Un « roitelet nègre » à la cour de Louis XIV

Il est bon ces temps-ci de pleurer une histoire nationale qui serait perdue et de regretter l’époque où on aurait appris à ânonner la chronologie et à s’émerveiller devant la galerie des héros de la France passée. Une fois n’est pas coutume, on parlera donc aujourd’hui de la cour de Louis XIV, mais pour s’intéresser à un personnage quelque peu oublié : Louis Aniaba, « prince d’Assinie ».

Pour entrer dans le sujet, parcourons les Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, tome XIX, mois de janvier 1701, lettre IV, « Affaires de France » :

 « Il est vrai comme on vous l’a dit, qu’il y a eu à Paris un certain roitelet nègre, connu sous le nom d’Aniaba roi d’Eiszinie qui a été baptisé, & qui ensuite est retourné en son pays, comblé des faveurs & des bienfaits du roi. Monsieur du Caste chef des flibustiers l’amena il y a environ quinze ans en France, soit de force, soit de gré, & en fit un présent au Roi qui d’abord pourvut à son entretien & à son éducation, & ordonna qu’il fût élevé dans la religion catholique. Par ce moyen on en a fait peu à peu un chrétien, & enfin il a reçu le baptême par les mains de l’évêque de Meaux, & a été nommé Louis par ordre du Roi, de sorte qu’il s’appelle à présent Louis Aniaba. Son pays est situé dit-on sous la zone torride à la Côte d’Or, & n’est habité que par des nègres qui n’ont aucune connaissance de Dieu. Il y est présentement retourné, tant pour y gouverner ses anciens sujets que pour tâcher de les convertir à la foi, mais avant que de partir il a mis son État & sa personne sous la protection de la Vierge, & a institué en son honneur un ordre de chevalerie sous le nom de l’Étoile de Notre Dame. Ainsi ce ne sera plus seulement parmi les nations policées que l’on trouvera des ordres de chevalerie, mais aussi parmi les nègres. » [1]

L’auteur de ces lettres, s’il se présente lui-même comme « Hollandais par inclination et par devoir, s’[il ne l’est] pas par naissance », n’a pas été identifié avec certitude [Cf. dictionnaire des journaux]. L’intérêt du texte est de donner en quelques lignes un regard sur un micro-événement de la cour française en cette première année du 18e siècle : le départ de cet homme originaire de la côte de Guinée, qui avait été recueilli par Louis XIV et baptisé par Bossuet, évêque de Meaux. Signe du bruissement suscité, le fait est également relaté, avec quelques erreurs mais aussi quelques informations complémentaires, par le Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701, autre journal publié en Hollande :

 « Le prince Louis Annibal, roi de Sirie sur la Côte d’Or en Afrique, qui était à Paris depuis longtemps, & qui a été instruit & baptisé par l’évêque de Meaux, le Roi ayant été son parrain, communia le 12 du mois dernier par les mains du cardinal de Noailles, & présenta en même temps un tableau à la Vierge, sous la protection de laquelle il a mis ses États, ayant fait vœu, quand il sera de retour, de travailler à la conversion de ses peuples. Ce prince maure partit le 24 du même mois. Il doit s’embarquer à Port-Louis, & être escorté par deux ou trois vaisseaux de guerre que le chevalier Damon commandera. » [2]

Qui était cet Aniaba, transformé par le Mercure en « Annibal » ? Avouons qu’en dehors de son rôle à la cour, il est difficile d’apporter une réponse précise : le premier instrument de la Françafrique peut-être, si l’expression n’était pas trop anachronique.

Deux dates importantes précèdent l’arrivée d’Aniaba à la cour de France et inscrivent son histoire dans un contexte marqué par le développement de la traite négrière française sous l’impulsion de l’État.

– En janvier 1685, Louis XIV fonde la Compagnie de Guinée afin de développer la traite négrière à destination de Saint-Domingue : faire « seule à l’exclusion de tous les autres, le commerce des nègres, de la poudre d’or & de toutes autres marchandises qu’elle pourra traiter ès côtes d’Afrique, depuis la rivière Sierra Leone inclusivement, jusques au Cap de Bonne-Espérance » [3].

– En mars 1685, Louis XIV prend un édit « touchant la police des îles de l’Amérique française » « pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nosdites îles », le tristement célèbre Code noir.

Entre novembre 1687 et février 1688, le lieutenant de vaisseau Ducasse croisa sur la côte de Guinée, avec une double mission : combattre le commerce informel et reconnaître les lieux propices à des établissements.

 « Asseny Massem ou Rivière d’Accosse, Bassam et Bocco sont dépendants du royaume d’Asseny. C’est où commence la traite de l’or et dans le lieu de la côte où incontestablement il y en a le plus. C’est l’asile de tous les interlopes où ils font la plus grande partie de leur commerce étant au vent et éloigné des forteresses ; les vaisseaux de la Compagnie d’Angleterre y négocient aussi en passant, auparavant d’aborder dans leur établissement. Il y a une rivière audit lieu que les nègres appellent… et assurent aller fort loin et qu’on peut remonter facilement, et qu’en peu de jours l’on aborde dans les endroits où se trouve l’or. L’on y a débarqué cette année, six français avec un peu de marchandises pour tenter dans la suite un établissement et l’on a reçu en otage deux jeunes nègres, l’un fils du roi et l’autre d’un seigneur. L’on peut conjecturer que de ces trois endroits, il sort annuellement 12 à 1 500 marcs d’or. » [4]

Ce qui est confirmé par le père Godefroy Loyer :

« Le 28 août 1687, le R. Père Gonzalves, de notre Ordre, natif du Puy en Vellay, s’embarqua du port de La Rochelle avec quelques autres religieux, compagnons de ses travaux apostoliques, pour les missions de la Guinée en Afrique. Le 24 décembre de la même année, étant arrivé au pays d’Issiny, il y fut très favorablement reçu du roi Zena, qui pour lors gouvernait ce petit État. Ce prince lui donna deux jeunes nègres, un desquels il supposa être son fils, & qui ont paru en France sous les noms d’Aniaba & de Banga. Il les y envoya par les bateaux de la Compagnie royale de Guinée, & ce religieux ayant laissé à Issiny un de ses compagnons nommé le P. Henri Cerizier, qui y mourut saintement après quelques années, il se rendit avec les autres au royaume de Juda [Ouidah]. » [5]

Cependant, l’introduction d’Aniaba à la cour du roi ne semble pas avoir été immédiate, si on se fie à la relation qu’en fait le liturgiste Claude Chastelain dans une lettre du 25 février 1701 :

« Le prince Aniaba, à présent roi d’Essinie dans la Guinée, en Afrique, vint, il y a 13 ans, à Paris pour voir la cour de France. Il avait 15 ans, le visage de Maure et était païen. Il ne croyait jamais être roi, car son père vivait et il n’était que le 3e de ses enfants. Il fut longtemps sans se faire connaître ; mais un de ses cousins qui était venu avec lui, ne put s’empêcher de le découvrir, et cela se trouva vrai par l’enquête qu’en fit le sieur Hyon, marchand de perles, demeurant rue du Petit-Lion, près S. Sauveur, qui avait correspondance en Guinée et au Sénégal, qui un jour persuada ce prince d’aller voir l’église Notre-Dame, où il n’était point encore entré. Ce prince m’a raconté que ce qu’il y vit le pénétra si fort que sur le champ il alla trouver le sieur Hyon et lui dit de faire parler à Madame de Maintenon, qui le présenta au Roi, à qui il raconta les motifs de son voyage, en français demi baragouin (car il ne savait pas mieux le portugais), et lui dit ensuite que tout ce qu’il avait senti étant dans Notre-Dame faisait qu’il le priait instamment de lui donner quelqu’un qui pût l’instruire de la religion des Français, qu’il croyait déjà l’unique bonne et véritable. Le Roi lui donna M. de Meaux, qui l’ayant fait passer par tous, les degrés du catéchuménat le baptisa un samedi saint à Versailles. Le Roi, qui l’avait tenu et nommé Louis, le mit ensuite dans les mousquetaires, lui assigna une pension de douze mille francs, qui lui a toujours été payée. Il fut ensuite capitaine de cavalerie et connut un de mes frères en Hainaut, où il reçut la nouvelle de la mort du second de ses frères. » [6]

À la cour, Aniaba dut rencontrer d’autres Noirs. Plusieurs tableaux nous montrent des dames accompagnées de leur petit page, comme ce tableau des filles de Louis XIV et de Madame de Montespan, Mademoiselle de Blois et Mademoiselle de Nantes.

Figure 1. Françoise-Marie de Bourbon et Louis-François de Bourbon, tableau de Claude-François Vignon, fin 17e siècle, Versailles (RMN).

On pourrait aussi évoquer par exemple le petit Machicor, prince malgache [Lombard-Jourdan, 1975].

Mais en 1700, la donne change. Le chevalier Damon adresse le 23 janvier 1700 une lettre au ministre de la Marine : « j’ai omis de marquer par le mémoire de Guinée que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, que le prince Aniaba… est présentement roi d’Issigny par la mort de son père. Son oncle qui s’appelle Acassiny a l’administration du royaume, ses sujets l’attendant avec impatience pour le couronner ». Il souligne ensuite « les avantages que l’on peut tirer de ce royaume par le commerce qui peut devenir par la suite un second Pérou » [7]. C’est lui qui est chargé de ramener Aniaba en ses États.

Cependant, avant de repartir en Afrique, Aniaba fonde un ordre de chevalerie et consacre un tableau à la Vierge, semble-t-il accroché dans la cathédrale Notre-Dame. L’auteur des Lettres historiques rapporte l’inscription qu’on pouvait lire au bas dudit tableau :

 « À la gloire de Dieu,
Louis Aniaba,

Roi d’Eszinie, à la côte d’or en Afrique, en reconnaissance de la grâce que Dieu lui a faite de le retirer de l’aveuglement où ses prédécesseurs & ses peuples ont vécu jusqu’à présent, & des bontés de Louis le Grand, qui l’a fait élever en France à ses dépens dans le culte de la vraie religion, & dans la pratique des plus nobles exercices ; & aussi des obligations qu’il a à Mr. l’Évêque de Meaux, pour lui avoir donné le baptême ; avant que de retourner prendre possession de ses États, où il va par les soins de notre pieux & généreux monarque, à dessein d’y planter la foi : & pour ce sujet s’étant mis lui, & son royaume sous la protection de la très sainte Vierge, à l’honneur de laquelle il a institué l’ordre de l’Étoile de Notre Dame, pour lui & ses successeurs à perpétuité ; a donné ce tableau pour monument de sa piété, l’an de grâce 1701. » [8]

Le tableau semble perdu et nous n’en connaissons quelques détails que par une description de 1838 :

 « Louis Aniaba, par la grâce de Dieu, roi d’Eissinies, à la Côte d’Or, en Afrique, reconnaissant envers Dieu qui, de sa miséricorde infinie, lui a départi les lumières de l’Évangile dont les rois ses prédécesseurs avaient été privés, institue, sous la protection de la très sainte Vierge, un ordre de chevalerie sous le nom de l’Ordre de l’Étoile de Notre-Dame, et voulant laisser en France, après son départ, des monuments de sa dévotion et reconnaître les services qui lui ont été rendus par Oudar-Augustin Justina, auteur du grand tableau qu’il a donné à l’église Notre-Dame de Paris, où il est représenté à genoux devant la sainte Vierge et son enfant Jésus qui lui remet le collier de son dit ordre, en présence du roi de France, son bienfaiteur et parrain, et de M. l’évêque de Meaux, il institue ledit Justina, chevalier de son ordre (Paris, 12 février 1701) (orig. avec signature de L. Aniaba en marge et au bas de la pièce). » [9]

Nous possédons en revanche une gravure sur laquelle est représenté Aniaba pointant du doigt le collier de son ordre :

Figure 2. Aniaba, gravure, 18e siècle (BnF)

Mais le voyage ne se passe pas bien et l’attitude d’Aniaba choque, ainsi lors d’une escale au royaume de Sestre :

 « Le lendemain dimanche, de bon matin, trois nègres vinrent dans un canot à notre vaisseau ; ils nous apportèrent trois ananas, & demandèrent d’où était le vaisseau. Mais dans le fond il n’étaient venus que pour attraper quelques daches ; c’est ainsi qu’ils nomment les présents, dont tous les nègres sont fort avides. L’un d’eux ayant vu boire du thé à Monsieur Aniaba, en demanda : on ne lui en voulut pas donner, parce qu’il n’y avait, lui dit-on, que les blancs qui en bussent ; mais il ne se contenta pas de cette raison, & ayant montré Monsieur Aniaba, il dit que puisque ce nègre en buvait, il pourrait en boire. Monsieur Aniaba se sentit choqué de cette réponse ; mais cela ne l’empêcha pas de descendre à terre, & d’y mener avec les négresses du lieu, pendant les huit jours que nous y restâmes, une vie qui n’édifia personne. » [10]

À la fin du mois de juin 1701, le navire arrive en Issiny.

« Le 27, Monsieur Damou & Monsieur Aniaba descendirent à terre, avec quelques gens de service ; & le jour suivant, le capitaine Akasini, roi d’Issiny, arriva d’Assoco lieu capital du pays, suivi d’une grande quantité de seigneurs du pays, & d’esclaves. Il reçut Monsieur Damou avec tous les témoignages d’estimes imaginables, & le remercia particulièrement de toutes les bontés que le Roi avait eues depuis si longtemps pour Monsieur Aniaba, & en reconnaissance il lui permit de bâtir un fort en son pays, dans le lieu qu’il lui plairait davantage. » [11]

Un fort est donc construit, en un mois. Mais Anabia ne joue pas le rôle attendu. En novembre 1702, les Hollandais attaquent la forteresse française et sèment la panique parmi ses défenseurs. Ce sont les hommes d’Akasini, sur leurs embarcations, qui emportent la bataille contre les Hollandais. Mais dans cette lutte, Aniaba brille par son absence.

« On avait remarqué qu’Aniaba ne s’était point trouvé avec ceux qui avaient combattu les Hollandais, il ne laissa pas de venir au fort féliciter le gouverneur, & ne répondit que par de mauvaises raisons aux reproches qu’on lui fit de n’avoir pas imité ses compatriotes, lui qui avait de si grande obligation au roi & à la nation.

Mais il avait quitté il y avait longtemps les sentiments d’honneur, de reconnaissance & de religion qu’on lui avait inspirés pendant quatorze années qu’il avait demeuré en France. On s’était aperçu dès qu’il avait mis le pied en Afrique, & qu’il s’était dépouillé des habits des Français pour se mettre nu comme ses compatriotes, qu’il s’était en même temps dépouillé de tous ses sentiments d’honnête homme & de chrétien. » [12]

Finalement, l’établissement est oublié et ce n’est qu’en 1705 qu’une nouvelle expédition est mise sur pied par la Compagnie de Guinée avec ordre de ramener les Français qui s’y trouvent encore. On ne parle plus d’Aniaba. Son histoire donne lieu en 1740 à une version romancée totalement fictive. Ne restait que l’idée de l’échec et de tromperie :

« On s’accorde généralement à regarder comme un autre imposteur le nègre Aniaba, ou Louis Annibal, qui parut, sur la fin du dernier siècle, à la cour de France, sous le masque de fils & d’héritier présomptif du roi d’Issini, sur la Côte d’Or. Il avait reçu le baptême des mains de M. Bossuet, & la première communion de celles du cardinal de Noailles. Louis XIV, qui avait été son parrain, le combla de caresses & de présents. Il servit quelque temps en qualité de capitaine de cavalerie. Avant de retourner en Issini, il offrit à la Sainte Vierge un tableau, pour mettre ses États sous sa protection, avec un vœu solennel d’employer tous ses soins à la conversion de ses sujets. Le Roi lui donna, en 1701, un équipage convenable à son rang, & deux vaisseaux de guerre pour l’escorter sous la conduite du chevalier Damou. La Compagnie de Guinée en attendait de grandes faveurs. Le fourbe n’eut pas plutôt pris terre au royaume d’Issini qu’il se dépouilla des mœurs françaises & des dehors de la religion chrétienne, en quittant les habits français & le caractère français. Il retomba dans son premier état, l’esclavage ou la vie misérable d’un nègre. » [13]

Mais l’histoire n’est pas une matière figée et inerte, le présent perpétuellement retravaille le passé et au début du 20e siècle, Aniaba ressuscite. Il devient une figure positive de la colonisation et de « l’humanisme colonial ». Sous la plume de Robert Delavignette, un temps administrateur en Afrique puis, à partir de 1937, directeur de l’École nationale de la France d’outre-mer, il illustre la possibilité d’un rapprochement sans violence entre Europe et Afrique. Ainsi dans un article paru dans Le Petite Parisien le 1er février 1936, à l’occasion de l’embarquement du cardinal Verdier, archevêque de Paris, à Marseille, quelques jours plus tôt, pour Dakar, capitale de l’Afrique-Occidentale française :

« Entre la magnifique pierre taillée de Notre-Dame de Paris et les coupoles de ciment armé de cette cathédrale neuve de Dakar passera peut-être l’âme d’un des premiers Noirs qui aient été baptisés en France. Et celui-là, justement, connut Notre-Dame de Paris, il y a de cela deux siècles et demi, sous le règne de Louis XIV.

Il s’appelait Aniaba et on le disait fils de roi, fils du roi d’Issiny, dans le pays que nous appelons aujourd’hui la colonie de la Côte d’Ivoire et qui est l’une des plus belles de l’Afrique-Occidentale française. […]

La France a changé depuis le règne de Louis XIV ; l’Afrique aussi, et plus profondément que la France. Le cardinal Verdier verra un nouveau monde africain, qui n’a encore qu’un demi-siècle d’histoire, mais qui respire déjà l’originalité et qui témoigne d’une belle force vitale.

De la Côte d’Ivoire au Sahara et du Sénégal au Niger, 15 millions d’hommes commercent et travaillent avec nous, se rapprochent de nous. […]

Paris leur envoie aujourd’hui son archevêque. Et dans la messe dite à la cathédrale neuve, l’ombre d’Aniaba murmure une parole à la fois royale et fraternelle : “Il n’y a donc plus de différence entre vous et moi que du noir au blanc.” C’est une différence qui, sur le plan spirituel, ne touche pas les âmes et qui, sur le plan humain, n’empêche pas l’A.-O. F. et la France d’Europe de vivre en communauté. » [14]

Robert Delavignette reprit l’anecdote dans Les Vrais Chefs de l’Empire, en 1939 : « Pour moi aussi, l’humanisme réside dans notre confrontation et dans notre mutuel enrichissement ; et la colonie n’existe moralement que si elle protège l’humanisme qui nous unit. Nous entrons dans le Nouveau Monde africain et nous disons la parole royale : Il n’y a donc plus de différence entre vous et moi que du Noir au Blanc. — Différence qui n’est plus une séparation, ni une subordination mais un accord. » [15] Il gomme ainsi totalement l’image négative du retournement d’Aniaba.

Mais reprenons l’histoire. Jean Godot, « soldat de fortune » dont le manuscrit n’a toujours pas été publié, mentionne la présence de deux Français, qui, en 1701, vivent à Issiny depuis sept ans. En 1693 ou 1694, le roi Akasini avait demandé qu’on lui laissât « des François dont il aurait tout le soin possible ». Or « deux gentilshommes, étant réduits à courir le pays par des mauvaises affaires qui leur étaient arrivée en France, furent bien aise de trouver une pareille occasion afin d’en être éloignés pendant un temps durant lequel on pourrait accommoder leurs affaires. Sans considérer le mauvais climat du pays, ils résolurent de s’en aller. Ils s’embarquèrent avec leurs valets […] qui sont le Parisien et La Serre ». Ces deux gentilshommes moururent et ne restèrent que les valets. L’un « est un garçon de Paris. Il y a sept ans qu’il est en ce pays, et qui en sait parler la langue comme les originaires même. Il y avait aussi un autre garçon de Saint-Malo, nommé La Serre » [16].

Ces deux hommes sont les principaux informateurs de Loyer et de Godot. Ils sont le symétrique imparfait et sans gloire d’Aniaba, mais ils participent surtout au fonctionnement de synapses qui mettent en interconnexion les différentes régions du monde. Ce que renforce une autre notation de Jean Godot :

« Quoi que ces peuples n’aient aucune connaissance des lettres, ils savent cependant parler de plusieurs langues, comme un peu de français, de portugais, d’anglais, hollandais et espagnol. Ils savent aussi parler diverses langues de leur pays. » [17]

Il y a là une société d’interface, ou, pour reprendre la notion de Paul Ottino, une « culture de frange ». Le fait qu’on y cultive des ananas, plante originaire d’Amérique du Sud, en est le détail sucré.

Au terme de cette histoire, on pourra s’interroger sur le fait que ce billet s’inscrive bien dans l’histoire globale. Reconnaissons que l’approche individuelle est toujours délicate et que de la microhistoire à la macrohistoire, il y a un pas. Miles Ogborn a consacré un ouvrage aux « vies globales » [2008] ; il m’avait inspiré un billet sur la princesse indienne Pocahontas. Ce billet est un autre essai. On pourrait considérer qu’il s’agit là davantage d’histoire connectée. Soit ; mais la rencontre des hommes n’est-elle pas un préalable au télescopage des mondes ?

 

Bibliographie

1701, Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, La Haye, chez Hadrien Moetjens.

1701, Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701

1740, Histoire de Louis Anniaba, roi d’Essénie, en Afrique, sur la Côte de Guinée, Paris.

Delavignette R., 1939, Les Vrais Chefs de l’Empire, Paris, Gallimard.

Lombard-Jourdan A., 1975, « Des Malgaches à Paris sous Louis XIV : exotisme et mentalités en France au XVIIe siècle », Archipel, Vol. 9, pp. 79-90.

Loyer G., 1714, Relation du voyage du royaume d’Issiny, Côte d’Or, Païs de Guinée, en Afrique, Paris, chez Arnoul Seneuze / Jean-Raoul Morel.

Omont H., 1910, dans « Un roi nègre à Paris », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Vol. 37, pp. 170-171.

Ogborn M., 2008, Global Lives. Britain and the World, 1550-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

Perrot C.H., 2008, Les Éotilé de Côte d’Ivoire aux XVIIIe et XIXe siècles. Pouvoir lignager et religion, Paris, Publications de la Sorbonne,

Roussier P., 1935, L’Établissement d’Issiny 1687-1702. Voyages de Ducasse, Tibierge et D’Anon à la Côte de Guinée publiés pour la première fois et suivis de la Relation du voyage d’Issiny du P. Godefroy Loyer, Paris,

Notes

[1] Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, tome XIX, mois de janvier 1701, pp. 591-592.

[2] Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701, pp. 319-320.

[3] Guillaume Blanchard, 1687, Tableau chronologique contenant un recueil en abrégé des ordonnances, édits, déclarations, et lettres patentes des rois de France, Paris, Chez Charles de Sercy, p. 611

[4] Relation du Sr. Du Casse sur son voyage de Guinée avec la Tempeste en 1687 et 1688, cité par Paul Roussier, L’établissement d’Issiny 1687-1702. Voyages de Ducasse, Tibierge et D’Anon à la Côte de Guinée publiés pour la première fois et suivis de la Relation du voyage d’Issiny du P. Godefroy Loyer, Paris, 1935, pp. 7-8

[5] Godefroy Loyer, 1714, Relation du voyage du royaume d’Issiny, Côte d’Or, Païs de Guinée, en Afrique, Paris, chez Arnoul Seneuze / Jean-Raoul Morel, pp. 14-15.

[6] Cité par Henri Omont, 1910, dans « Un roi nègre à Paris », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Vol. 37, pp. 170-171

[7] Roussier, op. cit., p. xxii

[8] Lettres historiques, op. cit., pp. 592-593.

[9] Catalogue analytique des archives de M. le baron Joursanvault, tome I. Paris, 1838, p. 138.

[10] Loyer, op. cit., pp. 81-82.

[11] Loyer, op. cit., p. 104.

[12] Jean-Baptiste Labat, 1730, Voyage du chevalier Des Marchais en Guinée, isles voisines, et à Cayenne, fait en 1725, 1726 & 1727, Paris, chez Saugrain l’aîné, Tome I, pp. 243-244.

[13] Pierre Roubaud, 1171, Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, Paris, chez Des Ventes de la Doué, Tome 11, pp. 194-195.

[14] Le Petit Parisien, 1er février 1936.

[15] Robert Delavignette, Les Vrais Chefs de l’Empire, Paris, Gallimard, p. 258.

[16] Cité par Claude Hélène Perrot, 2008, Les Éotilé de Côte d’Ivoire aux XVIIIe et XIXe siècles. Pouvoir lignager et religion, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 42

[17] Ibid., p. 42.

Les marchés, la morale et l’histoire

À propos de :

GRENOUILLEAU Olivier [2013], Et le marché devint roi, Paris, Flammarion.

Et le marché devint roi

Olivier Grenouilleau, contributeur ponctuel de ce blog, est un des promoteurs de l’histoire globale en France. À la suite d’une réflexion ébauchée dans Les Traites négrières. Essais d’histoire globale [2004] publié (et réédité en 2008) chez Gallimard, il produit aujourd’hui un livre en forme, pour citer son sous-titre, d’« Essai sur l’éthique du capitalisme ».

L’auteur entreprend une histoire des débats qui, de très longue date, opposent partisans et détracteurs du marché. Il montre que les critiques, souvent présentées comme récentes et liées à la montée en puissance d’un capitalisme financier perçu comme déréglé, apparaissent en même temps que le, ou plutôt les marchés – un marché émerge dans une société donnée, et peut coexister avec d’autres. Et que « les éléments premiers de la typologie du pour et du contre étaient relativement peu nombreux […]. D’un côté l’on trouve l’image d’un marché vain, vil et dangereux, conduisant à la démesure et au déséquilibre, de l’autre celle d’un capitalisme utile, vertueux, incontournable, régi par des lois s’imposant d’elles-mêmes. » La thèse, articulée sur le temps long, est donc que c’est parce que les marchés ont été critiqués dès leur émergence qu’a été élaborée progressivement une éthique du capitalisme, défense répondant point par point aux attaques. « Le marché a été d’emblée fustigé, à toutes les époques et partout où il s’est renforcé ».

L’auteur commence par distinguer le marché de l’échange. L’homme, animal social, échange depuis des éons. Quand l’échange devient organisé, régulier et tend à répondre à des règles socialement admises, il est marché. Le marché émerge au moins dès le Néolithique, avec un commerce sur longue distance d’armes et de biens de luxe doublé de la diffusion de pratiques élitistes (élévation de mégalithes…). Et ses composantes, soit l’échange marchand régulier, la monnaie, le prêt à intérêt…, sont, depuis plus de deux millénaires, objets de débats. Aristote, au 4e siècle avant notre ère, estime que les uns acquièrent leur richesse au détriment des autres, mettant en péril l’ordre naturel des choses. C’est que le commerce ouvre vers l’extérieur, le marchand recherchant le profit en se livrant à des échanges lointains qui ne sont accessibles qu’à un nombre restreint. Et la Grèce ancienne considère l’échange comme honorable seulement quand il se limite à la sphère de la cité.

Le marchand, montre l’étymologie, est toujours surnuméraire dans les sociétés indo-européennes. Hors de la triade prêtre-guerrier-laboureur, il est « occupé » (le buzy de business) aux affaires – « à faire » –, au négoce (negotium signifiant en latin absence de loisirs), bref à des activités annexes sinon perverses. Hermès, dieu des marchands, patronne aussi les voleurs. Si la philosophie grecque s’épanouit dans une société marquée par la montée en puissance du commerce – les phases de prospérité ont toujours favorisé le développement de la pensée –, Platon défend pourtant, dans la République, l’idée que le dirigeant idéal doit ignorer jusqu’à l’usage de la monnaie. Quand à la Bible, elle voit dans la richesse une souillure qui empêche le fidèle d’accéder à Dieu. « L’avarice ou désir d’avoir est le premier des vices, à l’origine de tous les autres, déclare l’abbé Morelly dans Le Code de la Nature (1755). » Dans la société javanaise du 17e siècle étudiée par Romain Bertrand, les marchands sont le repoussoir de l’élite noble, l’archétype de la vulgarité. Dans le royaume du Dahomey, enrichi par les traites humaines au 18e siècle, l’élite nobiliaire institue d’importantes et périodiques destructions de biens de prestige et d’esclaves afin d’empêcher l’émergence de ce qu’on appellerait aujourd’hui des classes moyennes.

L’auteur insiste : l’histoire se répète, recombinant à l’envi les mêmes éléments. « Dans son Utopia (1516), Thomas More institue la communauté des biens […]. La Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1625) va plus loin puisqu’on y passe d’une égalité dans la distribution et la consommation des biens à une organisation collective de la production. » Et le 19e siècle, de Karl Marx à Pierre-Joseph Proudhon, en passant par Robert Owen, Charles Fourier, Victor Considérant, Étienne Cabet ou Jean-Baptiste Godin, sans oublier les saint-simoniens, sera « jalonné de pensées et d’expériences […] rejetant la dure loi du marché ».

C’est donc un trait récurrent de l’histoire : le marché s’ouvre vers le lointain, et il est perçu inévitablement comme menaçant l’ordre traditionnel des choses, voire à l’origine de la guerre. Le marché est discorde chez les Grecs, le capital est en guerre contre le prolétaire chez Marx. Dénoncé comme intrus, le marché va élaborer une légitimation d’abord de l’ordre de la morale, mais surtout de celui de la nécessité. Il est « érigé en une sorte d’entité supérieure obéissant à des lois aussi implacables qu’inéluctables, résidant dans un au-delà politique, social et culturel ». Main invisible, optimum… Dieu a réparti les biens de manière inégale sur la planète pour forcer les hommes à s’entraider et on n’y peut rien, argumentait-on au 18e siècle ; certaines sciences de la « reine mathématiques » font aujourd’hui de même pour justifier l’idée de lois inéluctables du marché.

L’éthique du capitalisme constitue alors un ensemble d’arguments visant à légitimer l’activité de négoce, en réplique aux images négatives qui le visent. Le marchand s’invente une image : celle « d’un type d’homme dont la réussite en affaires dépend de son assiduité, de son sérieux, de ses connaissances, et donc de compétences propres, ainsi que d’une discipline de vie génératrice de vertus individuelles et collectives. De là à ce que l’image du marchand s’apparente à celle d’un homme vertueux, il n’y a qu’un pas… » Un discours qui se cristallise avec l’extension progressive du commerce international en Occident, à partir des 12e-13e siècles. L’illustration de couverture de ce livre en témoigne : Le Changeur et sa femme de Marinus Van Reymerswaede (1539) est une scène intimiste mettant en scène un couple complice, concentré, nullement avide. Au même moment s’éditent des ouvrages imposant l’idée que le commerce ne peut être que bénéfique aux individus comme au corps social, le moyen par excellence de réduire les inégalités tout en faisant le bien du Prince.

C’est alors qu’après le marché apparaît le capitaliste, soit l’entrepreneur qui va accumuler des biens négociables, de manière rationnelle, par l’intermédiaire de l’échange organisé. Et seulement ensuite le capitalisme, le « visiteur du soir » de Fernand Braudel. Il sera successivement marchand, industriel, financier. Il ne se manifeste que quand l’infrastructure est en place, que les marchés sont en mesure de dicter leur loi soit à l’ensemble d’une société, soit à un secteur déterminé – il existait ainsi un capitalisme d’État dans la société non capitaliste de l’Union soviétique. Et aussi un marché noir, mis en place par des populations qui, faute de marché officiel, vont recréer le leur.

Le grand basculement prend alors place, pour Grenouilleau, au moment où le politique perd la main – l’État ne se retire pas, il perd en capacité d’intervention, paralysé par l’argumentaire de l’éthique du marché ou par d’autres facteurs, tel l’endettement contemporain. Le marché devient roi. Et il va aussi régner sur les esprits, par le biais de cette éthique du capitalisme présenté comme la condition sine qua non de notre bien-être.

Reste que si l’auteur explore les moments d’élaboration de cette éthique, il ne propose aucune solution de ce qu’il estime être les excès du capitalisme financier, considérant visiblement que le capitalisme vertueux, les démondialisations, les projets alternatifs, les slogans du type « un autre monde est possible » n’ont aucune prise sur le réel. C’est là certes que s’arrête le travail de l’historien. On regrettera juste qu’il titre sa conclusion « Parce que l’indignation ne suffit pas », et qu’il n’ébauche aucune alternative à la résignation. Des choix autres, sociétaux et politiques, resteraient possibles, mais ils ne seront pas explorés. Reste une riche, dense, courte et accessible synthèse du discours de légitimation de l’ordre économique capitaliste.

Pouvoirs politiques et grand commerce : l’ascension et la chute des marchands kârimî de la mer Rouge (XIIe-XVe siècle)

Entre océan Indien et Méditerranée, les deux espaces maritimes parallèles qui encadrent l’Arabie, le golfe Persique et la mer Rouge apparaissent à la fois complémentaires et concurrents. Si l’activité commerciale du golfe Persique semble supérieure dans le deuxième cycle du système-monde (7e-10e siècle), à partir du 10e siècle, la mer Rouge redevient prééminente par rapport au golfe Persique, les Fatimides chi’ites qui gouvernent en Égypte tirant parti d’accords de commerce passés avec les Byzantins pour approvisionner le marché méditerranéen en produits de l’océan Indien.

Les Ayyubides, qui succèdent aux Fatimides en 1176, s’efforcent à leur tour de développer les échanges par la mer Rouge, source de revenus par les taxes auxquelles le commerce est soumis. Si les marchands juifs jouent un rôle important aux 11e et 12e siècles en mer Rouge et entre Yémen et Inde (rôle bien connu grâce aux documents trouvés dans la Geniza du Caire, cf. Goitein, 1954 ; Goitein et Friedman, 2007), les Ayyubides, sunnites, maîtres du Yémen, vont favoriser l’essor des marchands musulmans dits kârimî [1]. Leur nom est mieux traduit par « marchands du kârim », un vocable qui désigne au 12e siècle un convoi maritime entre Égypte et Yémen. Al-Qalqashandî rapporte alors une présence navale fatimide – en fait assez modeste – pour protéger ces convois de marchands en mer Rouge contre les pirates. L’étymologie de kârim remonte probablement à la Mésopotamie : Apellaniz [2009, p. 55] propose un lien avec le vieux terme sémitique kar, « quai, port ». L’origine familiale des marchands du kârim apparaît très diverse : Égypte et Syrie, mais aussi Irak, Anatolie, Perse… Par ailleurs, « dans les almanachs rasûlides [Yémen], le terme de kârim est associé à une saison de commerce à Aden, et surtout à une saison de navigation » [Vallet, 2009, p. 479].

À partir du 11e siècle, on signale des funduq kârimî au Caire, à Alexandrie, à Qûs, en Égypte, à Aden, Ta’iz, Zabîd, Ghalâfiqa et Bi’r ar-Rubâhiyya, au Yémen, à La Mecque, Médine et Jeddah, au Hijâz. Au-delà de l’appui apporté par les Ayyubides, la place grandissante des marchands kârimî en mer Rouge s’inscrit plus largement dans une phase de seconde expansion de l’islam, manifeste en Inde, en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’Est avec l’essor des cités swahili. Si les réseaux changent au 12e siècle, change aussi une partie des produits transportés : ainsi, à partir du Yémen, partent désormais la garance et des chevaux, jamais mentionnés auparavant par les lettres de la Geniza.

À partir de 1229, les Rasûlides constituent le Yémen en un État indépendant, et en 1259 les mamelouks turcs prennent le pouvoir en Égypte. Les kârimî jouent alors un rôle prééminent dans le commerce de la mer Rouge, en s’appuyant sur le Yémen, où ils viennent acheter les produits de l’Orient, apportés par des marchands indiens, persans ou yéménites. Ils bénéficient clairement de la « protection » des mamelouks égyptiens : le sultan Qalâwûn émet ainsi ce « sauf-conduit » : « Quiconque importera des marchandises, telles que des épices ou autres denrées qu’importent habituellement les marchands du Kârim, n’aura rien à redouter à l’encontre de ses droits. Il ne sera astreint à aucune obligation désagréable, car il obtiendra toute la justice souhaitable et sera à l’abri de toute mesure attentatoire » [Vallet, 2010, p. 497]. À partir du Yémen, les marchandises de l’Inde se dirigent vers le Hijâz et la Syrie mais surtout – via le port de ‘Aydhab – vers Le Caire, Alexandrie et Damiette. Les taxes sont assez lourdes, puisqu’elles atteignent 19 % de la valeur des marchandises importées à Alexandrie. Les taxes à l’exportation sont parfois plus élevées encore [Margariti, 2007, p. 113]. Les marchands égyptiens commercent aussi au Soudan occidental, en Perse, et en Asie mineure : leurs activités, de fait, s’étendent du Maghreb à la Chine [ibid., p. 153], mais on ne devrait plus ici parler de « kârimî ». L’organisation des kârimî  demeure un sujet de débat, mais les documents n’indiquent pas l’existence d’une véritable corporation (Richard et Delumeau [1968, p. 826] parlent – doublement – à tort « d’association de marchands fréquentant l’océan Indien »). À l’époque ayyubide puis mamelouke, l’institution étatique du matjar achète et vend, parallèlement à ce secteur privé [Rabie, 1972, p. 93] [2].

L’invasion mongole de l’Iran puis de l’Irak (1219-1258) donne à la mer Rouge une importance accrue, qui se traduit par l’arrivée de marchands venus de Perse, d’Irak et de Syrie. À la fin du 13e siècle, les kârimî constituent un groupe de 200 personnes, « et le nombre de leurs esclaves qui voyageaient pour faire du commerce à leur profit […] était supérieur à cent » [Ibn Hajar, cité par Vallet, 2006, p. 434]. De grands marchands émergent, qui jouent parfois le rôle de banquiers auprès des sultans et des émirs égyptiens. Les kârimî prêtaient aussi de l’argent aux sultans du Yémen, et même « le roi du Mali, Mansa Mûsâ [représenté sur le célèbre Atlas catalan de la Bnf, ca. 1375] leur emprunta de l’argent avant de quitter la Mecque pour revenir dans son pays » [Labib, 1978, p. 667]. Les rapports qui se nouent avec le pouvoir d’État ne sont pas sans danger : l’illustre clairement l’histoire d’un copte converti, Karîm al-Dîn al-Kabîr. « Responsable des biens propres du sultan » d’Égypte, il mit « progressivement la main sur les finances de l’État en faisant nommer son neveu contrôleur des finances puis surintendant du Kârim : il supervisait ainsi les revenus fiscaux tirés du trafic entre Aden et ‘Adhab. […] La famille en retira de fort juteux profits. Lorsque les biens de Karîm al-Dîn al-Kabîr furent saisis en 1323, on trouva chez lui quarante et un coffres remplis d’encens, de bois d’aloès, d’ambre et de musc, autant d’aromates qui provenaient à n’en pas douter du Kârim » [Vallet, 2010, p. 502, d’après Ibn Hajar]. La fortune du « représentant des marchands » (wakil al-tujjar) al-Bâlisî (mort vers 1374) était si considérable (il laissait 10 millions de dinars) qu’« un seul marchand (hindou) de l’Inde, avec lequel il était d’ailleurs associé en affaires, pouvait lui être comparé » [Vallet, 2010, p. 477, d’après Ibn Tajribirdî]. S’ils ne font pas partie des rouages de l’État, les kârimî n’hésitent pas à intervenir dans les affaires politiques, si leurs positions sont menacées : en 1350, lorsque le sultan rasûlide al-Mujâhid ‘Alî fut fait prisonnier par les Égyptiens au Hijâz et emmené en Égypte, les kârimî, y compris en Égypte, intervinrent en versant une partie du tribut exigé pour sa libération [Vallet, 2010, p. 516]. Au Yémen, par ailleurs, des partenariats s’instituent entre l’administration et des marchands ; celui établi avec al-Takrîtî, Irakien arrivé d’Égypte via La Mecque en 1320 était exceptionnel par son ampleur, le sultan lui confiant de l’argent sur ses biens propres pour le faire fructifier.

Les échanges se dégradent à partir des années 1330 : une crise éclate entre l’Égypte et le Yémen, et des désordres affectent la région d’‘Aydhab, ceci dans un contexte de récession globale dans le système-monde [Beaujard, 2012, vol. 2, p. 155]. En 1347, l’Égypte est atteinte par l’épidémie de peste qui, venue de Chine, a balayé l’Eurasie. Les échanges ne reprennent une certaine vigueur que vers la fin du 14e siècle. L’Égypte connaît toutefois des difficultés financières au début du 15e siècle. Le sultan Faraj (1389-1412) est contraint d’emprunter à des kârimî, notamment à un membre de la puissante famille des al-Mahallî, à qui il confisquera plus de 100 000 dinars quelques mois plus tard [Apellaniz, 2009, p. 67]. Les épices de l’Asie transitent toujours par la mer Rouge, et les sultans égyptiens, pour pallier leurs déficits financiers, vont faire main basse sur cette manne [3]. En 1411, Faraj ordonne aux marchands catalans d’Alexandrie d’acquérir un stock d’épices pour une valeur de 30 000 dinars, politique que poursuivra son successeur, Al-Mu’uayyad Shaykh (1412-1421). Pour les sultans égyptiens, la « manipulation du commerce devient une nécessité » [ibid.], d’autant que l’envolée des prix du poivre entre 1412 et 1419 offre une belle opportunité d’enrichissement. À partir de 1414, le sultan fait procéder à des achats forcés d’épices par des marchands vénitiens, épices acquises par l’entremise de « marchands d’État connus sous le nom de Khawâjâ », choisis « dans un milieu élitaire du négoce international » [Apellaniz, 2009, p. 73]. L’apparition de marchands du sultan khawâjâ marque l’émergence d’une nouvelle élite financière liée au pouvoir politique. Dans la dernière partie du 14e siècle, on note également un essor du matjar sultanien d’Aden, qui devient prédominant par rapport à la douane, au moment précisément où le sultan égyptien s’implique directement dans le commerce. Malgré un contexte politique difficile, un commerce d’État à État se met en place entre Égypte et Yémen.

L’implication du pouvoir dans le commerce s’accroît sous le sultan Barsbây (1422-1438). Pour compenser la baisse des revenus agricoles et faire face à des dépenses croissantes, Barsbây impose un commerce d’État, en instrumentalisant de grands marchands, kârimî ou autres, qui jouent souvent en outre un rôle de diplomates. Plusieurs familles viennent d’Iran, témoignage des migrations de marchands de cette région à la suite des invasions timurides. Dans le même temps, les kârimî se trouvent confrontés à des épreuves nouvelles : les droits de douane levés par le sultan rasûlide du Yémen al-Nâsir (1400-1424) deviennent si élevés que des marchands fuient en Inde et à Jeddah. En 1422, un propriétaire de navire de Calicut passe le Yémen sans s’y arrêter et se rend directement à Jeddah. Il y revient en 1424 – de même que quatorze autres navires – et rencontre alors un émir mamelouk. Le nombre des navires de l’Inde et de Hormuz à Jeddah – passé sous le contrôle des mamelouks en 1425 – se monte à 40 en 1426 [Vallet, 2010, p. 656]. En 1429, Barsbây décida de contrôler à son profit le commerce des épices et de fixer les prix sur le marché. Il imposa en outre aux Indiens comme fret de retour du cuivre brut, du corail et d’autres marchandises européennes dont il avait le monopole. La politique de Barsbây « impliquait un strict contrôle de la mer Rouge et du Hijâz, par où durent transiter les épices » [Garcin, 1995, p. 348] : Jeddah fut imposée aux marchands comme port d’arrivée et de taxation des épices. Le sultan chercha en outre à décourager les marchands syriens et égyptiens de s’approvisionner au Yémen, en doublant leurs taxes. Barsbây s’attaqua aux positions de grands marchands persans sur lesquels son prédécesseur s’était appuyé : en 1425/1426, les biens de Fakhr al-Dîn al-Tawrîzî et d’‘Alî al-Jîlânî furent ainsi confisqués, et ce dernier partit s’installer à Aden [Vallet, 2010, p. 662]. En 1432, le commerce kârimî se trouva soumis à une autorisation spéciale que devait accorder le sultan égyptien et frappé de nombreuses taxes. Les positions des kârimî devinrent si difficiles que certains fuirent vers Calicut et Cambay, tandis que d’autres entraient au service des sultans égyptiens, en profitant parfois du fait que les offices faisaient maintenant l’objet d’un « affermage ». Une élite de marchands sultaniens khawâja jouissant de chartes de privilège collabore ainsi avec l’État, marchands qui tissent des liens avec les milieux aussi bien politiques que religieux. Inclus dans des structures administratives, ils conservent cependant une activité privée. Les liens étroits de ces grands marchands avec le pouvoir d’État permettent un enrichissement rapide, mais il est aussi source de dangers, comme le montre le recours fréquent des sultans aux confiscations de fortunes de leurs khawâja. Au Yémen, la décomposition de l’État débouche finalement sur le renversement des Rasûlides et l’instauration de la nouvelle dynastie des Tahirides, sous laquelle Aden retrouve son opulence. Les sultans se trouvent impliqués directement dans le commerce [Porter, 2002], à côté d’un secteur privé. Les Indiens, du Gujarat ou du Malabar,  fréquentent le port.

Après Barsbây, le pouvoir égyptien continue à contrôler le commerce de la mer Rouge, sous Qâ’itbây (1468-1496) notamment. Il n’y a pas cependant de monopole, et un secteur privé demeure actif. Les transformations des réseaux et la nouvelle politique étatique amènent néanmoins la disparition des kârimî. Selon Labib [1978], les deux derniers kârimî d’Égypte connus meurent en 1491-1492, mais Ibn Mâjid parle encore de marchands d’Égypte qui se rendent en Inde à la fin du 15e siècle. Une nouvelle classe marchande internationale est néanmoins présente ; elle sera de plus en plus articulée aux réseaux méditerranéens, et d’abord vénitiens, en particulier par le Levant, les marchands d’Alep et de Damas étant prééminents dans le commerce « indien » [Apellaniz, 2009, p. 136].

L’essor puis la chute des kârimî apparaissent ainsi liés à la fois à des contextes locaux, régionaux et globaux. Instrumentalisés par le pouvoir au 15e siècle, les kârimî disparaissent finalement en tant que marchands indépendants, une disparition qui correspond aussi au temps où les navires de l’Inde entrent dans la mer Rouge et à la montée en puissance des Gujaratis et d’autres marchands de l’Inde. Les deux périodes du commerce kârimî correspondent aussi à deux stratégies différentes des pouvoirs politiques égyptien et yéménite,  la première consistant à laisser une liberté de manœuvre aux marchands privés en taxant leurs activités, la seconde voyant l’État s’arroger le rôle de marchand principal et limiter les possibilités du secteur privé – sans que les quantités d’épices transportées en soient cependant affectées.

Bibliographie

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[1]  À l’opposé de S. Labib et d’autres auteurs, E. Ashtor [1956] défend cependant l’idée de la présence de coptes et de juifs, jusqu’au 14e siècle encore.

[2]  L’institution étatique du matjar, « office du commerce », apparaîtrait dans les années 1052-1053 [Serjeant, 1988]. Dès l’époque fatimide, le matjar assure le monopole de l’État sur certaines denrées (soie, natron…).

[3] L’intérêt croissant de l’État pour le commerce est une conséquence logique de la baisse des revenus agraires due à la dépopulation du pays et au déclin de l’agriculture.

L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…

Non plus ultra ?

« En cette même année [1291], Tedisio Doria, Ugolino Vivaldi et son frère, avec quelques autres citoyens de Gènes, entreprirent de faire un voyage que personne jusqu’alors n’avait jamais tenté de faire. En effet, ils équipèrent au mieux deux galères, et les ayant pourvues de vivres, d’eau, et autres choses nécessaires, ils les envoyèrent au mois de mai au dehors du détroit de Septa, afin qu’elles allassent par la mer océane jusqu’aux régions d’Inde, et en rapportassent des marchandises de profit. Les deux frères Vivaldi susdits y allèrent de leurs personnes, ainsi que deux cordeliers. Cela causa l’étonnement non seulement de ceux qui le virent, mais encore de ceux qui en entendirent parler. Après qu’ils eurent dépassé l’endroit qu’on appelle Gozora on n’eut plus aucunes nouvelles certaines d’eux. Que Dieu les garde et les ramène sains et saufs dans leur patrie ! »[1]

Ce texte est extrait des Annales de Jacopo Doria. Celui-ci, membre d’une des familles nobiliaires les plus importantes de Gênes, déposa en 1294 dans les annales officielles de la ville ses écrits historiques portant sur les quinze dernières années (Jacobi Aurie Annales). Ces quelques lignes sont le principal témoignage du voyage maritime entrepris par les frères Vivaldi vers les Indes. Cette expédition fut sans retour et nous n’en connaissons à peu près rien. Mais l’année, 1291, ne tient sans doute pas du hasard. Au moment où Saint-Jean-d’Acre, dernière ville franque de Terre Sainte, tombe aux mains des musulmans, des marchands génois s’aventurent dans l’Atlantique et tentent de contourner l’Afrique par le sud pour atteindre directement les régions productrices d’épices. Le projet était pour le moins risqué. Son principal instigateur, semble-t-il, Tedisio Doria, était amiral, mais il n’y participa pas personnellement. De fait, sa réalisation fut fatale aux audacieux.

Les documents qui confirmeraient cette expédition et compléteraient les informations sont rares. Pietro d’Abano, philosophe, médecin, astrologue, enseignant à Padoue, y fait référence dans son ouvrage Conciliator differentiarum quae inter philosophos et medicos versantur (1310). Discutant la question de l’habitabilité de la zone intertropicale, celui-ci fait brièvement allusion, sans les nommer, aux frères Vivaldi, pour mentionner également leur disparition :

« Il y a quelque temps de cela, des Génois ont apprêté deux fortes galères avec tout le nécessaire, ils sont passés par Gadès d’Hercule, à l’extrémité de l’Espagne. Mais jusqu’à aujourd’hui on ignore ce qui leur est arrivé en l’espace de presque trente ans. Le passage, cependant, est à présent ouvert en allant vers le nord par la grande Tartarie, puis en tournant vers l’est et le sud. »[2]

Selon ce texte, l’expédition aurait eu lieu vers 1280, mais la datation est clairement approximative et ne permet pas de remettre en question les Annales de Jacopo Doria. Par contre, l’objectif d’atteindre les Indes par une nouvelle route en raison du verrou levantin est confirmé. Or le contournement de l’Afrique est un pari géographique à une époque où la question de l’habitabilité de la zone intertropicale est débattue et où on s’interroge sur la possibilité de franchir la ligne équatoriale. Or, Pietro d’Abano reprend l’idée que la ville d’Arim, en Inde, existe bel et bien. Celle-ci, qu’on imagine située précisément sur l’équateur, voire au centre du monde, révèle l’influence des ouvrages astronomiques arabes traduits au 12e siècle en Espagne. En effet, Arim est le point de référence des longitudes dans le Zîj al-Sindhind (la Table indienne) composé par al-Khwârizmî vers 830, repris par l’astronome andalou Maslama al-Majrîtî (vers 1000), traduit et adapté au calendrier julien en 1116 par le juif converti Pierre Alphonse. Dans un autre texte (Expositio problematum Aristotelis), Pietro Abano signale que Marco Polo, au cours de son périple, a franchi l’équateur. Mais il ne revint à Venise qu’en 1295 ; son expérience n’a donc eu aucune influence sur l’expédition des frères Vivaldi, antérieure de quelques années. Il faut donc penser que ce sont uniquement les spéculations astronomiques qui ont permis de rendre envisageable le contournement de l’Afrique par le sud, mais la question mériterait d’être approfondie car elle pose également celle de la configuration de l’océan Indien.

Outre les textes qui reprennent directement le récit de Jacopo Doria, il existe trois autres documents qui ont parfois été pris en considération par les historiens, mais qui doivent être regardés avec la plus grande suspicion, voire tout simplement écartés.

Le premier est le témoignage de l’anonyme du Libro del conosçimiento de todos los rregnos. Dans cet ouvrage daté de la seconde moitié du 14e siècle, l’auteur, castillan, relate son voyage à travers le monde entier, décrivant tous les royaumes d’Europe, d’Afrique et d’Asie, et notamment leurs armoiries. Dans la ville de Graçiona, capitale de l’empire d’Abdeselib (‘Abd al-salib, « serviteur de la croix »), défenseur de l’Église de Nubie et d’Éthiopie, dominée par le Prêtre Jean, il apprend que l’une des deux galères génoises aurait fait naufrage à Amenuan (Almina ?) et que ses passagers auraient été amenés ici. Ailleurs, à Magdasor (Mogadiscio ?), on lui dit que le fils d’un des frères Vivaldi, Sor Leonis, serait venu à la recherche de son père et aurait voulu atteindre Graçiona, mais l’empereur de Magdasor l’en aurait dissuadé en raison des dangers des régions à traverser. Si différents éléments, y compris l’existence de Sorleone Vivaldi, attestée dans les archives génoises, sont vrais, sans doute en grande partie inspirés d’un atlas, l’ensemble est un tissu d’invraisemblances. Le récit est bel et bien imaginaire.

Le deuxième, encore plus étonnant, est une lettre écrite par Antoniotto Usodimare le 12 décembre 1455. Marchand génois au service du prince Henri le Navigateur, il explora en 1455 les côtes africaines jusqu’aux îles du Cap-Vert et la Guinée. De retour, il écrit une lettre à ses créanciers, en un mauvais latin mâtiné d’italien, afin d’obtenir de nouveaux subsides pour pouvoir mener une nouvelle expédition. Il raconte qu’il aurait rencontré un rescapé :

« J’ai trouvé au même endroit un vieil homme de notre nation, des galères, je crois, des Vivaldi, qui se sont perdues il y a 170 ans, à ce qu’il m’a dit, et ce secrétaire (sic) [du roi de Gambie] m’a confirmé que personne de sa race ne lui avait survécu. »[3]

Non seulement le fait est impossible, mais la rencontre avec un Européen qui aurait réchappé à un naufrage n’est pas corroborée par le témoignage du Vénitien Alvise Ca’da Mosto, dont la caravelle a accompagné celle d’Usodimare.

Le troisième est lié au précédent. Il s’agit d’un court texte retrouvé sur le même codex que la lettre d’Usodimare et sur lequel se trouve également une copie de l’Imago Mundi d’Honoré d’Autun. Le texte a parfois été attribué à Usodimare, mais sans autre preuve que la simple juxtaposition des textes.

« En 1290, deux galères ont quitté la ville de Gênes. Elles avaient pour patrons D. Vadino et Guido de Vivaldi, frères, qui voulaient aller au levant dans les régions de l’Inde. Ces galères naviguèrent beaucoup. Mais quand ces deux galères furent dans la mer de Ghinoia [Guinée], l’une d’elle s’échoua sur un bas fond, sans pouvoir aller ni naviguer. L’autre navigua et traversa cette mer jusqu’à une ville d’Éthiopie appelée Menam. Ils furent capturés et détenus par les gens de cette ville, qui sont des chrétiens d’Éthiopie soumis au Prêtre Jean. La ville elle-même est près de Marma, près du fleuve Sion [Gihon ?]. Ces hommes furent détenus, et aucun d’entre eux n’est jamais revenu. »[4]

Si ces documents attestent de la persistance du souvenir de l’expédition des frères Vivaldi réalisée il y a plus d’un siècle et demi, les traces en restent quelque peu évanescentes. Par ailleurs, il est un autre texte qui pourrait évoquer l’aventure des frères Vivaldi. Il s’agit d’un extrait de La Divine Comédie, écrite par Dante entre 1307 et 1321, soit quinze à trente ans après leur départ. C’est Edward Moore le premier, dans son article « Geography of Dante », qui fit l’hypothèse de voir une allusion à cette expédition dans le discours d’Ulysse, rencontré par Dante en enfer :

« Quand je me séparai de Circé, qui me tint
Plus d’une année caché, près de Gaëte,
– Avant qu’Énée ainsi ne l’eût nommée –

Ni la douceur d’un fils, ni la pitié
De mon vieux père, ou cet amour juré
Qui devait réjouir le cœur de Pénélope,

Ne purent vaincre au fond de moi l’ardeur
Que j’avais à me rendre un connaisseur du monde
Et des vertus et des vices humains.

Mais je repris la mer, la haute mer ouverte,
Sur une nef, avec cette poignée
D’amis qui ne m’avaient jamais abandonné.

Jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc
Je vis les continents, et l’île de Sardaigne
Et celles-là que baigne alentour notre mer.

Nous étions vieux et las, moi et mes compagnons,
Comme nous parvenions à cette gorge étroite,
Où Hercule parut et planta ses deux bornes,

Afin que nul n’osât se hasarder plus loin.
Je laissai donc Séville à la main droite,
À la gauche, déjà, Ceuta m’avait laissé.

“Mes frères, dis-je, ô vous qui, à travers cent mille
Dangers, êtes venus aux confins d’occident,
À cette extrême et tremblante veillée

De nos ardeurs, dont elle est le restant,
Ne vous refusez pas à faire connaissance,
En suivant le soleil, du monde inhabité.

Considérez quelle est votre origine :
Vous n’avez été faits pour vivre comme brutes,
Mais pour ensuivre et science et vertu.”

J’étais si fort excité mes amis,
Par ma simple harangue, au désir du voyage
Qu’à peine aurai-je pu, dès lors, les retenir.

Et, tournant désormais notre poupe au matin,
Des rames nous faisons des ailes au vol fou,
Et nous gagnons toujours du côté gauche.

Déjà la nuit contemplait les étoiles
De l’autre pôle, et le nôtre baissait
Tant qu’il ne montait plus sur la plaine marine.

Par cinq fois ranimées, autant de fois éteinte,
La face de la lune avait reçu le jour,
Depuis que nous avions franchi le pas suprême,

Quand se montra, bleui par la distance,
Un sommet isolé qui me parut plus haut
Qu’aucun des monts que j’avais jamais vus.

Notre première joie se tourna vite en pleurs :
De la terre nouvelle il naquit une trombe,
Qui vint frapper notre nef à l’avant.

Par trois fois dans sa masse elle le fit tourner :
Mais, à la quarte fois, la poupe se dressa
Et l’avant s’abîma, comme il plut à Quelqu’un,

Jusqu’à tant que la mer sur nous fût refermée. »[5]

L’hypothèse d’une telle lecture est motivée par le décalage pour le moins surprenant entre l’histoire du héros de l’Odyssée et le récit du personnage de Dante. Ce dernier, au lieu de rentrer en son île d’Ithaque, choisit au contraire de tourner le dos à la Méditerranée et de s’enfoncer dans l’Atlantique. Clairement, Ulysse n’est pas Ulysse. Il pourrait s’agir d’une simple allégorie de l’hubris, mais le lien avec les frères Vivaldi peut se justifier par la direction prise par cette nouvelle Odyssée. Ulysse dirige son navire vers l’est et tente lui aussi de contourner l’Afrique, au-delà de toute prudence, qui est une vertu cardinale.

L’échec de l’expédition des frères Vivaldi n’en a pas marqué pour autant la fin de ces expéditions. D’autres navigateurs génois se sont aventurés au-delà des Colonnes d’Hercule, le long des côtes de l’Afrique. Ainsi, en 1312, Lancelotto Malocello parvint aux Canaries, donnant son nom à l’une des îles, Lanzarote. Le nom apparaît sur la carte d’Angelino Dulcert, en 1339.

On pourrait également citer Jaume Ferrer, récemment identifié avec Giacomino Ferrar di Casa Maveri, citoyen de Majorque issu d’une famille génoise installée à la fin du 13e siècle, qui lui aussi disparut en mer. Dans l’angle inférieur gauche de l’Atlas catalan, daté de 1375 et attribué au cartographe majorquin Abraham Cresque, on peut voir un navire qui ressemble assez à une galère avec quelques marins à bord. L’image est accompagnée d’un court texte :

« Le bateau de Jaume Ferrer est parti pour la rivière de l’or le jour de saint Laurent, qui est le 10 août et c’était en l’année 1346. »

Là encore, il s’agit d’une attestation à peu près unique d’une expédition sans retour.

Atlas catalan_détail

Figure 1. Le navire de Jaume Ferrer, Atlas catalan, 1375 (Bnf)

Ces documents sont-ils des sources pour l’histoire globale ? Oui, incontestablement, dans la mesure où, même s’ils se situent dans la préhistoire de la globalisation, avant le tournant des 15e-16e siècles, ils illustrent un des mécanismes de mondialisation, à savoir le dépassement de l’horizon. Dans la mythologie gréco-romaine, le détroit de Gibraltar représentait les limites du monde (même si pour Ptolémée, le méridien d’origine passait par les îles Fortunées, c’est-à-dire les Canaries). Or la mondialisation tient en partie à l’audace d’aller « plus oultre ».

On a pu croire que la fameuse devise de Charles Quint faisait allusion aux explorations hispaniques outre-Atlantique et prenait à rebours une expression latine « non plus ultra ».  Il s’avère en réalité que la devise a été adoptée, en français, par Charles de Habsbourg en 1516, alors qu’il n’était que jeune duc de Bourgogne. Elle apparaît alors pour la première fois lors de la réunion du dix-huitième chapitre de l’ordre de la Toison d’Or, sur une stalle du chœur de l’église Sainte-Gudule, à Bruxelles, décrite par le poète flamand Jan Smeken. La formule lui aurait été soufflée par son médecin Luigi Marliano, humaniste italien. Son sens s’inscrirait davantage dans le contexte de la lutte contre l’islam. Quant à la forme latine « Plus Ultra », elle daterait de 1517.

Cependant, il est possible que Luigi Marliano ait été inspiré par Dante et le fameux discours d’Ulysse : più oltre non. Du moins est-ce l’hypothèse d’Earl E. Rosenthal [1971, 1793]. Mais d’autres éléments ont pu jouer. Rosenthal fait le lien avec la formule inscrite au dos du chariot portant la dépouille de Ferdinand II d’Aragon lors des funérailles organisées à Bruxelles en mars 1516 : Ulterius nisi morte, « Plus loin, sinon la mort ». Située au-dessous d’une pomme d’or représentant le globe, elle faisait référence à l’ampleur des conquêtes du Roi Catholique. Par cette devise « Plus oultre », Charles de Hasbourg inscrivait donc ses pas dans ceux de son grand-père. Elle incarnait bien à la fois l’audace d’aller plus loin et la prétention à l’empire universel.

Pour terminer cette lecture globale de la devise de Charles Quint, citons cet extrait d’un mémoire de Pedro Fernandes de Queirós adressé à Philippe III (1598-1621), dans lequel il raconte son exploration de l’archipel du Vanuatu en 1606 :

« J’ai donné à toute cette région le nom de Terre australe du Saint-Esprit, et j’ai imposé divers noms à une vingtaine d’îles nouvellement découvertes, j’ai pris possession de tout ce pays au nom de Votre Majesté en faisant ériger deux colonnes sur lesquelles on a gravé votre devise plus ultra, qui convenait si bien ici, on a aussi dressé une croix sur le rivage et un autel en l’honneur de Notre-Dame de Lorette, sur lequel le sacrifice de la messe a été célébré plus d’une fois. »[6]

 

Bibliographie

Voyages en Afrique noire d’Alvise Ca’da Mosto (1455 & 1456), trad. de l’italien et prés. par F. Verrier, Paris, Chandeigne, 2003 (2e éd. remaniée).

Petro Abano, 1565, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur¸ Venise, Giunta.

d’Avezac M.-A., 1845, « Notices des découvertes  faites au Moyen-Âge dans l’océan Atlantique », Nouvelles Annales des voyages, Nouvelle série, Vol 4, pp. 20-58.

d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand.

de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, deux volumes.

Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962.

Fernández-Armesto F., 2007, Pathfinders. A Global History of Exploration, New York/Londres, W.W.Norton & Company.

Gråberg G., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 280-291.

Hutchinson K., 2009, « The Antiquity of the “Injunction” Non Plus Ultra », Canadian Bulletin of Medical History, Vol. 26, n° 1, pp. 155-178.

Moore E., 1903, « The Geography of Dante », in Studies in Dantes, 3ème série, Oxford, Clarendon Press, pp. 109-143.

Rosenthal E., 1971, « Plus Ultra, Non plus Ultra, and the Columnar Device of Emperor Charles V », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 34, pp. 204-228.

Rosenthal E., 1973, « The Invention of the Columnar Device of Emperor Charles V at the Court of Burgundy in Flanders in 1516 », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 36, pp. 198-230.

 


Notes

[1] Le texte en latin est tiré de l’ouvrage Marie-Armand d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand, p. 16. Trad. de VC.

[2] Petro Abano, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur. L’édition utilisée est celle de 1565, Venise, Giunta, f°102r. Trad. de VC.

[3] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 287-288. Trad. de VC.

[4] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 290-291. Trad. de VC en tenant compte de la correction sur la date [d’Avezac 1945].

[5] Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962, p.

[6] Mémoire de Pedro Fernandes de Queirós in Charles de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, vol. I, p. 338.