil. Le soja grignote les biotopes amazoniens, et les derniers orangs-outans errent au milieu des palmiers à huile.
Smog. Évolue, s’atténue, revient. Avait reculé d’Europe, avant que maître Diesel et d’autres le ressuscitent. A reculé en Chine, quand les autorités se sont décidées à protéger les grandes villes pour sauver le consensus social. Plane sur l’Inde et l’Afrique, toujours plus dense. La pollution de l’air entraîne des millions de morts chaque année, et un cortège de souffrances incommensurables. À combien estime-t-on, quand on calcule le PIB, le coût d’une agonie par asphyxie ?
Volcans. Toujours là. Leur temps n’a jamais été le nôtre. Nous les avons supplantés comme agents actifs de la géologie depuis quelque temps, mais ils savent que leur règne va bientôt revenir. Ce sont des dieux. Nous sommes transitoires. Ils attendent. Prions qu’ils n’éternuent pas, ils aggraveraient sérieusement nos problèmes.
Ordinateur. Devenu tout-puissant. En Chine, 400 millions d’yeux, des cerveaux électroniques qui reconnaissent tout le monde. En Suède, des gens qui s’injectent des puces sous la peau afin de contrôler leur environnement. Les cyborgs sont déjà là.
Avenir ? Juin 2017, peu après la parution de Cataclysmes, publication de deux études. La première, synthétisant les travaux des démographes de l’Onu, annonce qu’en 2100, il y aura 4,5 milliards d’habitants en Afrique (3). L’autre, d’une équipe internationale de climatologues, évoque l’Afrique de 2100, sur un scénario « Business as usual », +3,7°C de réchauffement par rapport aux températures de référence de la fin du 19e siècle. Données ? L’Afrique est une terre, elle concentre plus de chaleur que les océans ; elle est tropicale, elle accumule plus de chaleur que si elle était en zone tempérée. L’ordinateur mouline, et diagnostique : l’essentiel du continent sera inhabitable, chaleur humide impropre à la survie, les deux tiers de l’année. Est-il besoin d’être géopoliticien ou philosophe pour deviner ce qui arrive quand 4,5 milliards de personnes sont supposées vivre là où elles ne peuvent pas survivre ? Alors que l’analyse transdisciplinaire serait nécessaire pour anticiper le futur, l’humanité persiste à favoriser les savoirs atomisés. Climatologues, démographes, géopoliticiens et philosophes travaillent d’arrache-pied, chacun dans son coin. Sur les tablettes des décideurs, deux scénarios distincts. Choisissez celui qui vous arrange.
En ce début de 21e siècle, nous avons les moyens de savoir et peut-être, encore ?, d’agir. Mais nous restons là, mains sur les yeux, mains sur les oreilles, mains sur la bouche. Après Éléphant, Singe devra bientôt quitter la scène, sauf coup de théâtre.
La fin du film, je vous laisse le soin de l’écrire. Pour l’instant, le scénariste manque d’imagination. Oups, tombe l’écran noir. Et si, en un seul mouvement, le public se levait et agissait ?
(1) Pour la seule année 2019, en France, entre janvier et juin, ont été publiés sur la thématique de l’effondrement, liste non exhaustive classée par ordre alphabétique : AMICEL Gérard, Que reste-t-il de l’avenir ? Entre posthumanité et catastrophe, Rennes, Apogée, 2019 ; BARRAU Aurélien, Le Plus Grand Défi de l’histoire de l’humanité. Face à la catastrophe écologique et sociale, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2019 ; BOHLER Sébastien, Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019 ; BIHOUIX Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, Paris, Le Seuil, 2019 ; GANCILLE Jean-Marc, Ne plus se mentir. Petit exercice de lucidité par temps d’effondrements écologique, Rue de l’échiquier, 2019 ; LATOUCHE Serge, JOUVENTIN Pierre, PAQUOT Thierry, Pour une écologie du vivant. Regards croisés sur l’effondrement en cours, Paris, Éditions Libre et Solidaire, 2019 ; SEMAL Luc, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, Puf, 2019 ; VARGAS Fred, L’Humanité en péril. Virons de bord, toute !, Paris, Flammarion, 2019. NB : depuis mi-2019, cette bibliographie a explosé, je m’excuse pour tous ces livres qui n’y figurent pas ; pour une synthèse de cette bibliographie ayant obilisé 40 contributeurs, j’y rajoute AILLET Laurent et TESTOT Laurent (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, 2020.
(2) Giec, « Global Warming of 1.5°C », 8 octobre 2018, disponible sur https://report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_final.pdf ; traduction française accessible sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_spécial_du_GIEC_sur_les_conséquences_d%27un_réchauffement_planétaire_de_1,5_°C
(3) United Nations, « Key findings & advance tables », World Population Prospect: the 2017 Revision, 21 juin 2017, accessible sur https://population.un.org/wpp/Publications/Files/WPP2017_KeyFindings.pdf
(4) Résumé dans Camilo Mora et al., « Global risk of deadly heat », Nature Climate Change, 19 juin 2017, consultable sur https://www.nature.com/articles/nclimate3322.epdf ; consulter également, pour l’Afrique du Nord, J. Lelieved et al., « Strongly increasing heat extremes in the Middle East and North Africa (MENA) in the 21st century », Climatic Change, vol. 137, juillet 2016.