Les éditions Odoya vont prochainement publier en italien Cataclysmes et Homo Canis. Le directeur, Marco Di Simoni, et le traducteur, Federico Simonti, m’ont suggéré de rallonger le chapitre 8 de Cataclysmes – celui intitulé « Hasards biologiques », qui explore la façon dont les pandémies de peste, de variole et autres joyeusetés pathogéniques ont affecté l’histoire mondiale – par un addendum portant sur le Covid-19… Le voici en avant-première.
Fin 2019, Singe pouvait fêter son premier siècle écoulé sans grande pandémie mondiale. La grippe « espagnole » avait arrêté ses ravages planétaires exactement un siècle auparavant. Le Sida, atypique tueur en série, était sous contrôle, au moins dans les pays à même de payer les traitements vitaux pour les malades. Le paludisme et la fièvre jaune reculaient. La variole avait été terrassée, la poliomyélite pouvait suivre le même chemin si… Les antibiotiques tenaient à distance la majeure part des germes, les vaccins étaient à même de neutraliser la plupart des virus. Tout semblait nous porter à l’optimisme.
Si ce n’est quelques indices, inquiétants. L’apparition de souches multirésistantes aux antibiotiques chez certains pathogènes, notamment la tuberculose. Le signalement de plus en plus fréquent de maladies opérant le « grand saut », le passage de l’animal à l’humain, Ebola, Sras et Sida étant les plus connues. Et les avertissements des épidémiologistes, relayés par l’Organisation mondiale de la santé, quant à la probabilité croissante d’une pandémie. En 2012, synthétisant les craintes de ces sentinelles, le journaliste David Quammen (Le Grand Saut. Quand les virus des animaux s’attaquent à l’homme, 2012, traduit de l’américain par Laurence Decréau, Cécile Dutheil de La Rochère et Eva Roques, Flammarion, 2020), posait le portrait-robot du tueur à venir : un virus, forcément, à ARN, évidemment, car il se recombinerait et évoluerait plus vite. Il serait issu d’un animal comme la chauve-souris via un hôte intermédiaire, peut-être victime d’élevage intensif ou de braconnage, et se propagerait par voie aérienne…
Sept ans après cette prédiction, le Covid-19 nous a offert un crash-test. Ce nano-envahisseur a déferlé par vagues sur l’édifice de la mondialisation. Il en a montré les failles multiples. L’humanité a réussi sa course à la technologie, s’offrant très vite des vaccins. Mais elle a échoué, pour l’instant, dans ce que le président français Emmanuel Macron avait pompeusement qualifié de « guerre au virus ». D’abord parce que la solidarité mondiale, qui aurait dû être renforcée, en sort affaiblie. Les États jouent chacun pour soi, les alliances que l’on croyait solides, jusqu’en Europe, s’effritent. Il y a les pays qui peuvent vacciner à tour de bras, ceux qui attendront faute de moyens. Les dirigeants, dans la plupart des nations, déploient des dispositifs de contrôle social de plus en performants, au motif de limiter la propagation virale, et suspendent l’exercice de libertés fondamentales. On aurait pu éduquer les citoyens aux gestes barrières, on les assomme sous des ordres ubuesques.
Ce qui vaut en sociologie se joue aussi en géopolitique, comme pour d’autres domaines : le Covid a accéléré des mouvements déjà bien amorcés. La Chine en sort renforcée, les États-Unis secoués. La trajectoire climatique risque de s’aggraver vers le trop chaud, puisque les politiques de relance seront dopées au cocktail d’antan, mégainvestissements spéculatifs et recours aux énergies fossiles, forcément carbonées. La pollution de l’air, tout aussi meurtrière que le Covid, continue ses ravages. Elle est aggravée par l’irruption croissante de mégafeux, résultats conjoints d’interventions humaines sur les couvertures forestières et d’accentuation des épisodes de grandes chaleurs. Quand aux nids à pathogènes que sont les élevages concentrationnaires, gageons qu’ils continueront à se multiplier. Jusqu’au prochain avertissement.
Avant de s’obstiner sur cette trajectoire, il faudrait prendre le temps de réfléchir à ce que le Covid nous murmure insidieusement, alors qu’il s’adapte à nos stratégies et s’infiltre dans nos rêves, nos actes devenus mécaniques, ai-je bien mon masque ?, où est le gel hydroalcoolique ? La génétique nous a répété qu’il était hébergé chez une chauve-souris, certainement en Asie du Sud-Est, très probablement en Chine. Qu’il est très probablement passé par un animal tiers, un mammifère certainement, en contact avec la chauve-souris et avec l’humain (pas un pangolin ! L’idée est une fake news promue par la Chine au début de l’épidémie). Et qu’il a opéré le grand saut, celui d’être en mesure de se reproduire chez l’humain et par contagion chez d’autres humains, très récemment, très probablement dans la seconde moitié de l’année 2019.
Quand on l’interroge sur ses origines, le Covid nous dévoile la terrifiante réalité épidémiologique et amorale qui est celle de notre monde. Inspectons quelques suspects, en quête de l’animal tiers qui aurait pu l’héberger dans sa transition entre chauve-souris et humain. Ç’aurait pu être le porc. La Chine en produit près des deux tiers du volume mondial, dans d’immenses immeubles atteignant sept ou plus étages, concentrant des dizaines de milliers de suidés. C’est le strict minimum pour garantir à des centaines de millions de Chinois des bouts de porcs dans le riz quotidien. Il y faut des antibiotiques par tombereaux, tant y est précaire la situation sanitaire. En guise d’aliment, des millions de tonnes de soja, si possible transgénique ; produit en champs de monocultures stérilisées au désherbant, gagnées sur des forêts tropicales, au loin – des « hectares fantômes », terres arables colonisées, selon une tradition dont on verra (dans le chapitre 12) qu’elle a donné autrefois à l’Europe un avantage décisif sur le reste du Monde. L’histoire bégaye.
Ce pourrait être le vison, dont la fourrure est à la mode en Chine, parqués par milliers dans des élevages insalubres. En se rappelant qu’un carnivore solitaire comme le vison a en règle générale un système immunitaire bien moins performant qu’un omnivore ou un herbivore grégaire, qui cohabite en permanence avec ses semblables. Ce pourrait être le chien viverrin… Ou un autre mustélidé, un autre canidé, un autre suidé, sauvage ou en élevage concentrationnaire, en tout cas immobilisé par nos soins et de ce fait exposé aux déjections des chauves-souris. Celles-ci fuient des forêts qui reculent, des falaises dynamitées pour que l’urbanisme progresse – et il tient du tsunami en Chine, qui coule près des deux tiers du béton mondial. Dans ce Monde qui leur est devenu hostile, les chauve-souris se perchent pour dormir où elles peuvent, hangars abritant des cochons, arbres surplombant des cages de petits carnivores sauvages qui seront demain écoulés sur les marchés. Le milieu parfait pour le grand saut.
Nous avons, par l’artificialisation croissante des terres et par l’élevage concentrationnaire, transformé le Monde en camp d’entraînement géant pour que les virus puissent réussir leur contre-offensive. Nous nous sommes liés les mains dans le dos, en concentrant aussi notre production de substances actives des médicaments dans deux pays, pour réaliser des économies d’échelle. Chine et Inde produisent 90 % des médicaments que consomme l’humanité. C’est en soi une vulnérabilité géopolitique insensée, car en cas d’hostilité avec ces pays autocratiques, Europe et États-Unis seraient privés de l’essentiel de leurs médicaments. D’un point de vue environnemental, cela implique des usines gigantesques, dont les effluents polluent les milieux à des kilomètres à la ronde. C’est là que les prochains microbes peaufinent leurs armes.
En éclaireur, produit imprévisible de la mondialisation, le Covid est venu rappeler aux humains qu’ils ne sont que des animaux, qu’une mauvaise fièvre peut vite terrasser. Avec une ironie involontaire, il cible plus les hommes que les femmes, plus les vieux que les jeunes, plus les pays riches que les pauvres – au moins à ses débuts. Il frappe là où se croyait le pouvoir.
Peut-être aurions-nous dû, avant que ce vicieux ne déferle, méditer l’avertissement du passé. Prêter l’oreille au poète italien Pétrarque, qui en 1348 écrivait : « Dans quelles annales trouvera-t-on mention de ce que les maisons étaient vides, les cités désertées, les campagnes abandonnées, les cimetières trop étroits pour les morts, alors que plane un sentiment terrifiant et universel de solitude sur la Terre entière ? […] Bienheureuse l’humanité future, qui n’aura pas connu ces misères et qui par chance, reléguera nos témoignages au rang de fables. »
Savourons quand même notre chance. L’imprévisible Covid-19 n’est pas l’apocalyptique Yersinia pestis. Il n’est qu’un crash-test… pour l’instant.