Si l’on devait réaliser un palmarès des envahisseurs à la réputation sinistre, les Vikings figureraient indiscutablement en bonne place, sans doute pas très loin des hordes mongoles de Gengis Khan, d’Ögödei et de leurs successeurs. Pourtant, à l’égal de ses derniers, leur contribution à l’histoire globale est tout sauf négligeable et purement négative. Si les Mongols sont sans doute à l’origine de l’intégration de l’Europe dans le grand commerce eurasien (via la sécurisation de la route de la Soie), peut-être aussi responsables d’un affaiblissement relatif de la Chine à partir du 14e siècle, ils ont surtout, en diffusant l’épidémie de peste qui explosera en 1348 en Europe de l’Ouest, déterminé la phase de baisse des prix du 15e, laquelle poussera nos aventuriers européens à chercher ailleurs l’or et l’argent au pouvoir d’achat accru. Ils ont donc indiscutablement joué un rôle dans la phase des grandes découvertes et dans l’essor commercial européen qui les accompagne.
Les Vikings, quant à eux, ont très certainement été les premiers Européens à mettre le pied sur le sol américain (si l’on met de côté l’hypothèse très récente que des chasseurs-cueilleurs issus du Sud de la France, entraînés par la dérive des glaces, aient atteint ce continent il y a quelque 17 000 ans). Il semble avéré aujourd’hui que les Vikings avaient accosté sur les côtes de Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle. En témoignent les restes architecturaux locaux et notamment la série de sépultures mises au jour.
Mais ils ont surtout joué un rôle important dans l’évolution du féodalisme en Europe de l’Ouest et dans l’essor économique de la fin du Moyen Âge. Bien sûr, ils exercent des razzias meurtrières sur toutes les côtes atlantiques où leur simple évocation sème rapidement l’effroi. Mais ils ne tardent pas à remonter aussi les fleuves, à la recherche de l’or accumulé dans les sanctuaires, phénomène dont nous allons bientôt mesurer l’importance. Leur invasion n’est ralentie qu’au début du 10e siècle avec la cession de la Normandie par Charles le Simple (911) tandis qu’ils s’approprient l’Angleterre en 1013. Leur implantation semble alors mettre fin à leur conquête mais permet du même coup que celle-ci débouche sur des conséquences économiques beaucoup plus positives.
Duby [1973, 1977] analyse ces effets aux trois niveaux de la déthésaurisation et de la stimulation des échanges d’une part, de la mobilité de la main-d’œuvre rurale d’autre part, de la concentration urbaine des richesses enfin.
Au premier niveau il est clair que le pillage des sanctuaires, puis les tributs payés par les Francs, remettent entre les mains des Vikings l’essentiel de l’épargne de l’époque, économiquement stérile puisque thésaurisée par l’Église. Or si les envahisseurs en ramènent d’abord l’essentiel au Danemark ou en Norvège, ils finissent par s’installer en Europe continentale et utilisent ces richesses pour acheter des armes et des biens fonciers, réinjectant ainsi les métaux précieux dans le circuit économique et stimulant la frappe de nouvelles pièces. De cette façon, leur apport peut être comparé à ces augmentations récurrentes de la masse monétaire, fréquentes au cours de l’histoire (Angleterre à la fin du 12e, Espagne, puis ensemble de l’Europe au 16e), et qui eurent parfois des effets dynamiques : la révolution des enclosures en Angleterre au 16e, grâce à l’argent que les Espagnols n’utilisent pas productivement, en est sans doute l’exemple le plus spectaculaire.
Au deuxième niveau, les exactions des premières invasions auraient amené une fuite massive de la main-d’œuvre des grands domaines et des tenures paysannes : beaucoup de dépendants auraient ainsi rompu le lien qui les attachait à leur maître, simplement pour survivre. Les réinstaller ensuite sur ces terres aurait exigé, de la part des seigneurs, un assouplissement des redevances et services. Cette atténuation relative des contraintes aurait été largement favorable à la productivité ultérieure de cette force de travail, aurait poussé aux défrichements comme à la croissance démographique, déjà au 11e siècle et plus encore au 13e. Combiné avec l’absentéisme des seigneurs consécutif aux premières croisades, cet allègement aurait véritablement lâché la bride sur le cou des paysans pour leur permettre d’accroître significativement leur productivité.
Au troisième niveau enfin les plus riches des ruraux auraient, avec les invasions, également fui mais pour gagner les villes épargnées, concentrant ainsi les richesses dans des sites urbains voués ensuite à une croissance d’autant plus vive. Ce n’est donc pas un hasard si le moment de l’essor urbain en Europe de l’ouest est le 11e siècle. Une partie de la bourgeoisie urbaine qui fera l’essor commercial, artisanal et financier de la fin du Moyen Âge en est clairement issue.
Si l’on ajoute aux Vikings les incursions sarrasines au sud et les invasions hongroises plus tardives à l’est (899-955) dont les effets seraient pour partie analogues, les grandes invasions auraient conduit à des destructions finalement limitées dans les domaines, compte tenu du fait que la productivité y était dérisoire. A contrario elles auraient stimulé à moyen terme l’économie européenne, créant ainsi les bases du développement qui suivra l’an mille.
DUBY G., 1973, Guerriers et Paysans, Paris, Gallimard.
DUBY G., 1977, L’Économie rurale et la Vie des campagnes dans l’occident médiéval, 2 tomes, Paris, Flammarion.