L’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale »

Ce texte esquisse une approche de l’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale », sous l’aspect plus spécifique des interconnexions entre l’histoire locale et les horizons tant régionaux que mondial. Le traitement de quelques exemples marquants de l’histoire d’Haïti invite à se défaire du carcan des frontières nationales, lesquelles sont d’ailleurs l’héritage du processus des colonisations française et espagnole dans le bassin caribéen.

La naissance d’Haïti, ancienne Saint-Domingue, s’est faite au forceps, à l’issue d’une révolution antiesclavagiste et anticoloniale, finalement victorieuse en 1804. Les divers courants historiographiques locaux, faisant écho à la lame de fond de la construction de l’identité nationale, soulignent la « singularité », voire l’exceptionnalité du cas haïtien. Leur approche, dans la plupart des cas, débouche sur un repli intra-muros alors que le dessin du territoire, l’établissement d’une population noire dans son écrasante majorité comme l’édification de l’État (pour ne citer que ces aspects clés) sont aussi intimement liés à des dynamiques d’outre-Atlantique. Celles-ci ne gomment pourtant nullement ni la superbe capacité créative d’une culture propre à Haïti (religion, art…) ni les responsabilités propres des décideurs politiques dans la conduite d’un État qui, depuis une dizaine d’années, et non sans raison, est classé parmi les « entités chaotiques ingouvernables » de la planète. Régulièrement toutefois quelques historiens haïtiens, d’abord Benoît Joachim et Leslie Manigat, puis Vertus Saint-Louis, moi-même et plusieurs jeunes doctorants, cherchent à relier les événements nationaux à des processus externes tant liés à la conjoncture politique d’un pays tiers (en particulier celle de l’ancienne métropole ou du grand voisin que sont les États-Unis) qu’à des phénomènes transnationaux aussi divers que la maîtrise de la technologie ou les réseaux de migrations.

Plusieurs caps majeurs de l’histoire d’Haïti font écho à de puissants mouvements de luttes qui déferlent en France. Prenons un des exemples les plus flagrants. Au milieu des années 1790, la violence de la guerre antiesclavagiste (500 000 esclaves noirs – dont l’écrasante majorité est née en Afrique – cohabitent avec 30 000 colons blancs et autant d’affranchis, généralement métis) est portée par la brutalité des rapports sociaux imposés. Mais cette violence répercute aussi celle qui, en métropole, a balayé la société féodale et qui prône les droits de l’homme. On imagine aisément qu’au-delà de son propre combat étroitement circonscrit à la colonie, la population servile de Saint-Domingue a dû être galvanisée par la nouvelle de l’exécution du symbole de la puissance, de l’exécution du roi de France. Les choix stratégiques du leader révolutionnaire Toussaint Louverture s’opèrent d’ailleurs souvent à des moments qui coïncident, compte tenu des délais d’alors de communications transocéaniques, avec des étapes clés de la révolution dans une France assiégée. Autre exemple notoire, celui de la ligne de partage de l’île en deux moitiés, l’une créolophone et francophone, l’autre hispanophone. Le maintien de cette frontière coloniale résulte évidemment, au 19e siècle, de la marche identitaire des deux peuples voisins mais aussi des ingérences française et espagnole. Immixtions dont les modalités dérivent aussi bien évidemment des choix de politique extérieure de Paris et Madrid vis-à-vis de l’Amérique latine, choix évidemment en prise aussi aux remous spécifiques au théâtre européen.

La rigueur de la guerre antiesclavagiste et anticoloniale (champs de l’histoire sociale et politique) comme le tracé de la frontière haïtiano-dominicaine (relevant de l’histoire diplomatique et de la géographie) sont chacun l’effet de causes conjuguées. Celles-ci sont d’une part intérieures à l’île et aux dynamiques socio-politiques locales, et d’autre part relèvent aussi de l’implication de puissances outre-Atlantique (en guerre ou pas) comme, à travers leur flotte, de celle des États-Unis. La focale d’approche qui nourrit une hauteur de vues nécessite évidemment l’établissement d’articulations entre les divers niveaux d’observation.

Prenons un autre exemple qui, lui au début du 20e siècle, met en tension histoire politique locale, histoire économique mondiale et histoire de deux « géants » d’alors, les États-Unis et la France. Il s’agit plus particulièrement des années 1911-1915 qui voient, au niveau régional, l’ouverture du canal de Panama et, en Haïti, une crise politique majeure avec la succession de gouvernements éphémères, d’une durée chacun de quelques mois.

Cette crise haïtienne débouche sur le débarquement des marines en juillet 1915, inaugurant une occupation militaire qui s’étirera dix-neuf ans. Les responsabilités de la marche à la perte de la souveraineté politique incombent d’abord aux tenants de l’appareil d’État et à leur incapacité paralysante à œuvrer pour tisser la trame socio-économique qui consoliderait la jeune nation. Et, durant les cinq ans précédant cette intervention, les rivalités entre les diverses factions des élites dirigeantes locales témoignent d’une fragilité institutionnelle. Mais ces rivalités sont aussi exacerbées par la fragilité des bases économiques de l’État. Les assises de celui-ci sont les rentrées fiscales pesant sur le café, qui fournissent 75 % des exportations et presqu’autant des ressources budgétaires. La production de cette mono-exportation est doublement mise à mal. D’abord, par les répercussions des troubles politiques, de nombreux paysans étant « embrigadés » dans les troupes militaires en rébellion contre le pouvoir central. Ensuite, par l’évolution en dents de scie des cours du café liée à la concurrence du produit brésilien jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale qui, elle, ferme à cette denrée haïtienne son débouché essentiel. En effet, les trois quarts de ces exportations partent à destination du Havre. L’asphyxie budgétaire au début 1915 est quasi-totale et le service de la dette extérieure, en totalité contractée sur le marché français devient impossible alors que, pour se prémunir de tout démonstration de force, Port-au-Prince de tout temps s’était attaché à honorer ses engagements internationaux. De plus, les ressortissants germaniques, généralement créanciers de l’État, voient suite à l’entrée en guerre des états-Unis leurs affaires péricliter à la satisfaction, discrètement exprimée, de Paris comme de Washington, soucieux de faire respecter la doctrine Monroe. Ce volant d’oxygène pour l’exécutif en place disparaît donc aussi : la crise haïtienne est totale.

Le Département d’État, fort de tractations, tenues secrètes, avec le Quai d’Orsay garantissant la protection des intérêts français (économiques et culturel), a donc toute latitude pour décider du moment opportun de l’intervention. Il n’est que d’attendre, les Haïtiens devant, selon leur analyse, leur en fournir le prétexte. Effectivement, alors que des navires de guerre états-uniens sont à la limite des eaux territoriales haïtiennes, le chef d’État Vilbrun Guillaume Sam, le 27 juillet 1915, est extirpé de la légation de France, où il venait de se réfugier. Une foule en délire le lynche, le punissant ainsi de l’assassinat d’une centaine de prisonniers politiques. Quelques heures plus tard, les marines foulent le sol national pour protéger la vie et les biens des étrangers. La prise de contrôle des douanes suit évidemment comme c’était le cas depuis 1907 en République voisine. Ce qui n’empêche pas l’Occupant de suspendre le service de la dette extérieure d’Haïti, cinq ans durant pour en annoncer le remboursement en francs dépréciés… au grand dam de Paris qui pourtant s’y soumet. Même si affleure l’idée d’y négocier éventuellement un laisser-faire français des États-Unis en contrepartie d’un accroissement de l’influence française en Afrique, au Liberia plus particulièrement où se réfugient souvent des contestataires de l’ordre établi dans les territoires français limitrophes. En fait, les négociations porteront sur le champ économique.

Cet exemple met bien en relief combien une conjoncture intérieure d’une minuscule moitié d’île de 25 000 km2, de surcroît sans ressources minières, a ses ressorts spécifiques propres et malgré tout est étroitement liée à l’échiquier régional et international, tant économique que politique. Histoire croisée, comparatisme et approche transnationale permettent, dans leur mobilisation, de mieux appréhender un temps donné d’une histoire apparemment étroitement insulaire.

Prenons un autre exemple, qui commence en ce même premier tiers du 20e siècle, celui de l’immigration haïtienne dont je vais ici pointer quelques traits essentiels… Celle-ci se met véritablement en place durant l’occupation américaine (de 1915 à 1934). Le départ de paysans, touchés par la mévente du café et par la répression féroce de la guérilla contre l’envahisseur, va croissant. Il est organisé par les forces d’occupation à destination des plantations sucrières détenues par des firmes états-uniennes à Cuba et en République dominicaine. Résultat : près de 10 000 Haïtiens migrent ainsi annuellement jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres. C’est aussi une soupape de sécurité pour l’État haïtien, avant et après le départ des marines en 1934, quant à ses obligations d’assurer la souveraineté alimentaire des citoyens. Mais la Seconde Guerre mondiale puis les fluctuations des cours tant du café que du sucre augmentent la fragilité des ressources de l’ensemble de la paysannerie tout en ralentissant les impératifs d’appel de main-d’œuvre haïtienne, meilleur marché. Il apparaît logique que la fin de la Seconde Guerre mondiale coïncide avec une levée de boucliers de la population en faveur de la démocratie et d’un vivre-mieux pour l’ensemble de la population. Mais ce rêve de 1946 vite violenté débouche à terme sur une amplification des départs qui, les indicateurs économiques tournant de plus en plus au rouge au tournant des années 1970-80 malgré l’essor des entreprises de sous-traitance, débouche sur le phénomène des boat-people haïtiens échouant sur les rivages de la Floride et des îles voisines. Depuis une dizaine d’années, alors qu’Haïti est en passe d’importer du café et achète du riz états-unien, considérablement moins cher que le riz produit localement, la marine des États-Unis est autorisée à intercepter tout bateau (généralement des embarcations de fortune) suspecté de transporter illégalement des Haïtiens et de les rapatrier. La misère endémique, jamais véritablement prise à bras-le-corps par les tenants de l’État, associée à une érosion accélérée des sols et avec un libre-échangisme croissant, nourrit, de plus en plus, l’immigration haïtienne dans la région caraïbéenne. Au point que depuis un quart de siècle, la masse globale des transferts financiers de ces migrants est l’un des piliers de l’économie haïtienne avec, évidemment, l’aide financière internationale.

Nous avons donc ici un exemple porteur d’un double intérêt en faveur d’une histoire transfrontalière. D’abord celui de faire émerger des modes d’interaction entre le local et le suprarégional. Et aussi l’intérêt, pour restituer l’épaisseur par exemple de cette question migratoire, de convoquer une pluralité de champs historiques (le social, le culturel…) et l’ensemble des disciplines en sciences sociales (géographie, démographie, sociologie…).

Un dernier témoignage de l’après-Seconde Guerre mondiale qui œuvre en faveur d’une histoire globale : la voix d’Haïti dans les organismes internationaux. Deux cas peuvent être évoqués. Ils ont pour cadre l’ONU et montrent qu’en relations internationales même de minuscules États peuvent donner de sérieux coups de pouce qu’un socle historique explique.

Le premier exemple est le précieux soutien d’Haïti (avec le Canada évidemment) pour que la langue française soit une des langues de travail de l’ONU. Évidemment, les liens traditionnels entre les élites culturelles et dominantes économiquement d’Haïti avec la France participent à cette prise de position. Comme aussi leur souci de confirmer une distanciation par rapport à la langue de la nouvelle métropole économique. Mais la mobilisation patiente et efficace de nombre des ressortissants français résidant en Haïti en faveur de la France libre concourt aussi à cette ligne de conduite haïtienne.

Le second exemple, plus particulièrement dans les années 1950, relève des successifs votes d’Haïti au sujet de la question coloniale toujours davantage à l’ordre du jour. Il est intéressant de noter, entre autres, que des négociations économiques entre Paris et Washington peuvent retentir sur la position adoptée par le représentant haïtien à l’ONU, et réciproquement. Le marché du Havre, si vital pour l’économie haïtienne et donc pour la vie sociopolitique locale, peut être un repère majeur de la ligne de conduite haïtienne dans les coulisses de l’ONU.

Plus on avance dans l’histoire récente d’Haïti, intégrée toujours davantage dans la mondialisation des échanges en cours, plus « l’histoire mondiale », l’histoire globale, donnent des clés de compréhension de cet État né de la première formidable circulation de réseaux humains et économiques de part et d’autre de l’Atlantique.

Gusti Klara Gaillard-Pourchet est professeure à l’Université d’État d’Haïti.

Ce texte est issu d’une communication prononcée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) le 21 juin 2008, lors de la journée doctorale d’études interdisciplinaires « L’histoire mondiale du temps présent aujourd’hui » à l’INHA, Paris.

La Chine, matrice du monde moderne

Quelque peu tardivement, nous sommes aujourd’hui en train de prendre conscience de l’importance de la Chine dans le monde. De façon peut-être contre-intuitive, la répression du Mouvement pour la démocratie chinoise sur la place Tian’anmen en 1989 a marqué la fin de la fermeture communiste au reste du monde. Les biens chinois, les Chinois eux-mêmes, et jusqu’aux idées chinoises en matière d’ordre public et de bonne gouvernance ont aujourd’hui acquis une envergure mondiale. L’histoire académique, jusqu’ici monopole de l’Occident, est obligée de reconnaître que la Chine a sa place dans le grand récit mondial.

Mais la simple inclusion de la Chine dans ce récit ne se limite pas à esquisser après coup quelques scènes orientales décorant un plus grand tableau. Elle implique de reconsidérer entièrement ce que nous savons du monde moderne et de sa genèse. La Chine n’est pas juste un morceau d’histoire. Elle est l’histoire. Et pour vous en convaincre, je vais raconter cette histoire, en revenant à l’époque de deux dynasties, les Yuan et les Ming. De 1271 à 1368, puis de 1368 à 1644, leurs règnes furent contemporains de cette période que l’Occident connaît comme la Renaissance. Et il importe de prendre ici conscience que tous les événements de cette longue période ne font sens qu’en envisageant la connexion de la Chine au reste du monde.

La Chine dans le petit âge glaciaire

Ces dynasties nous racontent-elles la même histoire ? Au premier regard, on ne saurait trouver plus dissemblables que les Yuan et les Ming.

La dynastie Yuan fut la création de Kûbilaï Khan (1215-1294). Cet héritier rassembla les portions léguées par son « conquérant du monde » de grand-père, Gengis Khan, dans ce qui reste le plus grand empire qui ait jamais existé : la Chine mongole, exerçant une autorité au moins nominale sur 26 millions de km2, de la Corée à la Russie, de l’Inde à la Mongolie.

La dynastie Ming fut, elle, accouchée aux forceps par un homme issu des plus basses couches de la société, un orphelin de milieu paysan : Zhu Yuanzhang (1328-1398). Expulsé du monastère qui l’avait pris en charge mais ne pouvait plus se permettre d’héberger cette bouche inutile, ce gamin de 16 ans rejoignit une bande de rebelles en 1344 – une époque que la chronique officielle de la dynastie Ming résume comme faite « de sécheresse, de sauterelles, de terrible famine et d’épidémies ». Vingt-quatre ans plus tard, il avait bouté les Mongols hors de Chine et s’était autoproclamé empereur. Il légua le trône à son petit-fils en 1398, et l’auguste siège demeura dans le giron familial pour les vingt-cinq décennies qui suivirent.

Les historiens ont coutume de traiter séparément les dynasties Yuan et Ming. Pour ma part, je ne vois en elles qu’une seule et même longue phase. Elles sont soudées par une identité institutionnelle plus ou moins cohérente, les Yuan ayant établi un style de pouvoir impérial que les Ming préservèrent, garantissant que l’autocratie serait désormais la norme du gouvernement de la Chine.

Tout aussi marquant à mon avis est le fait que Yuan et Ming font partie d’une seule phase environnementale, qui affecta, au-delà de la Chine, le monde entier. Ce moment que l’histoire européenne appelle le petit âge glaciaire s’amorça dans les années 1270, mettant un terme au réchauffement mondial qui durait alors depuis un quart de millénaire. Le premier siècle de ce refroidissement planétaire atteignit son nadir vers 1370. Il fut suivi d’une période de températures médianes qui dura approximativement un siècle. Le refroidissement global reprit alors son essor. La neige recouvrit des endroits où elle n’était plus tombée depuis des millénaires. Florence, par exemple. L’hiver 1494 amena un tel volume de neige dans cette cité italienne que ses dirigeants, les Médicis, commandèrent à l’artiste Michel-Ange l’érection d’un bonhomme de neige géant. Les températures restèrent froides pour l’essentiel au 16e siècle, rechutèrent vers 1630, atteignant leur point le plus glacial en 1645.

Cette expérience du froid ne fut pas confinée aux frontières européennes. La Chine est sur la même planète et subit les mêmes tendances environnementales – bien que les Chinois expérimentassent cette contrainte selon des voies propres à leur écologie. Les saisons de croissance des plantes étant abrégées, les agriculteurs furent forcés, comme ailleurs, de réviser leurs techniques et de sélectionner des graines qui germaient plus vite. Le froid poussa les gens du nord vers le sud, et de toute la planète, c’est la Mongolie qui connut l’exode le plus spectaculaire. Kûbilaï aurait été heureux de gouverner son empire depuis les rives du lac Baïkal, pour peu que la période de réchauffement amorcée vers l’an mil se fût prolongée. Mais il n’en eut pas l’opportunité. L’été était devenu trop bref pour que les pâtures verdissent pour nourrir les chevaux, indispensables à la société mongole. Et le froid entraîna la sécheresse.

Leurs prairies stérilisées par le climat, les Mongols n’eurent d’autre choix que de se presser vers le sud. Le premier mouvement de Kûbilaï en cette direction fut amorcé en 1256, lorsqu’il ordonna à son conseiller en chef de commencer à bâtir une nouvelle capitale impériale dans la pointe nord-est de la Chine. Le froid se déchaîna en 1261, la sécheresse s’y ajouta l’année suivante. Kûbilaï comprit très vite que sa nouvelle capitale de Shangdu, ou Xanadu, était trop septentrionale. En 1265, après cinq années d’hivers intenses et quatre d’étés brûlants, Kûbilaï convoqua ce même conseiller en chef pour lui ordonner d’abandonner Xanadu et de déplacer la capitale dans la plaine de Chine du Nord, fondant la grande cité impériale que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Pékin.

Les neuf bourbiers

Les tours et détours de l’histoire politique chinoise des quatre siècles qui suivirent ne furent pas entièrement dictés par les températures et les précipitations, mais ne prennent sens que si on les étudie dans ce contexte environnemental. Car ce n’est qu’une fois le milieu posé comme théâtre de l’histoire qu’un scénario d’ensemble peut émerger. Kûbilaï prit le titre mongol suprême, celui de grand khan, en 1260, suite à la défaite de son frère. Mais sans la chute des températures qui commença l’année suivante, eût-il considéré comme nécessaire de migrer vers le sud ? Pour peu que la steppe eût continué à offrir les pâtures qui faisaient la prospérité des sociétés nomades depuis des siècles, aurait-il fondé une dynastie sur le modèle chinois à Pékin ? Voici certes des questions qui ne peuvent connaître de réponses, dans la mesure où l’histoire n’a jamais eu à les poser. Le passé est ce qui est advenu, pas ce qui aurait pu arriver. Malgré cela, la coïncidence temporelle entre le refroidissement global et la conquête de la Chine par les Mongols est trop manifeste pour être laissée de côté, et ce type de considération se prolonge lors des quatre siècles qui suivirent.

Lors de mes recherches sur les flux environnementaux qui affectèrent cette époque, j’ai compilé des données historiques qui suggèrent que la Chine connut neuf phases climatiques critiques durant les dynasties Yuan et Ming. J’ai ressuscité pour qualifier ces crises un terme archaïque, celui de bourbier (ndlr : slough en anglais), pour mieux suggérer que ces longues périodes de désastres climatiques ont constitué le terrain d’un effondrement des structures sociales, économiques et politiques. Je les ai identifiées en nommant chacune selon le titre honorifique du règne impérial durant lequel elles ont pris place, de la crise Yuanzhen (1295-1297) à la crise Chongzen (1637-1643). Gardons pour autant à l’esprit que l’histoire ne saurait se réduire à une pantomime dictée par la météorologie, les relations entre l’homme et son environnement étant beaucoup plus complexes que cela. Mais ayant identifié ces neuf épisodes, je trouve difficile de penser l’histoire des dynasties Yuan et Ming sans garder à l’esprit la toile de fond que constitue l’environnement.

Le premier revers climatique sérieux, le bourbier Yuanzhen, frappa immédiatement après la mort de Kûbilaï. Le régime était encore jeune, suffisamment résilient pour tenir bon dans la tempête. La crise suivante, le bourbier Taiding (1324-1330), commença au lendemain de l’assassinat du cinquième empereur Yuan. Elle plongea l’élite politique mongole dans un chaos dont elle ne devait jamais s’extraire. Douze ans plus tard, la crise Zhizhang (1342-1345) offrit le cadre d’une vague massive de rébellions, qui détruisirent à terme la dynastie et jetèrent en 1368 le dernier des Yuan, Zhu Yuanzhang, à bas de son trône. La longue sécheresse qui commença en 1352 accéléra le phénomène. C’est ainsi que s’écrivit, de façon moins mécanique que ce résumé le suggère, l’histoire des Yuan, clairement marquée par l’influence environnementale.

De ces neuf crises, dont trois affectèrent les Yuan et six les Ming, aucune ne fut plus dévastatrice que la dernière, le bourbier Chongzhen (1637-1643). Des températures de plus en plus glaciales et des sécheresses toujours plus sévères entraînèrent une série spectaculaire d’épidémies, de famines, de tempêtes de sables et d’essaims de sauterelles. La mémoire de la Chine, conservée dans les annales impériales, ne contient pas trace d’autres événements climatiques de cette ampleur. Aucun régime politique ne pouvait survivre à pareille apocalypse, et les Ming s’effondrèrent. Ironie de l’histoire, les froids et les sécheresses s’amoindrirent dès le printemps 1644, mais le chaos avait alors atteint un point de non-retour. Pékin tomba aux mains des armées rebelles en avril. Elles l’abandonnèrent six semaines plus tard devant l’avancée conquérante des Mandchous. La dynastie Ming disparaissait de la scène, et la Chine se réveillait sous occupation mandchoue, dont la dynastie Qing dura jusqu’en 1911.

La Chine dans le commerce mondial

Les riches annales des dynasties Yuan et Ming nous montrent à quel point, d’évidence, la Chine était affectée par les fluctuations climatiques mondiales. Mais ces dynasties étaient aussi parties prenantes de l’histoire globale, dans une seconde dimension, celle du commerce. Les Mongols furent poussés en Chine par le froid et modifièrent ce pays à un point de non-retour. Mais, ce faisant, ils aspirèrent aussi la Chine dans l’économie-monde de l’Eurasie.

Durant le règne de Kûbilaï, un flot continu de marchands perses et européens traversa l’Eurasie jusqu’à la cour des Yuan, Marco Polo n’étant que le plus connu de cette foule d’affairistes. Ce lien ténu que nous appelons la route de la Soie, qui depuis l’Antiquité reliait par moments et très indirectement la Chine à l’Europe – s’interrompant le plus souvent quelque part dans les steppes d’Asie centrale –, connut son apogée au temps des Mongols. Ceux-ci fortifièrent cette artère commerciale et militaire, la dotèrent d’une infrastructure de relais de poste et de gardes en armes, afin de faciliter le transit des biens de luxe qui se distribuaient parmi les multiples civilisations émaillant le cœur de l’Asie continentale. Aussi longtemps que les Mongols furent capables de faire respecter leur contrôle sur ce cœur, prospéra une économie-monde d’une envergure inédite. Elle intégra la Chine, l’Europe et tout ce qui les séparait dans un régime commercial commun.

Maîtres du commerce terrestre, les Mongols manifestaient moins de confiance en matière de trafic maritime. Mais ils en admettaient les bénéfices, et le taxaient avec enthousiasme quand les occasions s’en présentaient. Ce désir de contrôler les revenus amena l’État Yuan à imposer le premier de ses monopoles sur les voyages océaniques en 1284. Cet interdit connut des hauts et des bas, au gré, d’une part, de la détermination manifestée par le régime pour prélever l’argent généré par les communautés côtières contrôlant le commerce maritime, et, d’autre part, de sa capacité réelle à se faire respecter. Une prohibition absolue de la navigation hauturière en 1303 étrangla sérieusement l’économie côtière. Mais en 1322, toute tentative d’interdit fut abandonnée, et le négoce maritime connut alors une prospérité sans entrave.

Ce flux commercial fut dramatiquement interrompu en 1380, quand la cour impériale succomba à une grande purge, consécutive en grande partie à la réception illégale d’une délégation de visiteurs vietnamiens à la capitale. À partir de cet événement, la première des anxiétés de quelques-uns des empereurs Ming ne fut plus la peur de perdre des revenus, mais de favoriser la subversion. La côte était une frontière et, comme les autres, devait faire écran à toute menace susceptible de saper la légitimité du régime. De toute façon, les marchands partaient à l’étranger et commerçaient, que ce soit légal quand le commerce était autorisé, ou illégal, par contrebande, quand il ne l’était pas.

Sans les Ming, pas de mondialisation

Le troisième empereur Ming, un usurpateur, envoya une série de flottes colossales dans les mers de Chine australe et l’océan Indien pour proclamer diplomatiquement la légitimité de sa succession. L’eunuque en charge de ces expéditions ostentatoires, Zheng He, s’impliqua davantage dans des actions diplomatiques que dans le commerce. Néanmoins, il se trouva des membres de ses équipages pour faire désertion. De sorte que ses voyages, qui le menèrent jusqu’à La Mecque, semèrent les graines de communautés marchandes chinoises sur les côtes d’Asie du Sud-Est. Cette diaspora tissa bientôt un réseau privé d’échanges maritimes. Et celui-ci évolua vers une économie-monde thalassocratique qui, au 16e siècle, régissait le littoral de la Chine à l’Inde, au bénéfice de maisons marchandes du Guangdong et du Fujian.

Sans ce réseau commercial qui préexistait à leur arrivée, les Européens qui s’aventurèrent en ces eaux au 16e siècle n’auraient eu aucune infrastructure sur laquelle greffer leurs activités. Ils n’y auraient pas trouvé de marchands pour commercer, de ports pour mouiller, de marchés pour vendre, d’interprètes pour les aider à surmonter les multiples barrières linguistiques ni de biens manufacturés chinois à acheter. Cette économie-monde globale qui prit forme au cours du 17e siècle semble, sous une certaine perspective, le prolongement au loin de l’économie européenne. D’un point de vue chinois, cela s’apparente davantage à une convergence globale plaçant l’économie nationale au centre du monde.

Quelle que soit la perspective que vous prenez, il n’en reste pas moins que le système capitaliste dans lequel nous vivons aujourd’hui n’aurait pas émergé sans la dynastie Ming. La Chine fut alors le centre manufacturier du monde, produisant les biens de la meilleure qualité possible et les vendant au plus bas prix. Elle était l’économie-phare, la seule en mesure d’absorber efficacement les tonnages immenses d’argent extraits des mines péruviennes et japonaises, sans pour autant succomber à l’inflation. Elle était la base domestique des maisons marchandes qui utilisaient leurs capitaux pour lier la production au transport, et se tenaient à l’affût de toute demande susceptible de déboucher sur une exportation : des lignes entières de production pouvaient changer du jour au lendemain afin de répondre à de soudains mouvements de mode. L’exemple classique est celui des tulipes. Quand le marché néerlandais de cette célèbre fleur exotique s’effondra au printemps 1637 par suite d’une désaffection de la demande, les exportateurs de porcelaine chinoise jetèrent au rebut des stocks colossaux de vaisselles décorées de cette fleur. Ils furent en mesure de livrer leur nouvelle gamme, ornée d’autres motifs, aux acheteurs néerlandais de Taïwan et de Jakarta dès l’automne suivant.

L’économie, bien sûr, n’opère pas dans un vide. Elle exerce des effets sur la façon dont les gens s’organisent, pensent et vivent. Et cela n’a jamais été aussi vrai que dans la Chine de la fin de règne des Ming. Alors que la demande extérieure déplaçait l’économie chinoise vers le large, réorganisant ses prix en fonction de l’offre et de la demande des marchés d’Amérique du Sud, d’Asie du Sud et d’Europe, de nouvelles idées se faisaient jour et les certitudes étaient remises en question. L’accumulation commerciale, la compétition à outrance et la consommation ostentatoire défiaient ouvertement les anciennes normes sociales et les traditions, menaçant de les anéantir – en cela la Chine des Ming rejoint l’Europe de la Renaissance. De cette lutte cruciale a émergé ce que les historiens appellent aujourd’hui le premier monde moderne, un moment charnière de l’histoire globale.

S’il n’y avait pas eu le soudain réalignement des empires mondiaux après que les Mandchous se soient substitués aux Ming, ce monde en émergence aurait pu propulser la Chine et l’ensemble du globe sur une autre trajectoire historique. Reste que nous sommes toujours en train d’essayer d’en démêler les conséquences. Que nous en ayons fini avec le tumulte du colonialisme, ou que nous cherchions toujours plus profondément un ordre susceptible de régir de façon durable un monde capitaliste, il nous manque le recul nécessaire pour appréhender une histoire qui aurait pu être autre. Puisse l’expérience globale du petit âge glaciaire au moins nous rappeler, alors que nous chancelons au bord du gouffre d’une autre convulsion environnementale majeure, que le temps joue contre nous.

Propos traduits par Laurent Testot

Timothy Brook est titulaire de la chaire d’histoire de la Chine à l’université d’Oxford et directeur du St. John’s College à l’université de Colombie britannique. Il a notamment publié The Troubled Empire. China in the Yuan and Ming dynasties, Harvard University Press, 2010. L’un de ses livres, Le Chapeau de Vermeer. Le 17e siècle à l’aube de la mondialisation (2008), a fait l’objet d’une traduction par Odile Demange chez Payot (2010).

Cet article inédit est un des 20 textes de la revue Les Grands Dossiers de Sciences Humaines, n° 24, « L’histoire des autres mondes », en kiosque le 1er septembre 2011.

Les échanges commerciaux de l’Afrique subsaharienne avec l’Asie

On sait que les continents géographiques sont des constructions relativement arbitraires, trop souvent susceptibles de prédéterminer notre jugement [Grataloup, 2009] et donc d’éluder des phénomènes importants. Évitant précisément ce danger, beaucoup d’africanistes ont montré combien le désert du Sahara a constitué historiquement, entre les sociétés qui le bordent, à la fois une séparation majeure et un espace de mise en relation, au même titre du reste que les étendues maritimes bordant l’Afrique subsaharienne vis-à-vis du Proche-Orient et de l’Asie du Sud [Manning, 2010]. Il y a de fait de grandes homologies entre les relations commerciales transsahariennes et les relations marchandes de la mer Rouge ou de l’océan Indien occidental. Faisant ainsi de l’Afrique du Nord un espace partenaire similaire, pour l’Afrique noire, des mondes yéménite, omanais, voire indien, nous pouvons identifier l’Afrique subsaharienne comme un pôle d’échange éventuellement plus pertinent que la totalité du continent africain.

Sur cette hypothèse, la question que nous proposons d’aborder aujourd’hui est celle des échanges de cette Afrique-là, non pas avec l’Europe (question éminemment rebattue), mais avec l’Asie, de l’Arabie jusqu’au Japon. Ce faisant il apparaît rapidement que, sur deux millénaires ou plus, l’Afrique noire a presque exclusivement exporté des produits primaires pour importer en retour des produits fabriqués, souvent des produits assurant un prestige social à ses possesseurs (soie et céramique chinoises, textiles indiens notamment). On trouverait donc ici une structure économique très ancienne, de fait bien antérieure à la colonisation européenne, avec au passage des groupes sociaux tirant profit de ce commerce, sans pour autant le faire servir à une accumulation productive (voir sur ce blog, l’étude de la société swahilie, le 6 juin dernier). On peut sans doute synthétiser ces échanges autour de la circulation des biens, des métaux précieux et des hommes. Mais ce bilan ne serait pas pertinent sans une présentation des parcours intéressant l’Afrique subsaharienne, que ce soit pour ses propres produits ou ceux qu’elle importe, et le repérage des destinations finales des produits africains, souvent très lointaines, et ce depuis longtemps.

Sur cette question des parcours, ce qui frappe, c’est la profonde intégration des trois frontières de l’Afrique noire (transit saharien, commerce de la mer Rouge, échanges de la côte swahilie) dans le système des routes asiatiques. Ces trois commerces débouchent respectivement en Afrique du Nord et en Égypte, en Arabie (notamment Yémen et Oman) et en Perse. Les produits transsahariens arrivés en Égypte, comme les produits de la Corne abordant l’Arabie et non consommés sur place, prennent logiquement la route de l’Inde par l’océan Indien occidental. Les produits parvenus en Perse, soit reprennent la même route maritime via le golfe Persique, soit se retrouvent au niveau de la route continentale de la Soie (via Rayy, Merv et Boukhara jusqu’au 13e siècle, Ispahan et Boukhara ensuite). Les biens africains trouvent donc des débouchés en Asie centrale ou en Inde. De l’Asie centrale, ils repartent facilement vers la Chine, le Tibet ou la Mongolie (allant alors à l’extrémité de la route de la Soie) mais aussi la Russie. De l’Inde, qui en prélève une part importante, ils rejoignent l’Asie du Sud-Est et la Chine par l’océan Indien oriental, gagnant la mer de Chine par l’isthme de Kra (Malaisie aujourd’hui) et le Funan (Sud-Cambodge), jusqu’au 4e siècle, par les détroits de la Sonde, puis de Malacca, ensuite. À partir du 7e siècle, ils pénètrent en Chine par le port de Canton, siège de communautés arabe et persane importantes.

On peut repérer les parcours précis de certaines marchandises africaines. Prenons l’exemple du premier cycle systémique, c’est-à-dire les six premiers siècles de notre ère (pour le repérage de ces cycles, voir Beaujard [2009]). C’est en premier lieu la myrrhe du Nord de la Corne qui est exportée par des commerçants arabes, puis largement revendue aux Indiens. Ces derniers, essentiellement Cholas du Sud, en font (avec l’encens africain ou arabe) un produit phare transporté jusque sur l’isthme de Kra et au Funan, puis vers la Chine, avant que les commerçants des îles de la Sonde ne lui substituent leur benjoin (4e siècle). L’encens suit exactement le même trajet et finit par être lui aussi partiellement substitué par des résines de pin indonésiennes… La corne de rhinocéros aboutit très largement en Chine où ses supposées vertus aphrodisiaques sont toujours d’actualité, parfois après avoir été réduite en poudre, sans doute pour l’essentiel par la route océanique. Au cours du deuxième cycle systémique (600-1000), outre l’or et les esclaves qui seront analysés plus loin, c’est l’ivoire qui décolle, essentiellement utilisé en Inde pour fabriquer des manches de poignard ou des fourreaux d’épée, et qui vient compléter la production propre de ce pays. Le bois de construction, originaire de la mangrove de la côte est-africaine, finit sa course dans le golfe Persique et à Bagdad. Quant à l’ambre gris, il vient compléter les productions locales, dans l’ensemble de l’océan Indien, en tant que fixateur de parfum. Il en va de même des carapaces de tortue, utilisées dans toute la région dans des travaux d’incrustation et pour la fabrication de peignes.

Dans le troisième cycle systémique (11e-14e siècles), on mentionnera d’abord l’ivoire, notamment à destination de Byzance, mais qui, selon le Zhao Rugua (chronique chinoise de l’époque Song [2010]) parviendrait aussi en Chine à partir du port de Murbât en Hadramaout (Yémen). Faisant le bilan des produits que les chroniques de l’époque mentionnent comme arrivant en Chine, Beaujard [2007, pp. 64-65] recense, sur la période, des gommes aromatiques, de l’aloès, du bois de santal jaune et des carapaces de tortue. Le sang-dragon, substance résineuse d’origine végétale originaire de Socotra, serait aussi importé en Chine pour servir dans la préparation des vernis et encres. Nouvelle exportation, le quartz n’irait pas plus loin que l’Égypte, tandis que café et musc de civette s’arrêteraient en Arabie. À partir du 15e siècle et de l’expansion du quatrième cycle systémique, les mêmes produits continuent à pénétrer en Asie. Deux différences majeures cependant. Entre 1405 et 1433, l’intrusion des grandes jonques chinoises de Zheng He dans l’océan Indien amène, pour un temps, un approvisionnement direct de l’Extrême-Orient en produits africains. De même l’irruption des Portugais sur la côte est-africaine, à la toute fin du siècle, dynamise les exportations locales vers l’Inde et le reste de l’Asie, tout en constituant un monopole pour l’exportation de l’ivoire.

Pour ce qui est de l’or africain, on sait ce que fut son rôle dans la frappe du dinar, à l’instigation notamment de la dynastie égyptienne des Fatimides, au 10e siècle. Certes, l’or du Soudan et de l’Afrique de l’Est n’est pas la seule source de ce métal précieux pour l’Empire musulman : l’Arabie occidentale, le Caucase, l’Arménie, l’Oural et l’AltaÏ fournissent des apports anciens, désormais bien contrôlés par le pouvoir omeyyade puis les Abbassides. Mais l’or du Soudan constitue une source très nouvelle, et surtout quantitativement plus importante que les autres à partir du 8e siècle. En ce sens, l’or des caravanes transsahariennes constitue un facteur de bifurcation de l’histoire globale. Jusque-là, déficits commerciaux aidant, l’Europe perdait son or au profit de Byzance et celle-ci au profit de la Perse sassanide, laquelle l’engloutissait dans la thésaurisation (bijoux, mobilier précieux) et l’utilisait en achats auprès de l’Inde, elle-même grande thésaurisatrice. Ce circuit tendait donc à se bloquer de lui-même et c’est bien pourquoi la découverte de l’or du Soudan constituait une irrigation précieuse pour l’économie eurasiatique. Et de fait, cet or ne reste pas en Afrique du Nord mais « chemine vers les régions de grosse production qui travaillent pour le commerce d’exportation : l’Égypte avec son blé, ses papyrus et ses étoffes, la Mésopotamie avec sa canne à sucre et ses tissus. Il chemine aussi vers les régions de transit où arrivent les marchandises provenant de l’extérieur du monde musulman (…), les places qui reçoivent les produits de l’Asie, les épices notamment, les centres marchands de l’Asie centrale, Samarkand, Boukhara, le Kwarizm, qui commandent les routes vers les fleuves russes, le pays des Turcs, la Chine et l’Inde » [Lombard, 1971, p. 132]. Il est donc certain qu’une partie de cet or a terminé sa course en Inde et en Chine. Mais pour ce dernier pays, il ne peut s’agir que d’or thésaurisé dans la mesure où la Chine ne frappait pas de pièces d’or, passant d’un système monétaire fondé sur le bronze jusqu’au 13e siècle à un système basé sur l’argent à partir de la dynastie Ming.

Autre « produit » spécifique, les esclaves, qui seront très rapidement envoyés en Asie. Lors du premier cycle systémique, la traite orientale semble se concentrer sur la côte est-africaine, des esclaves arrivant en Somalie pour être redirigés sur l’Égypte. Mais on mentionne déjà des « esclaves Kunlun, grands et noirs, présents en Chine sans être sûr qu’il ne s’agit pas de captifs d’origine papoue » [Beaujard, 2007, p. 37]. C’est lors du deuxième cycle systémique, à partir du 7e siècle, que la traite orientale se développe véritablement. Des esclaves Zanj quittent le port de Pemba pour rejoindre l’Oman et Bassora. Selon Lombard [1990, t. 2, p. 30], on en retrouverait des quantités importantes en Indonésie. De là, des ambassades d’États insulindiens en auraient amené dans la Chine des Tang, à la capitale Chang’an où il est de bon ton de disposer de serviteurs noirs. Cette présence ne constituera pas un feu de paille : au début du 12e siècle, les riches de Canton possèdent habituellement des esclaves noirs. Ceux-ci se retrouveraient aussi comme soldats sur des jonques chinoises vers 1225 [Hirth, Rockhill, 2010] et « Ibn Battûta note, en 1355, l’emploi dans les villes chinoises de serveurs noirs comme gardiens » [Beaujard, 2007, p. 58]. La présence des Africains concerne aussi l’Inde : Manning [2010, p. 39] évoque les immigrants Habshi (venant de la Corne de l’Afrique) et Siddi (de la côte Sud-Est) pour le 13e siècle, certains ayant atteint une position sociale d’influence, parfois esclaves affranchis mais aussi venus comme hommes libres. Au 15e siècle, les guerriers africains constituaient le fleuron de l’armée du sultanat de Delhi, puis une composante non négligeable des forces de l’Empire moghol [ibid., p. 68]. Ils seront également employés dans les troupes ottomanes… En tout état de cause, l’impact des réseaux commerciaux issus du monde musulman a été déterminant dans cette géographie, comme du reste dans la dynamique initiale de la traite. Pétré-Grenouilleau [2004, pp. 94-105] en a remarquablement montré les déterminants tout en développant la profonde synergie entre la traite marchande et la formation des empires du Soudan.

Au final, ce parcours nous apprend que l’Afrique noire a incontestablement connu, dans la longue durée, une relation asymétrique avec l’Asie, fondée sur l’échange presque exclusif de produits primaires contre des produits fabriqués. il semble aussi que, contrairement aux acteurs des cités-États européennes du Moyen Âge, leurs homologues subsahariennes vivaient surtout par leur position dans des circuits commerciaux largement décidés en dehors d’elles et sur lesquels elles n’avaient qu’une faible créativité. Il n’est donc pas totalement anodin qu’elle ait ensuite suivi, dans la seconde moitié du 20e siècle, des stratégies de développement très ambiguës, fondées sur la seule exportation de produits primaires.

BEAUJARD P. [2007], « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le 16e siècle », in NATIVEL D. et RAJOANAH F., L’Afrique et Madagascar, Paris, Karthala.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in BEAUJARD P., BERGER L., NOREL P., Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GRATALOUP C. [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.

LOMBARD D. [1990], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, trois tomes, Paris, Éd. EHESS.

LOMBARD M. [1971], L’Islam dans sa première grandeur, 8e – 11e siècle, Paris, Flammarion.

MANNING P. [2010], The African Diaspora: A History through Culture, New York, Columbia University Press.

PÉTRÉ-GRENOUILLEAU O. [2004], Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard.

La société swahilie au cœur du grand commerce africain

L’histoire de l’océan Indien met souvent l’accent sur les diasporas arabes, persanes, gujaratis ou cholas, dans la formation de réseaux commerciaux qui s’étagent sur presque trois millénaires. On sait le rôle des diasporas indiennes dans l’implantation du bouddhisme et de l’hindouisme en Asie du Sud-Est. On connaît l’importance des Arabes et Persans dans la diffusion de techniques commerciales et financières qui précèdent les réussites génoises ou vénitiennes en la matière. Mais, comme souvent, les diasporas commerciales africaines restent partiellement dans l’ombre. Leur rôle a pourtant été déterminant dans l’ouest de l’océan Indien : c’est en particulier la société swahilie, implantée dans des sites portuaires et urbains le long d’un corridor allant de Mogadiscio aujourd’hui jusqu’au sud du Mozambique, qui doit être mise à l’honneur pour sa pérennité, sa spécialisation commerciale presque exclusive, sa capacité aussi à s’adapter aux changements de l’histoire globale.

Si l’on recherche les origines de cette population originale il faut d’abord souligner qu’un commerce est-africain, dans l’océan Indien, pourrait avoir débuté dès l’âge du Bronze. On a en effet retrouvé des formes précoces de mil spécifiquement africain, en Arabie ou dans le nord de l’Inde, dès la fin du 3e millénaire avant l’ère commune. De même, dès 2500 avant notre ère, les objets fabriqués en résine de trachylobium, plus connue sous le nom de copal, auraient voyagé d’Afrique de l’est vers la Mésopotamie. On ne sait cependant pas si ces transferts ont fait partie d’un commerce régulier, ni même si des Africains en étaient les acteurs : il faut donc rester assez prudent malgré ces présomptions. En revanche, c’est sans doute au 1er siècle av. J.-C. que la côte est africaine est indubitablement entrée dans le grand commerce de l’océan Indien. Si, jusqu’alors, des navigateurs égyptiens, hellénistiques ou romains, avaient fréquenté la région via la mer Rouge, c’est bien juste avant notre ère que la structure future des échanges se met en place. Des commerçants, pour l’essentiel arabes et indiens, viennent désormais régulièrement chercher de l’ivoire pour le transporter dans les ports situés sur le parcours reliant la mer Rouge, le golfe Persique et la côte indienne. Au début de notre ère, le port de Rhapta, dominé par des Yéménites, marque une réelle institutionnalisation de ces échanges (voir chronique du 24 mai sur ce blog).

La légende voudrait que les premiers marchands arabes soient à l’origine du peuplement swahili… Il est beaucoup plus probable que les premiers Swahilis aient été en continuité avec des populations bantoues pratiquant l’agriculture mais dotées assez tôt d’une réelle technologie maritime [Horton et Middleton, 2000, pp. 37-46]. L’idée d’une origine purement arabe des Swahilis est donc aujourd’hui complètement abandonnée même si les interactions matrimoniales entre Africains et Arabes ou Persans seront nombreuses, constituant ainsi une population en partie métissée. Il n’en reste pas moins que l’identité swahilie se maintiendra au cours des siècles, absorbant les individus extérieurs et contrôlant souvent ses alliances matrimoniales (notamment au 18e siècle face aux conquérants omanais) pour ne rien perdre de son pouvoir commercial. Par ailleurs, ce métissage n’est pas une réelle surprise et résulterait de l’intégration de l’Afrique de l’Est comme périphérie du système-monde, entre 6e et 10e siècle [Beaujard, 2007, p. 43], laquelle imposait un lien fort entre les courtiers africains que furent les Swahilis et les commerçants de longue distance, de fait largement musulmans.

Aux premiers siècles de notre ère, ce « commerce pré-swahili » a incontestablement pâti de la disparition de l’Empire romain, laquelle devait raréfier les voyages via la mer Rouge, laissant donc toute la place aux Orientaux. À leur place, des commerçants perses sassanides viennent de fait, au 6e siècle, s’approvisionner en esclaves. C’est avec la montée de l’islam, au 7e siècle, que le commerce swahili allait prendre toute sa dimension. Le premier califat omeyyade, plutôt centré sur la Syrie et la Méditerranée, laissait une certaine liberté à des groupes musulmans dissidents pour développer le commerce de l’océan Indien. Ce sont les Kharidjites de Bassora et leurs alliés Ibadites d’Oman qui allaient saisir l’opportunité, en développant d’abord le commerce des esclaves destinés à assainir les marais du sud de l’Irak, à partir des ports négriers de Pemba et de Zanzibar. Sous le califat abbasside, après 750, l’ivoire deviendrait une denrée de plus en plus importante, réexportée par les Arabes vers l’Inde et surtout la Chine [Horton et Middleton, pp. 75-76] tandis que la demande d’esclaves devait faiblir suite à la révolte de ces derniers en Irak (868). À côté de ces deux produits, c’est aussi le bois de construction qui est exporté (bois dur et poteaux extraits de la mangrove), la corne de rhinocéros (à destination de la Chine), l’ambre gris utilisé dans la parfumerie, enfin les carapaces de tortue servant à fabriquer des peignes… Au total, le commerce entre le golfe Persique et l’Afrique de l’Est était devenu régulier, voire routinier, dès les 9e et 10e siècles.

La liaison avec la mer Rouge allait cependant reprendre aux 10e et 11e siècles sous l’impulsion de la dynastie égyptienne des Fatimides. Ces derniers viennent d’abord en Afrique de l’Est pour l’or (exploité dans la région du Grand Zimbabwe) qu’ils fondent ensuite pour obtenir le dinar, véritable monnaie de référence de l’époque. Ils y exercent aussi, en partie pour répondre à des besoins byzantins et européens, une forte demande pour l’ivoire. C’est enfin le cristal de quartz qui rejoint les produits traditionnellement exportés et sera remarquablement travaillé dans les ateliers cairotes. Sur cette lancée, les marchands swahilis deviennent plus ambitieux, allant peut-être jusqu’à fréquenter le port d’Aden au 13e siècle [ibid., p. 81]. Et de fait les marchands d’Aden concurrencent activement ceux venus d’Égypte ou originaires du Golfe dans le commerce est-africain. Ils s’intéressent notamment à l’or, permettant à la ville swahilie de Kilwa de devenir le centre régional incontesté de ce trafic. C’est au 15e siècle que les marchands indiens, notamment de Cambay, deviennent sans doute prépondérants, apportant riz, blé, indigo, savon, cornaline, huile, poterie vulgaire et surtout du textile : la production textile swahilie pourrait alors avoir diminué, voire disparu [ibid., p. 82] au profit de ces tissus et vêtements prestigieux importés…

À partir du 16e siècle le commerce swahili change de nature avec l’intrusion portugaise, puis la conquête omanaise. Les Portugais s’implantent dans les ports swahilis et cherchent à monopoliser le commerce de l’or et de l’ivoire, tant avec l’intérieur que vers l’extérieur, en créant des forts militarisés. Mais ils ne gênent que marginalement les affaires de la diaspora qui, étant moins présente sur l’or et sur l’ivoire, se replie sur une multitude d’autres produits d’exportation (copal, ambre gris, bois de construction, coquillages, esclaves et plusieurs produits alimentaires, céréales, noix de coco, vinaigre, coprah). Il en ira de même au 18e siècle après la conquête par Oman des forts portugais en Arabie du Sud puis, dans la foulée, sur la côte est-africaine. Le commerce swahili connaît alors son âge d’or, se développant sur l’ivoire et les esclaves (à destination des plantations omanaises, comme des établissements français sucriers des Mascareignes et de Madagascar) en dehors des taxations omanaises. Au début du 19e, c’est la production du clou de girofle sur Zanzibar et Pemba qui fournit une autre recette d’exportation. Les choses commenceront à changer en 1832 avec l’établissement de la capitale du sultanat à Zanzibar (au lieu d’Oman), la militarisation de la côte et la saisie progressive du commerce swahili par les Omanais, enfin avec la mainmise anglaise sur l’administration du sultanat après 1888.

Cette chronologie étant posée, il importe aussi d’analyser la structure des échanges des marchands swahilis, tant avec leurs partenaires étrangers, Arabes ou Indiens, qu’avec leurs fournisseurs de l’intérieur. Ce qui frappe d’emblée, c’est la remarquable capacité de ces commerçants à ne pas régler leurs achats intérieurs de produits destinés à l’exportation via le transfert de produits importés. Plus précisément, ils paient l’or, l’ivoire, les esclaves, obtenus à l’intérieur du continent, en remettant d’abord leur propre production urbaine de textile, de produits métalliques (fer et cuivre), ou de coquillages. Ce n’est qu’accessoirement qu’ils transmettent les perles et pièces de verre d’importation, la céramique chinoise ou les textiles indiens, tout au moins jusqu’au 15e siècle. Ces produits serviraient longtemps de marqueurs sociaux, d’indicateurs de statut et de bon goût, et à ce titre seraient jalousement conservés dans une société où le waugwana, le statut de « patricien » est assimilable à une élégance, une culture, un style spécifique. Tout se passe donc in fine comme si les commerçants swahilis échangeaient ces signes importés de statut social contre leur propre production urbaine. Mais avec, à travers la médiation des produits exportés de l’intérieur, une conséquence économique potentiellement désastreuse : la relégation des populations non côtières dans un statut de fournisseur de produits primaires non transformés, dont la « fabrication » relève moins de l’économie que du brigandage (razzias esclavagistes) ou du pillage des ressources naturelles (massacre des éléphants et rhinocéros). Il en irait de même des monnaies obtenues parfois dans l’échange : les dinars d’or venus du Yémen resteraient dans l’économie urbaine côtière tandis que seules les pièces locales de cuivre et d’argent circuleraient sur le corridor swahili et, plus marginalement, vers l’intérieur.

Au total, la société swahilie a certainement construit une des diasporas commerciales parmi les plus durables de l’océan Indien. Sa forte culture élitiste, son souci de maintenir les structures de base de son commerce, sa capacité à gérer intelligemment ses contacts avec l’intérieur des terres comme ses alliances extérieures ont assuré son succès sur plus de deux millénaires. En revanche sa faiblesse militaire et surtout sa difficulté apparente à voyager en dehors de la côte africaine ne lui ont pas permis de s’adapter au mieux au contexte, de fait militarisé, de l’économie globale, à partir du 17e siècle.

BEAUJARD P. [2007],   « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde eurasiatique et africain avant le 16e siècle », in : L’Afrique et Madagascar, D. Nativel et F. Rajaonah (éds.), Paris, Karthala, pp. 29-102.

HORTON M. et MIDDLETON J. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

Le premier essor du commerce de longue distance en Afrique

Dans sa volumineuse histoire de l’Afrique précoloniale [2002], Christopher Ehret identifie le premier millénaire avant notre ère et les trois siècles suivants comme la période de « révolution commerciale » du continent. Il est possible qu’il sous-estime, au passage, l’ancrage asiatique des commerçants touchant l’Afrique à cette époque : de fait il tend à considérer le commerce de la mer Rouge et de la côte Est comme une simple extension des échanges méditerranéens [2002, pp. 162-163]. Mais son apport n’en est pas moins précieux en ce qu’il fixe les déterminants endogènes comme exogènes de ce grand commerce, tout en spécifiant la « spécialisation » en produits primaires que l’Afrique conservera très largement par la suite.

C’est au cours du premier millénaire avant l’ère commune que l’Afrique connaît sa première mise en relations d’envergure avec le monde méditerranéen et le monde arabe. Jusqu’alors, en effet, le continent semble avoir beaucoup inventé de façon interne. Ainsi l’agriculture africaine semble être née de façon indépendante du foyer proche-oriental, au moins dans trois régions différentes : la région saharo-sahélienne (vers – 8000), la corne de l’Afrique autour du bananier d’Abyssinie (vers – 6500), les savanes boisées d’Afrique de l’Ouest à partir de l’igname (vers – 8000).  De même, la métallurgie du fer paraît y avoir été totalement séparée de son émergence supposée en Anatolie vers 1500 av. J.-C. Entre 1000 et 500 av. J.-C., deux foyers de production existaient, au Nord-Nigeria et Cameroun d’une part, dans la région des Grands Lacs d’autre part. Ces deux foyers apparaissent donc avant que la métallurgie du fer ne parvienne d’Anatolie en Égypte et en Afrique du Nord, ce que confirment du reste les différences entre les deux types de techniques.

À partir du début du premier millénaire avant l’ère commune, l’Afrique commence en revanche à interagir très régulièrement avec les autres continents. Deux sources extérieures de commerce sont incontestablement présentes. Au Nord, ce sont les Phéniciens puis les Grecs qui créent une dynamique tout à fait nouvelle sur la côte nord-africaine comme en Égypte. A l’Est, ce sont les Arabes, notamment de la côte yéménite, qui seront les acteurs déterminants sur les rives africaines de la mer Rouge et de l’océan Indien. Très différent du commerce dirigé par les souverains, l’échange devient dès cette époque une affaire de professionnels et d’aventuriers, de plus en plus indépendants des pouvoirs politiques et capables de fonder des colonies ou des cités commerciales très éloignées de leurs bases. La relative autonomie de ces dernières, tout comme leur pouvoir économique croissant, rendent les souverains territoriaux, petits ou grands, de moins en moins capables de traiter le commerce de longue distance comme une affaire contrôlée, mélangeant intérêt personnel et diplomatie. Dans ces conditions, les royautés ou États locaux se replient sur des formes de taxation de ce commerce tout en lui fournissant parfois des monnaies véhiculaires utiles.

En Afrique de l’Est, un port commercial important émergerait avec Rhapta, sur la côte tanzanienne actuelle. On y aurait échangé des perles de verre et des outils en fer importés contre de l’ivoire, des cornes de rhinocéros et des carapaces de tortue. Au premier siècle de notre ère, Rhapta était supervisé par le gouverneur de Mapharitis au Yémen. La taxation et la régulation du commerce dans cette cité étaient affermées à des marchands originaires du port de Mocha, souvent mariés à des femmes de la région. Le commerce transitant par ce port devait avoir des conséquences importantes jusque dans l’intérieur, notamment en permettant un apport en produits ferreux distinct de l’approvisionnement local. Mais les apports les plus fondamentaux allaient être ceux des populations d’origine malaise : installées sur la côte dès le premier siècle de l’ère commune, elle auraient ensuite migré vers Madagascar et auraient acclimaté beaucoup de plantes asiatiques (igname d’Asie, taro, banane, canne à sucre, entre autres – voir chronique du 19 avril 2010 sur ce blog) qui se diffuseront vers l’intérieur. Le poulet et le porc seraient deux autres apports particulièrement importants.

En Afrique du Nord-Est, ce sont d’abord les commerçants arabes qui agissent dans le Nord de la corne, y développent la culture de la myrrhe et de l’encens et en importent ivoire, corne de rhinocéros et carapaces de tortue. Là aussi, confrontés à un climat et des sols très proches de ceux de l’Arabie méridionale, ils s’établissent et s’allient souvent aux familles des chefs de clans traditionnels. Constituant des cités commerciales, leur influence s’étend à la diffusion de leur langue comme moyen de communication entre les ethnies locales, sans doute aussi de leurs institutions comme certaines conceptions de la royauté. C’est a priori une telle forme de pouvoir qui se met en place dans le royaume d’Aksoum, au Nord de l’Éthiopie et en Érythrée, au moins à partir du 1er siècle de notre ère. Les marchands d’Aksoum mettent fin à la rivalité qui existait jusqu’alors, notamment avec les commerçants de l’Égypte des Ptolémée. En établissant un seul port, Adulis, passage obligé des marchands étrangers, le royaume d’Aksoum se crée un quasi-monopole pour la vente de l’ivoire, peut-être aussi de l’or de la région du Nil moyen. Les taxes perçues permettent de financer l’armée et la construction de la capitale, l’influence du pouvoir Aksoumite s’étend très au Nord sur la côte de la mer Rouge, parfois mais de manière sporadique sur certaines parties de l’Arabie du Sud. Ce faisant, ils coupent au royaume de Méroé son accès traditionnel au débouché maritime.

L’Afrique du Nord est évidemment la partie du continent directement concernée par le commerce méditerranéen. Carthage serait fondée au 9e siècle avant l’ère commune par les Phéniciens, Cyrène au 8e par des Grecs. Le débouché maritime renforcerait le pouvoir des Garamantes, peuple libyco-berbère du Nord-Sahara, qui devait plus tard fournir ses fauves à l’Empire romain mais approvisionnait surtout les marchands méditerranéens en pierres précieuses. Si le commerce trans-saharien semble surtout occasionnel au premier millénaire avant notre ère, l’essor commercial aurait stimulé la formation d’États territoriaux importants dans le monde berbère, notamment le royaume numide (en Tunisie et Algérie orientale) et la Maurétanie (entre Maroc et Algérie occidentale). Avec l’avènement de l’Empire romain, ces régions, et plus particulièrement l’actuelle Tunisie, deviendront de véritables greniers à blé pour la ville de Rome. C’est aussi durant cette période que commence en Afrique du Nord l’utilisation du dromadaire comme source de viande, de lait et, évidemment, comme moyen de transport. Introduit de l’Arabie au premier millénaire avant l’ère commune, cet animal est ensuite progressivement utilisé pour les transports et détermine un pastoralisme nomade dès les débuts de notre ère.

Contrairement à toutes les régions que nous venons de voir, l’Afrique de l’Ouest semble, de son côté, avoir connu une révolution commerciale largement endogène. Le commerce des métaux en serait le moteur mais la vente de cotonnades serait aussi présente, dans la boucle du Niger comme dans le bassin tchadien. C’est de cette époque que daterait la constitution de villages d’artisans spécialisés, en connexion avec un marché urbain proche, dans la ville autour de laquelle, précisément, ces villages d’artisans se regrouperaient. La production artisanale pour ce marché aurait aussi déterminé la formation de castes professionnelles. Sur cette base, les produits auraient commencé à circuler sur de très longues distances, soit en remontant le fleuve Niger, soit par voie terrestre. Djenné, par exemple, constituait une plaque tournante pour l’or venu de l’Ouest, comme pour le cuivre arrivant par l’Est, tandis que la production locale de riz et de poisson, mais aussi alentours de sorgho et de mil, permettait aux commerçants de pratiquer aussi un trafic local. Et pour cette région, il semble clair que le commerce trans-saharien ne fonctionnait pas encore : pour ce qui est du transport de l’or, il ne commencerait véritablement qu’à partir de la fin du 3e siècle.

Au total, Ehret fait un bilan précis de la participation de l’Afrique aux échanges de longue distance dans une période où on ne l’attend pas. Et il nous démontre au passage, avec l’essor commercial endogène à l’Ouest, l’importance du royaume d’Aksoum ou les trafics de la côte Est, avec l’influence malaise au Sud-Est et à Madagascar, la montée en puissance du monde berbère au Nord, que le continent africain est loin d’être resté passif à cette époque, reformulant les influences étrangères et s’appuyant sur les atouts méditerranéens ou arabes pour s’intégrer à l’économie globale.

EHRET Christopher [2002], The Civilizations of Africa: A History to 1800, University Press of Virginia, Charlottesville.