Tout objet historiographique relève-t-il d’un traitement global ?

C’est en définitive la question fondamentale que pose le recueil intitulé « Essais d’histoire globale », dirigé par Chloé Maurel et publié en février dernier aux éditions L’Harmattan. Il s’agit là d’un ouvrage a priori disparate, reprenant des interventions en séminaire, et portant sur des objets aussi divers que les mineurs de charbon et les imprimés en langues étrangères, les gares de chemin de fer, la lutte pour l’abolition de l’esclavage, le livre, les imprimés politiques de forme brève, les liens entre ethnologie et situations coloniales, la politique du livre de l’UNESCO, l’OIT ou encore le G7. Sur chacune des ces thématiques, les auteurs tentent d’apporter un regard nouveau, global, international ou transnational, qui parfois s’impose et colle au sujet, parfois surprend davantage. C’est sans doute tout le mérite de l’ouvrage que de tenir le pari d’une application large de ce regard neuf, même si la réussite est inévitablement inégale.

Le livre s’ouvre avec une longue introduction de Chloé Maurel qui commence par établir la filiation longue de l’histoire globale. Elle la situe d’abord dans l’histoire comparée chère à Marc Bloch et en parallèle dans les tentatives d’histoire universelle, qu’elles soient françaises (Febvre, Crouzet, Grousset, Duroselle), britanniques (Toynbee) ou allemandes. Elle distingue ensuite plusieurs générations de théoriciens de la World History d’inspiration anglo-saxonne. La première est celle des fondateurs (parmi lesquels McNeill et Stavrianos sont les plus développés) qui relèveraient d’un rejet du chauvinisme des histoires nationales et d’une « école de la citoyenneté mondiale ». Une seconde génération regrouperait Abu-Lughod, Frank et Wallerstein, auteurs du dernier quart du 20e siècle, non-historiens de formation, mais qui ont réalisé des contributions novatrices de par leurs intuitions et approches systémiques. La troisième génération s’incarnerait dans les travaux plus récents de Bentley et Subrahmanyam, plus dans la logique de l’histoire connectée, auxquels elle rattache aussi Manning. Ensuite, la fin du 20e siècle verrait l’explosion quantitative des contributions. Mais au sein de cette floraison, elle identifie bien le travail de Mazlish, fondateur de la Global History et surtout intéressé par « la naissance et l’évolution du phénomène de mondialisation ». Dans un second temps, elle s’attache à montrer le retard initial de la France en ce domaine puis évoque les ouvrages plus récents qui ont pu jalonner le débat dans notre pays.

Pour Chloé Maurel, c’est d’abord dans « l’angle très large déployé par ces travaux » qu’il faudrait trouver l’unité du livre. Cette cohérence naît aussi de rapprochements thématiques, quatre contributions relèvent ici de l’histoire de l’imprimé tandis que trois autres traitent de l’histoire des relations internationales. Il serait intéressant que les points de vue adoptés dans chaque papier soient ici plus précisément qualifiés et distingués. Il y a en effet plusieurs façons d’élargir l’angle d’approche, de « faire du global ». On peut par exemple pratiquer un comparatisme international sur un même objet (cas, par exemple, des mineurs de charbon dans ce livre). La perspective transnationale est évidemment différente puisqu’elle revient à montrer comment un objet circule dans l’espace international et doit donc être appréhendé dans cette transgression des frontières (cas ici du livre et des limites des histoires purement nationales de ce dernier). La critique de l’européocentrisme (ou de l’occidentalocentrisme) constitue tout autant un angle d’attaque plus large, particulièrement bien illustré ici dans l’histoire de la politique du livre de l’UNESCO qui voit finalement, en dépit des bonnes intentions, la promotion d’une conception très occidentale du livre… L’approche en termes de gouvernance, internationale, supranationale ou mondiale, constitue encore un autre point de vue (qui s’impose ici sur l’étude des organisations internationales). Bref, le livre aurait sans doute gagné à ce que la multiplicité des regards dits « globaux » soit davantage disséquée. Est-il par ailleurs pertinent d’appeler globaux tous ces angles d’attaque ? Oui sans doute, pour ce qui est de la cohérence éditoriale, mais des précisions complémentaires auraient été bienvenues.

Ceci dit, c’est aussi évidemment à chaque lecteur de repérer ces différences et de faire son propre cheminement, au gré des différents articles… Ne pouvant évoquer ici en détail la richesse des dix contributions réunies par l’ouvrage, contentons-nous de deux exemples, « le combat pour l’abolition de l’esclavage » (Olivier Pétré-Grenouilleau) et « les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation : le cas de l’agenda de l’OIT pour le travail décent » (Marieke Louis).

Pour ce qui est de la prohibition de l’esclavage, l’article proposé ne surprend pas lorsqu’il développe l’idée que l’abolitionnisme renvoyait « à un projet forcément global, du fait même de sa nature et des modalités par lesquelles il a dû passer afin de devenir clairement opérationnel ». Il a par ailleurs été mené par des acteurs et réseaux transnationaux, certains se revendiquant d’une certaine citoyenneté mondiale. Enfin, la vaine recherche d’un traité international, à partir de 1815 et sous l’égide de la Grande-Bretagne, a bien posé « une question cruciale, celle du droit d’ingérence », dans la mesure où les traités bilatéraux qui en résultèrent supposaient « un droit de visite réciproque permettant aux navires de guerre des puissances signataires de visiter les navires de commerce de l’autre afin de vérifier qu’il n’y avait pas d’esclaves à bord ». En définitive, respect international des mesures à faire appliquer, transnationalité des acteurs, problèmes fondamentaux d’une gouvernance globale, enfin valeurs supposées universelles sont clairement au cœur de cette histoire-là. Et la démarche s’oppose alors à celle de l’historiographie traditionnelle, souvent nationale et cherchant la raison ou le facteur principal de l’abolition, négligeant alors le caractère transnational du combat engagé sur la base de valeurs radicalement nouvelles (il ne s’agissait plus d’aménager l’esclavage ou de le réformer mais de l’interdire, sur la planète entière et pour l’éternité). Autrement dit, Pétré-Grenouilleau invoque une analyse en termes de compréhension du combat (de ses acteurs, principes et méthodes) contre une tentative d’explication, en partie déterministe. Et dans la logique de cet argument il montre aussi en retour combien l’abolitionnisme a pu servir de caution morale à la colonisation ou encore comment le contrôle des navires de commerce allait renforcer l’hégémonie britannique…

Pour ce qui est de l’OIT, l’article de Marieke Louis, montre bien la déstabilisation qui a affecté l’institution, sur ces vingt dernières années, dans le cadre du débat sur la « clause sociale » d’une part, la baisse de la syndicalisation d’autre part. Par ailleurs l’OIT aurait manqué le tournant de l’an 2000 sur les objectifs du Millénaire pour le développement, se laissant alors marginaliser par les autres instances internationales. Dans ces conditions, devant la difficulté à faire valoir la pérennisation de conventions internationales comme à se poser en promoteur de normes, l’OIT s’est sans doute réfugiée dans un agenda sur le « travail décent » qui relèverait plus de la soft law, c’est-à-dire plus d’une participation à une régulation sociale mondiale que d’un effort de réglementation sociale proprement dite. Et l’OIT dériverait alors pour partie vers un rôle d’agence secondaire de développement et de rappel des droits humains fondamentaux, mais avec une prise limitée sur le réel.  Dans le même esprit, son fonctionnement tripartite originel, fondé sur l’interaction des États, des organisations d’employeurs et de salariés, serait remis en cause à la fois par l’affaiblissement du pouvoir de régulation sociale des États et l’apparition d’acteurs clés comme les entreprises transnationales ou les ONG. C’est donc bien ici une focalisation sur les déterminants liés à la mondialisation économique qui éclaire les débats propres à l’OIT.

On sera peut-être moins convaincu par l’intérêt d’un regard global sur les imprimés politiques de forme brève, au-delà du rappel que les blogs et tweets de la mondialisation contemporaine ou encore le court livre de Stéphane Hessel ont certainement une parenté avec ces imprimés de jadis… Mais peu importe. A quelques exceptions près, la démonstration est faite ici que bien des objets historiographiques se prêtent, plus aisément qu’on le croit volontiers, à une mise en perspective large, à une forme ou une autre de « traitement global ». C’est tout l’apport de l’ouvrage que d’avoir réussi à révéler une telle dimension dans le cas d’objets aussi inattendus que les gares de chemin de fer ou les imprimés en langues étrangères. Néanmoins il est clair que la démarche ici engagée ne saurait saturer ce qu’on peut entendre par histoire globale. Celle-ci n’est à l’évidence pas seulement la mise en œuvre d’un angle d’approche ou d’un regard neuf. Le global est aussi un objet d’étude en soi, que l’on parle de systèmes-monde, d’interconnexions, de circulations continentales de techniques ou de diasporas commerçantes, de diffusions de consommations ou de plantes… Et le regard élargi de l’historiographe, s’il peut y contribuer, ne saurait pour autant se confondre avec l’analyse de l’historicité du global.

Nouveaux regards sur l’impérialisme écologique

Il y a quarante ans, un historien américain publiait un livre pour lequel il avait eu bien du mal à trouver un éditeur. La réception ne fut guère encourageante : comptes-rendus mitigés ou hostiles, indifférence… Pourtant, petit à petit, le livre a profondément modifié les perspectives sur les conséquences de la découverte de l’Amérique. Le terme d’« échange colombien » (The Columbian Exchange), titre de l’ouvrage – non traduit en français –, est maintenant reconnu par la grande majorité des historiens américains et au-delà. Il est devenu l’un des ouvrages fondateurs et un classique de l’histoire environnementale [1].

Dans ce livre et dans un exposé ultérieur, Ecological Imperialism publié en 1986 [2], l’auteur, Alfred W. Crosby, démontrait le rôle crucial, si souvent négligé jusqu’alors, joué par les plantes, les animaux et les microbes ayant traversé l’Atlantique dans les deux sens après la découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb. L’extraordinaire conquête du Mexique et du Pérou par Hernán Cortés et Francisco Pizarro s’expliquait par le fait que ces vastes empires avaient été dramatiquement affaiblis et désorganisés par des épidémies de variole, de grippe, de rougeole… Isolés depuis plusieurs millénaires à l’écart du reste du monde, les Indiens n’avaient développé aucune immunité contre ces maladies [3]. Ce faisant, Crosby ébranlait l’idée d’Européens s’étant imposés facilement parce que culturellement bien supérieurs. L’avantage des Européens n’était pas tant technologique que biologique.

Les conséquences de l’échange colombien

L’ouvrage mettait aussi en relief d’autres aspects méconnus de cet « échange colombien » : les Indiens, qui ne possédaient que très peu d’animaux domestiqués [4], adoptèrent avec enthousiasme chevaux, vaches et cochons, ce qui ne me manqua pas d’avoir des conséquences écologiques (entre autres) importantes en Amérique. Les habitants de l’Ancien Monde quant à eux, prirent conscience, quoique plus lentement, du potentiel des plantes américaines à hauts rendements (maïs, pomme de terre, patate douce et manioc), qui pouvaient de surcroît être cultivées sur des terres peu propices à d’autres cultures. L’extraordinaire croissance démographique de l’Eurasie à partir du XVIIe siècle peut s’expliquer au moins en partie par l’arrivée de ces plantes américaines.

De nombreuses recherches sont venues compléter ou nuancer les conclusions de Crosby. L’ouvrage le plus connu en France dans cette veine est sans doute celui de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire [5]. Mais deux ouvrages récents, publiés aux États-Unis, offrent des éclairages nouveaux et tout à fait captivants sur cet échange colombien.

Le premier, Mosquito Empires, écrit par l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire environnementale, John R. McNeill [6], démontre de manière convaincante le rôle complexe joué par les humbles moustiques dans la géopolitique américaine. Dans l’Amérique des XVe-XVIe siècles, l’environnement était comparativement sain pour les Européens. Deux maladies, en particulier, étaient remarquables par leur absence : la fièvre jaune et le paludisme. Mais alors que se développaient dans les Caraïbes les plantations (canne à sucre…), les colons – cherchant à suppléer à la main d’œuvre amérindienne décimée par les microbes et les mauvais traitements européens – eurent bientôt recours à des esclaves africains. Or les navires négriers apportèrent également, à leur insu, les moustiques vecteurs de la fièvre jaune et d’une forme aiguë de paludisme, Plasmodium falciparum (à l’exception des côtes méditerranéennes, P. vivax, moins dangereux, était la forme la plus répandue en Europe). Dans le même temps, les plantations créaient par inadvertance un environnement particulièrement propice pour Aedes aegypti, le moustique transmettant la fièvre jaune, qui trouvait par exemple dans les récipients en terre cuite utilisés pour stocker le sucre, un milieu idéal. Les conséquences géopolitiques furent considérables.

Les multiples impacts des moustiques

Tout d’abord, l’installation de ces maladies dans la Grande Caraïbe (la zone allant des côtes du Venezuela jusqu’à la baie de Chesapeake sur la côte Est des États-Unis) eut pour effet de renforcer l’incitation à importer toujours plus d’esclaves. La plupart des Africains possédaient en effet diverses formes d’immunités (héréditaires ou acquises) à la fièvre jaune et au paludisme qui les rendaient moins susceptibles de succomber dès leur arrivée dans les colonies. Les « engagés », des Européens s’engageant à travailler quelques années en échange du voyage et de la promesse d’une terre, n’étaient plus du tout compétitifs face aux esclaves africains. C’est l’une des raisons pour lesquelles quatre personnes sur cinq passées en Amérique avant 1820 étaient africaines. L’impérialisme écologique, qui avait d’abord favorisé les Espagnols au détriment des Amérindiens, s’est retourné, dans les Antilles, contre les Européens, en avantageant les organismes originaires d’Afrique – y compris les êtres humains.

Mais le rôle des moustiques ne s’arrête pas là. La fièvre jaune est une maladie relativement bénigne pour les enfants en bas âge, et ceux qui survivent sont immunisés à vie. Le paludisme confère également à ceux qui le contractent une forme de résistance. Autrement dit, les personnes ayant grandi dans des régions où ces maladies sont endémiques avaient un avantage considérable sur les étrangers, à une époque où les maladies tuaient bien davantage de soldats que les combats. Or l’Empire espagnol, qui avait établi des colonies américaines dès la fin du XVe siècle, pouvait s’appuyer sur les milices locales et quelques garnisons permanentes constituées de soldats ayant survécu à la fièvre jaune. Par le biais de cette « immunité différentielle », les Espagnols purent maintenir leur empire jusqu’au XIXe siècle, alors même qu’Anglais, Français et Néerlandais tentaient de manière répétée de les déloger, avec des moyens considérables. Il suffisait aux Espagnols d’être capables de tenir un siège pendant quelques mois, le temps de laisser la fièvre jaune décimer les rangs ennemis.

McNeill donne de nombreux exemples de ce processus ; il évoque aussi la tentative de colonisation de la Guyane en 1763 ou l’expédition envoyée par Napoléon pour reprendre Saint-Domingue (Haïti), en 1802-1803, qui échouèrent à cause de la fièvre jaune. La victoire de George Washington à Yorktown en 1781, bataille décisive de la guerre d’indépendance américaine, fut grandement facilitée par les moustiques (les rangers étant en grande partie immunisés contre le paludisme, à l’inverse des troupes britanniques, trop malades pour combattre), tout comme le succès des troupes de Simón Bolívar face aux soldats fraîchement débarqués d’Espagne dans la guerre d’indépendance du Venezuela et de la Colombie.

L’homogénocène

1493: Uncovering the New World Columbus Created [7] de Charles C. Mann propose une actualisation de The Columbian Exchange en incorporant les recherches les plus récentes. L’auteur synthétise des recherches provenant de champs très divers (histoire, sciences naturelles, etc.). Certains des thèmes recoupent d’ailleurs étroitement ceux de Mosquito Empires, l’auteur s’étant abondamment servi de l’ouvrage de McNeill. Le livre documente l’entrée du monde, à la suite de la découverte de l’Amérique par Colomb, dans une nouvelle ère de globalisation économique et écologique, l’« homogénocène ». L’intérêt du livre est de montrer les aspects pour le moins ambigus de cette mondialisation des échanges, source de bénéfices matériels considérables pour un grand nombre, mais aussi de dégradations environnementales à grande échelle.

L’auteur nous emmène dans un passionnant tour du monde des effets de l’échange colombien, là où Crosby s’était principalement attaché à en décrire les effets en Europe et en Amérique. Mann, à la suite de Kenneth Pomeranz et Robert Marks, recentre le récit sur la Chine, et met en lumière l’énorme impact de l’argent et des plantes apportées d’Amérique. Une partie importante, quoique difficile à évaluer avec précision, de l’argent produit dans les mines du Potosí (actuelle Bolivie), n’alla pas, comme on le croit souvent, dans les coffres du trésor espagnol, mais fut acheminé, via les Philippines, jusqu’en Chine. Il y était échangé contre des soieries et autres produits que les Chinois fabriquaient déjà à bien moindre coût qu’en Europe. Dans l’empire du Milieu, l’argent du Potosí permit de résoudre un problème épineux et récurrent : le manque crucial de numéraire. Par ailleurs, l’arrivée dans le pays du tabac, du maïs et des patates douces, notamment, eut des conséquences écologiques colossales et souvent calamiteuses (déforestation, érosion…) ; les deux dernières plantes permirent cependant une augmentation prodigieuse de la population. Ce vigoureux commerce transpacifique contribua à des fréquents et importants échanges de populations et de produits entre les Philippines, la Chine et le Mexique. Et c’est à Mexico, justement, que la première métropole vraiment multiraciale et multiethnique, se forma peu après le début de la colonisation espagnole, hybridation curieuse d’Indiens, d’Espagnols, d’Africains (pas toujours esclaves : un Africain, compagnon de Cortès, fut le premier à faire pousser du blé dans le Nouveau Monde) ou encore de Chinois venus via le galion de Manille et Acapulco.

Mann évoque également les transformations écologiques majeures découlant de l’arrivée des colons européens en Amérique, et des organismes vivants qu’ils apportèrent avec eux, comme les vers de terre, introduits dans le Nord-Est des États-Unis actuels par les Anglais [8]. Il décrit les transformations engendrées par l’adoption en Europe des plantes originaires d’Amérique, en particulier la pomme de terre. Il dresse un panorama de l’expansion de la culture de la canne à sucre, des croisés qui découvrirent avec fascination cette plante en Terre sainte, jusqu’à l’expansion de cette culture dans les îles de l’Atlantique (Açores, Madère, Cap-Vert…), puis dans les Antilles. Il montre encore le rôle historique crucial du caoutchouc naturel, élément clé de la Révolution industrielle*. Tiré de l’hévéa, originaire d’Amazonie, et dont les plantations recouvrent maintenant de très larges superficies de l’Asie du Sud-Est, son importance reste cruciale aujourd’hui alors que le caoutchouc synthétique ne peut toujours pas remplacer adéquatement le latex naturel ; mais les plantations d’hévéa sont menacées par un champignon brésilien qui pourrait faire des ravages.

Mann revisite donc dans ce livre des aspects souvent déjà évoqués par Crosby il y a quarante ans, mais en les approfondissant et en les actualisant à l’aide des découvertes les plus récentes en sciences et dans d’autres disciplines. Ceux-là même qui ont déjà lu Crosby apprendront donc beaucoup à la lecture de ces deux ouvrages passionnants et qui se lisent très facilement. Ceci est vrai, a fortiori, pour ceux qui ne sont pas encore familiers avec la notion d’échange colombien.

Notes

[1] Crosby Alfred W. [1972], The Columbian Exchange: Biological and cultural consequences of 1492, Greenwood, rééd. Praeger Publishers, 2003. Les circonstances de la publication de l’ouvrage sont évoquées notamment par John R. McNeill dans la préface à l’édition du 30e anniversaire du livre, en 2003, et dans Mark Cioc et Char Miller, « Interview with Alfred Crosby », Environmental History, Vol. XIV, n° 3, 2009, pp. 559-568.

[2] Crosby A.W. [1986], Ecological Imperialism: The biological expansion of Europe, 900-1900, Cambridge University Press, rééd. 2004.

[3] Les Indiens pour leur part auraient rendu la monnaie de leur pièce aux Européens en leur transmettant la syphilis, qui fit ses premières apparitions dûment documentées en Europe juste après le retour de C. Colomb.

[4] Les Indiens n’avaient domestiqué que quelques rares animaux de taille moyenne ou réduite (lamas, dindes…), parce qu’il n’y avait pas, en Amérique, d’animaux plus gros susceptibles d’être domestiqués, comme l’explique Jared Diamond dans Guns, Germs and Steel, 1997, trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, 2000, rééd. coll. « Folio », 2007. Pour une fiche de lecture

[5] Ibid.

[6] McNeill John R. [2010], Mosquito Empires: Ecology and war in the Greater Caribbean, 1640-1914, Cambridge University Press. L’auteur est professeur à l’Université de Georgetown, actuel président de l’American Society for Environmental History et vice-président de l’American Historical Association. Son ouvrage le plus connu, Du Nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, 2000, a été traduit en français par Philippe Beaugrand chez Champ Vallon en 2010.

[7] Charles C. Mann, 1493: Uncovering the New World Columbus Created, Knopf, 2011, rééd. Vintage, 2012. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007. Pour une fiche de lecture…

[8] « Avant l’arrivée des Européens, la Nouvelle-Angleterre et le Haut-Midwest (ndlr : la région s’étendant au sud des Grands Lacs) n’avaient pas de vers de terre – ils avaient disparu lors de la dernière glaciation », dit Mann, s’appuyant en particulier sur Lee E. Frelich et al., « Earthworm invasion into previously earthworm-free temperate and boreal forests », Biological Invasions, vol. VIII, n° 6, 2006, pp. 1235-1245. Accessible ici

Diaspora, histoire d’un terme polysémique…

À propos de

La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora

Stéphane Dufoix, Paris, Amsterdam, 2012.

« L’Éternel vous dispersera parmi les peuples… », est-il écrit dans le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible hébraïque que les chrétiens appellent Ancien Testament. Si le judaïsme a été, jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948, associé à l’idée d’un peuple sans terre, on apprend dans le livre de Stéphane Dufoix, sociologue à l’université de Nanterre (et par ailleurs contributeur de ce blog), que le terme grec de diaspora fait irruption dans l’histoire avec la Septante. La Septante est une traduction en grec du livre sacré hébraïque à laquelle auraient contribué, selon la légende, septante-dix (ou soixante-douze) sages juifs à Alexandrie, au 3e siècle avant l’ère commune. Débuts mouvementés, puisque ce néologisme traduit d’emblée plusieurs termes hébreux, dont galouth – dispersion négative infligée par Dieu. Il revêt aussi, dans le contexte hellène et a posteriori, un sens positif associé aux colonies de peuplement grec dans l’Antiquité. Dans un premier temps, si la diaspora désigne l’ensemble des juifs hors de Judée, qu’ils soient à Babylone, en Grèce, en Égypte, elle peut donc se voir comme une bonne, ou une mauvaise chose.

Ces avatars sont précurseurs de la suite, puisque ce mot connaîtra, au fil des siècles, de multiples récupérations politico-communautaires, qui nourriront autant de glissements sémantiques. Ceux-ci sont si nombreux que Dufoix réussit, dans cette « histoire des usages du mot diaspora », à remplir presque 600 pages denses nourries de dix années d’investigations – et encore juge-t-il l’entreprise inachevée. Linguisticiens, historiens, philosophes, anthropologues, politologues… Nombreux sont les spécialistes qui trouveront dans cet ouvrage érudit matière à enrichir leur réflexion.

Après une introduction consacrée à la notion d’histoire de mot, sous-discipline qu’il inscrit à la croisées des traditions des Annales, de l’école de Cambridge et de la Begriffsgeschichte, l’auteur explore dans une 1re partie l’entreprise de « production de réalité sociale » dessinée en filigrane par les projections sémantiques du terme. Suite à la scission entre juifs et chrétiens qui s’opère dans les décennies suivant la destruction du second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, les chrétiens abandonnent le mot, qui n’est plus qu’occasionnellement employé par les juifs. Jusqu’au 18e siècle, où les frères moraves, branche du christianisme qui se réclame des prêches du théologien tchèque Jan Hus mort sur le bûcher en 1415, s’en servent pour qualifier leur mission de prédication en terres protestantes. Tour à tour mobilisée par les Afro-Américains, les sionistes, puis les sciences sociales, diaspora dessine un champ de force sémantique qui ne prend sa forme actuelle que lorsque la globalisation, à partir 1980, s’impose comme un cadre incontournable de la pensée.

Entretemps, le terme a été annexé à deux rhizomes sémantiques distincts. Le premier est celui de la diaspora comme un phénomène structurellement juif, en résonance avec le retour promis en Terre sainte – et encore S. Dufoix estime-t-il que « le même mot recouvre non seulement deux termes hébreux – galouth et tfoutsoth – mais aussi qu’il englobe quatre significations fondamentalement différentes les unes des autres ». Puis lors de la concrétisation des possibles de ce retour avec la création de l’État d’Israël, diaspora désigne cette communauté hors frontières ayant vocation à entretenir des liens privilégiés avec un centre, qui est Israël. Galouth se comprend donc comme la diaspora non centrée préexistant à l’État d’Israël, tfoutsoth la diaspora périphérique articulée autour de son cœur.

Tout peut faire diaspora

Le second rhizome sémantique est celui de l’appropriation du terme biblique. Un tournant crucial prend place avec la déportation de millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde. Diaspora, pour les descendants des victimes de la Traite atlantique, qualifie une communauté culturelle partageant un héritage, en état de dispersion et en attente du retour au continent des origines. Dufoix consacre la 2e partie de l’ouvrage à cette évolution, qui en entraîne d’autres… Ainsi dès l’ouverture de cette partie signale-t-il un usage du terme holocauste, issu du vocabulaire religieux avant de qualifier la Shoah. Est-il approprié pour désigner le génocide dont furent victimes, simultanément à leur déportation, les populations noires dont descendent les Afro-Américains ? La concurrence des victimes fait rage aussi outre-Atlantique. Et la rhétorique consistant à comparer les destins juifs et noirs-américains est vieille de plusieurs siècles. Dès le début, qui vit leur christianisation sur fond de justification théologique à la malédiction des descendants de Cham par Noé, les esclaves pensèrent leur épreuve en termes bibliques – entre références à Babylone (les Blancs) et retour à Sion (l’Afrique, mythifiée en Éthiopie), la simple audition d’une chanson de Bob Marley suffit à s’en convaincre. Dufoix souligne, avant de les disséquer, trois logiques qui souvent cohabitèrent : analogie (les Noirs se voyant comme les Juifs) ; substitution (les Noirs se percevant comme les vrais Juifs) ; opposition (les Noirs se présentant comme l’opposé des Juifs).

Le terme de diaspora va sortir du champ religieux, se séculariser à partir du début du 20e siècle, se disséminer – on parle de diaspora arménienne, chinoise, palestinienne… pour désigner d’importantes communautés nationales émigrées. Voire s’appliquer à la diffusion d’un style architectural ou d’une langue… Car tantôt mouvement, tantôt groupe, « tout peut faire diaspora, les choses comme les êtres », de l’exil des écrivains allemands en littérature dans les années 1930 aux migrations animales en biologie. Les sciences sociales investissent progressivement le terme. Ainsi l’historien Arnold Toynbee, qui verra d’abord dans les diasporas des « fossiles » de communautés dispersées, avant d’en faire les formes politiques dominantes d’un futur âge des diasporas succédant à celui des États.

Le nom du global

Depuis la fin des années 1980, le champ sémantique du mot diaspora connaît une inflation qui fait dire à l’auteur que « le sens de diaspora est lui-même très dispersé ». En atteste le nombre de références que Dufoix cite à l’appui de sa démonstration. À donner le vertige. Mais surtout, selon le titre de la 3e et dernière partie, le terme diaspora est devenu « Le nom du global ». À partir des années 1990 se construit le champ académique des diaspora studies, alors que les journalistes, les ONG, les agences gouvernementales et les migrants eux-mêmes investissent le mot. Désormais « le terme dépasse le champ pourtant large des thématiques liées aux migrations, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. (…) Un mot à la mode (…) associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est prémoderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes. »

En conclusion, l’auteur cite August W. von Schlegel : « Les mots ont leur histoire comme les hommes. (…) Les mots voyagent, ils s’établissent comme des colons loin de leur patrie, et il n’est pas rare de les voir faire le tour du globe. » À cette aune-là, le terme de diaspora est le symbole d’une mondialisation réussie.

Le climat totalitaire (suite et fin)…

Nous avons clôt le billet de la semaine dernière par une rapide revue des solutions proposées par Frédéric Denhez pour sauver les meubles (la démocratie, notre petit confort, etc.) de l’incendie qui vient de s’amorcer dans la maison Terre. Propositions séduisantes, même si l’auteur ne faisait qu’amorcer le délicat sujet de leur mise en œuvre. Pour le constat, alarmiste, il n’est pas le seul à penser que les dés de l’anthropocène sont jetés depuis longtemps – il ressort même des modérés optimistes.

Cet enfer qu’on nous annonce

Injustement brocardé à sa sortie, le dernier opus du penseur écologiste James Lovelock, La Revanche de Gaïa [2006], sonnait ainsi parmi une escouade d’autres ouvrages sur le même thème, la fanfare de l’Apocalypse. Passons sur l’hypothèse Gaïa chère à l’auteur, au demeurant pas si farfelue que cela même si elle fleure bon le New Age, et tenons-nous en aux faits, selon les scénarios les plus couramment admis (le Giec, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, en l’espèce). C’est simple : la planète se réchauffe, l’activité humaine est en cause, et dans quelques décennies, nous vivrons dans un monde plus chaud de 2 à 6 degrés centigrades. C’est peu, et beaucoup à la fois. Car au-delà du seuil de 4 °C, il est à craindre que nombre d’équilibres vitaux, sociaux et économiques soient rompus. Ce n’est pas le manque de carburant qui va nous arrêter, on a assez de réserves du seul pétrole pour aller au-delà de ce seuil. Sauf virement majeur, imminent et massif des opinions publiques, ce n’est pas la volonté politique qui va nous sauver ; les atermoiements des différentes conférences sur le climat en témoignent éloquemment. Ce ne sont pas non plus les gestes individuels de type tri des déchets, d’abord parce qu’ils sont indexés sur des idées aussi libérales qu’écologistes (ce n’est pas être contempteur du libéralisme que de dire qu’il n’a pas vocation à sauver la planète, mais à produire de l’argent), ensuite parce qu’ils sont soumis à la perversion de l’effet rebond exposé par Denhez (voir notre dernier billet).

À la barre de l’accusation, l’économiste Jean-Paul Maréchal. Dans Chine/USA. Le climat en jeu [2011], il explique pourquoi les négociations internationales visant à limiter l’impact imminent du réchauffement climatique sont dans l’impasse. En cette matière comme en d’autres, le G2 s’impose comme l’axis mundi : la bipolarité de cet hybride, cette Chinamérique chère à l’historien Niall Ferguson, oppose deux géants, les États-Unis (première puissance économique planétaire, 19 % des émissions mondiales de CO2) à la Chine (deuxième puissance économique, première à l’horizon 2020-2030, pesant aujourd’hui 22,3 % des émissions de CO2). En gros, le premier compte le vingtième de la population mondiale, et rejette le cinquième des gaz à effet de serre, quand la seconde connaît des proportions exactement inverses… Et une croissance irrépressible, qui ne va que lui faire confirmer dans les années à venir sa place de premier pollueur mondial. Mais le premier aussi véhicule un lourd passif : sa prospérité est basée sur les émissions qu’elle a déjà effectuées au XXe siècle. D’où une rhétorique chinoise visant à faire payer les États-Unis pour leur passif, alors que les intéressés estiment que c’est à la RPC de porter le poids financier de la lutte contre ses actuelles émissions. Un dilemme planétaire, qui ne peut se résoudre que par un partage équitable du fardeau, ce qui nécessite l’élaboration d’une justice climatique internationale. En attendant, aucun des deux ne signe d’accord contraignant à une limitation des émissions. Conclusion de Maréchal, qui cite le politicien et sinologue Chris Patten : « La Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle. » Le climat, bien public mondial, est pris en otage par le G2, rivaux autistes obsédés par la défense de leurs intérêts immédiats.

La pétrocratie, ou l’essence du politique

Allons plus loin, pour suivre la pensée du géopoliticien Timothy Mitchell, qu’il introduit dans son récent Petrocratia [2011]. Cet essai étonnant, originellement titré Carbon Democracy [2011], est en passe d’être transmuté en un épais ouvrage à paraître cette année chez Verso. Sa thèse ? Les évolutions politiques que connaissent les sociétés sont liées à leur mode de consommation énergétique. Exploiter le charbon et le pétrole revient à consommer à une vitesse éclair les réserves en énergie que la Terre a accumulées depuis des centaines de millions d’années. La révolution industrielle a vu l’Angleterre s’extraire de la malédiction malthusienne en piochant dans le temps long des veines de charbon l’énergie nécessaire à la transformation de sa société : la civilisation de la vapeur libéra l’homme des limites de l’exploitation de la puissance dispensée par le Soleil. Concomitamment, il fallut alors exploiter ces hectares fantômes chers à Kenneth Pomeranz chez les autres, et y trouver les ressources nécessaires au mieux-être de ses nationaux. En découla logiquement la colonisation, pour exploiter les terres des Amériques afin de produire du sucre (un concentré de calories), du coton (la nourriture de cette révolution industrielle), etc. ; pour écouler les produits cotonniers, il fallut casser la production de l’Inde qui, d’atelier du monde, devint un simple marché…

En dériva aussi la démocratie, contrainte de l’intérieur. Les mineurs constituèrent rapidement un corps professionnel autonome et coordonné. Il fallait descendre dans un lieu dangereux, loin de la surveillance des décideurs, et y délibérer pour affronter le risque. Le syndicalisme moderne naquit au cœur des houillères britanniques, puis françaises, allemandes, etc., et s’imposa au fil de grèves à répétition, capables de bloquer la société tout entière.

Le pétrole marqua une nouvelle évolution : on l’extrait à la surface, et une fois les oléoducs installés, il est facile d’en garantir la chaîne de distribution. Les réparer est aussi rapide que les saboter. À partir du moment où on exploita l’or noir du tiers-monde, la perspective d’y voir émerger la démocratie s’éloigna : un régime fort, lié par un contrat tacite à ses clients occidentaux, était mieux à même d’étouffer les revendications sociales de ses travailleurs (au besoin en jouant des divisions ethnico-religieuses) et de garantir la perfusion énergétique dont le monde avait besoin. Et cette logique expliquerait pourquoi on ne saurait « implanter » aujourd’hui une démocratie en Irak.

Pour court qu’il soit, le livre abonde en exemples, et son solide argumentaire ne saurait être balayé d’un revers de main. Sa conclusion : nous vivons en pétrocratie. Notre mode de vie, énergivore, combinant politique de masse et redistribution plus ou moins égalitaire des ressources, conditionne les formes prises par le politique. Consommateurs, nous jouissons d’un État providence dérivé de notre passé minier, et avons relégué, géopolitiquement, la gestion des pays producteurs à des régimes autoritaires et extrêmement inégalitaires pour garantir notre approvisionnement. Or l’idée de l’avenir, telle que développée dans les démocraties, rimait avec croissance illimitée. Depuis les crises pétrolières (1967-1974), cette configuration a été bouleversée. Une transformation est en cours, visant sur fond de pénurie à préserver les dispositifs d’exploitation du pétrole, et à le mettre en scène par le spectacle – oserait-on dire de la même façon que le nazisme magnifiait cinématographiquement ses actions ? – : le militarisme américain s’évertuant à « démocratiser » tels des « dominos » les États du Proche-Orient à coup de « bombes intelligentes » incarnant l’archétype de ce modus operandi du show.

Demain, Le Meilleur des mondes ?

Tout récemment paru, le dernier ouvrage du philosophe Bertrand Méheust est titré La Nostalgie de l’Occupation [2012]. Il fait suite à La Politique de l’oxymore [2009]. Retour donc sur l’oxymore, figure de style associant dans une même proposition deux termes sémantiquement opposés, telle cette « dictature douce » du confort qui rythme nos vies. « Développement durable », « capitalisme vert », « croissance négative », « flexisécurité », « marché civilisationnel », « bombes intelligentes »… Allez, vous pouvez enrichir la liste de vous-mêmes, tant ces clichés, à l’image de cet oxymore métallique qu’est le 4×4 urbain, ont envahi notre quotidien.

« Toute société a vocation à persévérer dans son être », martèle le philosophe. Dût-elle pour cela faire en sorte que ses élites mobilisent moult oxymores afin d’en convaincre le bon peuple. Le développement durable, juge le philosophe, revient à graver dans l’opinion publique l’idée que la croissance est compatible avec la sauvegarde de notre planète. Alors que notre société globalisée, élevant toujours plus d’élus aux standards de vie jusqu’ici réservés aux seuls Occidentaux et Japonais, menace à court terme l’équilibre de la biosphère. Au nom du principe de précaution – et même si des penseurs minoritaires, se parant du costume galiléen du sage qui a raison seul contre tous, affirment qu’il n’y a pas lieu de craindre un hypothétique réchauffement –, le consensus croissant des experts exige que de toute urgence soient posées des entraves mondiales aux atteintes environnementales.

La Nostalgie de l’Occupation nous amène donc à inaugurer le questionnement de l’asservissement mis en œuvre dans nos sociétés. Au nom de notre bien à tous, l’humanité vogue vers une « apocalypse molle », faite de consensus banal faisant rimer bonheur et consommation, sur fond de soumission aux marchés, avec pour horizon prévisible le crime suprême dont n’auraient même pas rêvé les nazis. Leur échelle du mal était étalonnée sur le génocide. L’horizon logique de notre hubris consumériste, c’est l’écocide, la destruction du biotope planétaire.

En conclusion, poussons l’analogie jusqu’à ses extrêmes : faudra-t-il instaurer une dictature universelle pour permettre à notre humanité de survivre sans trop de casse ? Plus pernicieusement, se dirigerait-on insidieusement vers le développement d’une éthique de la soumission volontaire, thèse exposée entre autres par deux spécialistes en éthique médicale, Marc Grassin et Frédéric Pochard, dans La Déshumanisation civilisée [2012] ? Attention, le terrain est miné. Ce fantasme d’organisations internationales s’arrogeant tous les droits au nom de l’intérêt suprême de l’humanité – il faut sauver la Terre –, fossoyeuses de toute forme de démocratie et de souveraineté nationales, est mis en scène conjointement par les climatosceptiques et les partisans de la théorie du complot. Il constitue en reflet un tabou majeur de l’écologie, qui voudrait en logique que l’on puisse imposer la décroissance par la responsabilisation de chacun, par le consensus démocratique.

Dans vingt ans, au nom du maintien de notre civilisation même, il y aura sûrement eu quelques voix pour insidieusement convaincre l’humanité de se montrer « raisonnable », de même que les Grecs sont aujourd’hui amenés à passer sous les fourches caudines de l’équilibre financier : il faudra se contraindre à partager nos ressources mondiales limitées au prorata de leur disponibilité, et non en postulant qu’elles sont inépuisables. Car ce qui ressort de ces lectures, c’est que si la prospective est possible à une telle échelle, les États auront, en toute probabilité, échoué à négocier l’intérêt collectif alors que la température du globe flirtera avec un seuil anticipé comme celui de la catastrophe. Aurons-nous alors pour tout arbitrage la guerre de tous contre tous, ou la soumission raisonnée à une dictature mondiale en charge de notre survie ?

LOVELOCK James [2006], La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle (et comment pouvons-nous encore sauver l’humanité) ?, trad. fr. Thierry Piélat [2007], Paris, Flammarion.

MARÉCHAL Jean-Paul [2011], Chine/USA. Le climat en jeu, Paris, Choiseul.

MITCHELL Timothy [2011], Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, trad. fr. Nicolas Vieillescazes [2011], Alfortville, È®e.

MÉHEUST Bertrand [2012], La Nostalgie de l’Occupation. Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement ?, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

MÉHEUST Bertrand [2009, rééd. 2010], La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

GRASSIN Marc et POCHARD Frédéric [2012], La Déshumanisation civilisée, Paris, Cerf.

Le climat totalitaire

De nombreux livres, récemment publiés, ont en commun de postuler une étrange analogie entre la soumission humaine, « volontaire » ou non, et la catastrophe climatique annoncée. Une revue de détail s’impose…

Nous sommes tous des esclavagistes !

Ouvrons le bal avec Jean-François Mouhot et son livre Des esclaves énergétiques [2011]. Question provocante : serions-nous tous esclavagistes sans le savoir ? Pour cet historien, la réponse est moralement oui. Au prisme d’un retour sur l’histoire de l’esclavage et de la révolution industrielle, il souligne les liens unissant notre civilisation à celles qui l’ont précédée. L’esclavage était une constante de l’histoire depuis l’époque sumérienne, et le pays qui a aboli l’esclavage en premier, la Grande-Bretagne du 19e siècle, est aussi celui qui a initié la révolution industrielle, matrice du monde contemporain. Substituer l’énergie du charbon à la force humaine contrainte devenait soudain possible. Conséquence : notre confort d’aujourd’hui repose sur des « esclaves énergétiques », qui nous fournissent de la lumière, du chauffage, du transport, des biens manufacturés… À telle enseigne que sans pétrole ou charbon, il faudrait que l’habitant d’un pays développé dispose d’une centaine de serviteurs pour jouir d’un niveau de vie comparable. La littérature anglo-saxonne, dont l’auteur dresse un beau panorama, a abondamment glosé sur ces équivalences.

À quoi bon cette curieuse analogie entre esclaves humains et ressources énergétiques ? Utiliser une voiture plutôt que fouetter des porteurs est tout de même plus défendable, non ? Si ce n’est que nous savons de mieux en mieux, depuis plusieurs décennies, que nos domestiques virtuels nous posent un sérieux problème moral : leur labeur consume des énergies fossiles dont la combustion affecte le climat. L’auteur plaide pour un autre rapport au monde, où le souci éthique mettrait un frein à la logique économique, qui nous englue aujourd’hui au volant d’un bolide roulant à tombeau ouvert vers la catastrophe. Penser que nous opprimons nos descendants en les vouant à un sombre avenir, de la même manière qu’en toute bonne conscience, le riche Romain exploitait ses esclaves, pourrait nous amener à réviser nos comportements… Mais un électrochoc moral est-il vraiment en mesure de nous amener à renoncer à une bonne part du doux confort que nous procure la science ?

Du sucre et des flammes…

Même sommairement résumée comme ci-dessus, la thèse est séduisante. Elle rejoint d’autres écrits, sur l’esclavage par exemple. Prenons Le Sucre et les Larmes, de Pierre Dockès [2009], dans lequel l’économiste revient sur l’histoire conjointe de la production sucrière et de l’esclavagisme. Il y souligne la constante de ce qu’il appelle le « paradigme sucrier », à savoir la recette, imposée plusieurs siècles durant comme une évidence par les décideurs économiques à l’ensemble des acteurs de cette industrie et aux opinions publiques, que produire du sucre revenait « forcément » à disposer de grandes propriétés foncières mises en valeur par un personnel servile, « fonctionnant à la manière des camps de concentration pour avoir des systèmes sociaux le plus simplifiés possible ». Et ce système ne s’est effondré qu’à la suite d’une crise radicale, morale, qui a rendu l’esclavage impossible. Et absolument pas parce qu’il a été démontré qu’il était économiquement peu rentable (ce qui était vrai de tout temps, comme en Inde où cette culture prit place pour la première fois, où il était produit par des paysans indépendants dans de petits domaines) et que l’on pouvait lui substituer autre chose. Et donc oui, on pourrait postuler que nous renoncerions à nos esclaves énergétiques si une poignée de quakers modernes donnaient de la voix – les quakers forment un mouvement religieux qui a joué un rôle fondamental dans l’abolitionnisme, au tournant des 18e-19e siècles.

Mouhot fait aussi cause commune avec Alain Gras. Dans Le Choix du feu [2007], ce socio-anthropologue souligne à l’envi combien la bifurcation opérée lors de la révolution industrielle, du travail humain aux calories du charbon et du pétrole, n’était pas acquise d’avance. Déterminé par des contingences sociales, ce choix était un parmi d’autres, et il aurait pu prendre place dans d’autres sociétés que la Grande-Bretagne, à d’autres moments qu’au 19e siècle… Il est dommage que l’étude de la causalité – pourquoi cela est advenu à cet endroit, à cette époque précise ? – ne fasse pas l’objet d’un développement plus poussé, Gras renvoyant à un hypothétique frein social implicite qui aurait empêché les sociétés d’antan et d’ailleurs de se lancer dans l’aventure industrielle. Au-delà de cette remarque, son ouvrage n’en demeure pas moins un indispensable complément à la lecture des Esclaves énergétiques.

Le carbone, maître de nos vies…

Alors que Mouhot souhaite que nous méditions sur le reflet que nous renvoie le miroir des sociétés esclavagistes défuntes, le journaliste scientifique Frédéric Denhez, avec La Dictature du carbone [2011], nous plonge au cœur sombre d’un totalitarisme contemporain et néolibéral. Car « le carbone est le dictateur de notre avenir », souligne-t-il en introduction, avant d’en apporter la démonstration en 13 chapitres explorant les divers aspects de notre soumission inédite : le carbone est responsable de l’effet de serre, il est partout, et surtout émis par tous (y compris par ces malins de Français, gavés d’une propagande qui voudrait leur faire croire que l’électricité nucléaire réduit l’empreinte carbone… Mais tout est question de ce que l’on chiffre) ; Denhez opère un petit tour sur les indicateurs économiques et sociaux, démonte minutieusement celui de l’empreinte carbone, qui visiblement ne sert qu’à générer de l’argent virtuel sur un marché financier créé ad hoc, et à orienter nos conduites par la culpabilité : manger de la viande, est-ce si mal que ça ? Que dire des pommes en mai, plus consommatrices de carbone que des fraises à Noël, pour cause de long séjour en chambre froide ? Et peut-on réellement compenser une émission carbone en pays riche (qui a eu lieu) par une autre en pays pauvre (qui n’aura pas lieu) ou par du reboisement sous les tropiques, quitte à truquer ce que l’on mesure ? La démonstration, pour être alerte, n’en est pas moins implacable et démonte nombre d’idées reçues.

Des multiples remarques de l’ouvrage, peuvent être retenus les développements tissés autour de l’effet rebond. C’est, à grand trait, l’idée que vous achetez une voiture, qui consomme deux fois moins, à distance parcourue égale, que votre précédent véhicule, maintenant réduit à un cube de tôle-plastique-caoutchouc suite à la prime incitative dite « à la casse » (défunte depuis peu, ladite prime était une hérésie écologique : vu le gouffre de ressource que constitue la fabrication d’une voiture, il aurait été infiniment plus « durable » d’aider le marché de l’occasion… Mais le productivisme national a ses logiques, qui valent que le politique embrigade le consommateur à agir à l’encontre des intérêts de la planète). Eh bien donc, avec votre voiture vertement labellisée CO2 réduit, vous allez rouler plus, en toute bonne conscience, convaincu que de toute façon que vous polluez moins. C’est ça, cet effet rebond qui nous englue dans le gaspillage. La technique peut bien muter vers plus d’économie, l’animal consumériste qu’est l’humain en voudra « toujours plus ». En toute bonne conscience.

La charge de Denhez se clôt sur un ensemble de brèves qui valent indicateurs de solutions susceptibles conjointement de sauver tout à la fois notre planète, notre modèle social et notre démocratie. Il faut indexer, par exemple, nos comportements non sur la Bourse, mais sur des valeurs morales (tiens, on retrouve sous d’autres oripeaux l’argumentation de Mouhot). Intensifier une vraie agriculture durable, concevoir des politiques urbaines pour réguler l’impact des villes sur le climat… Et il faut lutter contre les inégalités, car celles-ci nuisent à l’environnement. Plus de démocratie, combler les fossés sociaux… Dans cette logique, ajoutons qu’il faudra arbitrer : les pays riches ne devraient-ils pas accepter de payer pour les dommages qu’ils ont causés à l’environnement planétaire, aider les pays pauvres à jouir d’un meilleur niveau de vie et à « dégager » leurs dictateurs… Et surtout réduire intelligemment leur consommation, pour la mettre au niveau de celle des autres. Conclusion de l’ouvrage : vous pouvez commencer par boycotter le « supermarché, symbole d’une arrogance prédatrice et dispendieuse ».

Cela pourrait-il être suffisant ? Nous verrons la semaine prochaine ce que d’autres auteurs avancent sur la question…

MOUHOT Jean-François [2011], Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, Paris, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire ».

GRAS Alain [2007], Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard.

DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie.

DENHEZ Frédéric [2011], La Dictature du carbone, Paris, Fayard.