La naissance de l’État et les premières globalisations : la singularité mésopotamienne

Les échanges connaissent une importante extension au 4e millénaire av. J.-C., en Asie occidentale puis en Égypte. Liée à l’innovation cruciale que représente le développement d’une métallurgie du cuivre puis du bronze, et au progrès d’un élevage de moutons pour la laine, base d’un artisanat textile, cette extension préside à la naissance de l’État. Ce phénomène constitue une rupture majeure dans l’évolution des sociétés humaines, après celle du Néolithique. L’absence de ressources de la Mésopotamie du Sud en métaux, en pierre ou en bois, ne pouvait qu’inciter les élites de cette région à assurer leur approvisionnement. Les causes de la naissance de l’État sont cependant plus complexes. La « Révolution urbaine » est aussi une révolution idéologique, à l’intérieur de la société et dans son rapport à l’environnement : elle est le temps du grand divorce de la culture et de la nature, et le motif du triomphe de l’homme sur une nature hostile est prééminent dans la mythologie mésopotamienne. C’est en fait un ensemble de facteurs inscrits dans l’économique, le politique, le religieux et l’environnement qui amènent les transformations observées [Testart, 2004]. Cette naissance de l’État conduit elle-même à un nouvel essor des échanges, échanges de biens mais aussi de savoirs, de croyances et de valeurs.

La construction de l’État s’accompagne en outre de l’apparition de techniques de pouvoir inédites, utilisant l’écriture (à partir de 3400 av. J.-C. au plus tard en Mésopotamie) et elle introduit une division du travail radicalement nouvelle, à l’intérieur des sociétés à État et entre régions. Elle développe de nouvelles formes de mobilisation du travail et d’accumulation du capital, impliquant le recours à un travail servile puis salarié, et la collecte de taxes et de tributs. L’écriture représente une révolution cognitive et une puissante technique de contrôle social [Glassner, 2000]. Combinée à une standardisation des poids et mesures, la mise au point de systèmes de comptabilité marque une innovation majeure qui va fournir à l’État les assises d’une organisation efficace et accentuer un mouvement de complexification sociale impulsé notamment par la croissance du commerce extérieur [Hudson et Wunsch, 2004]. Le secteur public nouvellement constitué apporte les cadres qui permettent la formation de centres entrepreneuriaux : une accumulation du capital avec recherche de profit s’est d’abord développée avec l’appareil d’État et les institutions des temples, puis des palais [1].

L’intensification des pratiques agricoles – avec la mise au point de l’araire et de la traction animale [Sherratt, 2006], l’essor de l’irrigation et celle de l’arboriculture – entraîne en Mésopotamie une augmentation de la production et une croissance démographique nouvelle. Celle-ci alimente un processus d’urbanisation et un phénomène expansionniste, qui s’appuie sur la construction étatique et la diffusion d’une idéologie nouvelle. À partir de 3600 av. J.-C. env., un système de cités-États se met en place, où la ville d’Uruk apparaît prééminente : on parle ainsi d’« expansion urukienne » pour ce qui est en fait une extension des réseaux d’échange à partir de toute la Mésopotamie du Sud. Même si ces innovations sont antérieures, la diffusion de races de moutons à laine et la production de boissons fermentées (bière, vin de dattes) constituent d’autres faits marquants de la Révolution urbaine : celle-ci s’accompagne clairement d’une transformation dans l’habillement et dans la consommation alimentaire [Sherratt, 2004] qui sont partie intégrante de cette « civilisation urukienne » qui va se diffuser dans les régions voisines, et influencer jusqu’à l’Égypte [Wilkinson, 2004].

Le Sud mésopotamien exporte sans doute des textiles et d’autres objets manufacturés, et importe des matériaux bruts, des esclaves, et peut-être aussi des objets métalliques. L’« expansion urukienne » induit un phénomène de « globalisation » (à la fois extension des échanges de longue distance et interdépendance des régions connectées à travers l’instauration d’une division transrégionale du travail) au sein d’un espace que l’on peut considérer comme un premier système-monde [Algaze, 2001 ; Beaujard, 2011, 2012]. Vers le nord, à la recherche de métaux, le système s’étend jusqu’au Caucase (culture de Maykop) et entre en contact avec le monde des steppes de l’Asie centrale (ville de Sarazm). Vers l’ouest, on peut clairement observer des interconnections entre l’Anatolie, les Balkans et les steppes lors du développement de l’Âge du Bronze ancien [Sherratt, 1997].

Les Mésopotamiens du Sud forment des comptoirs et créent des « colonies » dans des régions plus au nord. L’extension des réseaux urukiens est sans doute favorisée – dans un premier temps – par l’émergence d’entités politiques au nord de la Mésopotamie avant même le milieu du 4e millénaire. Si les diasporas mésopotamiennes devaient traiter avec les puissances locales, les colonies, elles, ont peut-être eu parfois recours à la force. La métallurgie du bronze permettait la fabrication d’outils pour l’agriculture, mais aussi d’armes qui augmentaient la puissance militaire : la constitution d’armées a joué un rôle dans l’essor des États.

L’idéologie et certaines innovations de la Mésopotamie vont influencer d’autres régions. S’il n’y a pas eu emprunt de l’écriture sumérienne, il y a eu diffusion de l’idée de l’écriture et mise au point de systèmes particuliers, en Égypte, en Iran, et plus tard dans l’Indus et en Crète. En Afrique du Nord-Est, dans le courant du 4e millénaire, l’aridification de la Libye et du désert oriental encourage une intensification des pratiques agricoles dans la vallée du Nil, qui ici encore se combine à une extension des échanges pour aboutir à la formation d’États. Les terres fertilisées par le Nil constituent une aire relativement enclavée ; cette situation pourrait avoir favorisé un mode d’organisation politique centralisé et avoir assuré une meilleure stabilité au système égyptien que les surfaces irriguées de la Mésopotamie du Sud. La nature de l’État en Égypte tient aussi à des traits politico-religieux des sociétés où émerge cet État [Wengrow, 2006]. Les fondements idéologiques du pouvoir différaient entre Mésopotamie et Égypte, où le personnage du roi-dieu pharaon était le garant de l’ordre cosmique et social, les « rois » mésopotamiens représentant d’abord des administrateurs et des seigneurs de guerre. L’ordre en Mésopotamie résulte de négociations et de compétitions dans les cités, entre les cités, et entre urbains et nomades. En Égypte, qui s’urbanise à partir de 3500 av. J.-C. et développe l’écriture vers 3400, divers proto-États dominent des sections le long du fleuve et les régions avoisinantes. Leur affrontement aboutit à la formation d’un royaume unifié vers 3100 av. J.-C. L’Égypte bénéficie de liens indirects avec la Mésopotamie par le Levant, mais se développe en centre d’un système-monde distinct de celui de l’Asie occidentale.

En Asie du Sud, les conditions politiques et religieuses qui président à la formation de l’État au 3e millénaire dans la civilisation de l’Indus restent difficiles à cerner, mais l’essor de l’agriculture et des échanges et l’idéologie jouent ici encore un rôle crucial [Possehl, 2002 ; Ratnagar, 2004]. L’espace indusien formera avec l’Asie occidentale un système-monde unique à partir de 2600 av. J.-C.

La formation de l’État en Chine s’appuie également sur un double progrès de l’agriculture d’une part, des échanges d’autre part. L’arrivée des techniques d’une métallurgie du bronze par les routes de l’Asie centrale vers la fin du 3e millénaire a influé sur cette évolution au 2e millénaire av. J.-C. L’État dirigé par la cité d’Erlitou surgit dans le contexte d’espaces en compétition, partageant une culture commune. La présence de centres secondaires sans doute initiés par une colonisation venant d’Erlitou montre une volonté de contrôle des routes menant à des ressources naturelles (sel, cuivre, étain…), dans un processus comparable à ce que l’on observe lors de l’expansion urukienne en Mésopotamie [Liu et Chen, 2003]. Ce n’est toutefois qu’à la période suivante, dans la culture d’Erligang, que des indices de contacts au loin bien développés sont mis en lumière. Un système d’écriture, d’abord rencontré sur des omoplates d’animaux et des plastrons de tortues, puis sur des bronzes, apparaît vers 1500 av. J.-C.

Chang [2000] a toutefois défendu l’idée que le bronze et l’écriture n’ont pas joué de rôle économique majeur dans l’Âge du Bronze chinois, mais plutôt un rôle idéologique de support du pouvoir politique (cf. l’usage de récipients en bronze dans les cultes dynastiques… Il est vrai que le bronze, dont la fabrication est monopolisée par l’élite à partir de la phase Erlitou, n’est pas utilisé pour des outils agricoles). Malgré son intérêt, cette thèse oublie l’importance qu’a dû représenter la fabrication d’armes en bronze, et la possibilité d’un usage plus large de l’écriture, sur des matériaux périssables qui n’auraient pas laissé de traces.

Il est vrai cependant que l’État se construit en Chine sur des bases qui diffèrent en partie de ce que l’on observe en Mésopotamie, et que les innovations mésopotamiennes ont joué un rôle crucial dans l’évolution de l’ensemble du monde. L’idéologie de la civilisation urukienne a en fait marqué l’évolution de l’Occident, jusqu’à la Révolution industrielle et la période actuelle. Pour Chang [2000], la Mésopotamie est la seule des grandes civilisations à s’être lancée, dès la Révolution urbaine, dans une construction étatique fondée sur le contrôle de techniques de production nouvelles, un usage largement économique de l’écrit et « l’établissement de sociétés territoriales prévalant pour le règlement du comportement interpersonnel sur les clans primitifs et les lignages ». D’où l’idée d’une « bifurcation » occidentale originelle. Les développements mésopotamiens, souligne Chang, furent considérés comme « archétypiques du commencement des civilisations », alors qu’ils ont constitué un phénomène pour une part singulier.

ALGAZE, G., 2001, « The Prehistory of Imperialism. The Case of Uruk Period Mesopotamia », in : Uruk Mesopotamia and its Neighbors. Cross-cultural Interactions in the Era of State Formation, M. S. Rothman (éd.), Sante Fe, School of American Research, Oxford, James Currey, pp. 27-83.

BEAUJARD, P., 2011, « Evolutions and temporal delimitations of possible Bronze Age world-systems in western Asia and the Mediterranean », Interweaving Worlds : Systemic Interactions in Eurasia, 7th to the 1st Millennia BC, T. C. Wilkinson, S. Sherratt et J. Bennet (éds.), Oxford, Oxbow Books, pp. 7-26.

BEAUJARD, P., 2012 à paraître, Les Mondes de l’océan Indien, 2 volumes, Paris, Armand Colin.

CHANG, K.-C., 2000, « Ancient China and Its Anthropological Significance », in : Breakout : The Origins of Cilization, M. Lamberg-Karlovsky (éd.), Cambridge, Peabody Museum of Archaeology and Ethnology, Harvard University, pp. 1-11.

GLASSNER, J.-J., 2000, Écrire à Sumer, l’invention du cunéiforme, Paris, Seuil.

HUDSON, M., 1996, « The Dynamics of Privatization, From the Bronze Age to the Present », in : Privatization in the Ancient Near East and Classical World, M. Hudson et B. A. Levine (éds.), Cambridge MA, Peabody Museum of Archaeology and Ethnology, pp. 33-72.

HUDSON, M. et C. WUNSCH, C. (éds.), 2004, Creating economic order : Record-keeping, standardization and the development of accounting in the ancient Near East, Bethesda, CDL Press.

LIU, L. et CHEN, X., 2003, State Formation in Early China, London, Duckworth.

POSSEHL, G. L., 2002, The Indus Civilization, A Contemporary Perspective, Walnut Creek, Lanham, New York, Oxford, Altamira Press.

RATNAGAR, S., 2004, Trading Encounters. From the Euphrates to the Indus in the Bronze Age, Oxford, Oxford University Press.

SHERRATT, A., 1997, Economy and Society in Prehistoric Europe. Changing Perspectives, Edinburgh, Edinburgh University Press.

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SHERRATT, A., 2006, « La traction animale et la transformation de l’Europe néolithique », in : Premiers chariots, premiers araires. La diffusion de la traction animale en Europe pendant les IVe et IIIe millénaires avant notre ère, P. Pétrequin, R-M. Arbogast, A-M. Pétrequin, S. van Willigen et M. Bailly (éds.), Paris, Éd. du CNRS, pp. 329-360.

TESTART, A., 2004, L’Origine de l’État. La servitude volontaire II, Paris, Éditions Errance.

WENGROW, D., 2006, The Archaeology of Early Egypt. Social Transformations in North-East Africa, c. 10,000 to 2,650 BC, Cambridge, Cambridge University Press.

WILKINSON, T. A. H., 2004, « Uruk into Egypt : Imports and Imitations », in : Artefacts of Complexity. Tracking the Uruk in the Near East, J. N. Postgate (éd.), Iraq Archaeological Reports-5, British School of Archaeology in Iraq, pp. 237-247.

[1] Un processus de privatisation de la terre naît ensuite au sommet de la pyramide sociale, en même temps que la royauté, dans la première partie du 3e millénaire (Hudson 1996). La pratique de prêts à intérêt apparaît à la même époque, et le salariat est attesté. Dès le 3e millénaire, on observe la floraison d’un secteur privé et l’existence de marchés avec des fluctuations de prix. Dans le même temps, les archives de Fara montrent l’existence d’un système de taxation vers 2500 av. J.-C.

Karl Polanyi et la construction du Marché : leçons pour l’histoire globale

Avec son livre devenu un classique, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944, trad. fr. Gallimard, 1983), Karl Polanyi est sans doute l’un des auteurs les plus cités lorsqu’il s’agit d’analyser les modalités de construction, en Europe ou ailleurs, de l’économie de marché. Pour lui les sociétés traditionnelles s’opposeraient résolument au Marché dans la mesure où l’économie n’y constituerait pas une sphère autonome, distinguable de l’ensemble des autres activités sociales. Cet « encastrement » dans le social des activités que nous considérons comme spécifiquement économiques se réaliserait par trois principes à peu près universels (réciprocité, redistribution, administration domestique) que l’autorité politique ou religieuse maintiendrait contre toute perturbation venant d’une sphère commerciale, notamment extérieure aux sociétés concernées. Dans ces conditions, les marchés de biens seraient empêchés ou étroitement contrôlés et, par conséquent, toute économie de marché y serait impossible. On sait aujourd’hui que Polanyi, sur la base de ces hypothèses, a largement sous-estimé l’existence de marchés concrets, parfois très influencés par l’offre et la demande, dès l’Antiquité mésopotamienne, égyptienne ou grecque. Et les découvertes archéologiques ont du même coup jeté un doute sur la pertinence de l’ensemble de son analyse, voire décrédibilisé sa méthode, sur la foi de témoignages ponctuels…

Une telle évolution est sans doute dommageable car Polanyi possède une véritable théorie de la formation des marchés comme de l’économie de marché. Et les bases de cette théorie semblent totalement pertinentes pour appréhender ce qui se passe, en histoire globale, quand le commerce de longue distance vient mettre en contact des sociétés où le Marché n’est pas nécessairement le principe régulateur des activités économiques et sociales. Nous allons donc ici poser les bases de cette théorie polanyienne et tenter de cerner son apport spécifique à l’histoire économique globale. Le papier que nous proposons ici est donc d’abord méthodologique, sans doute destiné à être repris et précisé dans des travaux à venir.

Il importe d’emblée de préciser que Polanyi distingue clairement entre les marchés ponctuels de biens (marchés locaux ou marchés sectoriels) et ce qu’il appelle le système de marché et que nous désignerons ici par le terme de « Marché », avec une majuscule. Le Marché est fait de la synergie entre des marchés de biens (où l’interaction entre offre et demande influence plus ou moins la fixation du prix) et marchés de facteurs de production (travail, terre et capital). Ainsi, quand le prix d’un bien donné augmente, par exemple sous l’effet d’une forte demande externe, seule la capacité de mobiliser davantage de terre, de travail et de capital permet de produire plus afin de tirer parti de cette demande brutalement accrue. En ce sens, le prix n’est un signal régulateur dans le cadre du Marché que si des marchés de facteurs autorisent cette production accrue… La théorie de la construction du Marché propre à Polanyi se développe alors suivant une démonstration en trois temps.

Dans un premier temps, il fait remarquer que les trois principes fondant l’encastrement de l’économie dans le social sont altérés par l’existence de marchés de biens, d’une façon qui peut initialement paraître presque inaperçue… Que sont ces trois principes ? Le principe de réciprocité nous indique que la production n’est pas nécessairement réalisée pour les propres besoins du producteur : ainsi, aux îles Trobriand, un individu cultivera, non pas pour sa femme et ses enfants, mais pour assurer les besoins de la famille de sa sœur ; en retour il sera lui-même nourri par le frère de son épouse ; de proche en proche il se crée alors une chaîne de solidarité alimentaire dans laquelle chaque travailleur joue sa crédibilité. Pour Polanyi, le principe de réciprocité est donc fondé sur une institution qu’il nomme « symétrie ». Deuxième principe, la redistribution repose alternativement sur l’existence d’une instance centrale (temple, pouvoir politique…) qui collectera les récoltes et les distribuera à l’ensemble de la société sur des critères de statut ou de besoin alimentaire : ce principe est donc fondé sur une institution qu’il nomme « centralité ». Enfin, l’administration domestique, soit la production pour sa famille (nucléaire ou élargie), voire son clan, constitue un troisième principe, fondé pour sa part sur une institution repérée comme « autarcie ». Évidemment, une société ne peut relever des trois principes en même temps dans la mesure où ils sont largement contradictoires entre eux. Cependant Polanyi pose que la plupart des sociétés sont façonnées par combinaison, dans des proportions très variables, de ces trois principes.

Deuxième temps : l’ordre social ainsi construit n’est cependant pas immuable car tant les instances centrales (temple, État) que les foyers d’administration domestique peuvent vouloir échanger pour céder leurs surplus d’une part, avoir accès à des biens qu’ils ne pourraient produire d’autre part. En ce sens, l’échange constituerait bien un quatrième principe d’organisation des sociétés traditionnelles mais cette fois, un principe potentiellement dangereux puisqu’il va se fonder sur l’institution du marché. Polanyi note cependant que l’échange sur un marché n’implique pas nécessairement recherche active du profit pécuniaire tant que les contractants cherchent à se procurer ce qui améliore leur ordinaire, diversifie leur subsistance ou leur consommation. Cependant le marché détient le pouvoir de dissoudre l’ordre social d’une façon que Polanyi exprime en ces termes. Symétrie, centralité et autarcie ne constituent pas (ou n’engendrent pas) des institutions concrètes vouées à une fonction unique : par exemple, le temple en tant qu’institution centrale aura des fonctions religieuses, politiques, éducatives, et sans doute bien d’autres en plus de sa fonction de redistribution. Le marché au contraire serait voué à une fonction unique, celle de faciliter les échanges. Cette fonction économique prenant de l’importance et devenant éventuellement cruciale pour la satisfaction d’une société, le marché en viendra à assurer des fonctions économiques que les autres institutions avaient coutume d’assurer. Il en viendra donc assez logiquement à priver ces autres institutions de leurs fonctions économiques. Mais cette privation paraîtra relativement anodine dans la mesure où elle n’attaquera pas les fonctions principales de ces institutions : le temple, par exemple, n’en perdra pas pour autant sa fonction religieuse… Autrement dit, le marché affaiblirait les autres institutions et renforcerait son rôle, en quelque sorte par la bande, restructurant alors la société pour qu’elle se conforme de plus en plus aux impératifs du marché, créant ce que Polanyi nomme une « société de marché ».

Le troisième temps de la construction du Marché s’en déduit logiquement. Une fois des marchés de biens ponctuels solidement installés, obéissant partiellement aux stimulants de l’offre et de la demande, la production pour ces marchés deviendra irrésistible. Pour la permettre, il faudra mobiliser un travail qui pourtant constitue une activité profondément imbriquée dans l’ordre social, indissociable de ce dernier. Le travail humain n’est donc pas d’abord destiné à être marchandisé mais se caractériserait, pour Polanyi, par un statut de « marchandise fictive ». Et il en va de même de la terre, elle-même profondément liée au travail dans le cadre d’une société donnée. Quand et sous quelles formes précises seront mobilisés terre et travail dépend évidemment de chaque société et de la nature des perturbations qui l’atteignent, nous y reviendrons. En revanche, ce qui est clair pour Polanyi c’est que la marchandisation de la terre et du travail est vouée à connaître des échecs récurrents. En séparant par exemple le travail de l’ensemble des formes sociales d’existence, cette marchandisation contribuerait à la liquidation des organisations non-contractuelles enracinées dans la parenté ou la religion, créant ainsi une grave insécurité quant à l’identité et aux statuts, conduisant in fine à des problèmes de productivité et à un besoin de protection en retour. En ce sens, la réalisation du Marché constituerait bien, suivant les mots de Polanyi, une utopie récurrente…

Quel intérêt pour l’histoire économique globale ? Cette dernière étudie, on le sait, les échanges commerciaux transculturels, notamment les échanges à longue distance, qu’ils soient menés par des diasporas commerciales dynamiques (mais relativement peu impliquées dans la production elle-même), comme dans l’océan Indien depuis deux millénaires au moins, ou des commerçants européens, parfois secondés par la canonnière, et surtout n’hésitant pas à conquérir des terres pour faire produire les biens qui les intéressent, au moins depuis le 15e siècle. Le commerce de longue distance, dans la mesure où il fait circuler des biens totalement inédits dans certaines contrées, constitue un puissant stimulant poussant des populations à céder leur surplus pour considérablement « améliorer leur ordinaire », voire gagner un certain prestige par la consommation de ces denrées exotiques et rares. Il serait donc à l’origine de l’instauration de marchés puissants capables de perturber en profondeur les trois institutions initiales décrites par Polanyi. Mais il serait tout autant l’instigateur potentiel d’une mobilisation, voire d’une marchandisation de la terre et du travail, dans ces sociétés touchées par son influence.

Cette marchandisation des facteurs de production est à l’évidence détectable dans les sociétés européennes (Angleterre, Pays-Bas) qui seront au premier plan, aux 16e et 17e siècles, de l’exportation vers une Espagne pourvue de quantités exceptionnelles de métal-argent, grâce à sa conquête américaine. La façon dont elle peut se reproduire dans des sociétés, elles aussi confrontées à un débouché extérieur inattendu, mais nettement moins dominantes, est évidemment très variable. Les conditions d’une telle marchandisation sont diverses et nombreuses. Il faut notamment que les producteurs réagissent à une hausse du prix de leur bien (hausse habituelle dans le commerce de longue distance) en produisant davantage alors que cette augmentation de rentabilité pourrait les inciter au contraire à produire moins afin de maintenir leur revenu. En supposant qu’ils répondent ainsi « correctement », au sens de la micro-économie standard, manifestant alors une certaine soif de profit pécuniaire, il faut aussi qu’un moyen de paiement fiable leur permette d’estimer si la hausse de prix n’est pas un leurre. Il faut enfin que des travailleurs acceptent cette mobilisation dans le cadre d’un marché alors que, s’ils disposent de leurs moyens de production et peuvent vendre directement leur produit, ils seront peu enclins à accepter un « emploi » sous une forme salariale quelconque. Et l’on sait que cette forme de mobilisation du travail (hors marché salarial de ce facteur) sera longtemps la réponse de la Chine à ses succès extérieurs, sous les Tang au 9e siècle, puis sous la dynastie des Song du Sud (1127-1271).

Bien d’autres conditions seraient à citer ici… Nous n’irons pas plus loin dans ce papier mais il doit être clair que la théorie polanyienne doit pouvoir guider des recherches en histoire économique globale, notamment quant au pouvoir dissolvant du commerce de longue distance et sa capacité à entraîner les sociétés qu’il touche dans l’engrenage de la construction du Marché…

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.

Sur les navigations indiennes avant le 16e siècle

Divers auteurs ont développé l’idée selon laquelle « les hindous se sont peu aventurés loin de leurs rivages » (Rosenberger, 1999 : 271). « Le manque d’intérêt de l’Inde pour le pouvoir maritime dans la période prémoderne reste une énigme », estime Chaudhuri (1985 : 15). Wink (1990 : 65) écrit également : « Il est peu fait mention de marchands indiens dans le commerce à longue distance de l’océan Indien » (la prohibition des brahmanes concernant les voyages maritimes aurait contribué à limiter les initiatives hindoues sur les côtes de l’Inde). Ces auteurs sous-estiment curieusement le rôle joué par les Indiens dans les échanges, rôle pourtant bien attesté avant même l’ère chrétienne : l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est a commencé à la fin du premier millénaire av. J.-C. Du poivre était alors commercé au Viêtnam, un terme pour le désigner, *amrec, étant reconstructible en proto-chamique, langue alors parlée sur la côte viêtnamienne.

La naissance d’un système-monde reliant Asie, Europe et Afrique éclaire au début de l’ère chrétienne les mouvements des marchands méditerranéens vers l’Asie du Sud, l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est, l’émergence en Afrique de l’Est d’une culture pré-swahilie, et les voyages des Austronésiens vers la Chine ou l’Ouest de l’océan Indien (Beaujard 2009). Les Indiens jouent eux-mêmes un rôle actif sur les routes maritimes. Ils sont souvent bouddhistes (Ray 1996), mais des hindous sont également présents.

Si nous sommes mieux renseignés sur l’Ouest de l’océan Indien, grâce aux textes grecs et romains notamment, l’Est de cet océan était déjà le théâtre d’un commerce notable. On sait par le Périple de la Mer Érythrée (ca. 30 ap. J.-C.) (Casson, 1989) que de gros navires traversaient la baie du Bengale vers Chryse (péninsule malaise-Sumatra). En sens inverse, la trouvaille sur les côtes de la mer Rouge d’ostraka (tessons de poterie réutilisés comme supports d’écriture) en tamoul et écriture brâhmî, datés du 1er-2e s. ap. J.-C., montre que des Indiens fréquentaient cette région. Des États et des marchands privés devaient être impliqués dans les échanges. Des pièces shâtavâhana des 2e et 3e siècles figurent des navires à un ou deux mâts (Andhra Pradesh). Au Bengale occidental, diverses impressions de sceaux datés du 3e s. provenant de Chandraketugarh représentent des navires pourvus d’un mât à base tripode, qui sont d’un type différent des navires représentés sur les monnaies shâtavâhana. Le Sud et le Sud-Est de l’Inde jouent aussi un rôle important, à partir de ports comme Muziris (Kerala), Arikamedu et Kâverippûmpattinam (Coromandel). Un graffito sur un tesson de poterie trouvé au Tamil Nadu pourrait être la représentation d’un navire à trois mâts décrit par les textes gréco-romains.

Au 4e et au début du 5e siècle, le système-monde est en repli, mais les échanges demeurent actifs entre l’Inde orientale et l’Asie du Sud-Est, sous la dynastie des Pallava qui dominent alors le Coromandel. Le revers de l’un des types de pièces pallava trouvé dans la capitale Kâñchîpuram porte un navire. Une pièce de ce type a été mise à jour à Khuan Lukpad (Thaïlande péninsulaire). Les fresques indiennes d’Ajanta (première moitié du 6e s.) offrent différentes représentations de navires, certains à trois mâts, qui évoquent des navires de l’Asie du Sud-Est (Manguin 1985). Au 6e siècle, le Grec Cosmas souligne en outre l’importance de Ceylan, qui reçoit des biens de l’Orient et de l’Occident, et envoie ses propres navires outremer.

Le 7e siècle voit l’interconnexion de l’Empire chinois des Tang et de l’Empire musulman, qui favorise une nouvelle phase d’intégration du système-monde. En position centrale, de grands royaumes indiens jouent un rôle important dans l’expansion des réseaux : Râshtrakûta du Deccan, Pâla du Bengale et Pallava du Coromandel. Cette période voit l’émergence de grandes guildes en Inde du Sud et le renforcement des influences culturelles indiennes à Ceylan et au-delà de la baie du Bengale. Entre Inde et Asie du Sud-Est, une culture commune se crée, forgée par les marchands et les hommes de religion. Les chroniques chinoises conservent la trace d’ambassades du « Sud de l’Inde » en  692, 710 et 720 (Wang Gungwu 1998). Une inscription trouvée à Takuapa, sur la péninsule malaise, évoque une intervention militaire indienne au 9e siècle (844-866), à laquelle se trouve associée la guilde de marchands Manigrâmam. Peut-être avons-nous ici l’indice d’une tentative indienne visant à détourner le commerce vers l’isthme de Kra, au détriment de Palembang (Srîwijaya).

Les Cinghalais allaient eux-mêmes jusqu’en Chine. Un texte chinois du 9e s., parlant des navires qui arrivent chaque année au Nord-Viêtnam et à Huangzhou, précise : « Parmi ceux-ci, les navires du Royaume du Lion [Ceylan] sont les plus grands. »

Des navires indiens se rendaient aussi dans le golfe Persique. Le roi Châlukya Pulakeshin II (609-642), qui contrôlait la côte du Konkan, envoya des missions diplomatiques auprès du Sassanide Khosrau I. Une lettre du commandant ‘Utba ibn Ghazwân au calife ‘Umar parle de la visite de navires indiens au port d’Ubullah. Les Châlukya envoient en outre des navires vers Ceylan et l’Asie du Sud-Est.

Le système-monde est en repli au 9e et au 10e siècle, mais à la fin de ce siècle, une période de réchauffement que l’Europe a appelé l’Optimum Climatique Médiéval favorise un nouvel essor de ce système, impulsé notamment par la Chine Song. En Inde, la puissance politique majeure se trouve alors à l’est, avec la thalassocratie chola du Coromandel, mais les communautés marchandes du Gujarat et de la côte du Malabar sont également actives sur l’ensemble des réseaux. Si elles sont souvent musulmanes, des hindous et des jaïns sont également présents. Abû Zayd mentionne ainsi des marchands hindous à Sîrâf au 10e siècle. Mas‘ûdî signale par ailleurs des pirates indiens à Socotora au 10e s., « qui donnent la chasse aux navires arabes à destination de la l’Inde et de la Chine ».

Outre les données de l’archéologie et des textes arabo-persans, nous disposons pour la période des 11e-12e siècles des documents de la Geniza du Caire et des chroniques chinoises. Diverses lettres de marchands juifs font référence à des navires indiens, envoyés au port d’Aden avec du poivre et du fer (Goitein et Friedman 2007). Les Chola entreprennent la conquête d’une partie de Sri Lanka et des Maldives (10e-11e siècles), puis lancent des expéditions sur Sriwijaya et la péninsule malaise. Les sources chinoises montrent qu’une grande partie du commerce d’exportation à partir de la Chine se fait avec des navires indiens du Coromandel et de Ceylan.

Des documents indiens reflètent aussi l’importance de la navigation. Le manuscrit sanskrit Yuktikalpataru, du 11e siècle, ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille (Mookerji, 1999). Diverses inscriptions datées entre 10e et 13e s. parlent de maîtres de navires indiens sur la côte du Konkan ; elles donnent le mot vahitra pour des navires utilisés pour des voyages en haute mer, également en usage dans la baie du Bengale. Les nefs indiennes de cette période utilisent probablement des voiles auriques permettant de naviguer cap au vent. On connaît diverses représentations de navires pour cette période des 11e-12e s., navires ici à un seul mât (Deloche 1996). Une pierre conservée au musée de Goa montre en outre un navire avec un poste de gouvernail à la poupe, situé apparemment dans un chantier naval. Le gouvernail d’étambot observé n’est peut-être pas une innovation indienne, car la Chine connaît ce type de gouvernail depuis le 1er siècle. L’histoire a retenu les noms de certains traitants particulièrement riches, ainsi le prince-marchand Jagadu (Gujarat) – un jaïn –, qui commerce avec la Perse avec l’aide d’un agent indien basé à Hormuz.

Au 13e siècle, l’émergence de la semi-périphérie mongole comme puissance politique majeure provoque une brutale restructuration de l’espace continental asiatique et des réseaux d’échange, avec la création d’États mongols en Chine, en Perse et en Europe orientale, et la formation en Inde du sultanat de Delhi, en contrepoint à l’expansion mongole. Les musulmans dominent désormais les réseaux, mais des marchands hindous demeurent actifs, en particulier sur la côte sud-est de l’Inde. Au 13e siècle, des Indiens du Sud continuent à faire le voyage vers la Chine. Dédiée à Vishnu, une inscription bilingue chinois/tamoul datée de 1281 a été trouvée à Quanzhou, qui a livré par ailleurs un certain nombre de statues et bas-reliefs indiens. Une importante population tamoule semble avoir vécu à Quanzhou au 13e siècle. À la fin du 13e siècle, les Pândya envoient toute une série d’ambassades en Chine, via Java (il n’est pas sûr cependant que les marchands et ambassadeurs tamouls aient toujours voyagé à bord de navires indiens).

Des influences indiennes sont clairement apparentes en Afrique de l’Est pour cette période, influences arrivées sans doute, pour une part, avec des musulmans installés en Inde, mais des Indiens banians (hindous) sont aussi partie prenante dans les échanges : on sait que des banians étaient installés dans la région du golfe et à Aden. Les chroniques yéménites évoquent ainsi pour 1384 un quartier banian (hindou) de commerçants en tissus dans cette ville.

Les rois de Ceylan, par ailleurs, mènent une politique commerciale active. Ibn Battûta en témoigne pour le souverain du royaume tamoul du Nord de l’île, qui était en rapport avec le Coromandel et commerçait avec le Yémen.

Après le déclin global du 14e siècle entre les années 1320 et 1380, le système-monde connaît une nouvelle croissance au 15e siècle. La désintégration du sultanat de Delhi a donné naissance à des sultanats ouverts sur la mer, au Gujarat et au Bengale. Le sultanat bahmanide (Deccan) est également impliqué dans les échanges maritimes, de même que l’empire de Vijayanâgara (Sud de l’Inde) et des cités-États comme Calicut. Les marchands musulmans du Gujarat, de la côte du Malabar, et du Bengale jouent un rôle prééminent sur les réseaux de l’océan Indien. Des musulmans sont également présents sur la côte du Coromandel. L. de Varthema affirme au début du 16e s. : « Les païens hindous ne naviguent guère ; ce sont les Maures qui transportent les marchandises. » Pourtant, des « banians » « marchands de mer » sont en nombre dans les ports de Thatta, Goa, Calicut, Hormuz, Aden et Malacca. À Surat, dans le sultanat bahmanide, le plus grand marchand au début du 16e siècle était un brahmane, Malik Gopi, possesseur de trente navires (Subrahmanyam, 1995). Le Portugais Barros signale la présence de banians gujaratis à Malindi (Kénya) en 1498. Entre le Coromandel et le port de Malacca, ce sont des marchands chettis hindous qui ont la haute main sur le commerce. Selon le Portugais T. Pires, les « Keling », du Coromandel, généralement hindouistes, appartenant à l’Empire de Vijayanâgara, comptaient à Malacca le même nombre de marchands que les Gujaratis.

Ce relevé non exhaustif des activités maritimes indiennes au fil des siècles montre la vitalité des communautés marchandes dans les échanges à longue distance de l’Asie du Sud. Si les musulmans y jouent un rôle croissant à compter du 8e siècle, des hindous et des jaïns y sont bien présents, et prendront une part active dans les échanges à l’époque moderne.

BEAUJARD, P., 2009, « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », Histoire globale, mondialisations et capitalisme, P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (éds.), Paris, Éditions La Découverte, pp. 82-148.

CASSON, L. (éd.), 1989, Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press, 344 p.

CHAUDHURI, K. N., 1985, Trade and Civilization in the Indian Ocean: An Economic History from the Rise of islam to 1750, Cambridge, Cambridge University Press, 288 p.

DELOCHE, J., 1996, « Iconographic evidence on the development of boat and ship structures in India (2nd C. B.C.-15th C. A.D.). A new approach », Tradition and Archaeology: Early maritime contacts in the Indian Ocean, H. P. Ray et J.-F. Salles (eds), Delhi, Manohar, pp. 199-224.

GOITEIN, S.D. et FRIEDMAN, M.A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza. « India Book », Part One, Leiden, Brill, 918 p.

MANGUIN, P.-Y., 1985a, « Late Mediaeval Asian Shipbuilding in the Indian Ocean. A Reappraisal », Middle East and Indian Ocean, XVIe-XIXe, 2 (2), pp. 1-30.

MOOKERJI, R. K., 1999, Indian Shipping: A History of the Sea-Borne Trade and Maritime Activity of the Indians from the Earliest Times, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 283 p. (1re éd. 1912).

RAY, H. P., 1994, The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish., 256 p.

ROSENBERGER, B., 1999, « La pratique du commerce», États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, J. C. Garcin et al. (éds.), Paris, PUF, pp. 245-273.

SUBRAHMANYAM, S., 1995, « Of Imârat and Tijârat: Asian Merchants and State Power in the Western Indian Ocean, 1400 to 1750 », Comparative Studies in Society and History, 37, pp. 750-780.

WANG GUNGWU, 1998, The Nanhai Trade: The Early History of the Chinese Trade in the South China Sea, Singapour, Times Academic Press, 134 p. (1re éd. 1958).

WINK, A., 1990, Al Hind: the Making of the Indo-Islamic World, vol. I, New Delhi, Oxford University Press, 396 p.

Les routes de la porcelaine : le versant oriental de l’Eufrasie* à l’aube de la modernité européocentrée

Parmi les problématiques de l’histoire globale, la question de la mise en réseau est sans doute l’une des plus importantes. Cette dynamique se retrouve au cœur même de la définition de la mondialisation si on entend par là le processus de mise en relations des différentes parties du globe (cf. le débat Flynn-Giraldez contre O’Rourke, 2004). Or, si la découverte de l’Amérique par les Européens et le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance constituent les deux événements clés du « désenclavement du monde » à la fin du 15e siècle, le réseau majeur de la période précédente, c’est-à-dire avant le 16e siècle, est bien l’écheveau des routes de la Soie et des épices qui relient l’Asie orientale et l’Asie occidentale – routes auxquelles Jerry H. Bentley ajoute également celles de la porcelaine[1]. Pour aborder la question de ce réseau, j’ai choisi un texte extrait de l’ouvrage de Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, paru pour la première fois à Paris en 1553.

Entre 1546 et 1549, Pierre Belon (1517-1564) a parcouru en naturaliste ce qu’on appelle alors de plus en plus le Levant. En 1547, il se trouve au Caire et s’étonne :

« Il y a grande quantité de vaisseaux de porcelaine, que les marchands vendent en public au Caire. Et les voyant nommer d’une appellation moderne, et cherchant leur étymologie française, j’ai trouvé qu’ils sont nommés du nom que tient une espèce de coquille nommée Murex, car les Français disent “coquille de porcelaine”. Mais l’affinité de la diction Murex correspond à Murrhina. Toutefois je ne cherche l’étymologie que du nom français en ce que nous disons vaisseaux de porcelaine sachant que les Grecs nomment la myrrhe de Smyrne[2]. Les vaisseaux qu’on y vend pour aujourd’hui en nos pays, nommés porcelaine, ne tiennent tâche de la nature des anciens. Et combien que les meilleurs ouvriers d’Italie n’en font point de tels. Toutefois ils vendent leurs ouvrages pour vaisseaux de porcelaine, combien qu’ils n’ont pas la matière de même. Ce nom de porcelaine est donné à plusieurs coquilles de mer. Et pour ce qu’un beau vaisseau d’une coquille de mer ne se pourrait rendre mieux à propos suivant le nom antique, que de l’appeler de porcelaine, j’ai pensé que les coquilles polies et luisantes, ressemblant à nacre des perles, ont quelque affinité avec la matière de porcelaines antiques. Joint aussi que le peuple français nomme les patenôtres faites de gros vignols[3], patenôtres de porcelaine. Les susdits vases de porcelaine sont transparents, et coûtent bien cher au Caire, et disent mêmement qu’ils les apportent des Indes. Mais cela ne me sembla vraisemblable car on n’en verrait pas si grande quantité, ni de si grandes pièces s’il les fallait apporter de si loin. Une aiguière, un pot, ou un autre vaisseau pour petite qu’elle soit coûte un ducat. Si c’est quelque grand vase, il coûtera davantage. »[4]

Le témoignage de Pierre Belon est intéressant car il révèle combien la porcelaine est alors méconnue en Europe, ce qui appelle trois remarques.

1) D’où vient le nom ?

Le premier Européen à décrire ce type de céramique et à utiliser le mot « porcelaine » (porcellana) est Marco Polo (1254-1324). On trouve deux occurrences du terme dans son récit de voyage. L’une concerne l’usage de coquillages comme monnaie :

« Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs [pourcelaine blanche] qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens ; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingt-quatre livres ; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. »[5]

L’autre désigne la céramique :

« Et sachez que près de cette cité de Quanzhou il y a une autre cité nommé Longquan où se fabriquent beaucoup d’écuelles de porcelaine [escuelles de pourcelaine] qui sont très belles ; elles ne se fabriquent que dans cette cité, mais on en fait en grande quantité et on en a à bon marché, car pour un gros d’argent de Venise on en aurait trois ordinaires, les plus belles que l’on pourrait trouver ; et à partir de cette cité on les porte partout. »[6]

Le mot porcellana s’expliquerait par la ressemblance du coquillage avec la vulve d’une truie (porcella en latin). Il aurait ensuite désigné la céramique en raison de l’aspect de celle-ci, à la fois blanc et quelque peu translucide. Le mot est employé sous la forme d’un adjectif par Jordan Catala de Sévérac dans les Mirabilia descripta, recueil rédigé au début des années 1330 ; le latin porseletus est un emprunt clair à l’italien (Gadrat 2005). L’auteur, qui avait accompli une première mission en Perse et en Inde entre 1320 et 1329, décrit de « très beaux et très nobles vases, faits avec virtuosité et en porcelaine »[7] à la cour du « grand Tartare », à savoir l’empereur de Chine (dynastie mongole Yuan). Plus tard, on retrouve le terme sous la plume de l’ambassadeur espagnol Ruy González de Clavijo, qui est reçu en 1405 par Tamerlan, à Samarkand :

« Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine¸ qui est chère et très appréciée. »[8]

Au 14e siècle, c’est donc sur les routes de l’Asie que les Européens rencontrent la porcelaine. Pourtant quelques pièces commençaient à parvenir en Europe. Il se trouve que parmi celles-ci, la plus ancienne connue est le vase dit « de Gaignières-Fonthill », datant du début du 14e siècle et apparu en 1338 dans les collections du roi Louis de Hongrie. L’objet reste cependant exceptionnel. Une des plus anciennes représentations picturales d’un plat en porcelaine est Le Festin des dieux, un tableau de Giovanni Bellini (ca. 1430-1516) daté de 1514. Le goût commence à s’en répandre, ce qui appelle les imitations, car la fabrication de la porcelaine garda longtemps ses secrets.

2) De quoi est-ce fait ?

Dans son récit de la première circumnavigation du monde (1519-1522), Antonio Pigafetta laisse une petite description de la fabrication de la porcelaine qui ne laisse subsister aucune ambiguïté :

« La porcelaine est une sorte de terre très blanche et elle est cinquante ans sous terre avant de la mettre en œuvre, car autrement elle ne serait pas fine, et le père l’enterre pour le fils. »[9]

Pourtant, rapidement, une erreur s’installe, qui a perduré jusqu’au milieu du 17e siècle. On croyait qu’il s’agissait là d’un coquillage ; le nom même pouvait le laisser croire. C’est bien ce que montrent les interrogations de Pierre Belon. Autre exemple de cette mécompréhension : André Thevet, en 1575, dans La Cosmographie universelle, donne cette description de la fabrication de la porcelaine à propos de l’île de Carge (Kharg), dans le fond du golfe Persique.

« Le plus en quoi ils s’amusent, c’est à accoutrer des vases de porcelaine, laquelle ils composent d’écailles d’huîtres, et de coques d’œufs, d’un oiseau qu’ils appellent Tesze, et les œufs Beyde, lequel est gros comme un oison, et de plusieurs autres oiseaux, qu’ils nomment en général Thayr, avec autres matériaux qui y entrent. Et ne pensez pas que cette pâte soit mise tout soudain en œuvre, ainsi pétrie comme elle doit être, on la met sous terre, où on la laisse pour le moins l’espace de quarante ans, et quelque fois plus de soixante, et enseignent les pères aux enfants où ils ont mis cette composition. Laquelle étant venue à maturité, et affinée en toute perfection, ils la tirent de là, et en font des vases, et autres gentillesses, desquelles nous faisons si grand compte. Et au lieu même où ils ont tiré cette pâte, ils en remettent d’autre, tellement qu’ils ne sont jamais sans avoir de la vieille, pour mettre en œuvre, ni de la nouvelle, pour la faire purifier, affiner et parfaire. De cette marchandises se chargent volontiers les marchands qui viennent là de Syrie, assurés de s’en défaire puis après, et y gagner leur vin, avec les chrétiens trafiquant en Égypte, tels que sont les Français, Vénitiens, Genevois, Florentins, et autres. »[10]

Cette méprise perdure encore au 17e siècle. Le texte du révérend père Philippe, paru pour la première fois en 1649, est un bon exemple de ces légendes nées non pas du temps, mais de l’espace :

« Ils [les Portugais] retirent aussi une très grande quantité d’or de la Chine, où on le tire en forme de pains ou de petites barques. Ils en apportent aussi le musc, les plus beaux draps de soie qu’on puisse voir, les métaux, tambac qui n’est pas bien dissemblable du cuivre, mais qui est plus précieux, et calai très semblable au plomb, comme aussi le bois médicinal de la Chine, et enfin ces vases de porcelaine qui sont et très propres et très nets pour manger. En quoi qu’ils s’en fassent ailleurs de semblables, ils ne les sauraient toutefois égaler, ni en bonté, ni en beauté, car l’on en fait de si subtils qu’ils sont transparents comme des cristaux, néanmoins ils souffrent l’eau la plus chaude sans la rompre. La matière dont on les fait, à ce que j’ai ouï dire aux naturels du pays, est pour la plupart des plus puants et plus horribles excréments de l’homme, mais qui demeurent ensevelis dans terre durant plus de cinquante ans ; car ils assurent qu’ils ont des caves destinées à les recevoir, qu’ils couvrent de terre lorsqu’ils les ont remplies, et les laissent par testament à leurs héritiers, qui les ouvrent après que ce nombre susdit d’années s’est écoulé, et se servent de cette sale matière en y ajoutant quelque autre chose pour faire ces beaux vases au prix desquels il n’est rien de si net. »[11]

On a ici l’illustration de la barrière que constitue pour les Européens l’isthme central de l’Eufrasie. L’ignorance traduit l’épaisseur du monde et ce n’est qu’au fil des voyages que le voile commença à se lever :

« Les derniers voyages que l’on a faits au-dedans de la Chine nous ont appris que la porcelaine ne se fait point de coquilles de mer ni de coques d’œufs broyées, ainsi que plusieurs ont cru mais qu’elle se fait par le moyen d’un sable ou terre particulière à certains cantons du pays où l’on la trouve en des rochers, & qu’il n’est pas besoin pour la faire, que cette terre demeure ensevelie un siècle entier ainsi que quelques-uns ont voulu dire. Les Chinois pétrissent ensuite ce sable & en font des vases qu’ils mettent cuire dans des fours pendant l’espace de quinze jours, & ensuite ils leur donnent diverses figures. »[12]

3) Où est-ce fait ?

La troisième remarque que peut susciter le texte de Belon tient donc aux difficultés de l’auteur à saisir le commerce de la porcelaine dans l’océan Indien. Il ne parvient pas à imaginer l’ampleur du trafic maritime qui peut exister dans l’océan Indien. Mais plus encore, il refuse d’admettre que ce commerce puisse exister. On est là quasiment au fondement de l’illusion de la modernité européocentrée. L’intégration du versant oriental de l’Eufrasie est complètement sous-estimée (Abu-Lughod 1989). Or la porcelaine est un bon exemple des échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts techniques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale au cours des siècles précédents (Finlay 2010). En effet, la porcelaine « bleu-et-blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie Yuan, au début du 14e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle. Mais cette porcelaine qui a pu représenter la quintessence de l’art chinois est elle-même le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle (cf. présentation en cartes).

On terminera cette petite géohistoire en rappelant que les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe (Halde, 1735). L’enjeu n’était pas négligeable. La vaisselle de porcelaine accompagnait très bien la dégustation des nouveaux breuvages : chocolat, thé, café.

* L’Eufrasie est un néologisme moderne permettant de désigner l’ensemble constitué par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Bibliographie

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Thevet A., 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière.

[1] Jerry H. Bentley, « Une si précoce globalisation », Asie, Afrique, Amérique… L’histoire des autres mondes, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 24, 2011, pp. 16-19. L’expression même de « route de la porcelaine » ayant été utilisée auparavant dans un ouvrage paru en 1966 (Picard et al.)

[2] La myrrhe dont il est ici question n’est pas la gomme végétale, mais la murrhe, une pierre dont étaient faits certains vases dans l’Antiquité : les vases murrhins, dont plus tard on a pu croire qu’ils étaient de porcelaine.

[3] Les vignots sont des coquillages.

[4] Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, Paris, 1554, f° 134 r.

[5] Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », p. 285.

[6] Ibid., p. 373.

[7] Christine Gadrat, 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des chartes, p. 290.

[8] Ruy González de Clavijo, 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale, p. 212.

[9] Antonio Pigafetta, « Navigations et découvrement de l’Inde supérieure et îles de Molucques », Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 189.

[10] André Thevet, 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière, p. 335 v°.

[11] Révérend Père Philippe, 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron, p. 294.

[12] Pierre Duval, 1670, Le Monde, ou Géographie universelle, Paris, chez l’auteur, p. 274.