Tomé Pires et l’aventure portugaise en Asie

L’intrusion des Portugais dans l’océan Indien, au début du 16e siècle, constitue à l’évidence le premier acte de la future domination européenne sur l’ensemble du continent afro-eurasien. Construite dans l’esprit des croisades et résolument opposée à l’islam, cette pénétration visait d’abord à connecter l’Europe chrétienne aux troupes du légendaire prêtre Jean supposé résider en Afrique de l’Est, afin de prendre en tenailles les armées musulmanes. Au plan économique, elle cherchait à établir une relation directe entre le Portugal et l’Asie afin de marginaliser les commerçants vénitiens qui avaient jusque-là le monopole de l’importation en Europe des épices, parfums, soieries et porcelaines. Mais la conquête n’était pas dénuée d’objectifs sociaux internes : en donnant aux nobles l’occasion de se battre, le roi les neutralisait, tout en s’appuyant sur une nouvelle classe sociale, la noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits notables ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale devait rester longtemps proche du roi et fournir une grande partie du personnel de l’aventure asiatique. Apothicaire et administrateur, Tomé Pires en est l’un des plus fameux représentants et son histoire personnelle illustre clairement les limites et malentendus de ce premier effort de connexion entre les deux extrémités du continent.

Notre homme est né à Lisbonne, peut-être en 1468, dans une famille bourgeoise : son père était apothicaire du roi et possédait une boutique dans la rue qui regroupait les membres de cette profession On sait que son fils exerça cette même fonction auprès du prince Alphonse jusqu’en 1491. Puis, muni de recommandations suffisantes, Tomé Pires s’embarque pour l’Asie en 1511. À cette époque, la conquête portugaise n’en est qu’à ses débuts et les Lusitaniens ont déjà compris leurs faiblesses pour s’immiscer dans le commerce de l’océan Indien. L’Europe n’a en effet aucun bien à offrir qui soit nécessaire à l’Asie, voire seulement désirable (à l’exception du verre de Venise et de l’huile d’olive qui, par ailleurs, empruntent déjà les routes terrestres). Les Portugais sont loin d’avoir la connaissance des réseaux commerciaux locaux, menés par des diasporas aux pratiques très différentes. Quant aux méthodes de navigation portugaises, « elles n’étaient supérieures en rien à leurs homologues asiatiques » [Gordon, 2008, p. 159]. La seule force portugaise était, de fait militaire et organisationnelle : les équipages étaient les seuls à pouvoir donner le canon de façon décisive et les marchands portugais savaient qu’ils pouvaient compter sur l’appui du roi. Cette double capacité les distinguait profondément des commerçants locaux, presque jamais reliés à des pouvoirs politiques et par ailleurs non militarisés…

Le modèle d’implantation sera donc résolument militaire, basé sur la prise de comptoirs et la perception de taxes sur le commerce local [Subrahmanyam, 1999]. La violence est omniprésente avec l’arrivée d’Albuquerque qui va plus loin que les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues (et en s’illustrant au passage par une effrayante cruauté). Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz [Oliveira Martins, 1994, p. 192] avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’Ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » [Chaudhuri, 2001, p.69]. Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région [cf chronique de la semaine dernière]…

La conquête de Malacca en 1511 constitue un tournant dans l’aventure portugaise en ouvrant la route des épices de l’Asie du Sud-Est et surtout celle des richesses de la Chine et du Japon. Elle multiplie la possibilité d’imposer les cartazes (sortes de permis de commercer) avec le contrôle partiel du Pacifique ouest. Et c’est là que la carrière de Pires va dramatiquement bifurquer. Arrivé à Goa en 1511, déjà repéré pour ses capacités, il est presque aussitôt expédié à Malacca pour restaurer la sérénité dans la communauté portugaise locale, divisée quant à la façon de répartir les gains issus du contrôle de ce port stratégique. Pires y rédige un livre précieux pour la recherche historique, la suma oriental, dans lequel il décrit abondamment les denrées commercialisées (notamment les plantes médicinales), les marchés et la politique locale. Il nous apprend par exemple que les îles Banda étaient déjà spécialisées dans la noix de muscade et le macis, au point d’importer leur nourriture [Pires, 1944, p. 206]. Il analyse les ressources économiques des lieux qu’il fréquente, s’étonne devant les capacités de comptabilité orale des marchands indiens, relève la dépendance commerciale entre le port de Cambay, au Gujarat, et Malacca, comprend que « celui qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise ». Mais il dévoile aussi ses propres œillères, classifiant les acteurs locaux comme chrétiens, musulmans ou païens, « apportant ainsi les croisades avec lui et imposant en Asie ce très ancien conflit méditerranéen » [Gordon, 2008, p. 165]. Il ne comprend jamais que l’océan Indien de cette époque demeurait un espace de relative tolérance et d’affiliations multiples. Il ne perçoit pas que la loyauté des membres des diasporas est d’abord commerciale. Il assimile la force à la couleur de peau, surévalue de ce fait la puissance persane et considère que les Chinois sont, de par cette apparence physique, proches des Européens !

Là réside sans doute la source de ses déboires à venir. En 1517, il est choisi pour mener une mission diplomatique en Chine. Considérant les Chinois comme des alliés naturels potentiels, leur trouvant des ressemblances avec les Allemands ou les Sévillans, il n’en déclare pas moins que « dix navires suffiraient au gouverneur de l’Inde pour conquérir le pays dans son entier » [Pires, 1944, p. 123]. Arrivé à l’embouchure de la rivière des Perles, il n’est pas immédiatement autorisé à continuer jusqu’à Canton. Après une vaine attente, les Portugais obligent les officiels locaux à leur laisser le passage puis, arrivés à Canton, tirent au canon en signe de liesse pour annoncer leur arrivée, message évidemment reçu en sens contraire par les Chinois. Il semble cependant qu’ils aient pu commencer à commercer dans le port mais, devant l’impossibilité d’obtenir une invitation de l’empereur à Pékin, commencèrent à s’impatienter. Le commandant de la flotte portugaise devait par exemple offenser les Chinois en bâtissant un fort de pierre et en n’hésitant pas à exécuter un de ses marins à terre…

Devant le comportement agressif de ces Européens, les officiels locaux finirent par céder et permirent le départ vers le Nord. Mais ce n’est qu’en février 1521 que Pires, arrivé à Pékin, se trouva enfin en position de demander audience à l’empereur. Malheureusement, entre-temps, un émissaire du sultan de Malacca avait appris à la cour la prise brutale du port par les Portugais et réclamait l’aide de la Chine dont Malacca s’était autrefois déclarée vassale. Au même moment les officiels de Canton avaient fait part de l’attitude incorrecte de ces soi-disant diplomates, colportant au passage la rumeur selon laquelle ils kidnappaient les enfants pour les dévorer… Quand la lettre d’ambassade portée par Pires fut ouverte et traduite, l’empereur réalisa que les Portugais refusaient toute subordination et rejetaient le statut de vassal de l’empire du Milieu, position que les dynasties chinoises avaient toujours imposée à leurs interlocuteurs étrangers. La suite était prévisible : le statut de diplomate leur fut retiré et ils furent emprisonnés à Canton. Il semble que Pires refusa d’écrire une lettre au gouverneur de Malacca pour exiger le retour de la ville à son souverain légitime, comme ses geôliers le lui demandaient. Il fut mis aux fers tandis que tous les biens de son ambassade étaient confisqués. En décembre 1522, les Portugais emprisonnés étaient condamnés à mort : ils furent exécutés, en septembre de l’année suivante, avec une rare cruauté…

La légende veut que Pires n’ait pas fait partie des malheureux qui furent suppliciés. Une lettre d’un prisonnier portugais parvenue à Malacca indique qu’il aurait été exilé dans une autre ville, et qu’il aurait même réussi à se marier avec une Chinoise qui lui aurait donné une fille [Gordon, 2008, pp. 174-175]… En tout état de cause, son histoire dramatique exprime parfaitement un malentendu classique dans les relations entre l’Europe et l’Asie. Trop sûre de son pouvoir, méconnaissant totalement le point de vue de ses partenaires et projetant ses propres habitudes de pensée dans un contexte nouveau, la puissance portugaise échoua à tirer parti du grand commerce dans l’océan Indien. Et lorsque, à l’inverse du mouvement centralisé initial, les Lusitaniens commencèrent à se disperser comme marchands sur l’ensemble des côtes, ils ne parvinrent pas à construire une diaspora commerciale durable, notamment du fait de mariages locaux qui, génération après génération, diluèrent le sang portugais et supprimèrent par ailleurs toute loyauté à la couronne…

CHAUDHURI K.N. [2001], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.
GORDON S. [2008], When Asia was the World, Philadelphia, Da Capo Press.
PIRES T. [1944], Suma oriental, London, Hakluyt Society.
OLIVEIRA MARTINS J. P. [1994], Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la différence.
SUBRAHMANYAM S. [1999], L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

Denys Lombard : « le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale

Denys Lombard (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, la politique scientifique dite des « aires culturelles » sur le modèle des area studies que l’on connaît dans les universités du monde anglophone. À la Maison des sciences de l’homme et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avaient été ainsi créés des centres de recherches dédiées à la Chine, l’Inde, l’Afrique, la Russie, etc. Ils devaient réunir les différentes disciplines des sciences sociales de façon transversale autour d’un objet commun, une civilisation. Mais loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard y voyait des tremplins pour un large comparatisme. Il était marqué par le souci d’en scruter les recouvrements, les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voyait ainsi dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisaient les apports chinois, indiens, islamiques et européens.

Une approche « géologique »

Spécialiste de l’Insulinde, il avait intitulé sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique », s’inscrivant ainsi clairement dans la filiation braudélienne. Son étude majeure reste Le Carrefour javanais [1990]. Consacrée au monde articulé autour de l’île indonésienne de Java, elle surprend par son ordonnancement d’ensemble. Car son approche, qualifiée de « géologique », consiste à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui : « Cherchant à privilégier la notion de strate (…), nous avons présenté les différentes nébuleuses mentales dans l’ordre même où elles affleurent », écrit-il. D’abord l’analyse de la présence occidentale, avec les premiers contacts au 16e siècle ; puis l’étude des réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée par l’établissement de « consuls » marchands étrangers dès le 9e siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le 8e siècle. Chacun des trois tomes du Carrefour javanais est donc consacré à une de ces étapes.

Cette démarche en trois étapes (chacune étant marquée par un tome du livre, et remontant plus avant dans le temps que la précédente) n’est pas celle d’une histoire régressive, dans la mesure où l’ordre chronologique habituel est rétabli pour chacune des strates, pour chaque apport des composantes de la mentalité javanaise, mais en liant toujours les éléments qu’une analyse parcellaire renverrait à l’économique, au social ou au politique. Cela permet de restituer sa temporalité propre à chaque étape : bien plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés. Autant de phénomènes de très longue durée qui s’inscrivent conjointement dans l’instant depuis plusieurs siècles. On comprend dès lors pourquoi l’ouvrage est sous-titré « essai d’histoire globale ».

Le Carrefour javanais refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique : pas de récit continu, donc, mais à chaque échelle, des fragments de récit. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux analyser les divers terrains qui composent le présent paysage, et mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui [LOMBARD, 1990] ».

Pour une histoire des dynamiques

En somme, Lombard décrit l’affleurement actuel des couches puis, pour comprendre leur configuration contemporaine, il creuse une série de galeries parallèles, en suivant leur pendage. Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit (1948-1996), filant la métaphore géologique, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments », lesquels ne communiquent qu’en un seul point, le présent. « À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés [LEPETIT, 1999] ».

En indiquant les limites d’une influence occidentale qui est la plus récente, même si beaucoup la pensent comme la plus significative, en soulignant par contraste la prégnance des réseaux asiatiques et les héritages multiples des civilisations agraires de culture indienne, Lombard rompt avec une ancienne vision européocentrée qui imputait à l’Occident l’introduction de la « modernité »: il est clair que c’est l’islam des marchands qui a acclimaté à Java des conceptions nouvelles du temps et de l’individu. De même, les Européens n’ont fait en somme que se glisser dans les réseaux préexistants, d’origine asiatique. L’histoire, enfin, des sultanats insulindiens invalide les vieux clichés sur le despotisme oriental et le mode de production asiatique.

À tous points de vue, ce Carrefour javanais se révèle une magistrale leçon de méthode d’histoire globale, qui renouvelle et déplace la filiation braudélienne sans en trahir l’ambition.

LOMBARD Denys [1990, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les Limites de l’occidentalisation ; T. 2 : Les Réseaux asiatiques ; T. 3 : L’Héritage des royaumes concentriques, éditions de l’EHESS.

LEPETIT Bernard [1999], Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Albin Michel.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Un marchand de longue distance, dans l’océan Indien, au 12e siècle

C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.

Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.

Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.

Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.

Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…

La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…

GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.

Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.