L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

Le carrefour impérial

À propos de :

STANZIANI Alessandro (2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e-19e siècle, Paris, Raisons d’agir.

En 1690, un candide extraterrestre qui aurait visité notre planète aurait-il su quel en serait le destin ? Aurait-il deviné l’ascension à venir de l’Europe ? Évidemment que non, répond Alessandro Stanziani dans le premier chapitre de ce bref ouvrage, un magnifique texte qui condense nombre des interrogations de l’histoire globale.

Évidemment que non, car les grandes puissances en expansion terrestre de l’époque n’étaient pas européennes – si l’on fait abstraction de l’Empire ottoman. Elles se déployaient en Eurasie et avaient nom Empire qing (en Chine), Empire moghol (en Inde) et Empire des tsars (en Russie). Elles étaient capables de projeter des troupes nombreuses sur des milliers de kilomètres. Mais quel était leur secret ? Comment ces empires acheminaient-ils les approvisionnements nécessaires aux campagnes et à la stabilité des conquêtes ? Où puisaient-ils ces ressources ?

Une critique salutaire

À partir de ces questions, Stanziani entreprend une critique salutaire des thèses qui ont précédé la sienne. Car nombre d’entre elles prennent la fin pour le commencement. Se baser sur le postulat que l’Europe va gagner la compétition, c’est prendre l’issue du match pour son déroulé. Ainsi, il est de bon ton, dans l’historiographie nationale chinoise, de dire que la Chine a toujours été unifiée, pays de concorde où prirent place un certain nombre d’inventions fondamentales. Des historiens européens ont retourné ce grand récit de la nation chinoise. Pourquoi la Chine fut-elle dépassée au 19e siècle ? Simplement parce qu’elle aurait toujours été stable, quand les pays européens se déchiraient en guerres incessantes qui les obligeaient à une compétition économique et technologique pour la suprématie… Un simple regard sur l’histoire chinoise suffit à détruire cet argument à double visage, défendant un pays tantôt irénique tantôt figé dans un despotisme éternel et mortifère : la Chine a rarement été unifiée, a connu autant de guerres que l’Europe, et les frontières des différents États qui l’ont composée ont considérablement varié.

C’est donc l’histoire de la construction impériale, de ses fondements sociaux et économiques, de ses dynamiques qu’entend étudier Stanziani en portant un regard large sur le fonctionnement des organisations militaires de ces États. « Ce n’est pas dans le pouvoir du nombre (la population chinoise ou indienne), ni dans l’étendue du territoire (cette dernière étant plutôt le résultat que la cause) et encore moins dans leur caractère “despotique” qu’il faut chercher la force des empires russe, chinois et moghol, leurs différentes évolutions ainsi que le résultat de leur confrontation avec l’Occident. Ainsi, certains éléments sont communs aux trois empires : leur capacité à intégrer des ethnies et des religions différentes, leur aptitude à mobiliser des ressources agricoles et militaires, l’importance du commerce, des organisations bureaucratiques complexes. Les différences sont tout aussi remarquables : les Chinois développent davantage le marché afin d’approvisionner l’armée ; les Russes ont recours aux soldats-colons et procèdent à un centralisation importante de leur administration, tandis que les Moghols misent sur la décentralisation de la fiscalité et de l’armée. »

Dans ces conditions, le comparatisme peut se passer de l’aune européenne, défend l’auteur, et se limiter au triumvirat Russie-Inde-Chine. Du coup, « l’Occident omniprésent […] demeure à l’arrière-plan » et « c’est un monde nouveau qui s’ouvre : la relation entre guerre, économie et dynamique sociale ; la signification même de la frontière. Vues d’Asie et suivant des comparaisons entre steppes d’Asie centrale, Moscovie, Chine et Empire moghol, ces comparaisons n’aboutiront pas aux mêmes réponses qu’en suivant les axes habituels Delhi-Londres, Yangzi-Lancashire ou Paris-Moscou. »

Guerre aux poncifs

Il faut alors faire table rase des poncifs, s’abstenir de penser en termes d’États-nations, de monopole de la violence (un empire pouvait déléguer cette composante de son pouvoir), chercher le capitalisme sous les formes oubliées qu’il a pu prendre ailleurs. Rappeler que ce même capitalisme n’est pas synonyme de droit, que l’urbanisation n’entraîne pas mécaniquement la liberté, que les peuples des steppes n’étaient pas des barbares jouissant d’une économie de pillage mais pouvaient se fédérer dans des entités administratives complexes. Que les religions n’ont jamais dicté l’éthique ou le fonctionnement du marché. Et enfin que ces empires n’ont jamais été monolithiques – la multiplicité des autorités et des juridictions y a toujours été la règle.

Un exemple : les armes à feu n’étaient réellement efficaces que dans des circonstances données. Dire que l’Occident s’est conféré un avantage crucial en les perfectionnant, c’est méconnaître le fait qu’elles ont aussi connu des évolutions ailleurs. Chinois, Indiens, Russes y ont eu recours quand les circonstances l’autorisaient. Mais la guerre dans les steppes se jouait avec la cavalerie, et ce sont les chevaux, plus que les canons, qui étaient l’objet de toutes les attentions en Asie. Autre exemple : le servage, pense-t-on couramment, aurait fourni à l’Empire russe les troupes disciplinées dont il avait besoin. Mais ce sont des soldats-colons, capables de manier les armes comme de cultiver la terre, qui ont procédé aux conquêtes. Et le pouvoir des tsars se négociait constamment avec les autres échelons de la société. Pour se limiter à une dernière illustration, autour du commerce en Asie centrale, l’auteur souligne que les marchands ouzbeks, chinois ou persans n’avaient rien à envier à leurs homologues européens, que ce soit en terme de performances, de foires, d’infrastructures de transports disponibles, de dispositifs d’arbitrage des contentieux, de liberté par rapport aux pouvoirs politiques, d’accès aux crédits ou de techniques comptables.

Passé le premier chapitre, Stanziani consacre un chapitre au cas particulier de chacun des trois empires. Il y expose la multitude des compromis qui ont permis à ces empires de perdurer tout au long de l’époque moderne. Les processus militaires, techniques, économiques, administratifs, etc., connurent en Inde, en Chine comme en Russie nombre d’adaptations différentes, souvent simultanées, adaptées aux contextes locaux. Les tactiques militaires russes étaient différentes dans le Caucase et en Asie centrale. Les Qing géraient différemment la Chine du Sud et celle du Nord ; et pour coloniser les steppes, ils eurent recours, en complément à la mobilisation massive des soldats-paysans, à une solution similaire à l’indenture britannique ou l’engagisme français : l’État – puis ensuite des intermédiaires privés – anticipait les frais de transport et d’habillement des migrants, bénéficiant en échange de cinq ans de leur travail sur place. Et toujours, dans ces empires, il existait une dialectique entre privé et public : les marchands ont très souvent approvisionné les armées ; et les pouvoirs impériaux ont encadré plus ou moins strictement les modalités de ce marché.

En conclusion, Stanziani plaide pour que les historiens cessent de prétendre prédire le futur « dans une relation mécanique avec le passé ». Ce qui permettra accessoirement de réécrire l’histoire du succès de l’Occident qui, pour être indéniable, est « à relativiser dans l’espace comme dans le temps ».

Les échanges commerciaux de l’Afrique subsaharienne avec l’Asie

On sait que les continents géographiques sont des constructions relativement arbitraires, trop souvent susceptibles de prédéterminer notre jugement [Grataloup, 2009] et donc d’éluder des phénomènes importants. Évitant précisément ce danger, beaucoup d’africanistes ont montré combien le désert du Sahara a constitué historiquement, entre les sociétés qui le bordent, à la fois une séparation majeure et un espace de mise en relation, au même titre du reste que les étendues maritimes bordant l’Afrique subsaharienne vis-à-vis du Proche-Orient et de l’Asie du Sud [Manning, 2010]. Il y a de fait de grandes homologies entre les relations commerciales transsahariennes et les relations marchandes de la mer Rouge ou de l’océan Indien occidental. Faisant ainsi de l’Afrique du Nord un espace partenaire similaire, pour l’Afrique noire, des mondes yéménite, omanais, voire indien, nous pouvons identifier l’Afrique subsaharienne comme un pôle d’échange éventuellement plus pertinent que la totalité du continent africain.

Sur cette hypothèse, la question que nous proposons d’aborder aujourd’hui est celle des échanges de cette Afrique-là, non pas avec l’Europe (question éminemment rebattue), mais avec l’Asie, de l’Arabie jusqu’au Japon. Ce faisant il apparaît rapidement que, sur deux millénaires ou plus, l’Afrique noire a presque exclusivement exporté des produits primaires pour importer en retour des produits fabriqués, souvent des produits assurant un prestige social à ses possesseurs (soie et céramique chinoises, textiles indiens notamment). On trouverait donc ici une structure économique très ancienne, de fait bien antérieure à la colonisation européenne, avec au passage des groupes sociaux tirant profit de ce commerce, sans pour autant le faire servir à une accumulation productive (voir sur ce blog, l’étude de la société swahilie, le 6 juin dernier). On peut sans doute synthétiser ces échanges autour de la circulation des biens, des métaux précieux et des hommes. Mais ce bilan ne serait pas pertinent sans une présentation des parcours intéressant l’Afrique subsaharienne, que ce soit pour ses propres produits ou ceux qu’elle importe, et le repérage des destinations finales des produits africains, souvent très lointaines, et ce depuis longtemps.

Sur cette question des parcours, ce qui frappe, c’est la profonde intégration des trois frontières de l’Afrique noire (transit saharien, commerce de la mer Rouge, échanges de la côte swahilie) dans le système des routes asiatiques. Ces trois commerces débouchent respectivement en Afrique du Nord et en Égypte, en Arabie (notamment Yémen et Oman) et en Perse. Les produits transsahariens arrivés en Égypte, comme les produits de la Corne abordant l’Arabie et non consommés sur place, prennent logiquement la route de l’Inde par l’océan Indien occidental. Les produits parvenus en Perse, soit reprennent la même route maritime via le golfe Persique, soit se retrouvent au niveau de la route continentale de la Soie (via Rayy, Merv et Boukhara jusqu’au 13e siècle, Ispahan et Boukhara ensuite). Les biens africains trouvent donc des débouchés en Asie centrale ou en Inde. De l’Asie centrale, ils repartent facilement vers la Chine, le Tibet ou la Mongolie (allant alors à l’extrémité de la route de la Soie) mais aussi la Russie. De l’Inde, qui en prélève une part importante, ils rejoignent l’Asie du Sud-Est et la Chine par l’océan Indien oriental, gagnant la mer de Chine par l’isthme de Kra (Malaisie aujourd’hui) et le Funan (Sud-Cambodge), jusqu’au 4e siècle, par les détroits de la Sonde, puis de Malacca, ensuite. À partir du 7e siècle, ils pénètrent en Chine par le port de Canton, siège de communautés arabe et persane importantes.

On peut repérer les parcours précis de certaines marchandises africaines. Prenons l’exemple du premier cycle systémique, c’est-à-dire les six premiers siècles de notre ère (pour le repérage de ces cycles, voir Beaujard [2009]). C’est en premier lieu la myrrhe du Nord de la Corne qui est exportée par des commerçants arabes, puis largement revendue aux Indiens. Ces derniers, essentiellement Cholas du Sud, en font (avec l’encens africain ou arabe) un produit phare transporté jusque sur l’isthme de Kra et au Funan, puis vers la Chine, avant que les commerçants des îles de la Sonde ne lui substituent leur benjoin (4e siècle). L’encens suit exactement le même trajet et finit par être lui aussi partiellement substitué par des résines de pin indonésiennes… La corne de rhinocéros aboutit très largement en Chine où ses supposées vertus aphrodisiaques sont toujours d’actualité, parfois après avoir été réduite en poudre, sans doute pour l’essentiel par la route océanique. Au cours du deuxième cycle systémique (600-1000), outre l’or et les esclaves qui seront analysés plus loin, c’est l’ivoire qui décolle, essentiellement utilisé en Inde pour fabriquer des manches de poignard ou des fourreaux d’épée, et qui vient compléter la production propre de ce pays. Le bois de construction, originaire de la mangrove de la côte est-africaine, finit sa course dans le golfe Persique et à Bagdad. Quant à l’ambre gris, il vient compléter les productions locales, dans l’ensemble de l’océan Indien, en tant que fixateur de parfum. Il en va de même des carapaces de tortue, utilisées dans toute la région dans des travaux d’incrustation et pour la fabrication de peignes.

Dans le troisième cycle systémique (11e-14e siècles), on mentionnera d’abord l’ivoire, notamment à destination de Byzance, mais qui, selon le Zhao Rugua (chronique chinoise de l’époque Song [2010]) parviendrait aussi en Chine à partir du port de Murbât en Hadramaout (Yémen). Faisant le bilan des produits que les chroniques de l’époque mentionnent comme arrivant en Chine, Beaujard [2007, pp. 64-65] recense, sur la période, des gommes aromatiques, de l’aloès, du bois de santal jaune et des carapaces de tortue. Le sang-dragon, substance résineuse d’origine végétale originaire de Socotra, serait aussi importé en Chine pour servir dans la préparation des vernis et encres. Nouvelle exportation, le quartz n’irait pas plus loin que l’Égypte, tandis que café et musc de civette s’arrêteraient en Arabie. À partir du 15e siècle et de l’expansion du quatrième cycle systémique, les mêmes produits continuent à pénétrer en Asie. Deux différences majeures cependant. Entre 1405 et 1433, l’intrusion des grandes jonques chinoises de Zheng He dans l’océan Indien amène, pour un temps, un approvisionnement direct de l’Extrême-Orient en produits africains. De même l’irruption des Portugais sur la côte est-africaine, à la toute fin du siècle, dynamise les exportations locales vers l’Inde et le reste de l’Asie, tout en constituant un monopole pour l’exportation de l’ivoire.

Pour ce qui est de l’or africain, on sait ce que fut son rôle dans la frappe du dinar, à l’instigation notamment de la dynastie égyptienne des Fatimides, au 10e siècle. Certes, l’or du Soudan et de l’Afrique de l’Est n’est pas la seule source de ce métal précieux pour l’Empire musulman : l’Arabie occidentale, le Caucase, l’Arménie, l’Oural et l’AltaÏ fournissent des apports anciens, désormais bien contrôlés par le pouvoir omeyyade puis les Abbassides. Mais l’or du Soudan constitue une source très nouvelle, et surtout quantitativement plus importante que les autres à partir du 8e siècle. En ce sens, l’or des caravanes transsahariennes constitue un facteur de bifurcation de l’histoire globale. Jusque-là, déficits commerciaux aidant, l’Europe perdait son or au profit de Byzance et celle-ci au profit de la Perse sassanide, laquelle l’engloutissait dans la thésaurisation (bijoux, mobilier précieux) et l’utilisait en achats auprès de l’Inde, elle-même grande thésaurisatrice. Ce circuit tendait donc à se bloquer de lui-même et c’est bien pourquoi la découverte de l’or du Soudan constituait une irrigation précieuse pour l’économie eurasiatique. Et de fait, cet or ne reste pas en Afrique du Nord mais « chemine vers les régions de grosse production qui travaillent pour le commerce d’exportation : l’Égypte avec son blé, ses papyrus et ses étoffes, la Mésopotamie avec sa canne à sucre et ses tissus. Il chemine aussi vers les régions de transit où arrivent les marchandises provenant de l’extérieur du monde musulman (…), les places qui reçoivent les produits de l’Asie, les épices notamment, les centres marchands de l’Asie centrale, Samarkand, Boukhara, le Kwarizm, qui commandent les routes vers les fleuves russes, le pays des Turcs, la Chine et l’Inde » [Lombard, 1971, p. 132]. Il est donc certain qu’une partie de cet or a terminé sa course en Inde et en Chine. Mais pour ce dernier pays, il ne peut s’agir que d’or thésaurisé dans la mesure où la Chine ne frappait pas de pièces d’or, passant d’un système monétaire fondé sur le bronze jusqu’au 13e siècle à un système basé sur l’argent à partir de la dynastie Ming.

Autre « produit » spécifique, les esclaves, qui seront très rapidement envoyés en Asie. Lors du premier cycle systémique, la traite orientale semble se concentrer sur la côte est-africaine, des esclaves arrivant en Somalie pour être redirigés sur l’Égypte. Mais on mentionne déjà des « esclaves Kunlun, grands et noirs, présents en Chine sans être sûr qu’il ne s’agit pas de captifs d’origine papoue » [Beaujard, 2007, p. 37]. C’est lors du deuxième cycle systémique, à partir du 7e siècle, que la traite orientale se développe véritablement. Des esclaves Zanj quittent le port de Pemba pour rejoindre l’Oman et Bassora. Selon Lombard [1990, t. 2, p. 30], on en retrouverait des quantités importantes en Indonésie. De là, des ambassades d’États insulindiens en auraient amené dans la Chine des Tang, à la capitale Chang’an où il est de bon ton de disposer de serviteurs noirs. Cette présence ne constituera pas un feu de paille : au début du 12e siècle, les riches de Canton possèdent habituellement des esclaves noirs. Ceux-ci se retrouveraient aussi comme soldats sur des jonques chinoises vers 1225 [Hirth, Rockhill, 2010] et « Ibn Battûta note, en 1355, l’emploi dans les villes chinoises de serveurs noirs comme gardiens » [Beaujard, 2007, p. 58]. La présence des Africains concerne aussi l’Inde : Manning [2010, p. 39] évoque les immigrants Habshi (venant de la Corne de l’Afrique) et Siddi (de la côte Sud-Est) pour le 13e siècle, certains ayant atteint une position sociale d’influence, parfois esclaves affranchis mais aussi venus comme hommes libres. Au 15e siècle, les guerriers africains constituaient le fleuron de l’armée du sultanat de Delhi, puis une composante non négligeable des forces de l’Empire moghol [ibid., p. 68]. Ils seront également employés dans les troupes ottomanes… En tout état de cause, l’impact des réseaux commerciaux issus du monde musulman a été déterminant dans cette géographie, comme du reste dans la dynamique initiale de la traite. Pétré-Grenouilleau [2004, pp. 94-105] en a remarquablement montré les déterminants tout en développant la profonde synergie entre la traite marchande et la formation des empires du Soudan.

Au final, ce parcours nous apprend que l’Afrique noire a incontestablement connu, dans la longue durée, une relation asymétrique avec l’Asie, fondée sur l’échange presque exclusif de produits primaires contre des produits fabriqués. il semble aussi que, contrairement aux acteurs des cités-États européennes du Moyen Âge, leurs homologues subsahariennes vivaient surtout par leur position dans des circuits commerciaux largement décidés en dehors d’elles et sur lesquels elles n’avaient qu’une faible créativité. Il n’est donc pas totalement anodin qu’elle ait ensuite suivi, dans la seconde moitié du 20e siècle, des stratégies de développement très ambiguës, fondées sur la seule exportation de produits primaires.

BEAUJARD P. [2007], « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le 16e siècle », in NATIVEL D. et RAJOANAH F., L’Afrique et Madagascar, Paris, Karthala.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in BEAUJARD P., BERGER L., NOREL P., Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GRATALOUP C. [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.

LOMBARD D. [1990], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, Éd. EHESS.

LOMBARD M. [1971], L’Islam dans sa première grandeur, 8e – 11e siècle, Paris, Flammarion.

MANNING P. [2010], The African Diaspora: A History through Culture, New York, Columbia University Press.

PÉTRÉ-GRENOUILLEAU O. [2004], Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard.