Les réseaux marchands juifs en Asie au début du deuxième millénaire

Ce blog a déjà parlé des réseaux commerçants de l’océan Indien et de la route de la Soie, des diasporas en général, des réseaux sogdiens ou kârimî en particulier. Il a aussi présenté en détails la carrière d’un marchand juif de l’océan Indien, Abraham Ben Yiju, durant le 12e siècle. Il va s’agir aujourd’hui d’introduire plus généralement à l’histoire des réseaux marchands juifs qui ont tenu une place très importante dans le commerce afro-eurasien, mais pas toujours la première, comme on va le voir. L’enjeu pour l’histoire globale consiste d’abord à décrypter les logiques marchandes de ces réseaux anciens, élément à l’évidence crucial pour l’histoire des marchés. Il est aussi de comprendre comment la diaspora juive a pu fonctionner en bonne entente avec les pouvoirs musulmans et les commerçants d’autres origines. Cette histoire concerne l’océan Indien d’avant les Portugais, une époque caractérisée par des relations entre populations qui peuvent nous étonner aujourd’hui…

La présence juive est ancienne dans l’océan Indien occidental. Des juifs émigrent vers la côte Ouest de l’Inde sans doute dès la période de l’empire babylonien : les juifs de la région de Cochin ont conservé jusqu’à nos jours un type de jeu connu en Babylonie du temps de Nabuchodonosor II. Au début de l’ère chrétienne, des marchands juifs sont partie prenante dans le développement du commerce romain à partir de l’Égypte ; des juifs s’installent aussi en Perse et en Inde aux 1er et 2e siècles pour fuir le joug romain. Les persécutions des juifs dans l’État perse sassanide aux 5e et 6e siècles amènent à de nouvelles migrations vers l’Inde. La religion juive est par ailleurs bien implantée au Yémen avant l’islam.

Le développement du commerce au loin lors de la deuxième phase du système-monde afro-eurasien (6e-10e siècle) permet un déploiement des réseaux juifs. Selon le géographe persan Ibn Khordâdbeh, des juifs radhanites « contrôlent les routes de la soie » [1865, p. 513, et M. Lombard, 1971] (leur nom vient de la région de Radhan, à l’est du Tigre, non loin de Bagdad). L’aristocratie de l’Empire khazar du sud de la Russie se convertit au judaïsme vers 740, sans doute sous l’influence de ces juifs radhanites. Des juifs chassés de Byzance arrivent en grand nombre en Khazarie aux 7e et 8e siècles. L’irruption des armées musulmanes au Khwarezm entraîne également un départ des juifs de cette région vers la Khazarie. L’historien Abû Zayd, de Sîrâf, mentionne des juifs parmi les étrangers massacrés à Canton par les troupes du chef rebelle Huang Chao en 879. À côté des musulmans, les juifs sont également présents sur les routes maritimes de l’océan Indien. Le livre d’al-Sîrâfî que l’on appelait Livre des Merveilles de l’Inde (10e siècle) évoque ainsi la figure du grand marchand juif Ishâq, qui commerce entre l’Oman et la Chine [cf. D. Lombard, 1990, t. II, p. 28]. Au 8e siècle, l’exemple d’un certain Issupu Irappan (Joseph Raban) révèle l’intégration des marchands juifs dans le Sud de l’Inde et le respect qu’on leur accordait. À la tête de la guilde des Anjuvannam, Raban obtint des privilèges princiaux, l’exemption de toute taxe et un quart du revenu des commerçants du port de Cranganore sur la côte de Malabar. En « échange », Raban plaçait ses navires à la disposition du roi chera. La Relation de la Chine et de l’Inde indique aussi la présence de juifs à Ceylan.

Dans l’espace carolingien, des marchands juifs animent le commerce à longue distance, à côté de marchands lombards et frisons. Les négociants de ces réseaux juifs ont évidemment contribué à des transferts de savoirs et de techniques – ainsi dans l’industrie textile, vers l’Italie, mais aussi dans le domaine des techniques bancaires. À côté de chrétiens nestoriens, des juifs jouent un rôle important dans la transmission du savoir grec ancien dans le monde musulman.

            Pour le troisième cycle du système-monde, les réseaux juifs nous sont mieux connus, pour leur importance dans la sphère économique, mais aussi parfois politique. Aux 10e et 11e siècles, en Irak et en Égypte, des représentants de familles marchandes juives sont établis comme banquiers officiels et collecteurs de taxes ; ainsi les banquiers Joseph b. Phineas et Aaron b. ’Amran, qui se sont associés pour fonder une firme au 10e siècle, prêtent de l’argent au calife et à ses vizirs. Ibn ’Allan al-Yahûdî (mort en 1079), collecteur de taxes à Basra, servit les califes pendant plus de vingt ans et prêta de l’argent au célèbre ministre des Seljukides Nizâm al-Mulk. D’autres marchands devinrent les fournisseurs du palais en marchandises précieuses.

            En Égypte, le juif espagnol Benjamin de Tudela compte 30 000 juifs, dont 7000 au Caire. Dans l’Égypte fatimide, la gestion de l’État est parfois confiée à des fonctionnaires d’origine juive [Bianquis, 1999, p. 14]. Certains marchands accèdent à des fonctions importantes et même au vizirat. Un exemple célèbre est celui des frères Tustârî, d’Ahwâz, « banquiers juifs et négociants en objets précieux de l’océan Indien et de la Chine », qui gouvernèrent l’Égypte fatimide de 1036 à 1048 [M. Lombard, 1971, p. 169]. Au Caire, nous dit Benjamin de Tudela, réside « Rabbi Nathanael, le prince des princes et le chef de l’académie et de tous les juifs d’Égypte […]. Il est aussi ministre du grand roi qui demeure au palais de Tsoane el-Medinah » [Harboun, 1986, p. 131]. Les juifs dominent l’industrie et le commerce de la soie, une industrie déjà ancienne en Palestine et en Syrie.

Dans l’océan Indien occidental, aux 11e et 12e siècles, les marchands juifs semblent avoir la haute main sur le commerce en mer Rouge et entre l’Inde et le Yémen [Goitein 1954, Goitein et Friedman 2007]. Les lettres trouvées dans la Geniza de la synagogue du Caire (documents qui concernent surtout les 11e et 12e siècles, et pour les rapports avec l’Inde, la période 1080-1160) témoignent des contacts des marchands d’Égypte et du Yémen (juifs et arabes) avec ceux de l’Inde du Sud, juifs, arabes et indiens. Ces documents illustrent le rôle d’Aden et la dimension des réseaux de l’océan Indien. D’une famille d’origine persane, Madmûn ben Hasan, représentant des marchands et superintendant du port d’Aden, également propriétaire de navires, joue ainsi le rôle d’intermédiaire entre les juifs de Méditerranée et ceux installés en Inde. Il porte le titre de « leader de la communauté juive de l’océan Indien », dont jouiront également ses descendants. Son père, Hasan-Japhet ben Bundar, jouait déjà avant lui un rôle de représentant des marchands, de banquier, et de « leader des congrégations juives » [Goitein et Friedman, 2007, pp. 37sq.], et il était en charge de la douane d’Aden. La suprématie navale des chrétiens en Méditerranée au 12e siècle a peut-être incité certains marchands juifs à développer leur négoce avec l’océan Indien. Les marchands juifs exportent vers l’Inde des textiles (soie, drap de Russie…), du cuivre, du plomb, des récipients et ornements d’argent, de bronze, de verre, du storax, de l’huile d’olive, du corail et du papier. Les importations concernent des textiles, des épices, des aromates, des remèdes, des teintures, des bois, des perles et des pierres précieuses, des objets en fer ou en acier, des récipients de cuivre et de bronze. Les biens transportés ne concernent donc pas seulement des produits de luxe, mais toute une gamme de marchandises. Les importations indiennes étaient pour une part réglées avec des métaux précieux, argent et or, notamment à partir du 12e siècle, lorsque l’or de l’Afrique de l’Ouest et celui de la côte de Sofala trouvent leur chemin vers l’Égypte. Il est à noter que, contrairement aux juifs d’Asie occidentale et d’Asie centrale (radhanites, juifs du Khorassan…), les marchands juifs d’Aden et d’Égypte ne semblent pas impliqués dans la traite d’esclaves. Dans les années 1120, deux marchands juifs illustrent l’étendue des réseaux et des routes parcourues. Halfon, un fils de Madmûn, commerce entre Égypte, Inde, Afrique de l’Est, Syrie, Maroc et Espagne. Le juif Marocain ‘Abû Zikrî as-Sijilmassî, représentant des marchands du Caire, se déplace entre Égypte, Aden, Europe du Sud et Inde.

Au-delà de l’étendue des réseaux (pour l’Inde occidentale, douze ports au moins sont mentionnés), les documents étudiés montrent leur complexité. « Toutes les transactions s’effectuaient par l’intermédiaire d’associés, chacun des associés agissant dans une localité différente et pratiquant un commerce d’importation et d’exportation d’un pays à l’autre » [Gil, 2003, p. 273]. Les réseaux marchands recoupaient souvent des liens familiaux. Le caractère interconfessionnel de certains réseaux ou entreprises est par ailleurs remarquable. Les associations commerciales ne se faisaient pas seulement entre marchands juifs, mais pouvaient inclure juifs, musulmans, hindous et chrétiens nestoriens. Madmûn fait ainsi parvenir un message à des marchands indiens, les informant des prix du poivre et du fer à Aden. Il leur conseille d’envoyer un navire de Mangalore à Diu, avec poivre, fer, cubèbe, gingembre, coir, et bois d’aloès, « car toutes ces marchandises se vendent bien » [Goitein et Friedman, 2007, p. 59].

La coupure, remarque Goitein, « se fait moins entre les religions et les nationalités qu’entre les soldatesques dirigeantes et les commerçants entrepreneurs » [1954 : 197]. Toutefois, les entreprises commerciales mêlaient parfois marchands et élites politiques. Ainsi, Madmûn et le Yémenite Bilâl ben Jarîr, commandant des forces d’un sultan d’Aden, développent un partenariat dans le commerce avec l’Égypte [Margariti, 2007, p. 155], et possèdent conjointement un bateau qui voyage entre Aden et Ceylan.

          Bagdad demeure le centre d’un rayonnement juif : l’exilarque (chef de la diaspora) y résidait, et « plusieurs des ministres du calife sont juifs » au 12e s. [Harboun, 1986, p. 63]. Parlant de l’île de Qays, en 1176, Benjamin de Tudela évoque la présence de 500 juifs installés là. Les juifs sont également bien présents dans l’Asie intérieure. À Samarcande, « où se rassemblent, nous dit Benjamin de Tudela (12e siècle), [des marchands] de tous les endroits du monde », demeurent « 50 000 juifs » (le nombre ici donné est cependant peu crédible, Benjamin de Tudela ne s’est pas rendu en Asie centrale). Ghaznî abrite également une forte communauté juive.

       Les juifs transmettent des biens, mais ils sont aussi les vecteurs de savoirs techniques et culturels. Les juifs d’Italie et d’Espagne vont jouer un rôle important dans la transmission des savoirs grec et musulman dans le monde chrétien. Frédéric II, dirigeant du Saint-Empire romain germanique et roi de Sicile, attire à sa cour des savants juifs et musulmans. En dehors du commerce, M. Lombard note que « dans les corporations orientales, Juifs, Chrétiens et Musulmans sont admis à égalité; dans certaines, même, les non-Musulmans sont majoritaires, notamment chez les orfèvres, les négociants en métaux précieux et les banquiers, où les juifs tiennent un rôle considérable. La plupart des médecins sont chrétiens ou juifs » ([1980, pp. 175-176]. Le philosophe juif andalou Maïmonide (1135-1204), installé en Égypte, exerce comme médecin à la cour de Saladin.

Avec l’installation en Égypte du pouvoir ayyûbide en 1174 puis des mamlûks Bahriyya en 1250, et dans le Yémen rasûlide sunnite, l’importance des juifs dans le commerce au loin et la sphère politique va toutefois sensiblement décroître. Les liens des réseaux juifs du Yémen et d’Égypte avec l’Inde semblent se défaire. Les marchands musulmans, kârimî et autres, en relation avec le Yémen, le Gujarat et Cambay, deviennent prééminents dans le commerce de l’océan Indien.L’Ouest de l’Inde voit une implication croissante des musulmans dans le commerce, notamment au Gujarat et sur la côte du Malabar, où les marchands sont bien accueillis par les pouvoirs hindous. Une présence juive se maintient toutefois, comme en témoigne Marco Polo pour la ville de Kulam [1980, t. 2, p. 462]. Juifs et musulmans sont associés en 1282 dans l’envoi d’une mission commerciale à la cour de Kûbilai. En Perse, les Ilkhâns placent des juifs et des chrétiens dans leur administration. À partir du 13e siècle, cependant, avec l’expansion et le raidissement idéologique de l’islam, les juifs ne retrouveront jamais la place qui fut la leur au début du 2e millénaire dans les réseaux commerciaux de l’océan Indien.


Bibliographie

BEAUJARD, P., 2012, Les Mondes de l’océan Indien, t. 1 et 2, Paris, Armand Colin.

BIANQUIS, T., 1999, « Le monde musulman du IXe/IIIe siècle au XVe/Xe siècle », in J. C. Garcin et al. (éds.), États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, Paris, PUF.

GIL, M., 2003, « The Jewish merchants in the light of eleventh-century Geniza documents », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 46 (3), p. 273-319.

GOITEIN, S. D., 1954, « From the Mediterranean to India. Documents on the trade to India, South Arabia, and East Africa from the eleventh and twelfth centuries », Speculum. A Journal of Mediaeval Studies, XXIX, 2 (1), p. 181-197.

GOITEIN, S. D., 1980, « From Aden to India : Specimens of the correspondence of India traders of the twelfth century », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 23, p. 43-66.

GOITEIN, S. D., et FRIEDMAN, M. A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza.« India Book », Part One, Leiden, Brill.

HARBOUN, H., 1986, Les Voyageurs Juifs du XIIe siècle (Benjamin de Tudèle ; Pétahia de Ratisbonne ; Nathanel Hacohen), Aix-en Provence, Éditions Massoreth.

IBN KHURDADBEH, 1865, Le Livre des Routes et des Provinces, éd. C. Barbier de Meynard, Journal Asiatique, mars-avril et mai-juin 1885, p. 227-296 et 446-532.

LOMBARD, D., 1990, Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. t. I : Les Limites de l’occidentalisation. t. II : Les Réseaux asiatiques. t. III : L’Héritage des royaumes concentriques, Paris, EHESS.

LOMBARD, M., 1971, L’Islam dans sa première grandeur VIIIe-XIe siècle, Paris, Flammarion.

MARGARITI, R. E., 2007, Aden and the Indian Ocean Trade. 150 Years of the Life of a Medieval Arabian Port, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.

POLO, M., 1980, Le Devisement du monde. Le livre des merveilles, 2 tomes, texte intégral établi par A.-C. Moule et P. Pelliot, version française de L. Hambis, introduction et notes de S. Yerasimos, Paris, Maspéro.

Relation de la Chine et de l’Inde, ‘Akbâr as-sîn wa l-hind, anonyme, SAUVAGET, J. (éd.), 1948, Paris, Les Belles Lettres.

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

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Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

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L’Orphelin de la Chine

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Figure 1. Anicet Lemonnier, Lecture de la tragédie de “l’Orphelin de la Chine” de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, (Photo RMN-Grand Palais – D. Arnaudet)

 

Le tableau est célèbre. Commandé par Joséphine de Beauharnais, exposé en 1814, il fixe a posteriori la scène mondaine du Paris des Lumières. Elle n’en est pas moins totalement fictive, et même assez peu vraisemblable [Lough, 1992]. Le peintre a rassemblé dans le salon de madame Geoffrin, des ministres comme Turgot et Malesherbes, des figures de l’aristocratie comme le maréchal duc de Richelieu, des savants et des philosophes : Buffon, D’Alembert, Helvetius, Montesquieu, Turgot, Diderot, Quesnay, Rousseau, l’abbé Raynal, Marivaux… tous réunis sous le buste de Voltaire, dont l’acteur Lekain lit précisément une pièce, L’Orphelin de la Chine.

Pourquoi cette pièce ? Celle-ci, quelque peu oubliée de nos jours, fut représentée pour la première fois le 20 août 1755 à la Comédie-Française. Un contemporain, dans une lettre anonyme, raconte le succès immédiat que la pièce rencontra, notamment l’acte II, dont certains vers furent très applaudis :

 « Idamé
[…]
Hélas ! Grands & petits, & sujets, & monarques,
Vainement distingués par de frivoles marques,
Égaux par nature, égaux par le malheur ;
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ;
Sa peine lui suffit.

Zamti
Trahissez à la fois
Et le Ciel & l’Empire & le sang de nos rois.

Idamé
Je ne dois point mon sang en tribut à leur cendre.
Va, le nom de sujet n’est pas plus saint pour nous
Que les noms si sacrés & de père & d’époux,
La nature & l’hymen, voilà les lois premières ;
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains. » [1]

On reconnaît là quelques grands principes du siècle, mais ce qui attirera davantage l’historien du global est l’inspiration chinoise. Dans une lettre dédicatoire au maréchal duc de Richelieu, publiée en guise de préface au texte de la pièce, Voltaire explique qu’il a trouvé son inspiration dans une pièce chinoise, L’Orphelin de la famille Zhao, composée par Ji Junxiang au 13e siècle, traduite partiellement par le jésuite Joseph de Prémare et publiée par Jean-Baptiste Du Halde dans le troisième volume de la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, paru en 1735. L’intrigue originelle se passe dans la Chine des Printemps et Automnes, Voltaire l’a transposée au moment où Gengis Khan conquiert Pékin, en 1215, tout en soulignant la référence à l’installation de la dynastie mandchoue en 1644.

« Cette pièce chinoise fut composée au quatorzième siècle, sous la dynastie même de Gengis Khan. C’est une nouvelle preuve que les vainqueurs tartares ne changèrent point les mœurs de la nation vaincue ; ils protégèrent tous les arts établis à la Chine ; ils adoptèrent toutes ses lois.

Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison & le génie sur la force aveugle & barbare ; & que les Tartares ont deux fois donné cet exemple. Car lorsqu’ils ont conquis encore ce grand Empire au commencement du siècle passé, ils se sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus ; & les deux peuples n’ont formé qu’une nation gouvernée par les plus anciennes lois du monde : événement frappant qui a été le premier but de mon ouvrage. » [2]

L’admiration de Voltaire pour la Chine va d’abord à la pérennité de sa civilisation et à la morale confucéenne. La pièce, dont le drame est protéger le dernier rejeton de l’empereur chinois tué par les soldats mongols, montre la conversation du barbare Gengis Khan à la civilisation.

Acte I, Pékin est tombé aux mains des Mongols, Zamti, un mandarin se lamente :

« Le malheur est au comble ; il n’est plus, cet Empire,
Sous le glaive étranger j’ai vu tout abattu.
De quoi nous a servi d’adorer la vertu !
Nous étions vainement, dans une paix profonde,
Et les législateurs & l’exemple du monde.
Vainement par nos lois l’univers fut instruit ;
La sagesse n’est rien, la force a tout détruit.
J’ai vu des brigands la horde hyperborée,
Par des fleuves de sang se frayant une entrée,
Sur les corps entassés de nos frères mourants,
Portant partout le glaive, & les feux dévorants. » [3]

E’tan, attaché à Zamti, est accablé. Les Mongols sont de véritables barbares, des nomades étrangers à la civilisation urbaine :

« On prétend que ce roi des fiers enfants du Nord,
Gengis Khan, que le Ciel envoya pour détruire,
Dont les seuls lieutenants oppriment cet Empire,
Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné,
Vient toujours implacable, & toujours indigné,
Consommer sa colère & venger son injure.
Sa nation farouche est d’une autre nature
Que les tristes humains qu’enferment nos remparts.
Ils habitent des champs, des tentes, & des chars ;
Ils se croient gênés dans cette ville immense.
De nos arts, de nos lois, la beauté les offense.
Ces brigands vont changer en d’éternels déserts
Les murs que si longtemps admira l’univers. » [4]

Mais au terme de quelques péripéties, Gengis Khan reconnaît sa défaite morale :

« J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même :
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême.
Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer.
[…]
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi.
(à Zamti)
Soyez ici des lois l’interprète suprême ;
Rendez leur ministère aussi saint que vous-mêmes ;
Enseignez la raison, la justice, & les mœurs.
Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs,
Que la sagesse règne & préside au courage.
[…]

Idame’
Qui put vous inspirer ce dessein ?

Gengis
Vos vertus. » [5]

Le mot de la fin résume à lui seul la sinophilie confucianiste que Voltaire partage avec d’autres philosophes du temps, notamment Leibnitz. Le confucianisme est perçu comme une forme de déisme et comme une morale fondée sur le droit naturel [Cheng, 2009-2010].

« Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu. » [6]

Cette réflexion est extraite du Siècle de Louis XIV, paru en 1752, dont le dernier chapitre est entièrement consacré aux « Disputes sur les cérémonies chinoises » (cf. texte en annexe). La querelle des rites est née en Europe à la fin du 17e siècle lorsque l’adaptation pratiquée par les jésuites a été remise en question. Ce sont les franciscains et les dominicains qui, à partir de 1634, dénoncent cette politique d’« accommodation » prônée dès la fin du 16e siècle par Matteo Ricci. Le christianisme tel qu’il serait pratiqué en Chine, avec des rites rendus aux ancêtres, au Ciel et à Confucius, ne serait qu’idolâtrie. Au cours des décennies suivantes, plusieurs décrets sont pris par différents papes. En 1704, le pape Clément XI interdit les pratiques chinoises. Ceci a pour conséquence en 1717 que l’empereur de Chine interdit la prédication chrétienne dans le pays et en 1723 que les missionnaires en soient expulsés. Voltaire ne peut s’empêcher d’ironiser sur la prétention d’une Europe intolérante et divisée à imposer sa « sagesse » à la Chine.

« L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. » [7]

Durant cette période, plusieurs ouvrages majeurs sur la Chine furent publiés, parmi lesquels : le Sinicæ historiæ decas prima de Martino Martini, en 1658 ; le Confucius sinarum philosophus, sive scientia sinensis latine exposita, de Philippe Couplet, en 1687 ; les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, de Louis Le Comte, en 1696 ; ou plus tard, la Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine, de Jean-Baptiste Du Halde, en 1735. Or un des points problématiques est l’ancienneté de l’histoire chinoise [Pinot, 1932]. Déjà, en 1584, Juan Gonzalez de Mendoza avait établi une généalogie des rois de Chine remontant à 2600 av. J.-C., soit deux ou trois siècles avant la date biblique du Déluge (2349). En 1658, Martino Martini, d’après les annales chinoises, fixa le début du règne du premier roi de Chine en 2952 av. J.-C., tout en mentionnant un déluge vers 3000 av. J.-C. La solution avancée par les jésuites est que l’ancêtre des Chinois doit être le fils ou le petit-fils de Noé, que la langue chinoise, étant donnée sa grande permanence, doit être la langue des premiers hommes, la Lingua Adamica, et que les anciens textes chinois doivent être la manifestation la plus pure de la volonté divine. La civilisation chinoise ne pouvait donc qu’être supérieure à la civilisation européenne. En 1700, les livres de Le Comte examinés par une commission de la faculté de théologie de la Sorbonne sont censurés. Mais ceci ne met pas fin à l’accueil favorable dont profite le confucianisme en Europe, bien au contraire.

L’accommodation du christianisme en Chine par les jésuites se retourne paradoxalement contre l’universalité du christianisme et aboutit à une relativisation de la place de l’Europe. Dans l’introduction à l’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, paru dans une première version en 1753, Voltaire en vient à remettre en question le roman civilisationnel qui faisait commencer l’histoire européenne en Terre Sainte et explique ainsi son choix de commencer par un chapitre consacré à la Chine :

« Avant de considérer l’état où était l’Europe vers le temps de Charlemagne, & les débris de l’Empire romain, j’examine d’abord s’il n’y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, & m’apprend d’abord que ces monuments des empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres & de Restaurateurs de l’Univers, sont des témoignages immortels de vanité & d’ignorance, non moins que de grandeur.

Frappés de l’éclat de cet Empire, de ses accroissements & de la chute, nous avons dans la plupart de nos histoires universelles traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La province de la Judée, la Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention ; & quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles, que nous tenons d’elles : leurs pays nous fournissaient des commodités & des choses précieuses, que la nature nous a refusées ; & vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d’injustice une loi de les ignorer. »[8]

Si on revient à L’Orphelin de la Chine, on retrouve cette révolution métahistorique dans l’épître au maréchal duc de Richelieu, à propos du théâtre :

 « La tragédie chinoise qui porte le nom de l’Orphelin, est tirée d’un recueil immense de pièces de théâtre de cette nation. Elle cultivait depuis plus de trois mille ans cet art, inventé un peu plus tard par les Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, & d’établir de ces écoles de morale, où l’on enseigne la vertu en action & en dialogues. Le poème dramatique ne fut donc longtemps en l’honneur que dans ce vaste pays de la Chine, séparé & ignoré du reste du monde, & dans la seule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre cents années. » [9]

Cependant, cette provincialisation de l’Europe est relative, car la Chine a, entre-temps, été devancée :

 « Comment les Chinois, qui au quatorzième siècle, & si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les Européens, sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins & de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces, qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la Terre a jamais produit en ce genre. Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la physique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux anciens Égyptiens, qui ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent par n’être pas capables d’être leurs disciples.

Ces Chinois chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, & de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés, pour oser seulement nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, & ils ignorent si nous avons une histoire. » [10]

Dans deux précédents billets, j’avais attiré l’attention sur le regard critique que certains Européens, au 18e siècle, pouvaient porter sur la place de l’Europe dans le Monde, remettant en question, déjà, l’européocentrisme [cf. La découverte de l’Amérique, une erreur ? et Psalmanazar, le prétedendu Formosan]. On pourrait utiliser ces réflexions anciennes en appui de nos préoccupations contemporaines et comme une confirmation de la nécessité de sortir de l’européocentrisme. Et rien ne peut empêcher de goûter au plaisir du texte voltairien.

Toutefois, si on s’en tient à une analyse plus strictement historienne, on peut se demander s’il n’y a pas un moment critique entre la première mondialisation européenne, caractérisée par les « grandes découvertes », et la deuxième mondialisation européenne, qui est celle de la colonisation. Le passage de la sinophilie à la sinophobie peut être analysé comme le signe de cette transformation du système global comme de la société européenne [Hung, 2003]. L’œuvre de Voltaire, quoique favorable à la civilisation chinoise, amorce un basculement vers l’idée que le progrès est désormais du côté de l’Europe. Deux ouvrages majeurs marquent en 1748 cette rupture dans la perception européenne de la Chine : L’Esprit des lois de Montesquieu, où la Chine est donnée en exemple de despotisme, et Le Voyage autour du monde de George Anson, où l’auteur relate l’impuissance chinoise face à la marine britannique. Mais ceci est une autre histoire…

 

Annexe

Chapitre 35. Disputes sur les cérémonies chinoises

« Ce n’était pas assez pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cent ans sur des points de notre religion ; il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements ; mais elle caractérisa plus qu’aucune autre, cet esprit actif, contentieux & querelleur qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle, avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient & sont encore en philosophie & en littérature à peu près ce que nous étions il y a deux-cent ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage de la hardiesse de l’esprit & du temps. Mais la morale & la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, & s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore ; il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux-mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences & le premier peuple de la terre dans la morale & dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste Empire ; & à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne, parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier à certains jours, pour honorer leurs ancêtres ; les lettrés en public, pour honorer Con-fu-tzé. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce qui dans toute l’Asie s’appelait autrefois adorer. On brûle des bougies & des pastilles. Des colao, que les Espagnols ont nommé Mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Con-fu-tzé des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques ? sont-elles purement civiles? reconnaît-on ses pères & Con-fu-tzé pour des dieux ? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints ? est-ce enfin un usage politique, dont quelques Chinois superstitieux abusent ? c’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, & ce qu’on ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome en 1645. Le Saint-Office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois & de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire, sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un Empire si jaloux de ses usages. Ils représentèrent leur raisons. L’inquisition en 1656 permit aux lettrés de révérer Con-fu-tzé & aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.

L’affaire étant indécise & les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps ; & cependant les jésuites qui étaient à Pékin, se rendirent si agréables à l’empereur Camhi en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté & par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires & d’enseigner publiquement le christianisme. II n’est pas inutile d’observer, que cet empereur si despotique & petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’Empire ; qu’il ne put de sa seule autorité permettre le christianisme, & qu’il fallut s’adresser à un tribunal ; & qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin en 1692 le christianisme fut permis à la Chine, par les foins infatigables & par l’habileté des seuls jésuites.

II y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles choisit un prêtre de cette maison de Paris, nomme Maigrot, pour aller présider en qualité de vicaire à la mission de la Chine ; & lui donna l’évêché de Conon, petite province Chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement les rites observés pour les morts, superstitieux & idolâtres, mais il déclara les lettrés athées. Ainsi les jésuites eurent plus alors à combattre les missionnaires leurs confrères, que les mandarins & le peuple. Ils représentèrent à Rome, qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées & idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière ; en ce cas il était difficile, qu’ils invoquassent les âmes de leurs pères & celle de Con-fu-tzé. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous. Mais il fallait être bien au fait de leur langue & de leurs mœurs, pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’Empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome. Cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le père le Comte, avait écrit dans ses mémoires de la Chine, “que ce peuple a conservé pendant deux mille ans, la connaissance du vrai Dieu ; qu’il a sacrifié au créateur dans le plus ancien temple de l’univers ; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur & dans la corruption”.

II n’était pas impossible que le père le Comte eût raison. En effet, si cette nation remonte, par une histoire authentique & par une suite de trente-six éclipses vérifiées, jusqu’au temps où nous plaçons ordinairement le déluge ; il n’est pas hors de vraisemblance, qu’elle ait conservé la connaissance d’un être suprême & unique, plus longtemps que d’autres peuples. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L’abbé Boileau frère de Despréaux, non moins critique que son frère & plus ennemi des jésuites, dénonça en 1700 cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif & singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses & hardies. Il est l’auteur du livre des flagellants & de quelques ouvrages de cette espèce. II disait qu’il les écrivait en Latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; & Despréaux son frère disait de lui, s’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. II déclama violemment contre les jésuites & les Chinois, & commença par dire, que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien. Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats. Un docteur nommé le Sage opina, qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères des plus robustes, s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois, fausses, scandaleuses, téméraires, impies & hérétiques.

Cette querelle, qui fut vive, envenima celle des cérémonies ; & enfin le pape Clément onze envoya l’année d’après un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque là, qu’on la jugeait à Rome & à Paris. L’empereur Camhi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son Empire, ne s’accordaient point entre eux, & que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’Empire ; & qu’on soupçonnait même sa majesté Chinoise & les lettrés d’être des athées, qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui lui expliquerait tout cela, si sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, & contre lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui-même fur des tablettes, ne lignifiaient pas adorez adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer, que c’était précisément le sens de ces mots. II daigna entrer dans un long examen. II justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire, que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de la bannir. II ordonna, que tous les Européens, qui voudraient rester dans le sein de l’Empire, viendraient désormais prendre de lui des lettres-patentes, & subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement, qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, & qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur, pour signifier le dieu du ciel.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois font toujours les maîtres quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette ; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent fa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’Empire, décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encor plus décriée, lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européens, sut que non feulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de Paris, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté & de l’inquiétude, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui, qu’elles aient produit tant d’animosités ; & l’esprit de philosophie, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique. »

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-

 

Bibliographie

Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l.

Cheng A., 2009-2010, Cours au collège de France, « Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours (suite) », résumé annuel.

Du Halde, J.-B., 1735, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, Paris, chez Le Mercier, 4 vol.

Hung, H.-F., 2003, « Orientalist Knowledge and Social Theories: China and the European Conceptions of East-West Differences from 1600 to 1900 », Sociologial Theory, Vol. 21, n° 3, pp. 254-280.

Lough J., 1992, « À propos du tableau de Lemonnier : “Une soirée chez Madame Geoffrin” », in : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 12, pp. 4-18.

Pinot V., 1932, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Paul Geuthner.

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley.

Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert.

 

Notes

[1] Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l., p.

[2] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[3] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, pp. 12-13.

[4] Ibid., p. 15

[5] Ibid., p. 62.

[6] M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-409.

[7] Ibid., p. 412.

[8] Voltaire, 1753, Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, La Haye, chez Jean Neaulme, Introduction, n.p.

[9] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[10] Ibid., pp. 6-7.

La guerre moderne, 16e – 21e siècles

Le billet du 29 octobre 2012, « La guerre prémoderne, 5e – 15e siècles », se terminait par une conclusion provisoire ouvrant sur ce qu’il est convenu d’appeler les Temps modernes. Une modernité marquée par un phénomène sans précédent historique, celui d’une société exerçant progressivement son hégémonie à l’échelle mondiale. Sachant que l’Europe finit par dominer le monde au terme du 19e siècle, nombre d’historiens ont essayé d’analyser les causes de cet « essor de l’Occident », à commencer par William H. McNeill avec The Rise of the West [1963]. Nombre d’explications ayant intégré le facteur militaire comme décisif dans ce « miracle européeen », nous rebondissons ici sur le choix de la guerre comme thématique des Rendez-vous de l’histoire de Blois cette année, du 10 au 13 octobre 2013. Nous allons explorer la genèse de cette supériorité militaire occidentale.

Si l’histoire militaire européenne est connue, certaines trajectoires illustrent hors de l’Europe de façon spectaculaire l’entrée dans une nouvelle ère de la guerre. La poudre est à cet égard décisive. Elle est d’abord utilisée en Chine dès le 9e siècle, puis perfectionnée avec le savoir-faire des ingénieurs en balistique perses et des fondeurs européens réunis sous la bannière des Mongols lors de leur expansion continentale. Elle entraîne enfin, dans toute l’Eurasie, l’affirmation progressive du canon – renforcée en Europe par l’irruption de la bouche à feu portative, ancêtre du mousquet –, arme pivot du champ de bataille à partir du 15e siècle. Les Otttomans font ainsi usage d’une monstrueuse bombarde en assiégeant Constantinople (1453).

Et le Japon renonça aux armes à feu

Mais à l’autre bout de l’Asie va prendre place une étonnante trajectoire, celle du Japon. Ses habitants découvrent les arquebuses à la faveur de l’arrivée (sur un navire chinois) de marchands portugais en 1543. Ils les dupliquent dans les années qui suivent, et produisent rapidement en série des armes d’acier d’excellente qualité – introduisant un système de rayage inédit qui en améliore grandement l’efficacité. Alors que les Occidentaux n’auront de cesse, dans les siècles qui suivent, d’améliorer la vitesse du tir afin d’arroser l’adversaire, les Japonais se focalisent sur la précision du tir, rendant cette arme bien plus meurtrière.

Le Japon est alors déchiré dans un interminable conflit civil opposant des seigneurs de guerre en compétition pour la suprématie sur l’ensemble de l’archipel. L’un d’entre, Oda Nobunaga, a en sus l’idée, devançant les Européens de quelques décennies, du feu roulant : en tirant à tour de rôle sur trois rangées, ses arquebusiers viennent à bout de tous ses rivaux (le film Kagemusha. L’ombre du guerrier, d’Akira Kurosawa, 1980, en offre une bonne illustration). Si le fusil détrône l’arc, en Europe comme au Japon, ce n’est pas qu’il soit plus efficace, c’est qu’il faut beaucoup moins de temps pour former un soldat à s’en servir. Le plus étonnant : après avoir acquis une avance indéniable sur le reste du monde en matière de technologie et de stratégie, le Japon prend la décision politique – unique dans l’histoire – de renoncer aux armes à feu alors qu’il interdit l’accès à son marché aux Européens, aux débuts de l’ère Tokugawa (soit entre 1600 et 1650). Nul progrès ne sera plus fait en matière d’armes à feu jusqu’à ce qu’en 1853, la flotte américaine du commodore Matthew Perry intime à l’archipel l’ordre d’ouvrir ses ports au commerce international sous la menace de canons infiniment plus efficaces que l’artillerie du 16e siècle conservée par les Japonais.

Alors que le Japon tourne le dos au « progrès », l’Europe embrasse avec ferveur la « Révolution militaire ». Geoffrey Parker la caractérise comme l’ensemble des évolutions liées à l’irruption de l’artillerie. Les canons, très lourds donc longtemps mis en service immobile lors des sièges, deviennent de plus en plus puissants, et les fortifications de plus en plus vulnérables. Les États les plus riches de l’Europe (Italie, puis France…) adoptent la « trace italienne » : des forteresses bastionnées pour multiplier les possibilités de défense, aux murs en pente pour dévier les boulets, au détriment des fortifications médiévales aux murs droits, conçues pour résister aux attaques de fantassins.

Il est intéressant de noter qu’il s’agit là d’un choix technologique, d’autres options étaient ouvertes : ainsi en Asie (Empire moghol en Inde du Nord, Chine, Japon…), les murs restent droits, on s’acharne simplement à les construire suffisamment épais pour qu’ils résistent aux canons, quitte à donner dans le monumental – lors de la première guerre de l’Opium (1839-1842), des artilleurs britanniques se plaindront de ne pouvoir écorner certaines murailles chinoises, alors que celles-ci sont vieilles de plusieurs siècles.

Les évolutions militaires, toujours plus coûteuses, imposent et se nourrissent de l’affirmation du pouvoir étatique : en Europe, la guerre devient l’affaire des États et leur principale source de dépenses. Les effectifs militaires des guerres en Europe connaissent des hausses colossales qui permettent en quelques siècles aux armées d’atteindre des effectifs qui rivalisent avec ceux des plus puissants États asiatiques, pourtant davantage peuplés. Quant aux tâches militaires, elles subissent en Europe une rationalisation croissante.

L’artillerie embarquée

Le progrès décisif en matière d’artillerie est réalisé à bord des bateaux : la conjonction de navires de plus en plus puissants et de canons toujours plus performants, que les Européens travaillent de manière à optimiser leur usage en mer (tir au canon par le travers, chargement par la bouche, mise au point de chariots…), les rend maîtres des océans dès le 16e siècle. À cet égard, il est intéressant de noter que les Coréens, pour contrer l’invasion japonaise de 1592, recourent à des bateaux-tortues recouverts de plaques d’acier, véritables cuirassés avant leur apparition officielle au 19e siècle – leur puissance de feu surpassait celle des navires japonais d’un facteur de 10 pour 1. Mais cette innovation technologique ne sera pas entretenue, avant d’être oubliée.

Inlassablement, fruit de la concurrence féroce que se livrent les États européens en situation de guerre quasi permanente, se tisse un réseau mondial de fortins coloniaux côtiers. Dans un premier temps, exception faite des Amériques aux populations décimées par le choc microbien, les Espagnols, Portugais, puis Français, Britanniques et Néerlandais ne pénètrent pas à l’intérieur des terres : l’Afrique intérieure (sauf l’Afrique australe) reste inexplorée, trop bien défendue par les maladies endémiques tel le paludisme, et il faudra attendre la seconde moitié du 19e siècle pour assister au dépeçage de l’Afrique. De  plus, les traites négrières alimentent les royaumes africains esclavagistes en mousquets, monnaie d’échange parmi d’autres. Mais les rares observateurs conviennent que l’on s’y bat de façon désordonnée, le but semblant de tirer le maximum de munitions pour montrer son courage. C’est qu’en Europe, l’objectif étant d’éradiquer l’adversaire, on améliore sans cesse. Ainsi les comtes de Nassau, commandant une armée hollandaise confrontée à des forces bien supérieures, en sus d’« inventer » le feu roulant, découpent de façon stakhanoviste les gestes élémentaires nécessaires au chargement d’un fusil ou à la mise en œuvre d’une pique dans les années 1590-1610. Un siècle plus tard en Afrique, ou un siècle avant en Méso-Amérique, on ne se bat que dans le but de capturer – donc de ne pas tuer – dans un cas de futurs esclaves, dans l’autre des condamnés à sacrifier aux dieux.

L’efficacité de l’arme à feu n’est donc rien sans le contexte culturel qui pousse à « optimiser » son usage. Sans les infrastructures sociales et économiques qui avaient engendré la machine de guerre européenne, utiliser ou copier la technologie qui en était issue ne permettait jamais d’acquérir l’efficacité visée. Car la guerre à l’occidentale était basée sur tout un appareil de mobilisation des masses, de logistique en armes et ravitaillement qui exigeait, en temps de conflit, un État en mesure de mobiliser d’immenses ressources. Simultanément à l’essor européen, seuls les grands États asiatiques (Chine, Inde moghole et Russie étudiés par Alessandro Stanziani, auxquels on peut rajouter l’Empire ottoman) sont en mesure de rivaliser. Mais si ces États sont bien des « empires de la poudre » (ils se servent de leur artillerie pour réduire des rebellions), leur arme reine reste la cavalerie usant du sabre – les canons sont bien trop lourds pour les déplacer sur les immenses étendues qu’ils contrôlent.

Jusqu’au 19e siècle, Chine, Japon et Corée repoussent les nouveaux-venus. De toute façon, l’avance technologique européenne est faible : en cas de choc frontal, les arquebuses sont longues à recharger, et si les plastrons et les sabres d’acier offrent un avantage au corps à corps dans la plupart des situations, ces armes n’entraînent pas la décision face à un adversaire déterminé (en témoigne la mort de Fernand de Magellan en 1521). Certaines civilisations, comme la Chine, valent l’Europe en matière de technologies militaires, et y ajoutent, se battant à domicile, des effectifs militaires largement supérieurs à ceux que l’Europe peut projeter au loin.

Le grand bond a lieu au long du 19e siècle. Vers 1800, l’Europe domine 30 % de la surface du globe. En 1900, elle en contrôle 80 %. Cette expansion s’explique par la conjonction de toutes sortes de facteurs. La Révolution industrielle dope la production d’armement, la maîtrise du charbon permet de mettre d’immenses bateaux sur les mers, capables de transporter les grandes masses de soldats ou de migrants générés par la transition démographique. La technologie militaire suit : armes à répétitions, canons toujours plus performants, mitrailleuses… Si on commence à se battre à partir de 1830 en Algérie à armes égales (fusils turcs et français se valent bien) mais à démographie déséquilibrée (la France est bien plus peuplée), il n’en est pas de même des guerres entre Occidentaux. La guerre de Sécession des États-Unis d’Amérique d’abord, la Première Guerre mondiale ensuite ouvrent la voie aux conflits totaux : instrumentalisation des médias ; mobilisation des transports (chemins de fer…), des télécommunications (télégraphe…), des industries et de l’ensemble des forces de travail de la nation, d’un arsenal toujours plus assassin culminant avec des bombardements aériens apocalyptiques… Le tout conduisant à des pertes massives. Encore peut-on relativiser, rappelle Lawrence H. Keeley : il fallait tirer des centaines d’obus et des milliers de balles pour tuer un seul soldat lors de la Première Guerre mondiale, et au Rwanda, en 1994, armés pour l’essentiel de machettes, les génocidaires tueront en trois mois environ 800 000 personnes – à comparer au bilan humain de guerres menées avec des armes à feu, comme au Liban (de 1975-1990, de 150 000 à 250 000 morts) ou en ex-Yougoslavie (de 1991 à 1995, de 150 000 à 250 000 morts).

Après le règne de la bombe atomique, que l’on put croire un temps constituer l’apogée de l’art de tuer, à tel point que l’équilibre de la terreur postulait qu’être détenteur de ladite arme revenait à être à l’abri de la guerre, est venu le temps des guerres asymétriques et des raids de drones. Il est possible, probable, que les robots, téléguidés ou même autonomes, domineront dans nos journaux télévisés les champs de bataille de demain. La guerre se joue d’ores et déjà dans les circuits électroniques, un signal lancé à bon escient suffisant à paralyser les technologies que l’on vendait hier à l’ennemi d’aujourd’hui. Il n’empêche : la meilleure arme du monde ne sert à rien dans un contexte social inadapté. Les troupes de la coalition envoyées en Afghanistan avaient beau être technologiquement très supérieures à leurs adversaires insurgés, les voici qui se retirent sans résultat. La guerre, toujours, se gagne dans les esprits.

 

 

 

Bibliographie

Les faits non sourcés sont issus, pour une part majeure, de l’ouvrage de Geoffrey Parker [1988] et secondairement de celui de William H. McNeill [1982].

PARKER Geoffrey [1988], The Military Revolution. Military innovations and the rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, trad. fr. Jean Joba, La Révolution militaire, Gallimard, 1993, rééd. coll. Folio / Histoire », 2013.

McNEILL William H. [1982], The Pursuit of Power. Technology, armed forc, and society since A.D. 1000, The University of Chicago Press, trad. fr. Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an mil, Paris, Économica, 1992.

McNEILL William H. [1963], The Rise of the West. A history of the Human community, London, The University of Chicago Press, 1963, rééd. 1991

STANZIANI Alessandro [2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe-XIXe siècle, Paris, Raisons d’agir.

KEELEY Lawrence H. [1997], War Before Civilisation. The myth of the peaceful Sauvage, Oxford University Press, trad. fr. Jocelyne de Pass et Jérôme Bodin, Les Guerres préhitoriques, Paris Le Rocher, 2002.

HOLEINDRE Jean-Vincent et TESTOT Laurent, coord. [nov.-déc. 2012], « La guerre. Des origines à nos jours », Auxerre, Hors-série / Grands Dossiers des sciences humaines Histoire, n° 1.

L’air de la montagne rend-il libre ?

À propos de :

Zomia, ou L’Art de ne pas être gouverné

James C. Scott [2009], The Art of Not Being Governed. An anarchist history of Upland Southeast Asia, Yale University Press, 2009, trad. fr. Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet, Paris, Seuil, 2013.

Zomia

Anthropologue, James C. Scott se revendique de l’anarchisme. S’appuyant sur les thèses que Pierre Clastres avait posées en observant les sociétés indiennes d’Amérique du Sud [La Société contre l’État, Minuit, 1974], il livre ici une très dense histoire des zones montagneuses d’Asie du Sud-Est, défendant l’idée que ce massif montagneux d’Asie du Sud-Est aurait vu se maintenir un état particulier, et autrefois planétairement partagé, des communautés humaines : le refus de la soumission à l’État.

La Zomia, tel est le nom consacré donné à cette région depuis une décennie. Elle s’étend, selon les auteurs, de la Chine du Sud à la Birmanie (soit 2,5 millions de km2, abritant 100 millions de personnes), ou se prolonge jusqu’à l’Afghanistan (Zomia 2). Peu importe les limites, puisque le propre des communautés qui l’habitaient était de les refuser. Scott tranche d’emblée : est Zomia toute étendue qui, en Asie continentale, orientale et australe, occupe un relief d’une altitude supérieure à 300 m. La conséquence : en plaine, des zones propices à la production céréalière et au contrôle étatique des populations. En hauteur, des terres livrées à l’agriculture vivrière et/ou au semi-nomadisme, d’une grande diversité écologique, caractérisées par la présence de populations fuyant l’État. La Zomia, précise l’auteur, se trouve à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun.

La 24e édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des Vosges, du 3 au 6 octobre 2013, étant consacrée à la Chine, nous allons donc explorer ses marges australes. Scott se concentre sur les tribus habitant la Chine du Sud et de l’Est, ainsi que les hautes-terres du Viêtnam, de Thaïlande, de Birmanie, du Laos… Hmong, Akha, Liao, Karens, Lahu, Wa… Leurs noms sont aussi nombreux que leurs spécificités sociales, vestimentaires, etc. Cette hétérogénéité, pour autant, n’est pas exclusive : on y passe facilement d’une identité à une autre.

La Zomia serait « la dernière zone du monde dont les peuples n’ont pas été intégrés à des États-nations », du moins, nuance-t-il, avant que les années 1950 ne voient les stratégies d’« engloutissement » étatiques, les « technologies destructrices de distance » (voies ferrées, aviation, téléphone, technologies de l’information…) atteindre un niveau de performance tel que les reliefs labyrinthiques des monts d’Asie, qui jusqu’ici avaient épargné à leurs habitants la souveraineté des États voisins, n’ont plus été en mesure de jouer leur rôle protecteur. La démonstration est érudite. L’ensemble des données brassées a permis à plusieurs spécialistes une chasse à l’erreur plus ou moins fructueuse. Mais ce type de thèse généraliste se prêtant facilement à l’exercice, mieux vaut examiner la thèse de fond.

Scott fait de cet état de « peuples se gouvernant eux-mêmes » le propre de l’humanité depuis la monté en puissance des États, qu’il voit comme débutant au début de l’ère chrétienne. À ce stade, une objection vient déjà à l’esprit : les États ont existé bien avant, comme il le reconnaît, en Égypte, en Mésopotamie, en Chine, etc. Mais ils ne contrôlaient, selon lui, qu’une part négligeable de la population mondiale – affirmation discutable, si on admet que l’État ne peut émerger que dans des endroits densément peuplés, propices à une segmentation de la population en classes de spécialistes se consacrant à des tâches définies : l’agriculture, la guerre, le gouvernement, la religion… La caractéristique des peuples sans État est que ceux qui y vivent peuvent se livrer à tout ou partie de ces tâches, d’accord. Mais comment expliquer que ces sociétés sans État, qui auraient joui d’une démographie supérieure à celle des États, se soient contenté de refluer progressivement devant l’avancée, pour la moitié nord de la Zomia par exemple, de l’État chinois de l’ethnie Han ?

La principale faiblesse de la thèse de Scott est qu’elle repose sur un leitmotiv : vouloir « déconstruire les discours de civilisation », la frontière séparant le barbare du civilisé, le cru du cuit, le primitif du moderne est bien sûr louable. Ne présenter ces sociétés que par le biais de « l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive », revient pourtant à leur prêter comme moteur un refus conscient et constant de la coercition étatique. C’est un exercice d’équilibrisme, dont Scott se tire avec maestria. Tout son art consiste à souligner que certes, sur la longue durée, l’histoire nous montre que les États sont des prédateurs pour leurs marges : ils en extraient des matières premières, des travailleurs forcés, n’ont de cesse de s’approprier ces espaces pour les recenser, leur extorquer des ressources et en assimiler les populations. Et oui, partout où l’on trouve des montagnes, on y voit de la diversité ethnique, car toute minorité a historiquement tendance à y trouver refuge. Le patchwork ethnique afghan comme la carte des minorités confessionnelles de Syrie en atteste. Mais ces communautés ont plus probablement exploité un état de fait (on se préserve mieux de la violence de la majorité en occupant des endroits faciles à défendre ou propices à l’esquive) que cherché consciemment et méthodiquement à passer entre les mailles du filet étatique.

En paraphrasant une formule célèbre, il est facile de défendre que « l’air de la montagne rend libre. » Scandant ce refrain, l’ouvrage campe une histoire formidable, rendant aux sans-voix (les habitants de la Zomia ont souvent refusé l’écrit) et aux minorités opprimées leur place. On saura aussi gré à l’auteur d’entreprendre une histoire de la construction étatique refusant tout évolutionisme et tout téléologisme. Mais Scott souligne à l’envi dans cette longue saga la présence d’une main invisible et omniprésente, celle d’un refus conscient et répété de la domination de l’État. Un historien moins préoccupé de calquer le concept moderne d’anarchisme sur la longue durée y verrait plutôt une influence du milieu favorisant certains développements : les zones montagneuses étant propices à la survie des minorités, celles-ci s’y sont concentrées. Soumises à la pression des voisins, elles y ont développé des techniques d’esquive – comme une agriculture souple, générant des surplus récoltables à dates diverses et facilement dissimulables. Par leurs reliefs accidentés, leurs populations clairsemées, ces régions obéraient l’extension des États, jusqu’à l’avènement des technologies du 20e siècle – et en cela, Scott voit juste. La Zomia n’est désormais qu’un musée exotique, les costumes traditionnels ne se portent plus guère que pour les fêtes ou les touristes, et tout un chacun y abolit désormais quotidiennement la distance à grand renfort de téléphone portable.