En ce 17e siècle, l’Asie joue bien un rôle crucial dans la structuration de l’économie hollandaise, permettant à celle-ci de monopoliser en Europe la revente de produits exotiques de plus en plus recherchés, contribuant ainsi à un excédent commercial néerlandais, par ailleurs entretenu par des exportations textiles dans toute l’Europe. Et cet excédent serait précieux, renforçant la confiance des marchands européens dans la place financière d’Amsterdam et y assurant, de ce fait des entrées de capitaux à court terme, elles-mêmes garantes d’une capacité à investir à long terme sur toutes les mers du monde. Au-delà des qualités propres aux acteurs économiques néerlandais, ne serait-ce pas finalement la captation d’une partie du commerce millénaire d’un continent asiatique particulièrement actif qui constituerait le facteur décisif de la réussite d’Amsterdam ? En allant plus loin, ne peut-on considérer les Provinces-Unies comme un intrus habile à tirer les ficelles d’une réussite économique asiatique, notamment chinoise, qui n’était nullement la sienne ? Dans ce cas, la formation de systèmes de marchés aux Pays-Bas serait-elle la démonstration que l’expansion commerciale et la manipulation du grand commerce par le pouvoir politique sont des conditions cruciales du développement économique ?
Explorant cette piste, Frank [1998] montre qu’en effet, l’Asie est au 17e siècle constituée d’économies dynamiques nettement plus urbanisées que l’Europe, techniquement en avance en de nombreux domaines, avec des revenus par tête au moins égaux et surtout des marchés de facteurs de production plus développés dans certaines zones (Chine notamment) que dans la moyenne de l’Europe. Mais il va beaucoup plus loin. Il n’hésite pas à faire de la Chine de l’époque le centre d’une économie « globale » dans la mesure où ce pays connaît des excédents courants sur le reste du monde et absorberait en conséquence une grande partie des métaux précieux extraits des Amériques, entre autres grâce aux Hollandais (mais aussi par la Russie, la route de la Soie ou encore les transits du Mexique jusqu’à Manille). Réceptacle final des métaux précieux, et principalement de l’argent qui lui servira à refondre son système monétaire [Von Glahn, 1996], l’Empire du Milieu marquerait ainsi sa supériorité productive, sa compétitivité, en important peu de produits extérieurs tandis que ses soieries et sa porcelaine s’arracheraient dans le monde entier. On peut sans doute contester cette analyse en termes de compétitivité car les produits qui s’échangent entre l’Europe et la Chine sont beaucoup plus complémentaires que véritablement substituables (donc concurrentiels). Par ailleurs la soif chinoise d’argent est peut-être moins le résultat d’une désirabilité des produits chinois que d’un prix anormalement élevé de ce métal en Extrême-Orient : marchands et spéculateurs étrangers ont donc tout intérêt à amener de l’argent en Chine car son pouvoir d’achat, en termes de biens comme d’or, y est particulièrement élevé (cf. notre chronique du 22 mars 2010). Si les faits bruts qu’il présente sont intéressants, Frank oublie également que la centralité chinoise est bien particulière à l’époque : ce pays n’agit plus avec détermination dans le grand commerce depuis 1433 et se contente d’enregistrer passivement les entrées de métaux précieux, sans reprêter à l’étranger, contrairement à ce que fait Amsterdam à la même époque, contrairement à ce que fera tout centre de l’économie-monde jusqu’aux années 1980… Autrement dit, s’il est remarquable d’affirmer, rompant ainsi avec l’eurocentrisme traditionnel, que « l’Europe n’a pas bâti le monde autour d’elle, mais qu’elle a utilisé son argent américain pour s’acheter un ticket dans le train asiatique » [Frank, 1998, 24-25], encore faut-il définir précisément le concept de centralité et ne pas éluder ce faisant la remarquable structuration de l’économie hollandaise.
Le problème le plus intéressant est sans doute soulevé par Pomeranz [2000] qui estime que les marchés de facteurs de production chinois n’ont rien à envier, au 17e siècle, à ceux de l’Europe. On aurait dans cette hypothèse constitution de systèmes de marchés en Extrême-Orient avant ou en même temps qu’en Europe de l’Ouest. Par ailleurs, cette élaboration de systèmes de marchés se ferait sans instrumentalisation étatique du grand commerce et sans expansion géographique, en opposition donc à ce que l’Europe engage à la même époque… De fait, la terre apparaît largement aliénable au milieu du 16e siècle dans le Sud de la Chine (sans doute seulement au 18e siècle dans le Nord) et si les locations se font en partie hors marché (préemption par des proches), ce dispositif ne semble pas avoir pénalisé l’investissement productif [ibid., pp. 71-73]. De la même façon, le travail servile disparaîtrait partout au plus tard vers 1620 tandis que la mobilité des travailleurs agricoles est non seulement permise mais encouragée par l’État impérial qui, dès la fin du 17e siècle, octroie des prêts, paie les déplacements de population et garantit des terres en toute propriété à tout candidat désireux d’exploiter les régions délaissées. En revanche il découragerait la mobilité vers les villes, mais pour privilégier l’emploi industriel rural en complément des revenus agricoles, surtout dans le textile où les corporations apparaissent peu influentes. On peut ajouter que la commercialisation de l’économie est aussi spectaculaire : Elvin [1973] montre ainsi que les entreprises chinoises du 17e effectuent des calculs de coûts conduisant à des choix techniques rationnels tandis que, au moins dans les provinces du Guangzhou et du Guangxi, les paysans proches de la côte préfèrent importer leur riz de l’intérieur et se consacrer à des cultures de rente [Marks, 1997]. Au total, de significatifs marchés de la terre et du travail seraient au service d’une économie largement commercialisée, des systèmes de marchés seraient en pleine élaboration…
Cette probable réalité n’ôte rien à la réussite des Provinces-Unies qui présentent des traits fort similaires au 17e siècle : apparition d’un marché du travail salarié précaire parallèle à l’emploi qu’assurent les guildes, forte commercialisation des terres rentabilisables par la production de fleurs, de lin ou de plantes tinctoriales. Mais il est probable que la réalité chinoise du 17e siècle conforte plus qu’elle ne contredit la nécessité, pour créer des systèmes de marchés, d’une instrumentalisation étatique du commerce lointain. De fait l’État impérial chinois avait investi dans le commerce de longue distance à partir des Song du Sud en 1126, jusqu’à obtenir 20 % de ses recettes par les taxes le concernant. Cette intervention étatique culmine sous les Ming avec les expéditions lointaines de Zheng He entre 1405 et 1433, sur des navires cinq fois plus longs que ceux de Christophe Colomb [Levathes, 1994]. Si elle s’arrête brutalement en 1433, cette intervention active a cependant constitué un stimulant durable pour l’économie. Et surtout ce sont les puissances européennes qui fournissent à la Chine, dès le 16e siècle, le principal produit convoité par toute intervention commerciale étatique, à savoir les métaux précieux… Autrement dit la Chine peut se passer d’une instrumentalisation étatique du grand commerce car elle bénéficie en quelque sorte de celle de ses partenaires européens, portugais, hollandais et plus tard britanniques… Et sur ce point Frank a sans doute raison d’associer les transformations de l’économie chinoise à cette augmentation des arrivées d’argent à partir du milieu du 16e siècle, ce que confirment Marks et Elvin.
Il apparaît donc au final que la création de systèmes de marchés est étroitement reliée, et pas seulement en Europe, avec l’expansion des échanges et l’instrumentalisation étatique (éventuellement par procuration) du grand commerce. Les évolutions hollandaise et chinoise ne sont donc pas à hiérarchiser ou à classer par ordre d’apparition : elles sont plus vraisemblablement le produit d’une conjoncture globale dans laquelle la puissance étatique des Provinces-Unies détient la capacité à se mouvoir… A moins que ce soit l’empereur de Chine qui fasse en définitive bouger les lourds bateaux néerlandais…
ELVIN M. [1973], The Pattern of the Chinese Past, Stanford, Stanford University Press.
FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.
LEVATHES L. [1994], When China Ruled the Seas, Oxford, Oxford University Press.
MARKS R. B. [1997], Tigers, Rice, Silk and Silt. Environment and Economy in Late Imperial South China, New-York, Cambridge University Press.
POMERANZ K. [2000], The Great Divergence – China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press.
VON GLAHN R. [1996], Fountain of Fortune – Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.