L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (3)

5. Les années 1990 : la mondialisation réinventée

L’analyse du nombre d’occurrences révèle qu’un nouveau palier est atteint au début des années 1990. La mondialisation devient le paradigme de référence pour comprendre le nouvel ordre mondial issu de la fin de la guerre froide (Amin, 1992 ; Moreau Defarges, 1993). Ceci se lit dans la transformation du mot « mondialisation ». Il devient sujet à prédicat, signe d’une essentialisation de la mondialisation. Autrement dit, on ne parle plus de « la mondialisation de quelque chose », mais tout simplement de « la mondialisation » per se :

« Mais la mondialisation est un phénomène de long terme. Son intensité n’était guère différente il y a quelques années quand l’extrême droite était jugée marginale et la France perçue comme sûre d’elle-même. » [1]

Comment l’avait déjà montré René-Éric Dagorn, « mondialisation » accède alors au rang de notion (Dagorn, 1999) – ce qui ne s’est jamais produit pour le terme de « planétarisation ». Mais cette cristallisation du sens se double d’un discours sur le mot lui-même qui oblitère complètement l’usage antérieur de celui-ci. La mondialisation est perçue comme un phénomène avant tout économique. Ainsi, en 1996, dans un compte-rendu d’un ouvrage collectif coordonné par François Chesnais :

« À l’heure où le mot “mondialisation” est mis à toutes les sauces, il convient de rappeler que ce processus a commencé voilà quinze ans, avec la mondialisation des flux financiers. » [2]

La voix d’André Fontaine semble impuissante lorsqu’il rappelle qu’en 1949 on parlait déjà de mondialisation :

« L’OCDE a beau avoir donné sa caution à cet anglicisme, le mot “globalisation” est trop… global pour avoir la précision géographique de son équivalent français “mondialisation”, néologisme au demeurant moins récent que beaucoup ne le croient. » [3]

Or cette mondialisation économique, « la mondialisation », provoque une crispation de plus en plus forte, doublée d’une montée de l’euroscepticisme après la signature du traité de Maastricht en 1992. Comme l’écrit très justement Jacques Lévy, en s’inspirant de François Perroux à propos du capitalisme, « mondialisation », en accédant au rang de notion, est devenu un « mot de combat » (Lévy, 2008). Ainsi, en 1994, Jean-Pierre Chevènement s’en prend au Parti socialiste, jugé trop mou :

« L’heure de la clarification a sonné. Pour engager le nécessaire travail de recomposition politique qui permettra de faire bouger les lignes, il est d’abord nécessaire d’opérer trois ruptures : rupture avec les appareils traditionnels, qui ont conduit la gauche dans l’impasse ; rupture avec les pratiques et les mentalités anciennes qui, privilégiant la forme sur le fond, consistent à négocier des places, des alliances sans principes, des collusions de circonstance ; rupture enfin avec l’idée que la politique ne peut plus rien – ou plus grand-chose – pour améliorer le sort des femmes et des hommes, et que l’interdépendance et la mondialisation libérale nous condamnent soit à subir et à tout accepter, soit à nous replier sur l’action locale du quartier ou de la commune. » [4]

En 1995, Zaki Laïdi souligne « le malaise de la mondialisation » :

« Or ce qui caractérise la mondialisation, c’est précisément le fait que personne ne parvient à lui donner sens, à la lier à une représentation collective, à l’objectiver. La mondialisation apparaît comme une somme de contraintes ou d’opportunités, mais non comme un projet ou une espérance.

On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde.

On ne s’investit pas dans la mondialisation comme on s’investit dans une idéologie à prétention universaliste. On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde. On n’hésitera pas à dire que la mondialisation tend aujourd’hui à détruire l’idée d’universalité ou de responsabilité mondiale. » [5]

Quelques mois plus tard, le mouvement social de novembre-décembre 1995 apparaît comme « la première révolte contre la mondialisation » [6]. Cette critique s’accompagne d’un contre-discours qui se cristallise dans le terme d’« antimondialisation » :

« La décennie élyséenne du Général a coïncidé avec un formidable développement de l’économie, du confort, de l’éducation, et le plein emploi a été atteint, qu’on avait toujours cru incompatible avec le système capitaliste.

La courbe de la croissance semblait alors ne jamais devoir s’arrêter. À l’inverse de ce qui se passe aux États-Unis, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Danemark, dans divers pays du tiers-monde, notamment en Asie, c’est de celle du chômage que l’on dit à présent la même chose. Que la tendance soit la même en Allemagne, en Suisse ou en Suède n’est qu’une faible consolation. Nombreux sont, au fond du cœur, les Français à en rendre l’étranger responsable, qu’il s’agisse des immigrants venus leur “voler leur travail”, des cultivateurs ou des industriels coupables d’inonder nos marchés de leurs produits à bas prix, ou des calculs de financiers sans âme, jamais tant heureux que lorsqu’ils voient monter en parallèle les cours de la Bourse et les statistiques des demandeurs d’emploi. D’où le réflexe antimaastrichtien et antimondialisateur du moment, que certains encouragent délibérément et que les autres prennent bien soin de ménager. » [7]

L’événement majeur de la fin de cette décennie est évidemment Seattle, lieu de rendez-vous « des guerriers de l’antimondialisation » [8].

Le grand paradoxe est bien l’acceptation de la mondialisation par le Parti socialiste. À l’occasion de la démission de Michel Campdessus de son poste de directeur général du FMI, en novembre 1999, Christian Sautter, alors ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, défend dans une tribune du Monde leur participation aux grandes instances économiques mondiales :

« Le mot mondialisation est devenu un pont aux ânes du discours politique. Les libéraux en font le slogan d’un marché devenu roi, les sceptiques, l’emblème de la “contrainte extérieure” des années 1970 et 1980, les illusionnistes, le symbole d’un combat de valeurs. La mondialisation n’est rien de tout cela. Elle est une réalité qu’il faut juger et maîtriser. Je pense que nous n’avons pas à regretter ce grand mouvement qui, depuis vingt ans, a transformé la planète. » [9]

Cependant, contre ce discours de l’acceptation, une autre idée de la mondialisation commence à émerger, comme le proclame Edgar Morin :

« Ce qui a surgi à Seattle, c’est la prise de conscience que le contrôle de la mondialisation ne peut s’effectuer qu’au niveau mondial. Elle comporte donc un autre type de mondialisation que celle du marché. Elle incorpore le souverainisme, mais en le dépassant. » [10]

On retrouve ici la problématique posée en 1949 par le mondialisme.

 

6. Les années 2000 : mondialisation et altermondialisation

Au début du 21e siècle, le discours sur la mondialisation s’enracine :

« Dans les années 1990, le mot mondialisation a fait florès et a permis de décrire les réalités nouvelles qui ont émergé, après la chute du mur de Berlin – à savoir la fin de la division de la planète en trois pôles (les économies occidentales, le bloc soviétique et le tiers-monde) qui s’était mise en place après la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi l’accélération des échanges, l’internationalisation de l’activité des entreprises, des marchés et des produits ainsi que la globalisation financière – qui se définit comme un processus d’interconnexion des marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à un marché unifié de l’argent, à l’échelle planétaire. » [11]

Et la théorie ne trouve guère de démentis : en 2002, Le Monde se fait l’écho du dernier numéro du magazine L’Histoire et reprend l’affirmation de Jean-Michel Gaillard, conseiller référendaire à la Cour des comptes : le mot “mondialisation” est récent, il est apparu au milieu des années 1980 comme traduction de l’américain « globalization » [12].

« La mondialisation » devient à elle seule un sujet à sondage :

« La France est, bien entendu, loin d’être le seul pays pour lequel la mondialisation pose un problème politique et où l’“entrée dans la mondialisation” est contestée par une partie de l’opinion publique. Cependant, la globalisation constitue un défi tout particulier pour ce pays pour au moins trois raisons. D’abord, elle menace directement la tradition “dirigiste” française, en raison de l’abandon qu’elle implique du contrôle de l’État sur l’économie – et donc sur la société. De plus, la mondialisation heurte les Français parce qu’ils sont, historiquement, extrêmement attachés à leur culture et à leur identité, lesquelles semblent aujourd’hui directement menacées par une mondialisation qui se confond souvent avec américanisation. Enfin, la globalisation est particulièrement difficile à accepter, car elle semble rendre encore plus élusive la quête d’un rôle international pour la France. Ainsi, lorsque, dans un sondage européen effectué avant le 11 septembre, on demanda aux personnes interrogées : “Qu’est-ce que le mot ‘mondialisation’ évoque d’abord pour vous ?”, 25 % des Français ont répondu “la domination des États-Unis”, contre seulement 8 % en Italie, 6 % en Grande-Bretagne, et à peine 3 % en Allemagne… » [13]

Mais la nouveauté est la dissimilation :

« Depuis l’émergence publique du mouvement de protestation contre la mondialisation néo-libérale à Seattle, fin novembre 1999, le mot mondialisation (ou globalisation) est utilisé un peu partout, à tort ou à raison… Mais que recouvre-t-il exactement ? Qui sont les acteurs et quel est l’enjeu de ce conflit ?

Ce questionnement est au cœur du film de Patrice Barrat diffusé dans “La Vie en face”. Globalisation : violence ou dialogue ? revient sur les origines et l’histoire de la mondialisation, pour mieux éclairer le rapport de forces qui se joue aujourd’hui entre les “pour” – organismes multilatéraux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OMC), gouvernements des pays riches, multinationales… – et les “contre” – multiples composantes d’un mouvement de protestation qui se mue en force de proposition et préfère dorénavant se qualifier de mouvement “pour une autre mondialisation”. L’idée est d’ “essayer de comprendre ce qui sépare les deux camps, et ce qui pourrait les rapprocher”. » [14]

L’antimondialisation se mue en une « altermondialisation » ‑ le terme apparaît dans Le Monde en juin 2002 [15]. Porto Alegre en devient le lieu symbolique [16]. Le mot entre dans le dictionnaire Larousse en 2004, date à partir de laquelle il cesse d’être employé dans Le Monde. Seuls demeurent les termes de l’engagement : « altermondialisme » et « altermondialiste ».

En 2010, c’est celui de « démondialisation » qui fait irruption, d’abord sous la plume d’Edgar Morin :

« Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.

L’orientation mondialisation/démondialisation signifie que, s’il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles, s’il faut que se constitue une conscience de “Terre-patrie”, il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l’alimentation de proximité, les artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.

L’orientation croissance/décroissance signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements d’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, le trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).

L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat de la compréhension d’autrui, de l’amour et de l’amitié.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l’urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. » [17]

 

Conclusion

Au terme de ce balayage rapide d’un demi-siècle d’archives du Monde qui permet d’élaborer un texte polyphonique sur la mondialisation, quelques grandes idées se dégagent. La première est la confirmation d’un basculement. La mondialisation, considérée initialement comme un horizon utopique d’une humanité s’acheminant vers l’accomplissement de son unité fondamentale, est devenue un processus essentiellement économique qui inquiète par sa capacité à déstabiliser les sociétés et à mettre en péril les économies nationales.

La deuxième idée est que la conscience contemporaine de la mondialisation a oblitéré son passé. Le discours selon lequel la mondialisation financière a constitué le moment fondateur de la mondialisation a été complètement accepté. Le livre de Romain Lecler, Sociologie de la mondialisation, est extrêmement révélateur de cette tendance. Alors même que son auteur entend, dans un premier chapitre, tracer l’« itinéraire d’une notion », le résultat apparaît en grande partie erroné.

Toutefois, mon intention n’est pas tant de dénoncer l’erreur sur l’histoire du mot « mondialisation » que d’interpeler sur un oubli collectif et sur une acceptation d’un discours. Nonobstant, les articles du journal Le Monde ne constituent qu’un reflet fragmentaire de la production intellectuelle française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et ce travail de recherche sur l’usage du mot « mondialisation » autant que sur les analyses du processus de mondialisation mériterait d’être poursuivi et étendu. Il appelle une relecture, dans tous les sens du terme.

La mondialisation est en soi un processus qui s’étire dans le temps parce qu’il ne cesse de se renouveler dans ses formes et surtout dans ses moyens techniques, et qui se diffuse dans l’espace en intégrant toujours plus de monde. La mondialisation est une lente transition d’une cospatialité des êtres humains sur Terre à une coprésence globale, qui aboutit à une situation de mondialité par laquelle le Monde est devenu le site de l’humanité (Retaillé, 2012). L’avènement du Monde n’a cessé d’être proclamé au fil du siècle passé, en dernière date par Michel Lussault, dont c’est le titre du dernier ouvrage (Lussault, 2013). Quand commence véritablement « l’âge global » ? Il est difficile d’établir un seuil ; pourtant, on peut penser que la Seconde Guerre mondiale a marqué un « moment global », dans la mondialisation elle-même et dans la prise de conscience de celle-ci. Ce n’est pas un hasard si le terme de « globalization » apparaît aux États-Unis en 1943.

Bibliographie

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Dagorn R.-É., 1999, « Une brève histoire du mot ‘‘mondialisation’’ », in Beaud M. et al., Mondialisation. Les mots et les choses, Paris, Karthala, pp. 187-204.

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Haegler R.H., 1972, Histoire et idéologie du mondialisme, Zürich, Europa Verlag.

Lévy J. (dir.), 2008, L’Invention du monde. Une géohistoire de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po.

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Otlet P., 1916, Les Problèmes internationaux et la Guerre, les conditions et les facteurs de la vie internationale, Genève/Paris, Kundig/Rousseau.

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Teilhard de Chardin P., 1949, La Place de l’homme dans la nature. Le groupe zoologique humain, Paris,.

Teilhard de Chardin P., 1955, Le Phénomène humain, Paris, Seuil.


Notes

[1] Jacques Lesourne, « Une France frileuse », Le Monde, 8 avril 1992.

[2] « La mondialisation financière. Genèses, coût et enjeux », Le Monde, 26 novembre 1996.

[3] André Fontaine, « Faire face à la mondialisation », Le Monde, 21 février 1996.

[4] Jean-Pierre Chevènement, « Il saut se bouger ! », Le Monde, 10 mars 1994.

[5] Zaki Laïdi, « Le malaise de la mondialisation », Le Monde, 31 août 1995.

[6] Erik Izraelewicz, « La première révolte contre la mondialisation », Le Monde, 7 décembre 1995.

[7] André Fontaine, « Sortir de la nostalgie », Le Monde, 31 mai 1997.

[8] Laurence Caramel, « Les citoyens se donnent rendez-vous à Seattle », Le Monde, 23 novembre 1999.

[9] Christian Sautter, « Une mondialisation citoyenne », Le Monde, 11 novembre 1999.

[10] Edgar Morin, « Le XXIe siècle a commencé à Seattle », Le Monde, 7 décembre 1999.

[11] « Modèles », Le Monde, 21 janvier 2003.

[12] Pierre-Antoine Delhommais, « La planète est toujours un village », Le Monde, 15 novembre 2002. Cf. Jean-Michel Gaillard, « Comment la planète est devenue un village », L’Histoire, n° 270, novembre 2002, p. 33.

[13] Philip Gordon et Sophie Meunier, « L’ouverture au monde », propos recueillis par Alain Beuve-Méry et Serge Marti, Le Monde, 16 avril 2002.

[14] Thérèse Marie Deffontaines, « Les deux mondialisations », Le Monde, 26 janvier 2002.

[15] Michel Noblecourt et Nicolas Weill, « En attendant la refondation », Le Monde, 8 juin 2002.

[16] Serguei, « Porto Alegre, sommet contre la guerre », Le Monde, 24 janvier 2003.

[17] Edgar Morin, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 10 janvier 2010.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (2)

3. Les années 1970 : une mondialisation inquiète

Le début des années 1970 constitue incontestablement un tournant majeur dans l’histoire des relations internationales de la seconde moitié du 20e siècle. La crise s’installe, et comme l’écrit l’éditorialiste du Monde Pierre Drouin, elle est planétaire :

« La conscience d’une “planétarisation” économique s’est considérablement ravivée à l’occasion de la secousse énergétique. […] Un voile s’est déchiré grâce à la crise énergétique. On a dit, après les événements de 1968 : “Rien ne sera plus comme avant.” C’est aussi vrai cette fois-ci. Pour d’autres raisons. La vulnérabilité de l’Occident est apparue crûment, et l’assurance qu’il déployait sur la manière de sécréter la richesse en est fortement ébranlée. Ce qui conduira ses dirigeants, par la force des choses, à réfléchir sérieusement sur d’autres styles de croissance. Et à considérer que l’on vit sur “une seule Terre”, où les bonnes cartes ne sont pas toutes du même côté. » [1]

Le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing également, dans un discours prononcé le 24 septembre 1974, à la cérémonie de clôture du colloque « Biologie et devenir de l’homme », s’interroge sur l’avenir :

« Dès lors, nous assistons à un changement progressif dans les mentalités : alors que le siècle dernier avait été caractérisé par le passage du problème de l’individu au problème des classes sociales, notre siècle sera sans doute marqué par le passage du problème des classes sociales à celui des classes mondiales, c’est-à-dire de l’espèce humaine. À nous de préparer la morale nouvelle qui en gouvernera la conduite, à nous d’inventer la morale de l’espèce au seul niveau où ce soit possible : celui du monde. Vous savez peut-être que pour moi, cette prise de conscience globale des problèmes de l’espèce est une des données qui doivent éclairer les grandes évolutions politiques et sociales. Or, nous assistons actuellement à une évolution surprenante : le phénomène de la mondialisation qui résulte normalement de l’évolution de nos sociétés se manifeste effectivement, parce que tout événement qui concerne un homme se répercute à notre époque sur les autres hommes, mais il se manifeste de manière inacceptable  la mondialisation de la violence précède celle de la pensée. » [2]

Les transformations sociales perturbent. En 1975, le géographe Maurice Le Lannou définit la « mondialisation de l’économie » comme « l’extension sans bornes des grands thèmes de la consommation, c’est-à-dire d’une sociologie de la jouissance et du loisir qui multiplie les clients éventuels de la firme » [3], et fait de la mondialisation une source d’inégalités et de tensions :

« Ces appétits nouveaux, bien légitimes, viennent donc paradoxalement accentuer les inégalités entre les nations. Ils renforcent la position des grands entrepreneurs industriels, qui ont soin de les entretenir par ce prodigieux moyen de domination qu’est la publicité, et ils appauvrissent les pays retardés en multipliant et en orientant leurs besoins. » [4]

Maurice Le Lannou s’interroge ainsi sur la possibilité d’une résistance à la mondialisation dans un compte-rendu du livre de Calogero Mùscara, La Société déracinée, sans pour autant vouloir céder à une vision rétrograde :

« Refaire l’homme-habitant ne veut pas dire restituer un âge d’or. Des cadres nouveaux ont été imposés aux sociétés humaines par un progrès qui conduit à la communication de masse et à la gigantisation. Il ne s’agit que de résister aux développements excessifs qui font du progrès lui-même un gaspillage, une pollution ou une injustice. » [5]

Plaidant pour l’enracinement des hommes, Maurice Le Lannou en profite pour défendre un certain enseignement de l’histoire et de la géographie, du passé et du lieu, contre la proposition de René Haby en faveur d’un enseignement peut-être plus conceptuel des « sciences humaines ».
En 1980, Maurice Le Lannou prolonge et réaffirme sa réflexion contre la mondialisation et la destruction des traditions :

« Beaucoup a été dit, et souvent fort bien, sur ces énormes mouvements qui bouleversent la physionomie traditionnelle du monde et singulièrement de notre Occident. L’urbanisation galopante, la “rurbanisation” – moins sournoise que jamais – des plats pays, les colossales migrations de travail qui tendent à devenir des transferts irréversibles, les cohortes fiévreuses du tourisme : en voilà les plus voyants. Tout cela sous le signe d’une mondialisation qui est devenue la marque péremptoire des économies et des sociologies de notre temps. En fin de compte, c’est la fin des espaces nuancés, des sociétés différentes, d’une image du monde complexe et bigarrée qui justifiait la géographie de naguère.

[…]

Ces processus de démantèlement du local et de mondialisation des affaires et des esprits apparaissent au gros de nos contemporains comme autant de libérations. Le mot n’est pas de moi, car je n’y crois guère. Libération à l’égard des milieux naturels ? Elle ne serait véritable que si les libertés acquises ne devaient se payer d’un prix fort lourd. On a beaucoup parlé de ressources pillées, de patrimoine sacrifié, de pénurie promise, pour peu que les hommes cessent d’inventer. Il faudrait mettre davantage en lumière le rôle des délocalisations dans la genèse des pollutions et à l’origine de ces catastrophes qui sont l’équivalent moderne, abondamment augmenté, des calamités naturelles d’autrefois. Beau travail pour une géographie active et appliquée ; physique et humaine, qui ne donnerait pas toute sa foi au technocrate !

Libération, nous dit-on aussi, quant à la condition humaine, politique, économique, morale. Je n’en crois rien. Il me semble que l’ancienne entente des hommes et des lieux garantissait aux premiers infiniment plus de liberté que ne leur en apporte l’actuel divorce, et que les pseudo-libérations d’aujourd’hui, par le démembrement des vieilles communautés éprouvées, les font retomber dans d’autres servitudes. Le renoncement aux vrais ensembles de naguère est singulièrement favorable à la mise en œuvre de pouvoirs occultes, anonymes et lointains qui, sous couleur de se rapporter à l’universel, échappent à l’humain. Des logiques totalitaires se substituent aux leçons tirées des lieux.
Libérations ? Je me demande plutôt si l’ère des dominations ne vient pas de s’ouvrir. » [6]

Sur le plan économique, le développement de l’industrie textile dans plusieurs pays d’Asie commence à se faire ressentir. En 1978, la journaliste Véronique Maurus développe une analyse critique de la mondialisation de la production et du marché textile qui pourrait aboutir à une condamnation du secteur en France si aucune mesure politique n’est prise [7].

En cette même année 1978, Gérard Delfau, membre du secrétariat national du Parti socialiste, dénonce la mondialisation comme stade ultime du capitalisme, et fait référence au Manifeste du parti communiste, souvent cité encore aujourd’hui comme une des premières analyses de la mondialisation :

« Il me semble que nos nations occidentales ont atteint avec les années 60 la pointe extrême du capitalisme, tel que Marx l’avait, par anticipation, décrit. La concentration du capital, s’appuyant sur le développement du machinisme, met en cause le droit au travail et fait de couches entières de jeunes des chômeurs hors statut social. La mondialisation des marchés, annoncée dès le Manifeste (1848), a sécrété, au-delà des États, ces phénomènes singuliers que sont les multinationales, et dont seul un poète, R.-V. Pilhes, dans L’Imprécateur, a su nous faire éprouver l’obscure menace.

La loi du marché, enfin, grignote tout ce qui est encore en dehors des circuits habituels de production : l’eau, l’air, la terre, l’éducation, l’information, les loisirs, sont devenus objets de spéculation, matière à publicité. On ne sait plus très bien où commence et où finit l’exploitation que la grande masse subit, tellement le temps et l’espace sont devenus valeurs d’échange. Et cela, pour nos pays de vieille civilisation industrielle.

Le gâchis est à une autre dimension pour des continents entiers comme l’Afrique et l’Amérique du Sud, où le pillage aboutit, souvent, au génocide. Mais de ces excès naît une protestation diffuse, qui vient chez nous s’ajouter aux formes classiques de la revendication sociale. L’écologie, un certain féminisme, les associations d’usagers, la mise en cause du rôle que jouent, dans nos vies, médecins et conseillers en tous genres, la critique du gaspillage, l’espoir, encore balbutiant, d’un nouveau modèle de croissance, ne me paraissent pas antagonistes de la grève traditionnelle. » [8]

La référence à l’ouvrage de René-Victor Pihles, L’Imprécateur, est intéressante car elle n’est pas unique (cf. billet antérieur). Le livre, paru en 1974, narre comment un homme, par ses imprécations, ébranle le siège social parisien de la multinationale américaine Rosserys and Mitchell. Une phrase, souvent citée, est censée résumer l’esprit de la mondialisation industrielle des Trente Glorieuses qui s’achèvent :

« Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. » [9]

Plutôt qu’un effondrement, on redoute surtout une « France à deux vitesses » :

« Le bouleversement économique et la politique menée depuis sept ans ont accentué le phénomène. Les contrats à temps partiel se multiplient dans le même temps où fleurissent les sociétés d’intérim. Du fait de la mondialisation des marchés, le fossé se creuse de plus en plus entre les entreprises actives sur les marchés extérieurs, disposant des méthodes de gestion les plus modernes et des cadres les plus “performants”, et les autres. Et ce, avec la bénédiction, voire l’appui, du gouvernement, dont la stratégie, plus ou moins avouée, consiste à aider les forts. Ce qui est vrai pour l’industrie l’est aussi pour l’agriculture. » [10]

Une dualité s’instaure : la mondialisation économique peut être subie, elle peut être aussi voulue. En 1978, François Grosrichard paraphrase ainsi une étude de la Datar, Villes internationales et villes mondiales :

« Le néologisme de “mondialisation” s’est appliqué vers les années 60 à des phénomènes aussi différents que la conquête spatiale, la dissuasion nucléaire, la crise des valeurs, les firmes multinationales, les moyens d’Information, la circulation des hommes, des marchandises ou des capitaux. Pourquoi ne s’appliquerait-il pas aussi aux cités ? Quand une grande ville se plie aux nouvelles caractéristiques de révolution économique internationale, mais surtout lorsqu’elle est capable d’anticiper ces mouvements, de les accompagner et d’en profiter, alors, elle accède au statut de ville mondiale. » [11]

Le paragraphe est riche d’enseignements. D’une part, le mot « mondialisation » n’est plus perçu, à la fin des années 1970, comme un néologisme ; d’autre part, il est déjà question de « villes mondiales », avec une analyse assez précise, portant sur des études de cas, et ce avant les travaux de Saskia Sassen généralement considérés comme fondateurs. La mondialisation, définie comme l’extension de l’internationalisation de la marchandise, de l’internationalisation du capital financier et de l’internationalisation de la production, et comme la combinaison de ces trois processus grâce au rôle moteur des grandes firmes multinationales, est considérée comme un processus essentiellement urbain :

« Face à ce mouvement de mondialisation, et à cause de lui, quelques villes jouent ou vont jouer un rôle mondial en ce sens qu’elles sont ou deviennent le lieu singulier de la définition d’un ordre socio-économique mondial et le moteur privilégié de sa diffusion. » [12]

Et François Grosrichard de conclure en s’interrogeant :

« À une époque où les responsables de l’aménagement du territoire semblent tous et presque exclusivement versés dans les dossiers, certes difficiles, de la France rurale, des provinces oubliées et des villages où il ne reste que des pierres, il n’était pas inopportun qu’on témoigne à nouveau quelque intérêt pour les villes. En effet, il serait dangereux, sur ce chapitre, de laisser la réflexion et la doctrine s’appauvrir en vieillissant. Dans quelques années, huit Français sur dix vivront dans des villes et dans leurs banlieues. Et comment croire qu’une nation peut tenir son rang dans le monde sans un réseau de grandes villes aux multiples renoms ? »

Le propos se retrouve sous la plume d’Henri Tezenas du Montcel, professeur de gestion des ressources humaines à l’université Paris-Dauphine et ancien collaborateur d’André Giraud, ministre de l’Industrie entre 1978 et 1981 :

« La mondialisation des échanges interdit l’isolement et contraint au renouvellement des méthodes de production et des fabrications elles-mêmes. » [13]

Il faut s’adapter !

Toutefois, dans ce contexte marqué par une défiance assez générale, on trouve une résurgence du mondialisme, défendu en 1977 dans les pages du Monde par Robert Mallet, alors recteur de l’académie de Paris :

« La population du globe en croissance exponentielle (malgré les chutes de natalité des pays dits développés, cause supplémentaire de conflits et d’invasions possibles), le gaspillage éhonté des ressources de la Terre, qui seront épuisées dans quelques décennies (malgré l’exploitation des fonds marins tout aussi épuisables que les continents émergés), la répartition anarchique des profits (le tiers de la population mondiale se partageant les 7/8e des richesses de la planète), l’aggravation continue du paupérisme des plus pauvres et de l’analphabétisation des moins instruits (les rapports de l’Unesco l’ont révélé), la prolifération des armes nucléaires (on dispose actuellement de quoi détruire un million d’Hiroshima), tout cela provoque d’immenses problèmes qu’aucun État, ni même aucun groupe d’États, ne saurait avoir la capacité de régler, tant pour sa gouverne qu’au nom de l’intérêt commun.

Ajoutons à ces facteurs de mondialisation subis dans l’involontaire communauté des épreuves toutes les raisons de se mondialiser dans le partage pas davantage prémédité mais bénéfique des sciences et des techniques appliquées à la santé, à l’information, à toutes les formes de communication. Nous assistons donc à une double mondialisation irrésistible : celle des problèmes qui n’ont pas encore trouvé de solutions, et celle des solutions qui ont déjà été adoptées par les forces des choses, autrement dit sous l’emprise de nécessités auxquelles aucune nation ne pouvait se soustraire. » [14]

La mondialisation est clairement définie comme un processus général, inéluctable, mais profondément ambivalent quant à ses conséquences. Quoi qu’il en soit, il semble alors qu’il n’y a pas d’autre choix que d’accepter cette situation nouvelle de l’humanité, « maintenant que nous y sommes… » [15].

 

4. Les années 1980 : la mondialisation financière

Le début des années 1980 commence par le « cri d’alarme » de Michel Charzat contre « la mondialisation sauvage » de l’économie française, « la déchirure du tissu industriel » [16]. Ce à quoi le gouvernement socialiste tente d’apporter une réponse :

« M. Jacques Delors reconnaît le fait de la mondialisation de l’économie, souhaite que la France ait des sociétés multinationales, et qu’elle investisse à l’étranger. Il se prononce contre l’idée d’une “économie duale” (où la France serait divisée en secteurs hautement compétitifs et industries moins performantes) et se prononce pour une “économie en continu” où tous les agents économiques sont utiles. “On ne peut bâtir le progrès social sur le sable économique.” C’est là une idée force du nouveau ministre dont les maîtres mots sont aujourd’hui : effort, rigueur, efficacité. »[17]

Position confirmée par le discours-programme de Pierre Mauroy :

« Notre pays est aujourd’hui engagé dans une nouvelle phase de mutations industrielles et technologiques. Les dures lois de la concurrence et de la productivité s’imposent à une économie ouverte qui s’insère dans la mondialisation des échanges. À nous de dominer le progrès, de dominer la machine. À nous de les mettre enfin au service de l’homme. À nous d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. » [18]

Mais le doute n’est pas loin, comme dans cette autre déclaration de Jacques Delors dans une interview donnée au « Club de la presse » sur Europe 1 :

« Il faut bien savoir que chaque fois qu’on assume une tâche quotidienne, elle ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt des grands défis des années 80, qui se résument à trois : la mondialisation de l’économie avec l’émergence de nouveaux compétiteurs ; une troisième révolution industrielle pour laquelle les pays européens ont cinq à dix ans de retard sur les États-Unis et le Japon ; la fin d’une période ou d’un modèle de régulation économique qui avait fait merveille pendant vingt-cinq ans dans les pays européens, avec des limites selon chaque pays. » [19]

Mais la mondialisation ne se réduit pas à l’économie :

« La mondialisation de l’information, des déplacements et surtout de la science introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la possibilité et la nécessité d’une éthique non plus communautaire mais universelle, qui s’adresse, au-delà des particularismes ou des convictions locales, à l’espèce humaine elle-même. C’est cette éthique transcendante, visant à définir et à protéger les droits élémentaires de la personne humaine au regard de la révolution biologique et médicale, qui devrait inspirer le Comité. » [20]

La mondialisation est un fait général, que Maurice Le Lannou ne cesse de condamner :

« La mondialisation on dirait mieux la planétarisation des idées, des désirs, des vouloirs, et, de manière regrettable, des démarches spirituelles et intellectuelles d’une humanité qui, naguère encore, ne tenait pour vrai et pour désirable que ce qui était commandé ou suggéré par l’époque et par le lieu. Il faut aujourd’hui, pour convaincre les hommes, frapper vaste et fort. L’idée doit valoir pour le monde entier, et de plus en plus l’universel se confond avec l’univers. »[21]

« Mais nous sommes arrivés au temps des ruptures plus violentes. La mondialisation rapide des économies et des mœurs, fruit (ou cause ?) de la dislocation des communautés élémentaires et des délocalisations qui suppriment l’indigène et ruinent les solidarités proches de naguère, fait que le paysage, désormais enjeu et objet de conflit, cesse partout d’être banal, c’est-à-dire familier, pour devenir le siège d’une exploitation profitable. » [22]

Mais comme le rappelle André Fontaine, le Monde reste divisé :

« Le drame spécifique de notre époque, c’est que dans son aspiration à un ordre universel, aux dimensions du “village planétaire” cher à Marshall McLuhan, que justifie la mondialisation croissante des communications de toute nature, l’humanité se soit fragmentée en deux empires rivaux qui s’effrayent l’un l’autre et, faute de pouvoir écraser l’adversaire sans risquer l’anéantissement, se chipent sournoisement des pions. » [23]

Il n’en reste pas moins qu’un aspect plus particulier caractérise cette nouvelle période : la mondialisation financière. L’expression apparaît pour la première fois dans le journal Le Monde en 1987 à l’occasion de la privatisation de la Société générale [24].

En 1988, François Rachline s’interroge sur la remise en question du pouvoir des États :

« La transnationalisation des firmes et la mondialisation financière permettent aux entreprises et aux banques de se jouer des mesures gouvernementales en jouant des différentiels que les États font immanquablement naitre : différentiels d’intérêts et d’inflation bien sûr, mais aussi différentiels de réglementations. » [25]

La question de la gouvernance mondiale est ainsi reposée par Michel Beaud, professeur d’économie, fondateur en 1983 du Gemdev :

« Puisque la finance est incapable à elle seule de produire les régularités économiques permettant le jeu des mécanismes stabilisateurs de marché, une autorité centrale et un prêteur en dernier ressort sont indispensables. Ce rôle a, jusqu’à présent, été pour l’essentiel assumé par les autorités étatiques et bancaires nationales, mais, dans le contexte actuel de globalisation financière et de mondialisation, il devient écrasant : qui donc va désormais pourvoir le prendre en charge ? » [26]

Mais il ne peut que constater l’inertie contemporaine :

« Ainsi, comme pour les risques globaux environnementaux, nous nous trouvons avec la triple dynamique d’expansion, d’“archéisation” et de mondialisation financières, devant des risques tels que devrait être mise en place une capacité de gouvernance mondiale. Au lieu d’y œuvrer, les autorités en exercice en sont réduites à gérer une coopération dont l’efficacité tient principalement à la confiance que se doivent de placer en elle les acteurs financiers internationaux. » [27]

On notera au passage l’usage du mot « globalisation », mot français qui, au sens de « mondialisation », est cependant considéré comme un anglicisme, calqué sur le mot « globalization ». Celui-ci n’est d’ailleurs jamais utilisé dans Le Monde, et la seule référence qu’on puisse trouver, est une mention de l’article de Theodore Levitt, « The Globalization of Markets », paru en 1983 dans la Harvard Business Review [28].

De fait, l’expression « globalisation financière » s’impose comme une forme spécifique de la mondialisation à partir de la fin des années 1980. Il n’est pas tellement surprenant de trouver la première occurrence en 1988 dans un article de Christian de Boissieu [29], dont la carrière d’universitaire et d’analyste financier se déroule de part et d’autre de l’Atlantique, aux États-Unis et en France.

Notes

[1] Pierre Drouin, « Une “bonne” secousse ? », Le Monde, 29 décembre 1973.

[2] « “C’est à nous d’inventer une morale de l’espèce”, affirme M. Giscard d’Estaing », Le Monde, 26 septembre 1974.

[3] Maurice Le Lannou, « La géographie. L’ordre économique et la morale », Le Monde, 15 décembre 1975.

[4] Ibid.

[5] Maurice Le Lannou, « “La société déracinée” », Le Monde, 30 août 1976.

[6] Maurice Le Lannou, « La fin des paroisses », Le Monde, 24 juillet 1980.

[7] Véronique Maurus, « Textile : il ne suffit pas d’accepter l’inévitable », Le Monde, 24 janvier 1978.

[8] Gérard Delfau, « En ce printemps mouillé de la gauche… », Le Monde, 19 juin 1978.

[9] René-Victor Pilhes, 1974, L’Imprécateur, Paris, Seuil.

[10] « La France à deux vitesses », Le Monde, 13 novembre 1980.

[11] François Grosrichard, « Une étude de la DATAR. Un renom mondial pour la province ? », Le Monde, 3 mars 1978.

[12] DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française, p. 21.

[13] Henri Tezenas du Montcel, « Rénover la politique industrielle », Le Monde, 13 novembre 1979.

[14] Robert Mallet, « Ne pas être mondialiste, voilà l’utopie ! », Le Monde, 9 juillet 1977.

[15] Jean Provencher, « Maintenant que nous y sommes… », Le Monde, 7 juillet 1979.

[16] F.R. « Vive le plan… et l’investissement », Le Monde, 8 octobre 1980.

[17] Pierre Drouin, « Ministres et ministres délégués Économie et finances M. Jacques Delors : effort, rigueur et efficacité », Le Monde, 25 mai 1981 : citations extraites d’une interview donnée par Jacques Delors à l’Usine nouvelle, 14 mai 1981.

[18] « Le discours-programme de M. Mauroy », Le Monde, 10 juillet 1981.

[19] « Nous devons avoir la hantise du déclin déclare M Jacques Delors », Le Monde, 26 janvier 1982.

[20] Dr Escoffier-Lambiotte, « M. Mitterrand installe le Comité national d’éthique », Le Monde, 3 décembre 1982.

[21] Maurice Le Lannou, « Le décalage entre la science et la vie », Le Monde, 6 janvier 1984.

[22] Maurice Le Lannou, « Paysage et marginalité », Le Monde, 28 août 1984.

[231] André Fontaine, « Le temps de la vengeance », Le Monde, 9 novembre 1984.

[24] François Renard, « La Société Générale privatisée. Face à la mondialisation financière », Le Monde, 16 juin 1987.

[25] François Rachline, « La crise financière et les États débordés », Le Monde, 6 janvier 1988.

[26] Michel Beaud, « Brumes financières », Le Monde, 18 décembre 1990.

[27] Ibidem.

[28] Didier Pourquery, « À l’affût du consommateur européen », Le Monde, 15 octobre 1988.

[29] Christian de Boissieu, « L’innovation financière dans les pays en développement. Une nécessité à gérer », Le Monde, 3 mai 1988.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (1)

En avril dernier, l’ouverture des archives du journal Le Monde depuis 1944 a constitué un micro-événement de la recherche contemporaine. Il était enfin possible d’explorer en plein texte les occurrences de certaines notions, de certains mots. Une analyse rapide m’a ainsi permis de rédiger un texte sur le terme de « mondialisation » et de prolonger un travail de recherche antérieur. Longue anthologie raisonnée plus que véritable article scientifique, ce texte sera publié en plusieurs billets. Voici le premier.

 

Introduction

Le mot « mondialisation », en français, est moins récent qu’on le croit, puisque la première occurrence attestée remonte à 1916 (Capdepuy, 2011). En pleine guerre mondiale, Paul Otlet constatait déjà une interconnexion de l’humanité, sa mobilité et son interpénétration :

« Aujourd’hui la terre entière est devenue le territoire où s’exerce l’activité humaine et celle-ci ne se laisse plus enserrer ni comprimer dans les limites arbitraires des frontières de chaque pays. Ce n’est plus seulement un échange de produits ou une circulation d’idées ; c’est une colonisation des uns chez les autres, des uns par les autres. » [1]

Et il évoquait la nécessité d’une gestion mondiale des ressources terrestres :

« Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La “question sociale” a posé le problème à l’intérieur ; “la question internationale” pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. […] Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé, et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de “mondialisation”. » [2]

À partir de cette date, l’emploi du mot peut être tracé, en pointillé, jusqu’aux années 1990, moment où la mondialisation véritablement s’impose dans le discours. La récente mise en ligne des archives du journal Le Monde depuis sa création en 1944 offre une ressource nouvelle permettant d’affiner cette recherche et de tester l’hypothèse selon laquelle la mondialisation, du moins en France, a connu une révolution axiologique : l’enthousiasme du milieu du 20e siècle semble céder progressivement le pas à l’inquiétude et la mondialisation, définie initialement comme un progrès de l’humanité en marche vers plus d’unité, devient une processus subi et un sujet d’inquiétude.

Le comptage du nombre d’articles dans lesquels le mot « mondialisation » est employé donne un premier aperçu sur un usage qui apparaît régulier depuis 1949 – ce qui confirme d’emblée le fait que ni le mot français ni son usage ne datent des années 1980. Toutefois, et c’est le second constat, l’emploi de ce terme ne se développe véritablement qu’à partir des années 1990, confortant l’idée communément admise que le discours sur la mondialisation est récent. Ceci pose assez bien le problème de l’écart entre une conscience relativement ancienne de la mondialisation et l’émergence assez récente d’un discours paradigmatique, et appelle une réflexion critique à la croisée de la métagéographie et de la métahistoire dans la mesure où la notion de mondialisation porte un discours à la fois sur la géographie et sur l’histoire du Monde.

La lecture des articles où le mot « mondialisation » est usité amène à élaborer une chronologie au sein de laquelle peuvent être distingués des moments de sens. Le découpage par décennies pourra paraître arbitraire, il a surtout l’avantage d’une certaine neutralité. Les périodes ainsi distinguées ne doivent pas être considérées comme autant de champs-levés, mais bien comme des moments où de nouveaux usages émergent, où des nouveaux brins sont ajoutés à la tresse du sens.

 

1. L’après-guerre : la mondialisation citoyenne

Les années qui succèdent à la fin de la Seconde Guerre mondiale donnent lieu à un discours pacifiste et internationaliste spécifique : le mondialisme. Ce courant, quelque peu oublié, a duré jusqu’aux années 1970 (Haegler, 1972) et fut néanmoins assez important pour qu’un volume de la collection « Que sais-je ? » lui soit consacré, en 1977, rédigé par Louis Périllier et Jean-Jacques L. Tur.

Plusieurs articles du Monde, entre 1949 et 1952, couvrent quelques événements suscités par ce mondialisme. Ainsi, le premier article où le mot « mondialisation » apparaît date du 17 juin 1949. Il y est question d’un appel lancé par le maire de la commune britannique de Chelmsford, située à 50 km au nord-est de Londres, et adressé aux autres représentants municipaux des soixante-dix villes qui ont déjà proclamé leur « mondialisation ». L’objectif était d’organiser des « élections-pilotes » en vue de préparer la Constituante de 1950.

D’autres articles suivirent. Plusieurs tournent autour de la figure de Garry Garis, ancien pilote de l’US Air Force pendant la guerre, qui s’engagea dans le pacifisme dès la fin de celle-ci. Il fut connu notamment pour avoir campé dans les jardins du Trocadéro à Paris et pour avoir interrompu, le 19 novembre 1948, une séance de l’Assemblée générale des Nations Unies au palais de Chaillot en lisant la « déclaration d’Oran » ‑ un texte coécrit avec Albert Camus :

« Messieurs le président et les délégués,

Je vous interromps au nom des peuples du Monde qui ne sont pas représentés ici. Bien que mes mots pourraient ne pas être entendus, notre besoin commun d’un ordre et d’une loi mondiale ne peut plus être ignoré.

Nous, le peuple, voulons une paix que seul un gouvernement mondial peut donner.

Les États souverains que vous représentez nous divisent et nous conduisent à l’abîme de la guerre totale.

J’en appelle à vous pour ne plus nous tromper par l’illusion de l’autorité politique.

J’en appelle à vous pour convoquer immédiatement une assemblée mondiale constituante afin de dresser le drapeau autour duquel tous les hommes pourront se rassembler, le drapeau d’une véritable paix, d’un gouvernement uni pour un monde uni. […] » [3]

À la fin de l’année, il fonda le mouvement des Citoyens du Monde. En 1949, à l’initiative de Robert Sarrazac, Cahors se proclame ville citoyenne du Monde et en février 1950, Le Monde reprend l’annonce faite par 230 communes du Lot de leur « mondialisation » :

« Le texte de la charte de “mondialisation” comporte essentiellement l’affirmation du principe que la sécurité et le bien-être de chaque ville sont liés à la sécurité et au bien-être de toutes les communes du monde, menacées de destruction par la guerre totale, ainsi que la revendication d’un pouvoir fédéral mondial démocratique, émanant d’une Assemblée constituante de peuples désignée à raison d’un délégué par million d’habitants.

La charte admet enfin que les villes ou territoires mondialisés ne renient en aucune manière leurs droits et leurs devoirs à l’égard de la région et de la nation auxquelles elles appartiennent. » [4]

Ceci amène André Fontaine, au mois d’avril 1950, à proposer une réflexion sur le mondialisme par rapport au contexte de guerre froide : comment mondialiser un Monde coupé en deux ?

« Il n’en reste pas moins qu’en dehors du gouvernement mondial on voit mal quel dénominateur commun pourrait encore réunir l’Est et l’Ouest. Proclamer sa conviction que seule l’unité mondiale peut permettre d’entreprendre une exploitation rationnelle et une distribution équitable des ressources du globe et éviter en fin de compte la guerre, ce n’est pas refuser de défendre les valeurs auxquelles on est attaché. L’idéologie mondialiste est sans doute la forme la plus positive du pacifisme. Il n’est à aucun degré un défaitisme ; le pire défaitisme c’est le désespoir. » [5]

Après 1950, le mot « mondialisation », qui était resté lié au mouvement mondialiste, disparaît des articles du Monde, et il faut attendre 1959 pour qu’il commence de nouveau à être utilisé ; mais le sens n’est plus tout à fait le même.

 

2. Les années 1960 : une mondialisation banalisée

En novembre 1961, dans le contexte de la crise de Berlin, André Fontaine expose la politique des États-Unis, et notamment la proposition du sénateur Mansfield de faire de Berlin une ville libre, ce qu’il lie implicitement avec le mouvement mondialiste :

« Pour l’ancien repaire de Hitler, ce ne serait pas un mauvais aboutissement que de servir de terrain d’expérience à la première tentative de mondialisation. »[6]

Mais les choses bougent. En juin 1959 déjà, François Hetman pose le problème de la balance commerciale de la France : « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », et parle dans le corps de l’article de « la “mondialisation” des exportations » [7]. La présence de guillemets pourrait être interprétée sinon comme la marque d’un néologisme, du moins comme la trace d’un déplacement de sens. Le mot continue ici à désigner une action, mais il entre dans le vocabulaire économique, notamment par les écrits de François Perroux [8]. Plusieurs articles du Monde s’en font l’écho et reprennent incidemment le mot. Ainsi, en 1960, dans une citation extraite de l’Univers économique et social, tome de l’Encyclopédie française dirigé par Gaston Berger et François Perroux :

« […] la multiplication des monographies qui ne permet pas, à elle seule, de comprendre le monde moderne : les liens étroits – heureux par de nombreux côtés – entre hommes d’affaires et économistes, qui risquent de faire oublier à ces derniers l’ampleur de vues nécessaire à l’élaboration des projets gouvernementaux ; enfin la localisation des phénomènes économiques, alors que partout agissent les forces visant à la mondialisation des problèmes économiques et à l’unité du monde » [9].

Ou encore dans un article de 1962 rendant compte d’un numéro de la revue Comprendre, consacré à « la question internationale », auquel François Perroux a contribué :

« François Perroux surtout a maintes fois établi qu’à travers des régimes divers l’humanité est en marche vers un État post-capitaliste et post-communiste, où la plus grande œuvre de l’homme sera enfin rendue possible. Ici, en des pages précises et passionnantes, il établit le diagnostic de l’économiste : la conquête spatiale exige le contrôle plurinational des investissements et, par conséquent, la coordination plurinationale des plans de développement ; elle entraîne la socialisation et même, à plus ou moins brève échéance, la mondialisation de l’économie. » [10]

Comme dans les cas précédents, la mondialisation désigne une action définie par une intentionnalité et portée par un acteur, le plus souvent collectif, et non l’interrelation croissante des différentes parties du Monde, qui est chaque fois constatée, mais jamais nommée.

Dans cet ordre d’idée, au début des années 1960, on débat d’une possible « mondialisation du Marché commun » [11], qui consisterait à étendre la coopération économique européenne par la signature de traités avec d’autres pays ou d’autres organisations internationales (Commonwealth par exemple). Cependant, le sens peu à peu s’affaiblit, se banalise. La mondialisation n’est plus qu’une extension à l’échelle mondiale. Le géographe Maurice Le Lannou utilise le terme en 1963 à l’occasion de la parution du livre de Pierre George, Précis de géographie rurale ; il y parle de la nécessaire « mondialisation des préoccupations de l’agriculture » [12].

La mondialisation est simplement une généralisation de dimension mondiale. Cela peut s’appliquer aussi bien à la guerre du Viêtnam… :

« Ces deux versions du drame vietnamien, celle de la “localisation” et celle de la “mondialisation” de son enjeu, sont présentées au public au gré des circonstances. Il est clair que beaucoup d’officiels américains flottent entre les deux, la première leur paraissant d’un réalisme trop placide, et la seconde d’un idéalisme conduisant tout droit à la croisade permanente. » [13]

… qu’au gaullisme, comme dans ce billet ironique de Robert Escarpit :

« La stature et l’intelligence du général de Gaulle dépassent manifestement le cadre modeste de nos préoccupations nationales. La mondialisation du gaullisme vaut à notre pays un prestige inégalé. Nous n’avons aucune raison de nous priver de cet avantage. Créons donc un poste de président itinérant et nommons-y notre grand homme. Et puis, entre petites gens, essayons de faire le reste. » [14]

Le mot en rencontre parfois un autre, celui de « planétarisation », forgé par Teilhard de Chardin, mais lui aussi banalisé (et employé jusqu’à aujourd’hui) :

« Ainsi, par un paradoxe à proprement parler tragique, un siècle après les plus grandes espérances, non seulement nous ne connaissons en fait d’universel que la planétarisation des conflits et la mondialisation de la peur, mais aucun pays, aucun système, ne se fait des rapports internationaux une idée à la fois assez claire et assez cohérente pour fonder une action précise à long terme. » [15]

En 1967, Jean Lacroix développait une réflexion sur le sens de l’histoire inspirée précisément par l’œuvre de Teilhard de Chardin (1949, 1955). La mondialisation dessinait l’horizon de l’humanité planétaire :

« La socialisation est toujours dangereuse, inquiétante. La synthèse entre l’unité et la liberté est difficile. Tout le drame de l’histoire est de sauver la personne dans l’avènement de l’humanité totale, de cette mondialisation dont nous vivons le douloureux enfantement. » [16]

Mais en 1968, le terme « mondialisation », employé par François Mitterrand dans le sens banal d’extension à l’échelle mondiale, est associé à une analyse négative :

« L’Europe libérale est une contradiction dans les termes. La mondialisation du capitalisme enlève à l’avance toute consistance à l’expression politique de cette Europe-là. » [17]

À la fin des années 1960, l’inquiétude commence à pointer.

 


Notes

[1] Paul Otlet, 1916, Les Problèmes internationaux et la Guerre, les conditions et les facteurs de la vie internationale, Genève/Paris, Kundig/Rousseau, p. 76.

[2] Ibid., p. 337.

[3] http://www.worldgovernment.org/gov.html#oran, trad. de l’anglais par l’auteur.

[4] Le Monde, 17 février 1950.

[5] André Fontaine, « Le “mondialisme” », Le Monde, 3 avril 1950.

[6] André Fontaine, « Contre-attaque », Le Monde, 24 novembre 1961.

[7] François Hetman, « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », Le Monde, 22 juin 1959.

[8] J’avais déjà signalé l’usage qu’il faisait du mot « mondialisation » dans L’Europe sans rivages, paru en 1954. Indiquons également que dans le Trésor de la langue française la première occurrence attestée de « mondialisation » est attribuée à François Perroux, Économie du XXe siècle, 1964.

[9] « Le tome de l’Encyclopédie française consacré aux questions économiques et sociales a été remis à M. Joxe par MM. Berger et Perroux », Le Monde, 28 avril 1960.

[10] Jean Lacroix, « La question internationale », Le Monde, 18 juillet 1962.

[11] L’expression, qui apparaît dans un article de Jean-Marie Domenach, « Les choix de l’Europe », Esprit, n° 314, février 1963, est citée dans un compte-rendu d’Yves Florenne, « Choix et chances de l’Europe », Le Monde, 16 mars 1963.

[12] Maurice Le Lannou, « Géorgiques du temps présent », Le Monde, 29 mars 1962.

[13] Alain Clément, « La politique de la Maison Blanche est approuvée par le Congrès et l’opinion publique », Le Monde, 12 février 1965.

[14] Robert Escarpit, « Étoiles filantes », Le Monde, 22 février 1965.

[15] Jean Charbonnel, « La légende et l’héritage », Le Monde, 27 avril 1970.

[16] Jean Lacroix, « Teilhard et le drame humain », Le Monde, 8 mai 1967.

[17] François Mitterrand, « Mobiliser l’économie », Le Monde, 1er mars 1968.

Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

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• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

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