1974, L’Imprécateur

Dans l’analyse de la mondialisation contemporaine, un rôle majeur est accordé aux firmes transnationales (FTN), ou, comme on les a d’abord appelées, les firmes multinationales. Même si on rappelle souvent que la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, était déjà à sa manière une firme multinationale, ce type d’entreprises ne commence véritablement à s’imposer qu’à partir des années 1960. La notion est alors un peu flottante, comme l’atteste l’introduction de cet article de Stephen Hymer, paru dans la Revue économique en 1968 :

« Quelle est, d’abord, la nature de la “chose” ? Pour la désigner, les étiquettes ne manquent pas : investissement direct, International Business, International Firm, International Corporate Group, Multinational Firm, Multinational Enterprise, Multinational Corporation, Multinational Family Group, World Wide Enterprise, grande entreprise plurinationale, grande entreprise multinationale, grande unité interterritoriale, grande unité pluriterritoriale ou, pour reprendre une expression du ministre français des Affaires étrangères : “la société géante américaine”. » [1]

Les firmes multinationales sont des acteurs clés de la transnationalisation du capitalisme. Non seulement elles remettent en question l’internationalisation orchestrée par les États, mais leur puissance semble rivaliser avec celle de ces derniers. En 1974, Xavier Browaeys, dans une « Introduction à l’étude des firmes multinationales », cite un article de Lester Brown que je n’ai pas pu retrouver [2], et écrit :

« Dans la même optique un auteur américain a classé, pour l’année 1966, les nations selon leur produit national brut et les entreprises d’après le volume de leurs ventes. Parmi les cent plus grandes entités économiques, on trouve cinquante et une entreprises. General Motors vient au 13e rang, presque à égalité avec la Suède, IBM et Chrysler avec la Corée du Sud ou les Philippines, Volkswagen avec l’Irlande et Goodyear avec le Maroc. » [3]

Or, c’est dans ce contexte qu’en 1974 René-Victor Pilhes publie un roman, L’Imprécateur. Le récit, au passé, relate dans une autobiographie où la fiction se confond avec l’onirisme, la chute, réelle autant que métaphorique, du siège social parisien de « la firme géante, multinationale et américaine, Rosserys & Mitchell » ‑ expression qui constitue le leitmotiv du roman :

« Rosserys & Mitchell était l’un des joyaux de cette civilisation. Grâce à ses engins, des travaux surhumains avaient été effectués dans le monde entier, du blé poussait là où Moïse sous ses pas soulevait de la poussière. Des millions d’écoliers apprenaient que, s’ils travaillaient bien en classe, ils auraient plus tard une chance d’être engagés par une firme semblable à Rosserys & Mitchell-International. Aux jeunes générations, on disait : “Le jour où le monde ne sera plus qu’une seule et même entreprise, alors, personne n’aura jamais plus faim, personne n’aura jamais plus soif, personne ne sera jamais plus malade.”

Ainsi étaient façonnés les esprits dans le monde industrialisé lorsque survint un accident dans la firme française de cette compagnie géante, américaine et multinationale.

Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. »[*]

Le fond du roman est une réflexion sur le management. Le narrateur est le directeur des ressources humaines de la firme française et son récit est celui de la folie qui s’empare de la direction et des principaux cadres de l’entreprise suite à une série d’incidents. Le réalisme y cède peu à peu la place au burlesque comme lors de cette réunion secrète du staff constitué des douze principaux cadres, nouveaux chevaliers de la table ronde, au cours de laquelle le narrateur s’emporte dans une des nombreuses diatribes qui ponctuent le roman :

« Oh, vous, Seigneur, qui avait daigné favoriser la naissance et la multiplication des sociétés géantes, multinationales et américaines, accordez-nous les forces nécessaires à les préserver ! Grâce à elles, les biens et les marchandises fabriqués en ce bas monde s’accroissent et bientôt pourvoiront à la nourriture, à l’habillement, au confort et au loisir de toutes les créatures humaines que vous avez créées à votre image ! Grâce à elles, Seigneur, les finances internationales sont saines, les femmes et les hommes du monde entier, par-delà les frontières, au-delà des égoïsmes nationaux et des fanatismes religieux, se tiennent par la main, se sentent solidaires et s’aiment fraternellement. Car c’est un fait, Seigneur, que depuis que ces sociétés existent et étendent leur influence, le monde n’a jamais connu un tel sursaut d’honnêteté et de justice. C’est un fait, Seigneur, que ceux qui président aux destinées de ces sociétés n’ont jamais été aussi proches de vos apôtres et que jamais hommes n’ont incarné si parfaitement votre bonté et votre magnanimité. Seigneur, ces sociétés, parce qu’elles font le bien de par notre pauvre monde, parce qu’elles utilisent l’argent à soulager les souffrances des peuples malades ou affamés, sont l’objet de la haine des méchants et envieux. Voici, Seigneur, qu’il se pourrait que la propagation planétaire du bonheur soit compromise par les agissements des envoyés de Satan. Je vous prie instamment de veiller à ce que l’œuvre pacifique et désintéressée de ces sociétés multinationales, qui n’ont pour unique et cher désir que de panser les blessures, apaiser les colères, caresser les petits enfants déshérités, ne soit pas détruite par les forces du mal. Seigneur, vous qui avez chassé les marchands du temple, expulsez de nos murs les démons ! Puissent votre bonté divine et votre infinie puissance favoriser l’expansion et la croissance des compagnies géantes, américaines et multinationales qui apportent du pain à ceux qui ont faim, de l’eau à ceux qui ont soif, de l’ombre à ceux qui ont chaud, de la chaleur à ceux qui ont froid, et que se dressent, partout où il n’existe encore que terres arides et brûlées, de nombreux immeubles de verre et d’acier, et que leurs trésoriers soient protégés par vous de la vindicte obscurantiste des destructeurs ! Seigneur, je bois à votre toute-puissance et vous demande de bien vouloir pardonner leurs erreurs à douze cadres d’état-major, vos humbles serviteurs, qui, en se réunissant ici, cette nuit, tentent avec leurs modestes moyens de repousser l’envahisseur et de parer à son offensive hideuse et païenne. Buvons ! » [*]

Au-delà des qualités littéraires du roman, celui-ci constitue, on le devine ici, une source intéressante à une métahistoire et à une métagéographie de la globalité. Derrière la parodie et le suspens de l’intrigue, en effet, se révèle une réalité : la mondialisation. Le mot n’apparaît pas dans le texte, mais ce n’est pas un hasard si le roman est cité en exergue d’une étude de la DATAR portant sur les métropoles dans la mondialisation et parue en 1977. Mondialisation et multinationales apparaissent intrinsèquement liées.

À côté de cela, on trouve, évoqués, pêle-mêle, la question des délocalisations :

« Lorsque survinrent les événements relatés ici, Rosserys & Mitchell avait entrepris de construire des usines non point dans les pays assez riches pour acheter eux-mêmes les engins fabriqués et emballés sur leur sol, mais au contraire dans les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu’ailleurs. » [*]

L’émergence du Japon :

« Buvons au Japon, réjouissons-nous de l’érection massive des immeubles de verre et d’acier qui honorent et embellissent cet archipel béni des dieux ! » [*]

L’assassinat d’Allende (avec une allusion au rôle d’ITT) :

« Des millions de jeunes filles et de jeunes gens des pays industrialisés, dégoûtés des assassinats perpétrés par ces puissances financières internationales et de leur insolence politique, écœurés de payer si cher la liberté de consommer, tournaient innocemment leurs espoirs vers des socialismes travestis et d’impitoyables dictatures. Les démocraties de ce temps-là paraissaient à bout de souffle. Ainsi, un pays d’Amérique du Sud qui s’appelait le Chili fut un jour poignardé dans le dos par les financiers de Wall Street et leurs complices des beaux quartiers de Santiago. » [*]

La crise pétrolière :

« Les Seven Majors sont les maîtres d’œuvre de l’ensemble de ces activités ! Que vont-elles devenir maintenant que les Arabes veulent s’emparer des puits ? Et nous, sans pétrole, qu’allons-nous devenir ? » [*]

La nature dissymétrique des échanges :

« Je mis à profit mon déjeuner pour lire le journal. Je m’attardai sur les commentaires suscitées par la pénurie naissante de pétrole et les menaces qui pesaient sur le zinc, le cuivre, la bauxite et même le phosphate. Ainsi, l’Occident, entraîné par l’Amérique du Nord, avait en somme vécu au-dessus de ses moyens. Et, si les habitants des pays industrialisés avaient connu une amélioration spectaculaire de leur niveau de vie, ce n’était donc pas seulement dû à leur intelligence, à leur travail, à leur habileté, mais aussi pour une bonne part en raison du faible prix qu’ils avaient payé leurs matières premières. Voilà qui expliquait l’affamation quasi générale d’une immense partie du monde et la prospérité, le gâchis de l’autre partie. » [*]

Le traitement informatique des données :

« Nous-mêmes, dressés là, au cœur de l’Histoire de France, nous jetions en pâture à nos ordinateurs des milliers de données déjectant des milliers de résultats et de probabilités pesant lourd sur l’économie du Mexique et de la Côte-d’Ivoire. » [*]

La remise en question de la croissance :

« Nous sommes voués en effet à fabriquer n’importe quel produit pourvu qu’il soit nouveau, faute de quoi notre système est ainsi fait qu’il s’écroulera à la moindre faiblesse, au plus petit raté. L’industriel qui, l’année prochaine, ne trouvera pas son nouveau produit et son nouveau marché est condamné. Trouvez-vous cela normal, d’inventer sans cesse non pour satisfaire les besoins mais pour nourrir la machine économique ? Trouvez-vous normal que nos managers ou nos fonctionnaires des Finances parlent sans cesse de clignotants et de tableaux de bord ? La société économique serait-elle donc une espèce de Boeing 727 ? Aurait-on oublié que, si un avion vole, c’est pour transporter des passagers d’un point à un autre et que cela seul en justifie la fabrication ? Et que, s’il convient, certes, de surveiller son tableau de bord et ses clignotants, c’est uniquement pour veiller à ce qu’il ne s’écrase pas, et que cela est dans la nature des choses mais ne constitue pas un objectif ? Le but d’un avion n’est pas de voler, Brignon, cela, c’est simplement sa fonction. Nous sommes victimes de l’orgueil et du manque d’imagination conjugués des économistes des vingt dernières années, voilà ce que je voulais vous dire, Brignon. » [*]

Ces éléments sont autant de petites touches impressionnistes d’un tableau plus vaste dont le sens se perçoit évidemment mieux a posteriori, avec le recul de l’historien. L’anachronisme est un récif qu’on se gardera autant que possible d’éviter. Il ne s’agit pas de lire dans un roman de 1974 la réalité du Monde actuel. Certains éléments sont clairement datés. Il n’en demeure pas moins que René-Victor Pilhes y saisit la mondialisation à l’œuvre dans sa dimension entrepreneuriale et capitaliste, et révèle également par ses imprécations l’inquiétude que celle-ci fait déjà surgir. Dans l’histoire de la mondialisation contemporaine et de sa perception, on peut déceler à travers ce roman un basculement crucial qui a conditionné l’analyse qui en a été faite dans les années 1990.

« Et l’heure de vérité sonna enfin pour les principaux cadres de Rosserys & Mitchell-France. Ils étaient dans le vif du sujet. Cette fois, il n’était plus question de marges, de marchés, de cash-flow, de devises, de pétrole, de zinc, d’exportation. Il était question de l’homme, des hommes qu’ils étaient sous leur déguisement présomptueux de technocrates énergiques et savants tirant le char du monde postindustriel. Ils avaient à résoudre le paradoxe suivant : comment, à l’ère des ordinateurs, du télétraitement, de la gestion intégrée, de la direction par objectifs, se pouvait-il qu’un haut responsable américain proposât de créer un tribunal spécial au sein de l’entreprise afin de juger un collaborateur dans les sous-sols et de le punir ? Les sociétés multinationales, ces mécaniques fameuses qui gommaient les frontières, écrasaient de leur poids de malheureuses nations pauvres et bâillonnées, sécrétaient-elles par surcroît le fascisme à l’intérieur ? Interdire la révolution ou la démocratie aux pays pauvres, distiller le fascisme dans les nations riches, cela par le truchement de leurs puissantes firmes du monde entier, étaient-ce les deux missions qu’elles s’assignaient ? Certes, la première avait été depuis longtemps mise au jour, mais la deuxième ? Elle était moins apparente, plus subtile. L’étranglement du Chili, le monde l’avait vu. Il avait appris le meurtre un beau matin avec la même stupeur qu’il avait éprouvée en apprenant l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie. Mais le poison, progressivement, patiemment inoculé dans l’âme des jeunes cadres hollandais, allemands, français, espagnols, italiens, japonais ou autres, travaillant dans leurs filiales soumises à une loi spéciale, acquérant des réflexes spécifiques, ce poison-là était tout aussi dangereux et préparait de vastes ravages dans les démocraties occidentales. » [*]

Post-scriptum. Dans un article paru le 4 mai dernier dans Le Monde, la journaliste cite Marcel Gauchet : « L’année 1974 marque l’entrée dans la mondialisation. On découvre la puissance exportatrice du Japon, le premier “tigre” asiatique. Le choc du flottement des monnaies est à l’origine de l’économie financière spéculative pour équilibrer les changes. » 1974 ne marque en aucun cas l’entrée dans la mondialisation, mais elle est l’année où les Européens comprirent qu’ils en avaient perdu les rênes. L’Imprécateur en est l’immédiate expression.

Bibliographie

DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française.

Browaeys X., 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, pp. 141-172.

Hymer S., 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique, Vol. 19, n° 6, pp. 949-973.

Pilhes R.-V., 1974, L’Imprécateur, Paris, Éd. du Seuil.


Notes

[1] Stephen Hymer, 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique,  Vol. 19, n° 6, p. 949.

[2] Lester Brown, “The Nation State, the multinational corporation and the changing order”, publié dans Government U.S.A in the Year 2000, New York, 1970.

[3] Xavier Browaeys, 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, p. 141.

Réfléchir au sens du global

À propos de Le Tournant global des sciences humaines, Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.) La Découverte, 2013.

« Comment les sciences sociales pourraient-elles penser la globalisation, dans toutes ses dimensions et dans tous ses effets, si elles ne savent pas penser en même temps leur globalisation ? » La phrase, posée en ouverture du Tournant global des sciences sociales, résume l’objet de ce livre coordonné par Alain Caillé et Stéphane Dufoix. L’ouvrage marque un repère important dans cette réflexion, en ce qu’il réunit nombre d’auteurs fondamentaux de la pensée autour du global. Les textes qui le composent ont été recueillis, pour l’essentiel, à l’issue d’un colloque qui s’est tenu, sous le même intitulé, à Paris en septembre 2010.

« Les fondateurs de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie ou de la géographie possédaient-ils une vision du global ? Où se trouve le global ? […] Est-il un concept adéquat ou simplement une dénomination qui appelle la conceptualisation ? […] Est-il postnational et postdisciplinaire ? Le global pourrait-il être le cœur d’une théorie générale ? » Les diverses contributions s’efforcent de répondre à ces questions structurant un ouvrage qui, pour être relativement théorique, fournit néanmoins des jalons essentiels – on notera également, en fin de chacun des 22 articles (ou chapitres), la présence d’utiles bibliographies.

Un certain nombre de chercheurs reconnus ont répondu présent, et les francophones ont déjà été évoqués sur ce blog. D’autres chercheurs importants, étrangers et mal connus en France voire très peu traduits, sont aussi de la partie. Le tournant global qui les fédère ici, c’est bien la prise en compte du global comme ensemble de questions traversant les disciplines des sciences sociales. En matière de global, il est un constat partagé : la France a la chance d’abriter des pionniers, mais le malheur de souffrir quelque peu de retard – un retard que les coordinateurs, dans leur introduction, attribuent classiquement au cloisonnement disciplinaire régissant la recherche française, agissant comme une « entrave à la possibilité de faire surgir des pôles de structuration pluri-, inter- ou transdisciplinaires autour de l’objet “global” ».

Le livre s’organise en quatre parties : « Mutations disciplinaires » ; « De quelques mutations d’objet » ; « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux » ; « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales ». Nous allons les survoler, nous appesantissant longuement sur la première, à notre sens la plus fondamentale.

Avec « Les naissances académiques du global », Stéphane Dufoix analyse la genèse des notions de mondialisation/globalisation. Le discours global aujourd’hui en affirmation, conclut-il, « constitue une sorte d’équivalent contemporain de celui qui naît entre la fin du 18e et le début du 19e siècle autour des idées de société, d’État-nation et de modernité. Dans le domaine des sciences sociales, il représente une véritable rupture, sans doute la première qu’elles aient véritablement connue depuis leur apparition précisément au début du 19e siècle. » Si le discours global « incarne effectivement une ambition (décrire la naissance d’un monde nouveau) et une promesse (l’établissement d’une nouvelle science pour y parvenir), il permet aussi d’articuler une synthèse assez nouvelle dans laquelle, au lieu d’être une rupture fondamentale, la globalisation s’inscrit dans l’histoire longue du monde, celle du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la modernité. »

Dans « Histoire globale, histoires connectées : un “tournant” historiographique ? », Romain Bertrand, après avoir rappelé que l’approche des aires culturelles a compté plusieurs précurseurs en France, estime que « les indices d’acclimatation de l’“histoire globale dans l’Hexagone sont […] de plus en plus nombreux ». Il explore la tension entre connecté et global, micro- et macro-, se faisant l’avocat d’une troisième voie, celle d’une histoire symétrique qu’il a brillamment illustrée dans L’Histoire à parts égales. Il estime au passage que l’histoire globale a du mal, contrairement à la connectée, à se détacher de l’eurocentrisme, même si les deux courants participent à sa remise en cause. Une opinion qui n’est pas partagée par tous les contributeurs de ce blog, et appellera peut-être un futur débat.

Christian Grataloup, condensant dans « Une géographie postbraudélienne » les thèses qui font tout le sel de Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, souligne que la multipolarisation du Monde « suppose de recomposer l’espace-temps des sciences sociales ».

Avec « Problèmes et perspectives de l’histoire globale de l’environnement depuis 1990 », John R. McNeill dresse un magistral panorama des enjeux globaux de l’histoire environnementale, très active dans le monde anglo-saxon, même si elle compte quelques pionniers en France. Dans ce texte qui mériterait de larges répercussions, il distingue trois formes de cette « histoire des relations entre les sociétés humaines et l’ensemble de la nature, dont elles ont toujours dépendu » : 1) « L’étude de l’histoire de l’environnement matériel, de la manière dont l’homme est entré en relation avec les forêts et les grenouilles, avec le charbon et le choléra » ; 2) « L’histoire environnementale qui s’intéresse au politique et à l’action publique, [qui] prend pour objet l’histoire des efforts consciemment entrepris par les êtres humains pour réguler les relations entre les sociétés et la nature mais aussi les rapports entre les différents groupes sociaux sur les questions concernant la nature » ; 3) « Sous-ensemble de l’histoire culturelle [, une histoire environnementale qui] a trait à tout ce que les êtres humains ont pensé, cru, écrit et, plus rarement, peint, sculpté, chanté ou bien encore dansé à propos des relations entre nature et société ». Soulignant à quel point une telle histoire, sous ses trois formes, est par nécessité interdisciplinaire et incline à l’échelle globale (rares sont les phénomènes environnementaux qui respectent les frontières nationales), il en examine les pratiques et productions globalisantes, prenant les exemples de la riche histoire environnementale de l’Inde, méconnue en France, et de l’analyse à grande échelle de l’urbanisation de l’Amérique latine. Il termine en soulignant le rôle des « amateurs » dans ce champ, entre le pionnier Clive Ponting (fonctionnaire du ministère de la Défense britannique) et l’ornithologue du best-seller Effondrement Jared Diamond, et en appelant ses collègues à produire ladite histoire globale de l’environnement, gageant qu’ils le feront mieux que les amateurs. Un seul bémol : au vu de l’ampleur de la tâche, une telle conclusion se discute, les historiens ne jouissant pas d’un monopole de la rigueur.

Considérant « Les espaces enchevêtrés du “tournant global” », le sociologue Ludger Pries constate que les univers sociaux de tout-un-chacun ont connu une extension sans précédent, du village au monde. Il suggère que le défi global posé aux sciences sociales est de mieux cerner les différents termes désignant ce processus : globalisation, mondialisation, transnationalisation, glocalisation, société-monde, empire mondial, trans-monde… Un ensemble de propositions qu’il subsume par le terme d’« internationalisation ».

« Tricot français ou mailles anglaises », de Juliet J. Fall, est un petit chef-d’œuvre. Filant la métaphore entre la bonne façon de tricoter et la manière la plus appropriée de produire de la géographie, l’article montre combien les pratiques nationales, en matière de mailles comme de perception de l’espace, varient. En deux lieux donnés, sera défini comme global ou local le même objet. Une de ses collègues s’est ainsi vue refuser un article par une revue au motif qu’étudier un bassin hydrographique canadien serait local, la même revue publiant quelques mois plus tard un article similaire à partir d’un terrain aux États-Unis – global par définition ? Elle définit le tournant global comme un défi reposant intimement « sur la capacité à penser simultanément le monde comme un tout et comme un ensemble de divisions », et invite à mettre en place de « réelles médiations entre les différentes traditions de recherche ».

Avec « Rééquilibrer les comptes », Paul Kennedy étudie « la résilience du local et la fragilité d’une conscience globale ». Car « une part importante de ce que l’on définit généralement comme le “global” gagne à être comprise comme étant profondément enracinée dans le local et alimentée par le local ». Il distingue deux scenarii du global : celui d’une société mondiale déjà advenue, « résultat cumulatif accidentel, involontaire et imprévu des agendas privés, locaux ou nationaux mis en œuvre par une multitude d’acteurs, hier et aujourd’hui » ; et un monde partageant une conscience globale, qu’il juge pour l’instant embryonnaire. Entre un monde « en soi » actuel et un monde réellement capable d’agir « pour soi », subsiste un gouffre qui défie les chercheurs. Le local résiste, les lieux, même parcourus de flux globaux, s’entêtent à exercer une forte emprise sur les gens. Il conviendrait donc d’éviter un « surcodage global » et de porter si nécessaire l’accent sur le local, lieu où « nous rencontrons les forces globales venues de l’extérieur, et que nous les domestiquons en tirant profit des multiples ressources sociales routinières qu’il [le local] nous fournit ».

Les trois parties suivantes explorent d’abord divers objets globalisés, dans le chapitre 3, « De quelques mutations d’objet ». À commencer par la religion. La sociologue Peggy Levitt ébauche, dans « Les tribulations de la religion », une très intéressante « cartographie de la production et de la consommation culturelle globale » afin de saisir cette religion en mouvement ; le texte de son collègue François Gauthier prolonge sa réflexion, car « La religion à l’ère de la mondialisation » questionne nos définitions classiques du phénomène et les limites de la distinction public/privé. Saskia Sassen explore les nouveaux assemblages, fragments de territoire, d’autorité et de droits « qui échappent peu à peu à l’emprise des cadres institutionnels nationaux ». Des dispositifs élaborés par les firmes à travers le monde pour échapper au durcissement des normes écologiques dans de nombreux pays, aux cours pénales, mondiale et internationale, ces mouvements marquent une tendance centrifuge inverse à la dynamique centripète des États-nations. « Conflits environnementaux et régulation multiniveaux », de Franck Poupeau, analyse enfin le rôle des multiples acteurs des conflits qui ont opposé, en Bolivie, les communautés « originaires » aux multinationales de l’eau.

La 3e partie, « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux », comprend 4 textes. « La “globalisation capitaliste” et la classe capitaliste transnationale », de Leslie Sklair ;  Remettre la mondialisation à sa juste place » de Jonathan Friedman ; « Un “nous” sans “eux”. Manufactures de la société-Monde », de Jacques Lévy ; et « Les démocraties globales postmodernes », de Jan Aart Scholte.

La 4e partie, « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales », plus éclectique, se propose d’abord de « Penser global et monter en généralité » avec Michel Wieviorka – administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), qui s’apprête à fêter son 50e anniversaire par un colloque international « Penser global. Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales, du 15 au 17 mai 2013 à Paris, accompagné du lancement d’une nouvelle revue des sciences sociales, Socio, dont le numéro 1 sortira le 28 mars avec pour titre… « Penser global ». Michael Kuhn expose « les transformations du système mondial des sciences sociales dans son « Face au multiversalisme scientifique »  ; Gayatri C. Spivak se propose de « Lire le tournant global » ; Francesco Fistetti aborde « Le global turn entre philosophie et science sociale » au fil du « paradigme hybride du don », réflexion prolongée par un article sur « L’Essai sur le don, un texte pionnier de la critique décoloniale », de Paulo H. Martin – rappelons que l’ouvrage est publié sous la codirection de Caillé, dans la collection « Bibliothèque du MAUSS »).

En conclusion, Alain Caillé souligne « L’effet méta-disciplinaire du tournant global en science sociale », la « décomposition et recomposition des disciplines ». En un constat : « La globalisation […] fait apparaître de plus en plus problématique les découpages hérités entre disciplines instituées ». Et un souhait : que ce contexte accouche d’une théorie sociologique générale. « Ou si l’on préfère, d’une “social theory” : une science sociale généraliste, une global social theory en quelque sorte ».

On regrettera, dans ce livre qui entend dresser un dense panorama du « Tournant global » dans toutes les disciplines des sciences sociales, que la sociologie se trouve quelque peu sur-représentée, la moitié des contributeurs relevant de ce champ. Et surtout l’absence de l’économie. Ce dernier regret fait écho à ce qu’écrit Alain Caillé dans le dernier texte, lorsqu’il souligne que la science économique, ou plutôt le « modèle économique standard élargi » – loin de représenter toutes les facettes de cette discipline –, occupe depuis trente ans une position hégémonique dans les sciences sociales, qui « va strictement de pair avec l’hégémonie mondiale des marchés financiers ». Mais cette absence constitue aussi un hommage par défaut – lors du colloque éponyme à l’origine de ce livre, on entendit des intervenants déplorer que l’économie ait vécu, par nature, son tournant global bien avant les autres disciplines.

Vermeer, peintre connecté

À propos de :

Le Chapeau de Vermeer. Le 17e siècle à l’aube de la mondialisation

Timothy Brook, 2008, trad. fr. Odile Demange, Payot, 2010, rééd. 2012.

Delft ? « Une ville des plus douces, avec des ponts et un cours d’eau dans toutes les rues », rapporta le chroniqueur londonien Samuel Pepys quand il la visita en 1660. Quatre siècles plus tard, un jeune étudiant canadien du nom de Timothy Brook, en voyage à travers l’Europe, y tomba de vélo… La ville n’avait guère changé depuis le 17e siècle, quand l’artiste Johannes Vermeer (1632-1675) y jouait du pinceau, et Brook céda au charme. L’eau a depuis coulé sous les ponts qui autrefois abritaient les nuits du jeune routard, et l’étudiant bohème est devenu un éminent historien de la Chine impériale. Dans cet ouvrage, il entreprend un pèlerinage dans la mondialisation balbutiante des années 1650, traquant dans les tableaux de Vermeer les indices des échanges qui se tissaient alors sur la planète, de la Hollande à la Chine.

En artiste du trompe-l’œil, Vermeer navigue dans l’univers de la bourgeoisie néerlandaise – nul besoin d’en sortir, le monde s’y donne en représentation. Cinq de ses toiles, retenues par Brook avec un autre tableau de son contemporain Hendrik Van der Burch, originaire de Delft lui aussi, une peinture réalisée sur un plat en faïence de même origine, une statuette chinoise, fournissent la matière de l’ouvrage. Disséquant ces huit illustrations, l’auteur dresse un jeu de piste, exploitant leurs détails pour nous livrer une magnifique évocation des forces historiques à l’œuvre. Car Delft « n’était pas isolée. Elle existait à l’intérieur d’un monde qui se prolongeait vers l’extérieur et couvrait la planète entière. »

1. La Vue de Delft

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Mauritshuis, La Haye.

Toile inhabituelle dans l’œuvre de Vermeer, en ce qu’au lieu de représenter un intérieur, La Vue de Delft montre un panorama de bâtiments, les portes de la ville vues du sud, à proximité du port du Kolk. Vu l’état du clocher, nous sommes probablement dans les mois qui précèdent mai 1660. Sur la droite du tableau, « deux navires à large fond amarrés l’un à l’autre. […] Ce sont des haranguiers, des navires à trois mâts construits pour la pêche au hareng en mer du Nord. » La présence de ces deux bateaux est un indice du Petit Âge glaciaire qui a saisi l’hémisphère Nord. Hiver plus longs et étés raccourcis ont modifié l’économie de l’Eurasie, comme son écologie – la peste est revenue, sans pour autant freiner l’expansion démographique. Les Pays-Bas subissent un blé plus cher, ont dû diversifier leurs approvisionnements alimentaires ; les harengs ont migré au sud de la mer du Nord, chassés par le froid, et une économie du poisson s’est instaurée, dominée par les Néerlandais.

Occupant la moitié gauche de la toile, le bâtiment de la VOC, Compagnie hollandaise des Indes orientales. Poumon de la ville et première grande société par actions du monde, créée en 1602 pour négocier avec l’Asie, son monogramme s’est imposé comme le « premier logo global ». Les revenus de la pêche au hareng ont pour partie financé l’expansion du commerce maritime, déportant un million de Néerlandais en Asie au cours du 17e siècle. Et comme l’exposait déjà Francis Bacon, compas magnétique, papier et poudre à canon – trois inventions chinoises reprises par l’Europe – fournissent la base technologique de cette expansion mondiale.

La démarche de Brook, partant de la description iconographique à l’exposé des liens que l’on peut y deviner, se résume, selon la métaphore de l’auteur, par le « filet d’Indra » – une image bouddhiste symbolisant l’interconnexion de toutes choses. « Quand Indra a créé le monde, il l’a fabriqué sous la forme d’une toile. Une perle a été fixée à chaque nœud de cette toile. Tout ce qui existe ou a existé, chaque idée que l’on peut concevoir, chaque donnée exacte […] sont autant de perles du filet d’Indra. […] Tout ce qui existe sur la toile d’Indra suggère tout ce qui existe d’autre. » Du nœud de Delft, le livre vagabonde ainsi jusqu’aux lacs d’Amérique du Nord, passant par la mine du Potosí (actuelle Bolivie) et les fabriques de porcelaine de Jingdezhen (Chine)… Tout objet – pipe, jatte, chapeau, pièce de monnaie… – fournit à l’auteur matière pour dérouler le fil du long voyage planétaire qui l’a amené en Hollande.

2. L’Officier et la Jeune Fille riant

2_L_officier_et_la_jeune_femme_riant_Vermeer

Frick Collection, New York.

Jamais les Néerlandais ne seraient sorti sans chapeau, et si leurs finances le leur permettaient, ils s’offraient un « castor ». Ainsi de ce galant militaire, en transaction matrimoniale avec la demoiselle. Les castors d’Europe occidentale et Scandinavie ont été décimés. L’approvisionnement sibérien est difficile. Ardemment désiré, un bon castor, le seul qui résiste à la pluie, vaut une fortune. Le chapeau de l’officier entraîne Brook dans l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs à laquelle se livre le Français Samuel Champlain dans la première moitié du 17e siècle. Il y évoque les rôles de l’arquebuse, qui bouleverse les rapports de force entre tribus amérindiennes ; de la variole, qui détruit ces sociétés ; des peaux de castor, qui financent cet effort de conquête. Les Amérindiens, échangeant une dépouille contre vingt couteaux, raillent l’appétit insatiable des Blancs. Les Français, qui revendent la fourrure jusqu’à 200 fois son prix d’origine, y trouvent leur compte.

En toile de fond, la Chine, alpha et oméga du commerce mondial. Le pays est dit abriter, selon les mots d’un Espagnol des années 1590, « tout ce à quoi l’esprit humain peut aspirer ou imaginer en fait de richesses et de gloire éternelle ». Ajoutons que nous croisons plus loin dans ce livre d’autres Espagnols, qui ont l’idée singulière d’obliger les Chinois de Manille, convertis au christianisme, d’arborer ledit couvre-chef en castor.

Les Espagnols contrôlent la route maritime menant à la Chine en contournant l’Amérique du Sud, les Portugais celle qui passe au bas de l’Afrique, Français et Britanniques s’acharnent donc à traverser l’Amérique du Nord. Pour preuve de cette fascination, l’auteur évoque un émissaire de Champlain trimbalant un trésor hors de prix, probablement acquis à Paris, une robe chinoise de cérémonie, au milieu des Hurons – au cas où il puisse être reçu à la cour de l’empire du Milieu, il faudrait qu’il y fasse bonne figure !

3. La Liseuse à la fenêtre

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Gemäldegalerie, Dresde.

Du million de Néerlandais partis en Asie au 17e siècle, les deux tiers n’en revinrent jamais. Il est suggéré que la dame lit une lettre de l’absent, parvenue du bout du monde. En sus du tapis turc, la jatte de fruits est un indice de la présence du lointain. En porcelaine blanche, décor bleu, style chinois… Au cours du 17e siècle, Brook estime que 3 millions de pièces de porcelaine parvinrent en Hollande. Et nous voici partis sur les routes de la porcelaine et de ses contrefaçons. On y apprend entre autres que le Prophète ayant proscrit l’usage de la vaisselle d’or ou d’argent, l’élite musulmane plébiscitait depuis le 8e siècle ce matériau hors de prix et inconnu de Mahomet pour manifester ostensiblement sa richesse. Et qu’en retour, les artisans chinois, au 13e siècle, importaient du cobalt de Perse pour son bleu intense, avant de nourrir le marché mondial à partir du 16e, à l’arrivée portugaise sur leurs côtes.

Avant de discourir sur les différentes règles d’usage des luxueux objets de porcelaine en Chine et en Europe, influençant leur fabrication (Chinois et Néerlandais ne boivent pas la même soupe, ce qui implique de modifier certains articles), Brook narre des épisodes de la piraterie que les alliés britanniques et néerlandais exerçaient à l’encontre des caraques portugaises et espagnoles, chargées de céramiques, d’épices, de soie. Il y évoque Grotius, éminent juriste mandaté en 1608-1609 par la VOC pour donner à ces actes une base légale, arguant que les monopoles ibériques constituaient une entrave au droit dont dispose chaque nation à commercer librement, un des fondements du droit international contemporain.

4. Le Géographe

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Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main.

Comprendre le monde pour mieux l’exploiter. On apercevait déjà une carte dans L’Officier et la Jeune Fille riant, on retrouve dans Le Géographe un tapis turc. Globe de Hendrik Hondius (1618) tourné de façon à exposer l’Orientalus Oceanus ou océan Indien, cartes, « les signes du monde extérieur sont omniprésents ». Brook saisit l’occasion pour exposer la nécessité du renseignement cartographique, dont les lacunes peuvent mener au naufrage. Puis de décrire le sort de naufragés cosmopolites (le vaisseau, portugais, transportait Européens, Indiens, Musulmans du Sud-Est asiatique, Japonais, esclaves africains… – les Européens étaient souvent en minorité numérique sur leurs navires en Asie) sur la côte chinoise, provoquant une rencontre riches de malentendus. Après une description des perceptions interculturelles d’un monde en interconnexion croissante, l’auteur conclut sur la perception de la carte, alors indispensable corpus de connaissances en Europe et curiosité en Chine.

5. Faïence de Delft

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Gemeentemusea, Delft.

La porcelaine resurgit ici, sous la forme d’une contrefaçon sortie des célèbres ateliers de Delft, les premières imitations passables de cette céramique chinoise réalisées en Europe. À l’époque de Vermeer, le quart de la population de la ville travaillait à fabriquer ou à commercer la porcelaine, vraie ou fausse. Le plat représente une scène « peuplée d’immortels, d’érudits, de domestiques et de créatures mythologiques ». Le matériau est loin d’avoir la qualité des articles de Jingdezhen, le style n’abuserait pas un connaisseur, les idéogrammes de la tablette tenue par le personnage central n’ont aucun sens. Mais l’objet montre ce que les Européens supposent être les occupations des Chinois, perçues par le biais des images qu’ils en reçoivent : « Flotter au milieu des nuages, traverser des ponts et capturer des grues ». L’un d’entre eux fume, une occupation qui n’apparaîtra dans l’iconographie chinoise qu’un siècle plus tard.

L’arrivée du tabac en Chine, au début du 17e siècle, offre pourtant à Brook une porte d’entrée pour évoquer le système des examens de lettrés, les signes avants-coureurs de l’invasion mandchoue qui mit fin à la dynastie Ming en 1644… La microhistoire d’un érudit chinois se brasse à l’histoire environnementale, et le filet d’Indra se tisse autour des échanges restitués par l’histoire culturelle de la propagation mondiale du tabac, depuis Christophe Colomb. Dès ses débuts, le produit, bien qu’on lui attribuât diverses vertus thérapeutique ou corporelles, fut aussi perçu comme dangereux, lié à la sorcellerie ou la dépravation. En 1643, le Vatican interdit aux prêtres de fumer dans les églises, les fidèles étant incommodés par l’odeur et les dépôts de cendres. L’errance se prolonge jusqu’aux plantations des Amériques, via les mines du Potosí : sucre et tabac fournissent le profit alimentant les traites négrières, l’argent sud-américain règle les marchandises acheminées depuis l’Asie. Dans la fumée du tabac – et aussi celle de l’opium, auquel il sera associé à la même époque – s’esquisse une mondialisation amorcée au profit de l’Europe.

6. La Femme à la balance

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National Gallery of Art, Washington D.C.

Pesée de l’argent, allégorie de jugement suggérée par l’image christique au mur… Brook rappelle que peser les pièces d’argent et d’or, faute de standard monétaire, était alors une nécessité mondiale. La femme, enceinte, nimbée de lumière, semble souligner que gagner de l’argent est une vertu. Le capitalisme du siècle de l’argent, extrait d’Amérique hispanique et du Japon, est désormais en marche. Retour au Potosí, longue escale aux Philippines (au cœur de l’interface), arrivée en Chine, qui siphonne le métal précieux. Après les routes du tabac, l’auteur arpente les voies de l’argent pour camper un panorama du commerce mondial.

7. Les Joueurs de cartes (Hendrik Van der Burch)

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Institut of Art, Detroit.

Maîtresse blanche et serviteur noir. Vermeer n’ayant pas laissé de toile portant ce motif, Brook se rabat sur un de ces collègues. Les Africains sont alors importés comme d’autres marchandises aux Pays-Bas – et exhibés avec fierté à l’instar des porcelaines chinoises –, employés comme marins, ouvriers, domestiques, « mais surtout comme esclaves ». Preuve d’aisance financière et de bon goût bourgeois, le garçon nous invite à explorer l’envers de ce monde de voyages, soit le monde de la servitude, où on déplace les gens tels des objets. En cinq itinéraires plus ou moins personnalisés mais axés, à l’exception d’un domestique chinois échoué au Mozambique, autour de marins européens naufragés sur les côtes d’Asie ou de Madagascar – les récits évidemment les mieux documentés –, Brook dépeint « ce mouvement qui dispersa des populations sur toute la surface du globe ». Il complète le tout par le métissage, une modalité parmi d’autres de l’interaction, mentionnant ainsi Champlain qui encourageait ses hommes à prendre femme amérindienne. Avant de s’attarder sur les allégoriques rois mages incarnés picturalement à partir du 15e siècle par un Oriental, un Européen, un Africain cheminant de concert vers l’espoir ténu d’un monde meilleur.

 

Le Monde en jeux

Parce qu’il n’y a pas de recherche sans divertissement ni d’enseignement sans pratiques ludiques, et puis parce que c’est Noël, voici quelques jeux prétextes à quelques menues réflexions géohistoriques.

Mon premier date de 1645 et s’intitule « Le jeu du Monde ».

Duval_1645_Jeu du Monde

Figure 1. Le jeu du Monde (BNF)

Il s’agit d’une adaptation du jeu de l’oie. Le principe, bien connu, en est très simple : en fonction des résultats de deux dés, les joueurs avancent, ou reculent parfois, leur pion selon un parcours unilinéaire composé traditionnellement de soixante-trois cases. Le jeu de l’oie est purement un jeu de hasard ; le premier arrivé a gagné, et les joueurs n’ont strictement aucune influence sur le cours du jeu. C’est un pari sur le sort.

Cependant, derrières ces quelques éléments, on devine une réflexion sur la vie, et sur ses aléas. Ainsi, le nombre 63 (7×9) correspond au « grand climactéric ». Terme de la neuvième septaine de la vie, l’âge de 63 ans marquerait un moment majeur selon une théorie astrologique héritée des auteurs grecs, notamment Ptolémée et Aulu-Gelle, et reprise entre autres par Marsile Ficin (1433-1499), fondateur de l’Académie platonicienne de Florence.

« Attendu que les astronomes par certain ordre & entresuite, ont distribué chacune des heures à chacune des planètes, & pareillement les sept jours de la semaine, & qu’ils ont départi les offices & devoirs des planètes par les mois en la considération de l’enfant conçu au ventre de la mère, pourquoi ne disposerons-nous aussi les mêmes choses par les années ? […] A cette cause en chaque septième année de la vie se fait une fort grande mutation au corps, & pourtant très dangereuse, parce que Saturne nous est communément étranger, & que lors d’icelui la plus haute de toutes les planètes retourne tout soudain le gouvernement à la plus basse des planètes, qui est la Lune. Les astronomes grecs appellent ces ans climactériques, nous les appelons escaliers, ou par degrés, ou décrétoires. […] Si donc vous voulez prolongez la vie à la vieillesse qui ne soit entrerompue d’aucun des de ses degrés, toutefois & quand vous approcherez de chaque an septième, prenez diligemment conseil d’un bon astrologue. Apprenez de quelle part le danger vous menace, puis allez vers le médecin, ou appelez la prudence & la tempérance. Car par tels remèdes Ptolémée lui même confesse qu’on peut empêcher les menaces des astres. Il ajoute davantage, c’est qu’on peut bien augmenter des astres les promesses, aussi bien que le laboureur accroît la vertu de la terre. Pierre d’Apone prouve par plusieurs arguments, & par le témoignage d’Aristote, Galien, & Haly que la fin naturelle de la vie n’est pas dès le commencement précisément déterminée, mais qu’elle peut être mue ou par deçà, ou par delà. »[1]

De fait, le jeu de l’oie semble être apparu en Italie dans les années 1570 et aurait été introduit en France au temps des Médicis. L’influence pseudo-platonicienne explique sans doute que le jeu de l’oie fut aussi appelé « jeu renouvelé des Grecs » (par exemple dans L’Avare de Molière, II, 1). Cependant, le jeu de l’oie a très vite connu de nombreuses variantes, et a été notamment adapté en jeux pédagogiques. Tel est précisément le dessein du « Jeu du Monde », explicité dans un angle du plateau :

« L’auteur donnera à ceux qui le désireront une plus grande connaissance du présent jeu, avec quelques historiques qu’il en a faites. »

Pierre Duval (1618-1683) appartient à la grande famille des Sanson d’Abbeville, célèbres cartographes du 17e siècle. Comme son oncle et ses cousins, Pierre Duval occupa l’éminente fonction de « géographe du roi », mais il s’engagea plus particulièrement dans la diffusion des connaissances géographiques. Parmi ses nombreux ouvrages, on trouve ainsi un Abrégé du Monde, paru en 1648-1650, puis une Géographie universelle, parue en 1658, et dont le titre était Le Monde.

Comment se présente ce jeu ? Le parcours est composé de soixante-trois cases constituées chacune par une région du Monde, le tout étant disposé selon les quatre grandes parties de celui-ci :

« Le premier cercle marque le monde polaire ; les 14 suivants les pays d’Amérique ; les 15 en suite depuis 16 jusqu’à 30 ceux d’Afrique ; les 15 autres jusqu’à 45 ceux d’Asie ; et les 18 restants ceux d’Europe. L’assemblage de ces pays se voit aux quatre parties du Monde décrites aux quatre coins du Jeu. »

La hiérarchie semble implicite : on commence au plus loin, l’Arctique et l’Antarctique, on finit au plus près, l’Europe, pour terminer sur la France, qui constitue la soixante-troisième case. Le jeu est donc clairement gallocentré. Cependant, aucun commentaire n’accompagne ces petites cartes qui forment autant d’éléments d’une sorte de puzzle. Ce type de présentation se retrouve sur d’autres cartons, réalisés en 1661, comme ici avec l’exemple de l’Afrique, où on trouve des informations complémentaires.

Duval_1661_L'Afrique

Figure 2. L’Afrique (BNF)

Si on en revient au jeu, un point particulier mérite d’être commenté : l’usage du mot « monde ». Il est employé pour désigner une partie du globe caractérisée par son unité : le « Monde polaire » ; les continents : le « Nouveau Monde » et l’« Ancien Monde » ; et le globe dans sa totalité : « le Monde ». Ce dernier emploi est assez nouveau et révèle l’extension de l’horizon européen qui s’est opéré au siècle précédent : la mondialisation globale est actée. Ce jeu contribue ainsi au processus d’appropriation intellectuelle et de territorialisation du globe. Nonobstant, il est clair que ceci reste dans un premier temps l’apanage d’une élite. Le jeu est dédié à Monsieur le Comte de Vivonne, Gabriel de Rochechouart (1600-1675), premier gentilhomme de la Chambre de Louis XIII.

On signalera au passage que Pierre Duval est l’auteur de deux autre jeux, à partir de la géographie de la France : un jeu de l’oie et un jeu de dames.

Le deuxième jeu est anglais et date de 1796 : Wallis’s Complete Voyage Round the World.

Wallis Complete Voyage

Figure 3. Wallis’s Complete Voyage Round the World (National Library of Australia)

Plus élaboré, il est composé d’une mappemonde sur lequel est tracé un périple de cent cases, de Portsmouth à Londres. Il reste cependant dérivé du jeu de l’oie ; le but est d’arriver le premier au terme du périple. Mais entretemps, le joueur aura visité le monde entier, perdant ici et là quelques tours de jeu à voir les monuments et les ruines locales.

Wallis extrait

Figure 4. Jérusalem, La Mecque, des lieux touristiques parmi d’autres…

Le jeu est assez original dans la mesure où il combine deux réalités assez différentes.

D’un côté, il est l’écho des grands voyages exploratoires du 18e siècle dont ceux de Thomas Cook. Son nom fait référence à Samuel Willis (1728-1795), qui, avec Philip Carteret, partit en 1766 à la découverte du fameux continent austral. Il échoua à le trouver, mais à la place, il découvrit Tahiti et plusieurs îles de l’actuelle Polynésie avant de s’en retourner en Angleterre au terme d’un tour du monde qui aura duré deux ans. Les îles Wallis en portent toujours le nom.

D’un autre côté, ce jeu est l’expression d’une pratique sociale développée au sein de l’élite sociale britannique, le tourisme, pratiquée au 18e siècle à l’échelle de l’Europe, mais étendue ici au globe. Sous l’apparence d’un voyage de découverte, il s’agit en réalité d’une sorte de tourisme par procuration, qui anticipe plus qu’il ne révèle l’accroissement de la mobilité des hommes dans le Monde au cours du siècle suivant. Avant Richard F. Burton en 1853, peu d’Européens ont visité La Mecque…

Le troisième jeu est aussi britannique et date de 1854.

Evans_1851_The Crystal Palace Game

Figure 5. Crystal Palace Game (National Library of Australia)

Il ressemble assez au précédent, mais avec un objectif géographique qui le rapproche du premier. L’excursion autour du monde est explicitement un moyen d’apprendre, « whereby geography is made easy ». Son nom « The Crystal Palace Game » provient du vaste palais de la grande exposition universelle organisée à Londres en 1851. Le bâtiment apparaît d’ailleurs sur une vignette en haut à gauche. Cependant, le jeu date de la relocalisation du bâtiment dans un autre quartier londonien, en 1854.

Mais plus que d’une véritable connaissance géographique, l’imagerie mise clairement sur l’exotisme : chasse au tigre à dos d’éléphant, bateaux sillonnant entre les glaces arctiques, Sphinx au pied des pyramides… Le jeu participe ainsi à ce moment particulier dans la conscience mondialisante européenne cristallisée par la Great Exhibition londonienne. Mais contrairement au premier jeu où la territorialisation n’est qu’intellectuelle, ici elle se manifeste par une omniprésence des Européens en tous les lieux du globe. La devise de Charles Quint est reprise au profit de l’Empire britannique : « Britain upon whose empire the sun never sets ».

Globe

Figure 6. Le globe

L’auteur Smith Evans a par ailleurs publié en 1851 un petit guide d’informations destiné aux candidats à l’émigration. L’ouvrage est accompagné d’une carte qui semble avoir servi de fond à celle du jeu.

Evans_1852_Emigration map

Figure 7. Emigration Map of the World (National Library of Australia)

Le quatrième jeu est un peu particulier parce qu’il est dû à la propagande du régime de Vichy.

Jeu de l'empire français

Figure 8. Le jeu de l’empire français (collection L. Ciompi)

Il est composé à la fois d’une carte du Monde et d’un parcours de type jeu de l’oie. Cependant, le nombre de cases est ici de quatre-vingt-quatre. Ce qui n’est sans doute pas un hasard : il s’agit de l’âge de Philippe Pétain en 1940 lorsqu’il s’empare du pouvoir. Le parcours lui-même est double.

« Le voyage comporte 2 circuits : le circuit normal, aux cases blanches et rouges ; le circuit privilégié aux cases bleues.

Les cases rouges sont retardatrices. Elles constituent des embûches que le joueur doit éviter, en empruntant le circuit bleu. Mais il n’a droit à ce circuit bleu, que si le jeu des dés l’amène d’abord sur l’une des cases portant la francisque ou le drapeau tricolore. »

Le sens des couleurs n’est de toute évidence pas laissé au hasard.

Si on s’en tient à la carte, elle est une pure fiction de propagande. Au moment où le jeu a été élaboré, l’Empire français est scindé en deux : d’un côté, les colonies qui restent administrées par Vichy ; de l’autre, celles qui se sont ralliées au pouvoir du général De Gaulle. Autre élément de fiction : le Transsaharien, dont le projet a réellement existé et dont je reparlerai peut-être dans un autre billet, n’a jamais été réalisé.

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Figure 9. L’Empire fantôme

Les cases, quant à elles, montrent l’enjeu principal de la colonisation : l’exploitation économique. Chaque lieu est associé à un produit : le caoutchouc de l’Oubangui, le coton du Tchad, le rhum de Pointe-à-Pitre, la canne à sucre de La Réunion, les oranges et les citrons du Liban…

Jeu de l'empire français_extrait

Figure 10. L’exploitation économique

La carte est due à Raoul Auger (1904-1991), illustrateur qui n’est pas particulièrement connu pour son engagement politique. Le jeu lui-même a été édité par le Comité d’informations et de renseignements. Il est difficile de dire quelle a été sa diffusion, et plus encore comment il a été reçu.

Un détail mérite l’attention. Le jeu intègre la révolution des transports opérée par le développement de l’aviation durant l’entre-deux-guerres, nouvelle étape dans la contraction de l’espace-temps et dans le processus de mondialisation.

Jeu de l'empire français_extrait 3

Figure 11. L’âge aéronautique, accélération de la mondialisation

Territorialisation, découvertes touristiques, exotisme impérial, exploitation coloniale. Quatre jeux, quatre aspects majeurs des relations de l’Europe au Monde à partir du 16e siècle, quatre problématiques d’histoire globale.

Bibliographie

Evans S., 1851, A guide to the emigration colonies, Londres, Letts.

Ficin M., 1581, Les trois livres de la vie, trad. en français par Guy Fevre de La Boderie, Paris, chez Abel l’Angelier.

Seville A., 2008, « The geographical Jeux de l’oie of Europe », Belgeo, N°3-4, pp. 427-443, en ligne.

Seville A., 2011, « Geographical Pastimes. Two early English map games », IMCOS Journal, N°124, pp. 43-46, en ligne.


Notes

[1] Marsile Ficin, 1581, Les trois livres de la vie, trad. en français par Guy Fevre de La Boderie, Paris, chez Abel l’Angelier, p. 84 v°.

Interprétations de la mondialisation économique contemporaine

On sait que la mondialisation économique contemporaine se caractérise, depuis environ trente ans maintenant, par un triple mouvement, d’intensification des flux de marchandises (biens et services) entre nations d’une part, de libéralisation quasi planétaire des mouvements de capitaux d’autre part, de transformation radicale des localisations géographiques des firmes enfin. L’ensemble de ces caractéristiques témoigne d’une indiscutable liberté accordée aux forces de marché et aux intérêts privés, sur un espace désormais planétaire. Mais au-delà de cette description factuelle d’un processus complexe se pose la question plus délicate de l’interprétation, après une génération, de ce mouvement qui a transformé la fin du 20e siècle tout en accumulant de lourds nuages en ce début du 21e. Par interprétation il faut entendre ici l’établissement d’un bilan provisoire et surtout la réponse à quelques questions cruciales. Qu’est-ce qui s’est fondamentalement réalisé ? Quelles transformations structurelles ont eu lieu ? Sur quelles conséquences, éventuellement inattendues, a débouché ce processus ? Il ne s’agira donc plus ici d’analyser « à plat » les caractéristiques intrinsèques à la mondialisation économique ou de révéler la logique fonctionnelle (ou les contradictions) des synergies en cours… L’objectif sera, de manière beaucoup plus libre, d’en proposer une représentation synthétique, de montrer ce qu’il convient, finalement et pour l’instant, d’en retenir.

Si l’on accepte cette problématique, il est sans doute possible de retenir quatre interprétations à la fois concurrentes (quant à leur pertinence relative) et pourtant non exclusives. La mondialisation économique serait alors tout à la fois « création d’un marché mondial » et approfondissement du capitalisme, affaiblissement mais aussi supranationalisation des classiques régulations étatiques territorialisées, montée des inégalités internes à peu près partout alors que l’inégalité globale tendrait à décliner, ré-émergence de quelques puissances asiatiques… Au total, hormis la première interprétation qui était sans doute intentionnelle et politiquement assumée dès le début des années 1980 (par ailleurs bien appréhendée par l’analyse économique), les trois autres se réfèrent à des résultats partiellement non anticipés ou dont la dimension s’est trouvée négligée, des constructions contingentes qui auraient pu être autres, des changements de rapports de force que leurs propres auteurs n’ont que partiellement dirigés. Évoquons-les tour à tour.

La mondialisation économique est bien la création d’un marché mondial des biens, des services, des capitaux, voire des travailleurs. Ce marché se manifeste d’abord par un processus d’unification des prix des biens et services, aux coûts de transport (d’ailleurs de plus en plus faibles) près. Mais il se manifeste aussi par la tendance de long terme à l’égalisation des salaires entre travailleurs d’un niveau donné de qualification : ce rattrapage partiel est par exemple flagrant, dans le cas chinois, depuis quatre ou cinq ans. Quant au prix des capitaux, il converge aussi vers un niveau moyen, phénomène cependant encore entravé par les incontournables différences de risque : il n’en reste pas moins que le marché mondial des capitaux est devenu une réalité qui marginalise l’idée de marchés financiers encore nationaux. Par ailleurs les marchés se sont largement sophistiqués au plan technique et les systèmes de marchés sont de plus en plus complets avec les nombreuses possibilités d’effectuer des transactions à terme (marchés d’options, de futures) ou de se défausser de ses engagements (dérivés de crédit, subprime, etc.). Il ne faudrait pas cependant considérer qu’il s’agit là d’un résultat tout à fait nouveau. Déjà à la fin du 19e siècle ce marché « mondial », en tout cas « atlantique », avait nettement progressé. Mais plus généralement, il semble que l’on puisse postuler un lien étroit entre l’expansion géographique des échanges et la création/approfondissement de l’économie de marché. Ces économies de marché ont d’abord émergé, sur une base nationale, dans les pays d’Europe qui tiraient parti d’échanges dynamiques et de grande extension (Pays-Bas au 17e siècle, Grande-Bretagne au 18e). A partir de la seconde moitié du 19e, la nouvelle expansion internationale des échanges a non seulement favorisé l’économie de marché états-unienne mais encore stimulé l’unification relative du marché mondial [O’Rourke et Williamson, 2000]. En ce sens, l’économie de marché globale stimulée par la mondialisation contemporaine ne serait peut-être que le quatrième avatar d’un même processus récurrent.

La mondialisation contemporaine a tout autant bouleversé le panorama des régulations économiques [Norel, 2004] et, dans beaucoup de ces champs, le retrait de l’État national devient une évidence. C’est évidemment le cas pour ce qui est des pratiques de stabilisation conjoncturelle de l’économie (relance en cas de chômage ou refroidissement en cas d’inflation) : en trente ans on est passé, notamment en Europe, d’une régulation par les États nationaux à une régulation d’abord internationale puis de plus en plus supranationale. En clair, la zone Euro a confié cette régulation au mécanisme abstrait du traité de Maastricht puis à la banque centrale européenne, organisme supranational de droit. De leur côté, bien des États ont dû accepter une influence de plus en plus forte du Fonds monétaire international dans leurs décisions, sachant que ce dernier est de moins en moins un organisme inter-étatique. De la même façon, les pratiques de supervision des marchés nationaux concrets, notamment pour éviter les abus de position dominante, sont largement passées, avec la déréglementation, aux mains de commissions ou autorités administratives indépendantes, quand elles n’ont pas été largement démantelées comme aux États-Unis. Enfin, les régulations internationales menées par des organismes inter-étatiques dans le cadre de ce qui s’est appelé des « régimes internationaux » ont elles aussi été transformées : le GATT a cédé la place à une OMC qui est toute puissante sur le règlement des différends commerciaux, les questions monétaires internationales sont désormais du ressort d’un FMI qui s’est historiquement mué en institution au-dessus des nations. Et si l’on évoque une gouvernance globale comme ensemble de pratiques se substituant aux anciens régimes internationaux, c’est pour mieux marquer le recul des États, au profit des intérêts privés, sans doute aussi pour une part de la société civile…

Troisième interprétation, l’évolution contrastée de l’inégalité globale, avec une hausse de cette dernière jusque vers 1990, un recul assez marqué depuis. Parallèlement, c’est bien le fait que cette récente diminution de l’inégalité globale s’accompagne d’une remontée des inégalités internes qui est particulièrement frappant (voir notre chronique du 8 novembre dernier). Comme si un certain lissage de l’inégalité entre nations et une baisse concomitante des inégalités globales devaient se payer par une reprise des vieilles inégalités sociales à l’intérieur des nations. Sauf que cette fois, l’inégalité historique ne concernerait pas tant une hypothétique classe ouvrière qui perdrait du terrain face à la bourgeoisie, que l’opposition de travailleurs sédentaires (secteur public, services, secteur privé non concurrencé internationalement) à des travailleurs nomades (produisant des biens et services sur un marché international ouvert). Les menaces et opportunités concernant les emplois nomades d’un pays ont des répercussions sur le volume et le revenu de ses emplois sédentaires. Dans cette conjecture, par ailleurs complexe, Giraud [2012] montre que la baisse de l’inégalité interne ne peut survenir que si la proposition des emplois nomades dans le total progresse d’une part, que la préférence pour les biens et services locaux augmente d’autre part. Sur ce plan donc, la mondialisation débouche sur une situation socialement dangereuse mais qui peut aussi être regardée comme un enjeu véritable de politique socio-économique encore partiellement dans les mains des gouvernements…

La quatrième interprétation est bien connue des lecteurs de ce blog et des familiers de l’histoire globale… Et si l’émergence récente de la Chine (à un moindre degré de l’Inde), voire plutôt leur ré-émergence, constituait finalement le résultat le plus structurel et le plus durable de la mondialisation contemporaine… Dans le cas chinois, il est aujourd’hui reconnu que son essor a commencé sous la dynastie Tang (618-907) et a peut-être connu son apogée aux 12e et 13e siècles avec les Song du Sud. L’économie est alors parmi les plus productives au monde (notamment dans la fabrique de la fonte) mais se caractérise aussi par une remarquable capacité exportatrice, notamment en permettant à ses ateliers textiles ruraux d’écouler leur produit sur les marchés extérieurs ; c’est aussi la période où la Chine spécialise régionalement son agriculture et invente le papier-monnaie. À l’époque la Chine dispose certainement d’excédents commerciaux réguliers, diffuse ses produits phares sur toute l’Eufrasie, draine des montants importants de métaux précieux depuis l’Europe au titre du paiement, un peu comme aujourd’hui… De ce point de vue, la mondialisation contemporaine serait peut-être d’abord et avant tout un retour de l’importance et de l’influence passées. Non que cette mondialisation soit un pur outil au service du renouveau chinois bien sûr : ce n’est pas la Chine qui l’a impulsée mais plutôt les États-Unis en libéralisant les premiers les mouvements planétaires de capitaux. Mais le résultat est aujourd’hui bien présent : la Chine a réussi à instrumentaliser de façon durable un processus qu’elle n’a pourtant nullement créé.

Bibliographie

Giraud P.-N. [2012], La Mondialisation. Émergences et fragmentations, Paris, Éd. Sciences Humaines.

Norel P. [2004], L’Invention du Marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

O’Rourke K., Williamson J. [2000], Globalization and History, Cambridge, The MIT Press.