Chine et Pays-Bas : une interaction mutuellement profitable au 17e siècle

En ce 17e siècle, l’Asie joue bien un rôle crucial dans la structuration de l’économie hollandaise, permettant à celle-ci de monopoliser en Europe la revente de produits exotiques de plus en plus recherchés, contribuant ainsi à un excédent commercial néerlandais, par ailleurs entretenu par des exportations textiles dans toute l’Europe. Et cet excédent serait précieux, renforçant la confiance des marchands européens dans la place financière d’Amsterdam et y assurant, de ce fait des entrées de capitaux à court terme, elles-mêmes garantes d’une capacité à investir à long terme sur toutes les mers du monde. Au-delà des qualités propres aux acteurs économiques néerlandais, ne serait-ce pas finalement la captation d’une partie du commerce millénaire d’un continent asiatique particulièrement actif qui constituerait le facteur décisif de la réussite d’Amsterdam ? En allant plus loin, ne peut-on considérer les Provinces-Unies comme un intrus habile à tirer les ficelles d’une réussite économique asiatique, notamment chinoise, qui n’était nullement la sienne ? Dans ce cas, la formation de systèmes de marchés aux Pays-Bas serait-elle la démonstration que l’expansion commerciale et la manipulation du grand commerce par le pouvoir politique sont des conditions cruciales du développement économique ?

Explorant cette piste, Frank [1998] montre qu’en effet, l’Asie est au 17e siècle constituée d’économies dynamiques nettement plus urbanisées que l’Europe, techniquement en avance en de nombreux domaines, avec des revenus par tête au moins égaux et surtout des marchés de facteurs de production plus développés dans certaines zones (Chine notamment) que dans la moyenne de l’Europe. Mais il va beaucoup plus loin. Il n’hésite pas à faire de la Chine de l’époque le centre d’une économie « globale » dans la mesure où ce pays connaît des excédents courants sur le reste du monde et absorberait en conséquence une grande partie des métaux précieux extraits des Amériques, entre autres grâce aux Hollandais (mais aussi par la Russie, la route de la Soie ou encore les transits du Mexique jusqu’à Manille). Réceptacle final des métaux précieux, et principalement de l’argent qui lui servira à refondre son système monétaire [Von Glahn, 1996], l’Empire du Milieu marquerait ainsi sa supériorité productive, sa compétitivité, en important peu de produits extérieurs tandis que ses soieries et sa porcelaine s’arracheraient dans le monde entier. On peut sans doute contester cette analyse en termes de compétitivité car les produits qui s’échangent entre l’Europe et la Chine sont beaucoup plus complémentaires que véritablement substituables (donc concurrentiels). Par ailleurs la soif chinoise d’argent est peut-être moins le résultat d’une désirabilité des produits chinois que d’un prix anormalement élevé de ce métal en Extrême-Orient : marchands et spéculateurs étrangers ont donc tout intérêt à amener de l’argent en Chine car son pouvoir d’achat, en termes de biens comme d’or, y est particulièrement élevé (cf. notre chronique du 22 mars 2010). Si les faits bruts qu’il présente sont intéressants, Frank oublie également que la centralité chinoise est bien particulière à l’époque : ce pays n’agit plus avec détermination dans le grand commerce depuis 1433 et se contente d’enregistrer passivement les entrées de métaux précieux, sans reprêter à l’étranger, contrairement à ce que fait Amsterdam à la même époque, contrairement à ce que fera tout centre de l’économie-monde jusqu’aux années 1980… Autrement dit, s’il est remarquable d’affirmer, rompant ainsi avec l’eurocentrisme traditionnel, que « l’Europe n’a pas bâti le monde autour d’elle, mais qu’elle a utilisé son argent américain pour s’acheter un ticket dans le train asiatique » [Frank, 1998, 24-25], encore faut-il définir précisément le concept de centralité et ne pas éluder ce faisant la remarquable structuration de l’économie hollandaise.

Le problème le plus intéressant est sans doute soulevé par Pomeranz [2000] qui estime que les marchés de facteurs de production chinois n’ont rien à envier, au 17e siècle, à ceux de l’Europe. On aurait dans cette hypothèse constitution de systèmes de marchés en Extrême-Orient avant ou en même temps qu’en Europe de l’Ouest. Par ailleurs, cette élaboration de systèmes de marchés se ferait sans instrumentalisation étatique du grand commerce et sans expansion géographique, en opposition donc à ce que l’Europe engage à la même époque… De fait, la terre apparaît largement aliénable au milieu du 16e siècle dans le Sud de la Chine (sans doute seulement au 18e siècle dans le Nord) et si les locations se font en partie hors marché (préemption par des proches), ce dispositif ne semble pas avoir pénalisé l’investissement productif [ibid., pp. 71-73]. De la même façon, le travail servile disparaîtrait partout au plus tard vers 1620 tandis que la mobilité des travailleurs agricoles est non seulement permise mais encouragée par l’État impérial qui, dès la fin du 17e siècle, octroie des prêts, paie les déplacements de population et garantit des terres en toute propriété à tout candidat désireux d’exploiter les régions délaissées. En revanche il découragerait la mobilité vers les villes, mais pour privilégier l’emploi industriel rural en complément des revenus agricoles, surtout dans le textile où les corporations apparaissent peu influentes. On peut ajouter que la commercialisation de l’économie est aussi spectaculaire : Elvin [1973] montre ainsi que les entreprises chinoises du 17e effectuent des calculs de coûts conduisant à des choix techniques rationnels tandis que, au moins dans les provinces du Guangzhou et du Guangxi, les paysans proches de la côte préfèrent importer leur riz de l’intérieur et se consacrer à des cultures de rente [Marks, 1997]. Au total, de significatifs marchés de la terre et du travail seraient au service d’une économie largement commercialisée, des systèmes de marchés seraient en pleine élaboration…

Cette probable réalité n’ôte rien à la réussite des Provinces-Unies qui présentent des traits fort similaires au 17e siècle : apparition d’un marché du travail salarié précaire parallèle à l’emploi qu’assurent les guildes, forte commercialisation des terres rentabilisables par la production de fleurs, de lin ou de plantes tinctoriales. Mais il est probable que la réalité chinoise du 17e siècle conforte plus qu’elle ne contredit la nécessité, pour créer des systèmes de marchés, d’une instrumentalisation étatique du commerce lointain. De fait l’État impérial chinois avait investi dans le commerce de longue distance à partir des Song du Sud en 1126, jusqu’à obtenir 20 % de ses recettes par les taxes le concernant. Cette intervention étatique culmine sous les Ming avec les expéditions lointaines de Zheng He entre 1405 et 1433, sur des navires cinq fois plus longs que ceux de Christophe Colomb [Levathes, 1994]. Si elle s’arrête brutalement en 1433, cette intervention active a cependant constitué un stimulant durable pour l’économie. Et surtout ce sont les puissances européennes qui fournissent à la Chine, dès le 16e siècle, le principal produit convoité par toute intervention commerciale étatique, à savoir les métaux précieux… Autrement dit la Chine peut se passer d’une instrumentalisation étatique du grand commerce car elle bénéficie en quelque sorte de celle de ses partenaires européens, portugais, hollandais et plus tard britanniques… Et sur ce point Frank a sans doute raison d’associer les transformations de l’économie chinoise à cette augmentation des arrivées d’argent à partir du milieu du 16e siècle, ce que confirment Marks et Elvin.

Il apparaît donc au final que la création de systèmes de marchés est étroitement reliée, et pas seulement en Europe, avec l’expansion des échanges et l’instrumentalisation étatique (éventuellement par procuration) du grand commerce. Les évolutions hollandaise et chinoise ne sont donc pas à hiérarchiser ou à classer par ordre d’apparition : elles sont plus vraisemblablement le produit d’une conjoncture globale dans laquelle la puissance étatique des Provinces-Unies détient la capacité à se mouvoir… A moins que ce soit l’empereur de Chine qui fasse en définitive bouger les lourds bateaux néerlandais…

ELVIN M. [1973], The Pattern of the Chinese Past, Stanford, Stanford University Press.

FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.

LEVATHES  L. [1994], When China Ruled the Seas, Oxford, Oxford University Press.

MARKS R. B. [1997], Tigers, Rice, Silk and Silt. Environment and Economy in Late Imperial South China, New-York, Cambridge University Press.

POMERANZ K. [2000], The Great Divergence – China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press.

VON GLAHN R. [1996], Fountain of Fortune – Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.

Les Vikings et l’histoire globale

Si l’on devait réaliser un palmarès des envahisseurs à la réputation sinistre, les Vikings figureraient indiscutablement en bonne place, sans doute pas très loin des hordes mongoles de Gengis Khan, d’Ögödei et de leurs successeurs. Pourtant, à l’égal de ses derniers, leur contribution à l’histoire globale est tout sauf négligeable et purement négative. Si les Mongols sont sans doute à l’origine de l’intégration de l’Europe dans le grand commerce eurasien (via la sécurisation de la route de la Soie), peut-être aussi responsables d’un affaiblissement relatif de la Chine à partir du 14e siècle, ils ont surtout, en diffusant l’épidémie de peste qui explosera en 1348 en Europe de l’Ouest, déterminé la phase de baisse des prix du 15e, laquelle poussera nos aventuriers européens à chercher ailleurs l’or et l’argent au pouvoir d’achat accru. Ils ont donc indiscutablement joué un rôle dans la phase des grandes découvertes et dans l’essor commercial européen qui les accompagne.

Les Vikings, quant à eux, ont très certainement été les premiers Européens à mettre le pied sur le sol américain (si l’on met de côté l’hypothèse très récente que des chasseurs-cueilleurs issus du Sud de la France, entraînés par la dérive des glaces, aient atteint ce continent il y a quelque 17 000 ans). Il semble avéré aujourd’hui que les Vikings avaient accosté sur les côtes de Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle. En témoignent les restes architecturaux locaux et notamment la série de sépultures mises au jour.

Mais ils ont surtout joué un rôle important dans l’évolution du féodalisme en Europe de l’Ouest et dans l’essor économique de la fin du Moyen Âge. Bien sûr, ils exercent des razzias meurtrières sur toutes les côtes atlantiques où leur simple évocation sème rapidement l’effroi. Mais ils ne tardent pas à remonter aussi les fleuves, à la recherche de l’or accumulé dans les sanctuaires, phénomène dont nous allons bientôt mesurer l’importance. Leur invasion n’est ralentie qu’au début du 10e siècle avec la cession de la Normandie par Charles le Simple (911) tandis qu’ils s’approprient l’Angleterre en 1013. Leur implantation semble alors mettre fin à leur conquête mais permet du même coup que celle-ci débouche sur des conséquences économiques beaucoup plus positives.

Duby [1973, 1977] analyse ces effets aux trois niveaux de la déthésaurisation et de la stimulation des échanges d’une part, de la mobilité de la main-d’œuvre rurale d’autre part, de la concentration urbaine des richesses enfin.

Au premier niveau il est clair que le pillage des sanctuaires, puis les tributs payés par les Francs, remettent entre les mains des Vikings l’essentiel de l’épargne de l’époque, économiquement stérile puisque thésaurisée par l’Église. Or si les envahisseurs en ramènent d’abord l’essentiel au Danemark ou en Norvège, ils finissent par s’installer en Europe continentale et utilisent ces richesses pour acheter des armes et des biens fonciers, réinjectant ainsi les métaux précieux dans le circuit économique et stimulant la frappe de nouvelles pièces. De cette façon, leur apport peut être comparé à ces augmentations récurrentes de la masse monétaire, fréquentes au cours de l’histoire  (Angleterre à la fin du 12e, Espagne, puis ensemble de l’Europe au 16e), et qui eurent parfois des effets dynamiques : la révolution des enclosures en Angleterre au 16e, grâce à l’argent que les Espagnols n’utilisent pas productivement, en est sans doute l’exemple le plus spectaculaire.

Au deuxième niveau, les exactions des premières invasions auraient amené une fuite massive de la main-d’œuvre des grands domaines et des tenures paysannes : beaucoup de dépendants auraient ainsi rompu le lien qui les attachait à leur maître, simplement pour survivre. Les réinstaller ensuite sur ces terres aurait exigé, de la part des seigneurs, un assouplissement des redevances et services. Cette atténuation relative des contraintes aurait été largement favorable à la productivité ultérieure de cette force de travail, aurait poussé aux défrichements comme à la croissance démographique, déjà au 11e siècle et plus encore au 13e. Combiné avec l’absentéisme des seigneurs consécutif aux premières croisades, cet allègement aurait véritablement lâché la bride sur le cou des paysans pour leur permettre d’accroître significativement leur productivité.

Au troisième niveau enfin les plus riches des ruraux auraient, avec les invasions, également fui mais pour gagner les villes épargnées, concentrant ainsi les richesses dans des sites urbains voués ensuite à une croissance d’autant plus vive. Ce n’est donc pas un hasard si le moment de l’essor urbain en Europe de l’ouest est le 11e siècle. Une partie de la bourgeoisie urbaine qui fera l’essor commercial, artisanal et financier de la fin du Moyen Âge en est clairement issue.

Si l’on ajoute aux Vikings les incursions sarrasines au sud et les invasions hongroises plus tardives à l’est (899-955) dont les effets seraient pour partie analogues, les grandes invasions auraient conduit à des destructions finalement limitées dans les domaines, compte tenu du fait que la productivité y était dérisoire. A contrario elles auraient stimulé à moyen terme l’économie européenne, créant ainsi les bases du développement qui suivra l’an mille.

DUBY G., 1973, Guerriers et Paysans, Paris, Gallimard.

DUBY G., 1977, L’Économie rurale et la Vie des campagnes dans l’occident médiéval, 2 tomes, Paris, Flammarion.

L’État dans les processus de mondialisation

Nous avons tenté de montrer dans un papier récent (28 février) que le processus de mondialisation peut être caractérisé par une synergie entre l’expansion géographique des échanges d’une part, la progression de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché d’autre part. Ce double mouvement serait à l’œuvre autant dans la fin du 20e siècle que dans les années 1860-1914, voire en deçà, notamment dans ce qu’il est coutume d’appeler la révolution industrielle, à la fin du 18e siècle. Le problème est de comprendre pourquoi cette synergie est potentiellement féconde. Et aussi de cerner les conditions qui la rendent possible.

Plus précisément, nous allons tester ici l’hypothèse que l’extension géographique des échanges est la matrice, strictement nécessaire, mais pourtant non suffisante, à la transformation qui court, des premiers marchés de biens indépendants jusqu’au Marché globalisé contemporain. Sans cette dynamique de commerce lointain, de densification des relations d’échange, la progression de la régulation marchande, d’abord à l’intérieur des espaces nationaux puis dans l’espace international, s’avèrerait strictement impossible. Autrement dit, le commerce sur longue distance serait un facteur qui contribue à convertir l’expansion géographique de la sphère productive en approfondissement du Marché ou de la régulation marchande. Mais cet approfondissement de la régulation marchande se fait d’abord et toujours sur une base nationale ou, plus généralement, une base territoriale donnée, celle propre à l’hégémon de chaque période (Venise, Provinces-Unies puis Angleterre). Nous allons voir aussi que cette influence est surtout d’autant plus vive et rapide que le pouvoir politique propre à l’hégémon utilise le grand commerce dans la perspective de son renforcement propre…

Qu’apporte en effet le grand commerce, agent parmi d’autres de l’expansion géographique, aux dynamiques de marché ? En premier lieu il multiplie évidemment les besoins de consommation en apportant des produits inédits. Dans le même mouvement il permet la diffusion la plus large de produits artisanaux de qualité, fabriqués dans les cités occidentales au Moyen Âge, par exemple. Mais cet étirement géographique de l’offre et de la demande, premier effet du commerce lointain, s’accompagne surtout d’une monétarisation des économies locales (condition nécessaire, on l’a vu, à la création de systèmes élémentaires de marché). Le grand commerce stimule aussi la création d’associations, de sociétés d’exploitation aux formes juridiques de plus en plus évoluées, depuis la societas romaine jusqu’à la grande compagnie maritime du 18e siècle, en passant par la colleganza vénitienne : il suscite donc directement les véritables « forces de marché ». Le commerce lointain peut cependant aussi se révéler contre-productif, du point de vue de la création de systèmes de marché, lorsqu’il alimente les économies locales en esclaves (et il le fera jusqu’au 19e siècle), main-d’œuvre non « libre » susceptible de ralentir, voire d’empêcher la création de marchés du travail… Enfin le commerce lointain permet évidemment cette accumulation primitive du capital, chère à Marx, qui rend possible la constitution du capitalisme… Le grand commerce est donc tout à la fois « créateur d’espaces nouveaux de production » et stimulant des « systèmes de marchés ».

Mais si l’on observe attentivement le matériau historique, il semble que ces effets puissent rester marginaux si le pouvoir politique (ultérieurement l’État) n’interagit pas, d’une façon très particulière, avec le commerce lointain. Par exemple, dans beaucoup de pays asiatiques (sauf en Chine), l’indifférence des pouvoirs politiques envers les commerçants retarderait longtemps la création d’embryons d’économies de marché. À l’inverse, l’État européen en gestation du 15e siècle  va encourager une pénétration des économies locales par le grand commerce, de façon à monétariser ces économies et percevoir facilement l’impôt, gage de sa montée en puissance. Autrement dit, cet État embryonnaire s’appuie clairement sur l’activité des commerçants de longue distance pour affermir son propre pouvoir. Cet impôt est lourd de conséquences : investissement « public » accru, notamment dans l’armée, possibilité d’emprunter avec la garantie des rentrées fiscales, donc création d’une dette « publique », laquelle stimule un embryon de « marché financier », suscite l’épargne, etc. Mais cet enchaînement peut se poursuivre : le crédit aux souverains est souvent le fait des grands marchands (qui tirent ainsi profit, via les intérêts, de la monétarisation des économies – permettant l’impôt – qu’ils ont eux-mêmes engendrée) tandis que la capacité d’emprunter au-delà des ressources de l’impôt permet aux souverains de créer une armée qui, via la conquête extérieure, suscitera à son tour une nouvelle extension de l’espace des productions destinées à l’échange… Toute la phase mercantiliste de la constitution des économies modernes tient dans cette synergie entre commerce lointain et pouvoirs politiques… Extension géographique et approfondissement des systèmes de marché sont donc, au moins entre le 16e et le 18e siècle, mis en relation par le biais d’une certaine instrumentalisation du grand commerce par les États…

Il nous faut sans doute aller plus loin et, sur la base de cet exemple supposé emblématique, analyser dans quelle mesure les pratiques gouvernementales historiques se sont effectivement servies du commerce lointain pour engendrer les configurations successives du Marché. C’est sans doute Foucault qui peut nous apporter le plus ici, dans le cadre de sa typologie des rationalités de gouvernement à l’œuvre dans l’histoire européenne. Et ce d’autant mieux qu’il cerne une rupture à la fin du 16e siècle. Dans son « histoire de la gouvernementalité », cet auteur retrace le processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge (apparu en Angleterre au 12e siècle), devenu aux 15e et 16e siècles État administratif, s’est trouvé petit à petit soumis à une exigence de « gouvernement ». Jusqu’à la fin du 16e, le type dominant de pouvoir serait le pouvoir pastoral, fondé évidemment sur l’analogie du berger et de son troupeau. Il s’agit dans le cadre de ce pouvoir, d’abord d’assurer le salut des ouailles, mais aussi de leur imposer une stricte obéissance. L’art du souverain sera d’autant plus grand qu’il imitera la nature (régie par Dieu), qu’il exercera une force vitale et directrice afin de tenir ensemble des intérêts divergents, et que, tout comme le pasteur ou le père de famille, il rendra possible le salut de ceux dont il a la charge… Le souverain « gouverne » certes, mais au sens où il est partie intégrante de « ce grand continuum qui va de Dieu au père de famille, en passant par la nature et les pasteurs » [Foucault, 2004, p. 238-339]. C’est ce continuum qui est remis en cause à partir de la fin du 16ème siècle, dans la mesure où les découvertes de l’astronomie et de la physique montrent que Dieu ne régit le monde que par des principes, des lois immuables, par ailleurs accessibles à l’entendement. Dieu ne gouverne donc pas le monde sur un mode pastoral, il ne fait que régner au travers de principes abstraits.

Les conséquences de cette rupture sont fondamentales. Le souverain n’a plus à « prolonger sur terre une souveraineté divine qui se répercuterait en quelque sorte dans le continuum de la nature » [idem, p. 242]. Il devient alors détenteur d’une tâche spécifique, gouverner, sans modèle à trouver du côté de Dieu ni du côté de la nature. Il doit faire alors plus que ce qu’implique la pure souveraineté et réaliser autre chose que ce qu’implique le pastorat. Il doit inventer une rationalité de gouvernement, poser une « raison d’État ». Cet État entre alors dans la pratique réfléchie des hommes et se voit défini comme « une ferme domination sur les peuples ». Quant à la raison d’État, c’est « la connaissance des moyens propres à fonder, à conserver et à agrandir une telle domination » [Botero, cité par Foucault, 2004, p. 243].
En conséquence, la « raison d’État » ne se réfère plus à une finalité antérieure ou extrinsèque à l’État lui-même. Au début du 17e siècle, Palazzo appelle raison d’État ce qui est nécessaire et suffisant pour que la république conserve son intégrité. Pour d’autres, cette conservation de l’État, érigée en objectif unique, implique aussi une « augmentation » de l’État [Foucault, 2004, pp. 262-263]. Mais le point important est que cette approche détermine désormais un temps historique et politique indéfini : il n’y a plus à attendre de « fin de l’histoire » ou de retour du Christ. Il y a en revanche à assurer, par l’art de gouverner, une paix perpétuelle entre des États désormais nombreux dans l’espace européen. Cet art de gouverner ne s’inscrit plus à l’intérieur d’un système de lois, mais relève davantage de l’obligation d’assurer le salut de l’État, de préférence à tout autre objectif.

L’art de gouverner consiste donc en une « augmentation de l’État », pas nécessairement extension territoriale mais plutôt accroissement de ses capacités, perfectionnement de ses méthodes, croissance de son influence… Et la raison fondamentale de cette obligation tient dans le contexte concurrentiel dans lequel les États européens se trouvent alors, les uns en regard des autres, à partir surtout de 1648. Les rivalités sont désormais réorganisées en stratégies étatiques : dans ce calcul stratégique, les richesses des États remplacent le trésor du Prince, les ressources économiques mobilisables remplacent les possessions territoriales, les alliances provisoires se substituent aux alliances familiales ou aux inféodations. Calcul des forces, dynamique des alliances, physique des États, constituent l’horizon indépassable de l’art de gouverner. Ce dernier débouche alors sur un équilibre entre les Etats que la diplomatie vient conforter.

L’instrumentalisation du grand commerce devient alors un moyen privilégié de cette « augmentation » de l’état. Et parallèlement elle autorise la création de systèmes élémentaires de marchés. Aux 17e et 18e siècles, cette stratégie s’exerce d’abord directement, dans le cadre des prescriptions bien connues des auteurs mercantilistes : le grand commerce permet de dégager un excédent commercial matérialisé par l’entrée nette de métaux précieux, cet approvisionnement dynamise l’activité tout en fournissant des recettes pour le trésor royal (via l’impôt comme à travers la réception des métaux), recettes qui en retour permettent de lever une armée, laquelle au final permettra de renforcer la position nationale, notamment dans les régions cruciales pour prélever les denrées exotiques revendables, donc capables de déterminer l’excédent commercial.

Mais cette stratégie s’exerce aussi indirectement, dans le cadre d’effets d’entraînement structurant, largement imputables au grand commerce : au versant comptable de l’excédent d’exportations se substitue le versant qualitatif de la commercialisation des économies les plus dynamiques… Ainsi Amsterdam connaît au 17e siècle une étonnante symbiose entre marchands, commerçants de longue distance et élites politiques, sous domination cependant du politique : la Compagnie des Indes Orientales n’est-elle pas possédée par des capitaux privés mais gérée par des représentants du pouvoir politique ? Dans ce cas, il est clair que l’essor commercial externe (en mer du Nord et Baltique puis dans l’océan Indien) piloté par la république des Provinces-Unies, stimule le développement des marchés nationaux de facteurs. Certes le marché de la terre existait depuis la fin du 13e siècle au moins et s’était déjà développé sous l’influence de la construction des polders, les travailleurs concernés récupérant des portions de terre en pleine propriété. Mais il est évident que c’est la capacité des Pays-Bas d’importer leur nourriture qui, en diminuant le prix des céréales, libère le comportement spéculatif des agriculteurs et stimule le marché du foncier. Celui-ci explose littéralement au début du 17e siècle avec un investissement des urbains dans la récupération et mise en valeur de terres. La commercialisation de l’économie rurale est alors unique en Europe, les paysans confiant même leur propre nourriture au marché et se mettant à acheter régulièrement leurs inputs. Pour ce qui est du marché du travail, il est évidemment stimulé du côté de l’offre (la spécialisation agricole libérant de la main d’œuvre) mais aussi du côté de la demande (elle-même liée aux réussites à l’exportation). En conséquence le pouvoir des guildes qui imposait des barrières à l’entrée est, sinon attaqué, du moins confronté à un statut émergent de travailleur précaire qui va progressivement s’imposer.

L’exemple néerlandais est donc particulièrement fascinant en ce que l’expansion géographique des échanges semble donner toute leur dimension à des marchés de facteurs qui, certes précèdent largement le 17e siècle et ses transformations décisives, mais n’avaient aucune raison de se développer en l’absence de ces stimulants majeurs. L’espace mondial est bien, dans l’exemple des Provinces-Unies au 17e siècle, l’outil permettant la mise en place de systèmes nationaux dynamiques de marchés, sous influence déterminante d’un pouvoir étatique très proche des intérêts des marchands… Les Pays-Bas auraient alors connu ce qui est, peut-être, le premier processus de mondialisation….

FOUCAULT M., 2004, Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes études – Gallimard/Seuil.

Techniques commerciales et financières : l’hypothèse musulmane

Les routes de la soie et de l’océan Indien ont historiquement constitué un véritable creuset pour les techniques commerciales et financières. A une époque (5ème – 11ème siècle) où l’Europe voyait son commerce de longue distance péricliter, entretenu surtout par des marchands syriens et juifs, dans la prolongation de ce qu’avaient été les échanges des périodes hellénistique et romaine, les diasporas orientales testaient des pratiques marchandes et financières nouvelles, mettaient au point des techniques dont Venise et Gênes se saisiraient à la fin du Moyen-âge, pour le plus grand profit de l’occident chrétien.

Ce sont d’abord les contrats d’association en vue d’une expédition commerciale maritime. Ainsi la commenda, courante à Venise au 13ème siècle, trouverait son origine en Egypte au moins trois siècles auparavant. Son principe est simple : un partenaire prête des capitaux à un marchand, souvent jeune et désargenté, préparant une expédition maritime, le premier supportant tous les risques quant au capital investi, restant sur place et récoltant une part importante des profits (les 3/4 le plus souvent) [Lopez, 1974, p.112]. D’autres contrats requièrent à Venise une mise d’un tiers du capital par le marchand voyageant contre la moitié des profits, cas de la colleganza [Abu-Lughod, 1989, p.117 ; Hocquet, 2006, p.67]. Dans de nombreux cas, de faibles montants de capital peuvent être avancés par de « petites gens » qui espèrent tirer profit des aventures maritimes, ce qui contribue à diffuser l’esprit commercial dans toute la population. En Egypte, ce type de contrat, sous les deux formes très voisines de qirād et mudāraba, était très courant dans la mesure où il se substituait à deux relations mal acceptées en terre d’Islam, l’emploi rémunéré (assimilé à de l’esclavage) d’une part, le prêt à intérêt d’autre part [Goitein, 1999, p.170]. Or ce qui est particulièrement frappant dans le mudāraba c’est que le partenaire voyageant ne supporte aucun risque, comme dans la commenda, alors que les contrats similaires, byzantin ou juif, qui précèdent la commenda, ne comportent pas une telle clause : Udovitch [1970] en déduit que la commenda serait une reprise de la seule technique arabe. Cizakca adopte la même thèse et la renforce en montrant que la commenda, comme le mudāraba, n’imposait qu’une responsabilité limitée à l’apporteur de capital, au pro rata de son seul investissement et non de sa fortune totale [1996, p.14]. La filiation précise semble donc bien étayée, en dépit des nuances apportées par Pryor [1977] qui considère la commenda comme un hybride des techniques arabe, juive et byzantine.

.De son côté la lettre de change aurait pour origine l’hawāla arabe et surtout la suftaja persane, attestée dès le 11ème siècle dans l’océan Indien [Goitein, 1999, p.242sq.] mais vraisemblablement présente dans la Perse antique. L’hawāla, d’où viendrait le français aval, est a priori un simple transfert de dette : si A attend de l’argent de B mais veut réaliser un achat auprès de C, il transfèrera sur B le paiement de son achat auprès de C. Une telle opération nécessite donc l’accord des partenaires qui se réalisait devant notaire ou cour de justice. Dans ce procédé l’acte juridique remplace la signature par B d’une reconnaissance de dette que A aurait pu remettre à C, à charge pour ce dernier de mobiliser le paiement auprès de B ou du banquier de B. Ce deuxième procédé, plus proche de la traite ou de la lettre de change européenne (mais sans implication de change entre monnaies distinctes), est illustré par la suftaja persane. Celle-ci « était émise par (et tirée sur) un banquier renommé ou tout autre représentant d’un marchand, accompagnée d’une commission lors de son émission, et soumise à des pénalités en cas de retard de paiement après présentation » [Goitein, 1999, p.243]. Il semble cependant que son usage, éventuellement sur longue distance, n’ait concerné que des partenaires ayant des connections d’affaires assez denses et, par ailleurs, la transférabilité de ces papiers semble avoir été inexistante. Il est évident ici que les italiens allaient largement perfectionner cet outil en en faisant un instrument de change entre deux monnaies d’une part, en l’utilisant comme un instrument de crédit susceptible de cacher le paiement d’un intérêt d’autre part [Kohn, 1999, p.6-9 ; Neal, 1993, p.5-9]. Sur cette technique donc, même si la pratique persane élémentaire est sans doute antérieure, la véritable sophistication semble clairement européenne.

Ces différentes techniques proche-orientales ont vraisemblablement été transmises à l’Europe, par l’intermédiaire des Génois et Vénitiens, au moment où ces derniers obtiennent des comptoirs commerciaux en Syrie, au tout début du 12ème siècle, en rémunération de leur investissement dans la première croisade [Abu-Lughod, 1989, p.134]. De fait Gênes est connue comme la source de la lettre de change, Venise de la commenda (ainsi que du dépassement de la comptabilité en partie simple au 13ème siècle). Ceci dit, on sait aussi que les deux villes rivales développent des compagnies commerciales inspirées de la societas maris, d’origine sans doute romaine.

D’autres techniques d’origine musulmane seraient à citer. Par exemple le fonduq, lieu d’entrepôt des marchandises, dans le commerce du monde musulman, qui devient le fondaco à Venise. Certes, les Grecs avaient aussi leur pandocheion, sorte d’hôtel acceptant tous les voyageurs, et la parenté de terme avec le fonduq est plus que probable. Cependant le fondaco vénitien n’accueille pas « tous les voyageurs » mais seulement les marchandises des commerçants étrangers et accessoirement ces derniers, à l’imitation stricte du fonduq : l’origine musulmane est donc la plus directe [Remie Constable, 2009, p.6-7]. Dans le même esprit, Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, écrivit le premier traité utilisant en Europe les chiffres arabes, en 1202, après avoir passé sa jeunesse à Bejaia, au contact de marchands locaux, son père étant alors le représentant des commerçants toscans en Afrique du nord. Dans cet ouvrage, le liber abaci, il écrit aussi sur le principe d’actualisation, alors inconnu dans la finance italienne. Les exemples et illustrations qu’il donne seraient directement issus de sources littéraires arabes et semblent avoir été familiers aux marchands musulmans de l’Algérie et du Maroc… On pourra s’étonner que l’islam, qui prohibe l’intérêt, ait eu l’intuition de ce genre de calcul. Ce serait oublier que les marchands musulmans avaient une pleine conscience de la nécessité de l’intérêt en matière de prêt et rivalisaient d’ingéniosité pour le percevoir effectivement, au prix parfois de montages complexes déguisant une opération de crédit en opération commerciale. Par exemple, A vendait à B un objet, à charge pour B de payer une somme de 120 dans trois mois ; parallèlement A lui rachetait l’objet à 100, le payait immédiatement et donc le gardait ; au total les deux transactions revenaient bien à un prêt de 100 avec un intérêt de 20% [Rodinson, 2007, p.66]. Du reste, les sophistications italiennes de la lettre de change, au 13ème siècle, contourneront de la même façon l’interdiction chrétienne de l’intérêt. Il  n’y a donc pas lieu d’être surpris de l’intuition précoce du principe d’actualisation dans l’islam d’Afrique du nord.

En conclusion, pour ce qui est des techniques commerciales et financières, le legs arabe et persan semble bien réel, parfois hybridé avec des pratiques européennes plus anciennes (cas du pandocheion ou de la societa maris). A maintes reprises la créativité européenne est aussi décisive pour donner toute leur dimension à des techniques empruntées au monde musulman (cas de la suftaja ou du principe d’actualisation). Dans ce domaine, comme dans celui de l’armement, l’innovation est donc bien globale et collective.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony – The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

CIZAKCA M. [1996], A Comparative Evolution of Business Partnerships : The Islamic World and Europe, with Specific References to the Ottoman Archives, Leiden, Brill.

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GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society – The Jewish Communities of the World as Portrayed in the Documents of the Cairo Geniza, vol I, Economic Foundations. Berkeley, University of California Press.

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LOPEZ R. [1974], La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.

NEAL L. [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

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REMIE CONSTABLE O. [2009], Housing the Stranger in the Mediterranean World, Cambridge, Cambridge University Press.

RODINSON M. [2007], Islam and Capitalism, London, Saqi (édition d’origine : Paris, Seuil, 1966).

UDOVITCH A. [1970], Partnership and Profit in Medieval Islam, Princeton, Princeton University Press.

Poudre et armes à feu : une histoire d’innovation collective

L’histoire globale s’intéresse tout particulièrement aux techniques, qu’elles concernent la production, les transports, l’armement, le commerce ou la finance. Il s’agit d’abord évidemment de savoir où ces techniques ont été inventées et, le cas échéant, se sont mues en innovations en donnant lieu à un usage massif et standardisé. Il s’agit aussi d’analyser leur diffusion ultérieure ou, alternativement, leur mise au point indépendante en différents lieux de la planète et à des époques semblables. Il s’agit enfin de comprendre leurs améliorations et modifications successives par d’autres sociétés que celles qui leur ont donné le jour. Ce point est peut-être le plus important : beaucoup de techniques en effet sont radicalement transformées dès lors qu’elles circulent, prennent alors une importance toute nouvelle, voire sont retournées contre leur sociétés d’origine. Les défis et contre-défis ainsi instaurés déterminent une véritable dynamique de l’innovation collective globale… Nulles n’illustrent plus clairement ce processus que les techniques relatives à  la poudre et aux armes à feu.

La poudre semble avoir été connue en Chine, au moins dès le 9ème siècle de l’ère conventionnelle, comme un sous-produit des recherches menées initialement par les alchimistes. Dès le 11ème siècle, les formules de la poudre sont codifiées mais celle-ci n’est utilisée que dans des projectiles incendiaires ou à explosion feutrée, par ailleurs mécaniquement catapultés. Ce n’est qu’au début du 12ème siècle que la proportion minimale de salpêtre pour obtenir une détonation brutale est acquise, permettant d’abord de catapulter des bombes réellement explosives, mais aussi d’envisager de tirer plus efficacement n’importe quel projectile. Les bombes explosives sont transmises aux Mongols vers 1241, puis développées par les Arabes et utilisées contre les croisés en 1249. Parallèlement les armées musulmanes développent l’usage du lance-flammes, lui aussi d’origine chinoise, et consistant à incendier une poudre située à la sortie d’un fût métallique monté sur un axe en bois. C’est en 1288 que les Mongols apparaissent pour la première fois sur le champ de bataille avec une véritable arme à feu, sorte de lance flammes mais avec ignition de la poudre à la base du fût et projection de flèches ou d’autres projectiles. Les conquêtes mongoles ne sont donc pas seulement dues à la légendaire habileté de leurs cavaliers mais à la possession de ces tout premiers « fusils »… Et l’on comprend alors que ce type d’arme soit passé en Europe via la Russie et la Scandinavie, sur les traces des Mongols. Dès 1326 à Florence, il se transforme en véritable canon à tirer des projectiles métalliques. L’histoire ne finit pas là : ce canon se retrouve dans le monde musulman (années 1330), puis de nouveau en Chine (1356), avant d’atteindre la Corée (années 1370).

Mais parallèlement à ces transferts spectaculaires, aller et retour, entre l’Est et l’Ouest, c’est dans la Turquie ottomane que le développement des armes à feu sera le plus significatif. Se basant aussi sur des expérimentations anciennes dans le monde musulman, les Turcs deviennent producteurs et exportateurs d’armement à poudre dès les années 1360. Lors de la prise de Constantinople par ces derniers (1453) il apparaît évident que « le canon est devenu une arme de siège des plus efficaces » [Pacey, 1996, p.74]. Parallèlement le mousquet à mèche, arme manuelle, progresse de façon similaire en Turquie et en Europe, avec semble-t-il un avantage à la première pour ce qui est des techniques de mise à feu [ibid., p.75]. A l’époque, les dignitaires Ottomans n’abandonnent pas pour autant la cavalerie, symbole de leur noblesse, mais assignent au corps des janissaires (chrétiens réduits en esclavage) le maniement de ces redoutables armes à feu.

Au 16ème siècle, la diffusion des mêmes armes performantes dans l’empire Moghol en Inde (1526-1756), l’empire Ottoman (1299-1922) et la Perse Safavide (1501-1722) crée une certaine homogénéité de puissance entre ces trois pouvoirs. Hodgson [1975] considère que ces « empires de la poudre à canon » ont en conséquence été incités à centraliser le pouvoir afin de trouver les ressources en cuivre et en étain, contrôler leurs arsenaux, financer leurs unités d’artillerie. Autrement dit, la technologie militaire exercerait un certain déterminisme sur les structures du pouvoir et la modernisation de l’Etat. Au-delà de cette thèse discutable, force est de reconnaître l’avance prise par ces trois puissances à l’époque : ainsi l’Inde est-elle la première à réaliser des fûts en laiton, matériau idéal pour les petits canons ; ce même pays produit le wootz, acier de grande qualité, tandis que la Turquie développe la fabrication de tubes de mousquets dans ce matériau. Mais en raison de la qualité des matériaux indiens, comme de l’habileté des techniciens turcs, il faudra attendre la toute fin du 18ème siècle pour que les Européens, pourtant capables de prouesses dans la partie mécanique des armes à feu, parviennent à un résultat similaire en matière d’acier, avec l’expérience de Nicholson, lequel n’aurait fait du reste que retrouver un procédé déjà pratiqué en Islam au 11ème siècle [Hill, 1998, VII-22]…

Au total, pour ce qui concerne les techniques destructives, l’Europe constitue pour les orientaux, et notamment les « empires de la poudre à canon », un partenaire utile certes, un lieu évident de perfectionnement d’innovations (cas de Florence au début du 14ème siècle), mais surtout un pâle concurrent qui reste longtemps à la traîne et ne se hissera que lentement aux standards requis. C’est bien l’Europe, en revanche, qui retournera, finalement et avec une efficacité durable, ces armes contre les sociétés qui l’avaient un temps devancée…

HILL D. [1998], studies in Medieval Islamic Technology, Aldershot, Ashgate.

HODGSON M. [1975], The Venture of Islam, 3, The Gunpowder Empires and Modern Times, Chicago, Chicago University Press.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.