L’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale »

Ce texte esquisse une approche de l’histoire d’Haïti dans la perspective d’une « histoire mondiale », sous l’aspect plus spécifique des interconnexions entre l’histoire locale et les horizons tant régionaux que mondial. Le traitement de quelques exemples marquants de l’histoire d’Haïti invite à se défaire du carcan des frontières nationales, lesquelles sont d’ailleurs l’héritage du processus des colonisations française et espagnole dans le bassin caribéen.

La naissance d’Haïti, ancienne Saint-Domingue, s’est faite au forceps, à l’issue d’une révolution antiesclavagiste et anticoloniale, finalement victorieuse en 1804. Les divers courants historiographiques locaux, faisant écho à la lame de fond de la construction de l’identité nationale, soulignent la « singularité », voire l’exceptionnalité du cas haïtien. Leur approche, dans la plupart des cas, débouche sur un repli intra-muros alors que le dessin du territoire, l’établissement d’une population noire dans son écrasante majorité comme l’édification de l’État (pour ne citer que ces aspects clés) sont aussi intimement liés à des dynamiques d’outre-Atlantique. Celles-ci ne gomment pourtant nullement ni la superbe capacité créative d’une culture propre à Haïti (religion, art…) ni les responsabilités propres des décideurs politiques dans la conduite d’un État qui, depuis une dizaine d’années, et non sans raison, est classé parmi les « entités chaotiques ingouvernables » de la planète. Régulièrement toutefois quelques historiens haïtiens, d’abord Benoît Joachim et Leslie Manigat, puis Vertus Saint-Louis, moi-même et plusieurs jeunes doctorants, cherchent à relier les événements nationaux à des processus externes tant liés à la conjoncture politique d’un pays tiers (en particulier celle de l’ancienne métropole ou du grand voisin que sont les États-Unis) qu’à des phénomènes transnationaux aussi divers que la maîtrise de la technologie ou les réseaux de migrations.

Plusieurs caps majeurs de l’histoire d’Haïti font écho à de puissants mouvements de luttes qui déferlent en France. Prenons un des exemples les plus flagrants. Au milieu des années 1790, la violence de la guerre antiesclavagiste (500 000 esclaves noirs – dont l’écrasante majorité est née en Afrique – cohabitent avec 30 000 colons blancs et autant d’affranchis, généralement métis) est portée par la brutalité des rapports sociaux imposés. Mais cette violence répercute aussi celle qui, en métropole, a balayé la société féodale et qui prône les droits de l’homme. On imagine aisément qu’au-delà de son propre combat étroitement circonscrit à la colonie, la population servile de Saint-Domingue a dû être galvanisée par la nouvelle de l’exécution du symbole de la puissance, de l’exécution du roi de France. Les choix stratégiques du leader révolutionnaire Toussaint Louverture s’opèrent d’ailleurs souvent à des moments qui coïncident, compte tenu des délais d’alors de communications transocéaniques, avec des étapes clés de la révolution dans une France assiégée. Autre exemple notoire, celui de la ligne de partage de l’île en deux moitiés, l’une créolophone et francophone, l’autre hispanophone. Le maintien de cette frontière coloniale résulte évidemment, au 19e siècle, de la marche identitaire des deux peuples voisins mais aussi des ingérences française et espagnole. Immixtions dont les modalités dérivent aussi bien évidemment des choix de politique extérieure de Paris et Madrid vis-à-vis de l’Amérique latine, choix évidemment en prise aussi aux remous spécifiques au théâtre européen.

La rigueur de la guerre antiesclavagiste et anticoloniale (champs de l’histoire sociale et politique) comme le tracé de la frontière haïtiano-dominicaine (relevant de l’histoire diplomatique et de la géographie) sont chacun l’effet de causes conjuguées. Celles-ci sont d’une part intérieures à l’île et aux dynamiques socio-politiques locales, et d’autre part relèvent aussi de l’implication de puissances outre-Atlantique (en guerre ou pas) comme, à travers leur flotte, de celle des États-Unis. La focale d’approche qui nourrit une hauteur de vues nécessite évidemment l’établissement d’articulations entre les divers niveaux d’observation.

Prenons un autre exemple qui, lui au début du 20e siècle, met en tension histoire politique locale, histoire économique mondiale et histoire de deux « géants » d’alors, les États-Unis et la France. Il s’agit plus particulièrement des années 1911-1915 qui voient, au niveau régional, l’ouverture du canal de Panama et, en Haïti, une crise politique majeure avec la succession de gouvernements éphémères, d’une durée chacun de quelques mois.

Cette crise haïtienne débouche sur le débarquement des marines en juillet 1915, inaugurant une occupation militaire qui s’étirera dix-neuf ans. Les responsabilités de la marche à la perte de la souveraineté politique incombent d’abord aux tenants de l’appareil d’État et à leur incapacité paralysante à œuvrer pour tisser la trame socio-économique qui consoliderait la jeune nation. Et, durant les cinq ans précédant cette intervention, les rivalités entre les diverses factions des élites dirigeantes locales témoignent d’une fragilité institutionnelle. Mais ces rivalités sont aussi exacerbées par la fragilité des bases économiques de l’État. Les assises de celui-ci sont les rentrées fiscales pesant sur le café, qui fournissent 75 % des exportations et presqu’autant des ressources budgétaires. La production de cette mono-exportation est doublement mise à mal. D’abord, par les répercussions des troubles politiques, de nombreux paysans étant « embrigadés » dans les troupes militaires en rébellion contre le pouvoir central. Ensuite, par l’évolution en dents de scie des cours du café liée à la concurrence du produit brésilien jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale qui, elle, ferme à cette denrée haïtienne son débouché essentiel. En effet, les trois quarts de ces exportations partent à destination du Havre. L’asphyxie budgétaire au début 1915 est quasi-totale et le service de la dette extérieure, en totalité contractée sur le marché français devient impossible alors que, pour se prémunir de tout démonstration de force, Port-au-Prince de tout temps s’était attaché à honorer ses engagements internationaux. De plus, les ressortissants germaniques, généralement créanciers de l’État, voient suite à l’entrée en guerre des états-Unis leurs affaires péricliter à la satisfaction, discrètement exprimée, de Paris comme de Washington, soucieux de faire respecter la doctrine Monroe. Ce volant d’oxygène pour l’exécutif en place disparaît donc aussi : la crise haïtienne est totale.

Le Département d’État, fort de tractations, tenues secrètes, avec le Quai d’Orsay garantissant la protection des intérêts français (économiques et culturel), a donc toute latitude pour décider du moment opportun de l’intervention. Il n’est que d’attendre, les Haïtiens devant, selon leur analyse, leur en fournir le prétexte. Effectivement, alors que des navires de guerre états-uniens sont à la limite des eaux territoriales haïtiennes, le chef d’État Vilbrun Guillaume Sam, le 27 juillet 1915, est extirpé de la légation de France, où il venait de se réfugier. Une foule en délire le lynche, le punissant ainsi de l’assassinat d’une centaine de prisonniers politiques. Quelques heures plus tard, les marines foulent le sol national pour protéger la vie et les biens des étrangers. La prise de contrôle des douanes suit évidemment comme c’était le cas depuis 1907 en République voisine. Ce qui n’empêche pas l’Occupant de suspendre le service de la dette extérieure d’Haïti, cinq ans durant pour en annoncer le remboursement en francs dépréciés… au grand dam de Paris qui pourtant s’y soumet. Même si affleure l’idée d’y négocier éventuellement un laisser-faire français des États-Unis en contrepartie d’un accroissement de l’influence française en Afrique, au Liberia plus particulièrement où se réfugient souvent des contestataires de l’ordre établi dans les territoires français limitrophes. En fait, les négociations porteront sur le champ économique.

Cet exemple met bien en relief combien une conjoncture intérieure d’une minuscule moitié d’île de 25 000 km2, de surcroît sans ressources minières, a ses ressorts spécifiques propres et malgré tout est étroitement liée à l’échiquier régional et international, tant économique que politique. Histoire croisée, comparatisme et approche transnationale permettent, dans leur mobilisation, de mieux appréhender un temps donné d’une histoire apparemment étroitement insulaire.

Prenons un autre exemple, qui commence en ce même premier tiers du 20e siècle, celui de l’immigration haïtienne dont je vais ici pointer quelques traits essentiels… Celle-ci se met véritablement en place durant l’occupation américaine (de 1915 à 1934). Le départ de paysans, touchés par la mévente du café et par la répression féroce de la guérilla contre l’envahisseur, va croissant. Il est organisé par les forces d’occupation à destination des plantations sucrières détenues par des firmes états-uniennes à Cuba et en République dominicaine. Résultat : près de 10 000 Haïtiens migrent ainsi annuellement jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres. C’est aussi une soupape de sécurité pour l’État haïtien, avant et après le départ des marines en 1934, quant à ses obligations d’assurer la souveraineté alimentaire des citoyens. Mais la Seconde Guerre mondiale puis les fluctuations des cours tant du café que du sucre augmentent la fragilité des ressources de l’ensemble de la paysannerie tout en ralentissant les impératifs d’appel de main-d’œuvre haïtienne, meilleur marché. Il apparaît logique que la fin de la Seconde Guerre mondiale coïncide avec une levée de boucliers de la population en faveur de la démocratie et d’un vivre-mieux pour l’ensemble de la population. Mais ce rêve de 1946 vite violenté débouche à terme sur une amplification des départs qui, les indicateurs économiques tournant de plus en plus au rouge au tournant des années 1970-80 malgré l’essor des entreprises de sous-traitance, débouche sur le phénomène des boat-people haïtiens échouant sur les rivages de la Floride et des îles voisines. Depuis une dizaine d’années, alors qu’Haïti est en passe d’importer du café et achète du riz états-unien, considérablement moins cher que le riz produit localement, la marine des États-Unis est autorisée à intercepter tout bateau (généralement des embarcations de fortune) suspecté de transporter illégalement des Haïtiens et de les rapatrier. La misère endémique, jamais véritablement prise à bras-le-corps par les tenants de l’État, associée à une érosion accélérée des sols et avec un libre-échangisme croissant, nourrit, de plus en plus, l’immigration haïtienne dans la région caraïbéenne. Au point que depuis un quart de siècle, la masse globale des transferts financiers de ces migrants est l’un des piliers de l’économie haïtienne avec, évidemment, l’aide financière internationale.

Nous avons donc ici un exemple porteur d’un double intérêt en faveur d’une histoire transfrontalière. D’abord celui de faire émerger des modes d’interaction entre le local et le suprarégional. Et aussi l’intérêt, pour restituer l’épaisseur par exemple de cette question migratoire, de convoquer une pluralité de champs historiques (le social, le culturel…) et l’ensemble des disciplines en sciences sociales (géographie, démographie, sociologie…).

Un dernier témoignage de l’après-Seconde Guerre mondiale qui œuvre en faveur d’une histoire globale : la voix d’Haïti dans les organismes internationaux. Deux cas peuvent être évoqués. Ils ont pour cadre l’ONU et montrent qu’en relations internationales même de minuscules États peuvent donner de sérieux coups de pouce qu’un socle historique explique.

Le premier exemple est le précieux soutien d’Haïti (avec le Canada évidemment) pour que la langue française soit une des langues de travail de l’ONU. Évidemment, les liens traditionnels entre les élites culturelles et dominantes économiquement d’Haïti avec la France participent à cette prise de position. Comme aussi leur souci de confirmer une distanciation par rapport à la langue de la nouvelle métropole économique. Mais la mobilisation patiente et efficace de nombre des ressortissants français résidant en Haïti en faveur de la France libre concourt aussi à cette ligne de conduite haïtienne.

Le second exemple, plus particulièrement dans les années 1950, relève des successifs votes d’Haïti au sujet de la question coloniale toujours davantage à l’ordre du jour. Il est intéressant de noter, entre autres, que des négociations économiques entre Paris et Washington peuvent retentir sur la position adoptée par le représentant haïtien à l’ONU, et réciproquement. Le marché du Havre, si vital pour l’économie haïtienne et donc pour la vie sociopolitique locale, peut être un repère majeur de la ligne de conduite haïtienne dans les coulisses de l’ONU.

Plus on avance dans l’histoire récente d’Haïti, intégrée toujours davantage dans la mondialisation des échanges en cours, plus « l’histoire mondiale », l’histoire globale, donnent des clés de compréhension de cet État né de la première formidable circulation de réseaux humains et économiques de part et d’autre de l’Atlantique.

Gusti Klara Gaillard-Pourchet est professeure à l’Université d’État d’Haïti.

Ce texte est issu d’une communication prononcée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) le 21 juin 2008, lors de la journée doctorale d’études interdisciplinaires « L’histoire mondiale du temps présent aujourd’hui » à l’INHA, Paris.

Le prix du sucre

« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Cette phrase de Voltaire donne le ton du dernier livre de Pierre Dockès, Le Sucre et les Larmes [2009]. « Le sucre, nous dit l’auteur en introduction, est une invitation au voyage. L’exploration des terres à sucre ne peut que commencer par une navigation dans la mer des Caraïbes » et se poursuivre sur les côtes de l’Amérique centrale, puis vers le Brésil, poussant à s’envoler vers d’autres îles, celles de l’Océan indien, revenant alors vers l’Inde, patrie d’origine de la canne à sucre. Autant de noms figurant en bonne place sur l’agenda du tourisme mondial, le climat tropical étant indispensable à la précieuse culture. Mais ces noms sont aussi inscrits dans la mémoire collective comme autant de destinations du voyage au bout de la nuit dans lequel furent engouffrés des millions d’hommes et de femmes, déportés d’Afrique pour fournir la pléthorique main-d’œuvre supposée nécessaire aux grandes plantations. C’est à une exploration restrospective de la face obscure, amère pourrait-on dire, de la mondialisation sucrière que nous invite ici Pierre Dockès.

La canne et les esclaves

L’étymologie retrace le chemin parcouru : notre sucre vient de l’italien zucchero, emprunté à l’arabe soukkar, dérivé du sanskrit çarkarâ… Connu dès l’Antiquité, le sucre de canne, probablement originaire de Nouvelle-Guinée, est produit dès le 1er millénaire avant notre ère en Inde. Son existence est mentionnée par Néarque, un des officiers d’Alexandre le Grand. Sous l’Empire romain, son usage comme épice médicale est attesté. C’est à partir des 7e-8e siècles qu’il se répand, simultanément au mode de production à grande échelle, esclavagiste, qui sera le sien pendant mille deux cents ans. Dès cette époque, le couple sucre-esclave est probablement présent en Chine ou dans le monde musulman. Ainsi, « dans la région de Bassora, entre le Tigre et l’Euphrate, (…) de grands domaines auraient été planté en cannes, exploités par des esclaves noirs importés des côtes de l’Afrique orientale. » De la Mésopotomie, le « paradigme sucrier » des grandes exploitations esclavagistes se propage vers l’Égypte, la Syrie, le Maroc et l’Espagne. « Le sucre suivait le Coran », résume sobrement Sidney W. Mintz (1985, Sweetness and Power: The place of sugar in modern history, London, Penguin Books).

Aux 11e-12e siècles, la conquête normande de la Sicile et l’occupation d’une partie du Moyen-Orient lors des croisades permettent aux Européens de s’approprier ce paradigme. « Lorsque au 12e siècle la filière chrétienne prendra son essor, elle le fera sur les pas de la filière arabe et, colonisatrice nouvelle, confiscatrice de grands domaines, elle pourra réactiver les traces de l’ancienne exploitation esclavagiste, jamais oubliée, et elle lui assurera le triomphe que l’on sait. Il y a donc une certaine continuité spatiale entre l’ancien esclavage et l’esclavage médiéval, et entre celui-ci et l’esclavage moderne », diagnostique Dockès.

La Méditerranée des échanges

Le commerce est transnational. Les chrétiens produisent du sucre et en importent du Maghreb. Simultanément, ils alimentent leurs plantations chypriotes, crétoises ou des Baléares en esclaves. Acquis auprès des négociants arabes, ces esclaves sont subsahariens. Ils sont slaves et même asiatiques lorsqu’ils sont vendus par les commerçants génois et vénitiens, qui les achètent eux-mêmes aux puissances d’Europe de l’Est et jusqu’au khanat de la Horde d’or. « Les deux courants, chrétiens et musulmans, ne sont pas en effet séparés, mais complémentaires, rajoute l’auteur. Des Slaves sont importés par les cités italiennes vers les pays d’Islam, des Africains sont expédiés vers les îles à sucre sous domination chrétienne. »

En 1453, la prise de Constantinople par les Ottomans porte un coup sévère à la domination exercée par les cités-États italiennes sur ce lucratif commerce. Les zones de production migrent vers l’ouest. De leur base marocaine de Ceuta, prise en 1415, les Portugais explorent les côtes de l’Afrique, négocient directement avec les États noirs fournisseurs de main-d’œuvre servile et s’installent en « Méditerranée atlantique » : Madère ou les Canaries espagnoles sont déboisées afin d’accueillir la précieuse monoculture. « Les prix s’élèvent, même si la production augmente. »

Simultanément, les cœurs économiques de ce commerce se déplacent. Les financiers génois et vénitiens viennent financer l’expansion hispanique. Plus tard s’imposeront les centres d’Anvers, puis d’Amsterdam, puis de Londres et de Paris. Les capitaux du sucre, sous contrôle étatique au Moyen Âge, passent au fil des siècles aux mains de grands entrepreneurs.

Le Viagra de la Renaissance

En termes de consommation – aux évolutions de laquelle l’auteur consacre d’excellents encadrés rythmant le plan chronologique de son livre –, le sucre conserve ses usages antiques d’épice médicale, et les grands de ce monde, qui raffolent de confiture et dragées, en font un usage de plus en plus massif. La précieuse denrée alimente ainsi une consommation ostentatoire tout en demeurant le principal élément de la pharmacopée de la Renaissance : il protègerait de la peste, donnerait de la force, accroîtrait l’émission de sperme…

Si Colomb ne trouve pas d’or dans les « Indes » qu’il « découvre », il réalise très vite (en 1478, le futur explorateur était commissionnaire d’une maison génoise détenant d’important intérêts dans le sucre portugais) qu’il y a là des espaces suffisants pour produire davantage de sucre afin d’alimenter une demande croissante. Dès sa deuxième expédition sont embarqués des plants de canne à sucre, pour une première colonisation de Saint-Domingue. Le modèle mis en place aux Canaries reposait sur l’asservissement des indigènes jusqu’à leur disparition et leur substitution par des esclaves noirs. Il est reproduit tel quel aux Amériques, à une échelle « considérablement élargie », par les Espagnols. Ceux-ci sont bientôt rejoints et dépassés par les Portugais, qui transforment la jungle brésilienne côtière en un océan sucrier.

L’auteur décrit avec force détails le système esclavagiste, qu’il estime « moderne avant l’heure ». Loin d’être une survivance antique, le paradigme des grandes exploitations sucrières esclavagistes mettait lourdement en œuvre la division du travail chère à Adam Smith. « Son organisation sociale est déjà celle de la fabrique (…), afffirme-t-il. Elle est moderne par ses modes d’organisation centralisée, disciplinaire, par la division du travail avec une spécialisation des tâches relativement précise (…) qui débouche, lors de la récolte, sur un fonctionnement mécanisé de l’ensemble des travailleurs. »

 

Le carburant de la mondialisation

Pour autant, peu rentable, ce mode de production est mis en cause par l’interdiction de la traite et la lutte des abolationnistes. Par étapes, le système est demantelé au 19e siècle. Ce ne sont pas les innovations techniques (progès des moulins), mais bien l’évolution politico-sociale et secondairement la production du sucre de betterave métropolitain qui aboutissent à mettre un terme à cet esclavage, qui se prolonge un temps sur des formes de salariat forcé. Nonobstant les mutations socio-économique, la production mondiale de sucre explose au 19e siècle : de 245 000 tonnes en 1800, elle atteint 6 millions de tonnes en 1890 avec la betterave, soit « la plus forte augmentation de consommation jamais enregistrée pour un aliment sur un siècle. » Au-delà du contexte économique, on regrettera que l’auteur n’explore pas davantage ce qu’une évolution semblable traduit du goût des consommateurs. La production s’industrialise massivement, et se concentre sous le contrôle des capitaux anglo-saxons.

Le livre de Dockès permet de comprendre en quoi le sucre fut le carburant de la mondialisation, mais aussi à quel point il aura été un facteur de crime. Pour son contrôle ont été livrées des batailles, pour sa production exterminés et déportés des peuples entiers. Pour autant, le paradigme sucrier, ce modèle économique des grandes plantations esclavagistes, était-il évitable ? Oui, estime l’auteur, qui appelle Condorcet à la barre de la défense. À la veille de la Révolution française, le philosophe avait déjà estimé que l’esclavage n’était pas une condition sine qua non de la production sucrière, et que l’on pouvait aisément lui substituer le salariat d’hommes libres.

« L’histoire façonne le présent », estimait Dockès dans son introduction. Dans ses dernières pages, il évoque le destin de ces millions de petits producteurs sucriers du Sud acculés aux dettes suite au recul du protectionnisme, confrontés à des multinationales aux rendements élevés. Car le marché du sucre – qui reste « encore la denrée la plus réglementée à l’échelle mondiale » – se libéralise progressivement. Simultanément, la substance est désormais censée pouvoir pallier, avec d’autres substituts végétaux, une future pénurie de carburants fossiles. En termes sociaux et environnementaux (le Brésil, de loin le premier producteur mondial, subit des nuisances écologiques massives, dont la moindre n’est pas la déforestation de l’Amazonie), gageons que les coûts des politiques de l’éthanol seront « salés ».

À propos de :

DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie.

Afrique : un continent au centre de l’histoire mondiale

« Vous étudiez l’histoire africaine ? Mais qu’en sait-on avant l’arrivée des Européens ? Il y a donc des sources ? » Ces questions, combien de fois Catherine Coquery-Vidrovitch les a-t-elle entendues ? Sans compter les innombrables clichés, assenés par ceux qui vont admettre que si les Africains ont une histoire, elle serait « marginale » voire « cyclique » – opposée ainsi à une « vraie » histoire, sous-entendue « centrale » et « linéaire », bref occidentale.

L’auteure est catégorique : l’Afrique est une « extraordinaire terre de synthèse, pétrie d’histoire ». Mieux même, cette histoire, « la plus longue de toutes » puisque l’Afrique est le berceau de l’humanité, a été, demeure et restera au cœur du récit mondial. La démonstration, qui entend résumer un demi-siècle de travaux fondamentaux sur la question, occupe un peu plus de 200 pages aussi concises que stimulantes.

En ce qui concerne les sources, Coquery-Vidrovitch souligne que les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Arabes ont laissé une multitude de témoignages. Elle s’insurge surtout contre le lieu commun qui ferait rimer histoire et écriture alors que les travaux des chercheurs africains, devenus majoritaires sur ce sujet, dégagent une vision plus globale de l’histoire, enrichie des apports de l’anthropologie, de l’archéologie, de la paléobotanique, de la linguistique ou de la génétique des populations.

Quatre phases, beaucoup de questions…

L’histoire de l’Afrique peut schématiquement s’appréhender en quatre phases : la période antérieure aux traites négrières ; celle des traites ; la période coloniale (une parenthèse dans le temps long, nombre d’Africains l’ayant traversée de son début à sa fin) ; et celle des indépendances. Les deux phases intermédiaires, traites et colonies, dramatiques, ont conféré à ce continent une relative unité, même si les types très divers de sociétés et d’environnements ont abouti à des trajectoires distinctes. Cette histoire est traversée de pourquoi : « Pourquoi les Africains furent-ils les derniers à connaître une économie d’investissement et de production ? Pourquoi tant de commerces transcontinentaux (sel, or, fer, ivoire, etc.) se sont-ils effondrés au lieu de générer des activités productrices ? Pourquoi de belles civilisations anciennes (Nok, Ifé, Zimbabwe…) ont-elles disparu en laissant si peu de traces ? Pourquoi la situation actuelle est-elle aussi tragique, et pourquoi l’avenir demeure-t-il si inquiétant ? »

Les réponses qu’apporte Coquery-Vidrovitch mobilisent plusieurs approches. Elle souligne ainsi que les données environnementales sont peu favorables : les terres sont en général pauvres, les sécheresses persistances, et les maladies semblent avoir joué un rôle crucial dans l’évolution des sociétés. Outre le paludisme, on peut citer l’onchocercose, maladie transmise par un moustique et entraînant la cécité, qui explique peut-être la réticence ancienne des populations à installer leurs villages à proximité des rivières, justifiant ainsi l’absence surprenante de l’usage de techniques d’irrigation à grande échelle.

La préhistoire de l’homme, faut-il le rappeler ?, commence en Afrique. La fin de l’apartheid sud-africain, régime politique « soucieux de cacher tout ce qui pouvait mettre en doute l’“antériorité” supposée des Blancs dans le pays », a permis ainsi de redonner son importance au site de Blombos. Y sont attestées ce qui pourraient être les premières manifestations artistiques de l’humanité – on y a découvert des parures de coquillages remontant à plus de 70 000 ans, soit 40 000 ans avant que soient peintes les parois de la grotte Chauvet – ; et aussi les premières traces, à la même époque, d’une innovation technique majeure de l’industrie lithique, la retouche par pression, dont on faisait remonter l’invention à la préhistoire européenne d’il y a 20 000 ans.

L’Afrique, trésorière de l’Eurasie

Il n’est pas évident que plus tard, l’industrie du fer ait été en retard par rapport au reste du monde : ce métal était exploité dès le 7e siècle avant l’ère commune sur les rives du Niger comme autour des Grands Lacs. Et son commerce généra, avec celui du sel, des circuits commerciaux transcontinentaux d’ampleur. Le commerce le plus important fut celui de l’or. Jusqu’à la conquête espagnole de l’Amérique latine, l’Afrique en fut de très loin le plus gros exportateur mondial. Les royaumes du Mali, du Ghana, du Songhaï nourrirent via le Sahara l’essor monétaire des Empires musulmans et byzantin. Quant à la cité-État de Zimbabwe, entre les 11e et 15e siècles, son or circulait dans toute l’Asie ; des porcelaines chinoises ont été exhumées des ruines de la ville. Et ce fut autant pour les épices que pour le précieux métal, qui finança les expéditions vers le Brésil, que les Portugais cabotèrent le long des côtes africaines aux 15e et 16e siècles.

À ce moment-là, la population africaine comptait pour 20 % environ de la population mondiale. Si peu d’Africains eurent l’occasion de voir des Blancs (ceux-ci se cantonnant à des contacts côtiers), ils s’enrichirent pourtant des apports de la première mondialisation : maïs, manioc et haricots, venus du Nouveau Monde, se propagèrent progressivement, autorisant de meilleurs rendements agricoles.

Mais l’essor démographique qui aurait pu en résulter se retrouva brisé net par la montée en puissance du commerce esclavagiste. D’abord interne aux sociétés d’Afrique, caractérisées en plusieurs régions par un niveau très élevé d’inégalité sociale, la traite est attestée depuis le 7e siècle vers le monde musulman. Au début des Temps modernes, l’Europe vient se greffer sur ces circuits, et sa demande favorise l’émergence en Afrique d’États puissants – dont l’urbanisme provoque l’admiration des voyageurs portugais –, capables de razzier leurs voisins, de capturer des populations en masse et de les vendre. Le processus est corrélé à une stagnation démographique. Quelque 11 millions d’esclaves partent vers les Amériques, mais aussi les îles européanisées de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. S’y ajoutent, sur une période plus longue, 5 à 10 millions de déportés à travers le Sahara, et 5 à 6 millions vers le Moyen-Orient. Si on admet qu’un esclave sur deux était vendu à bon port (l’autre mourant en route), le déficit démographique direct total est au minimum de 50 millions en l’espace de dix siècles, avec un sommet atteint aux 18e et 19e siècles.

L’acteur majeur de la naissance du capitalisme ?

Une précieuse carte, p. 116, montre les traites négrières aux 18e siècle. Elles sont internes au continent – les royaumes négriers consomment aussi bien qu’ils exportent –, et externes, vers les Amériques, l’Asie et le Moyen-Orient. Nous sommes là loin d’un commerce limité à une aventure triangulaire, qui verrait les bateaux partir d’Europe chargés de verroterie et de fusils, troquer leur cargaison contre le bois d’ébène avant d’aller vendre les esclaves au Nouveau Monde et de revenir à leurs ports d’attache chargés de la précieuse mélasse sucrée. Ce circuit exista, mais en volume, il était inférieur au commerce en droiture connectant directement le consommateur (les grandes plantations brésiliennes) au fournisseur africain. La carte montre d’abord des circuits mondialement intégrés : les Portugais commenceront par importer des esclaves d’Asie au moment de fonder leurs chapelet de forts côtiers, et des gens seront capturés alternativement, entre deux évasions, pour être déportés soit vers l’Atlantique, soit vers l’océan Indien, en fonction des besoins commerciaux des royaumes négriers.

Et Coquery-Vidrovitch de se référer malicieusement à Marx : si on admet que le capitalisme, c’est la force de travail, alors l’Afrique, qui exporta sa force de travail dans le monde entier, fut l’acteur majeur de la naissance du capitalisme. Le continent paya le prix du sang : les traites négrières brisèrent le lent processus d’augmentation démographique jusque-là commun à l’humanité entière, qui se prolongea dans le reste du monde (exception dûment faite des populations indigènes d’Australie et des Amériques, balayées par le typhon épidémiologique consécutif à l’arrivée européenne).

Le désastre colonial

Envisagée depuis l’Afrique, la colonisation par les puissances européennes fut un désastre absolu. Initiée timidement dès le 15e siècle avec l’installation de forts côtiers servant d’escales sur la route des Indes, elle prend un premier élan avec la conquête de l’Afrique du Sud par les Hollandais, et atteint son apogée avec la course à la conquête à laquelle se livre toute l’Europe au 19e siècle. La colonisation entraîne un effondrement démographique, dans le prolongement de la stagnation initiée par les traites négrières : au milieu du 20e siècle, la population africaine ne compte plus que pour 9 % de la population mondiale. L’explosion démographique d’aujourd’hui, qui devrait faire dans les prochaines décennies de l’Afrique le continent le plus peuplé du monde, est la conséquence de cette histoire.

Jusqu’à l’irruption des conquérants européens, les foyers de grandes endémies étaient relativement localisés. L’essor des déplacements de population, justifiés à la fin du 19e siècle par l’accaparement des meilleures terres par les Blancs afin de produire des monocultures d’exportation, et au début du 20e par le recours au travail forcé pour mettre en œuvre ces monocultures, fait le bonheur de la mouche tsé-tsé ou de la fièvre jaune, rejointes par les maladies d’importation : rougeole, variole, poliomyélite et maladies vénériennes. Ces dernières prospèrent suite à la présence, variable selon les régions, de règles matrimoniales favorisant le partage et la transmission des femmes.

Le cas le plus édifiant reste celui de la peste bovine. Venue des steppes russes via l’Égypte, l’épizootie décime le cheptel d’Afrique orientale, affame les populations et affecte probablement leur capacité de résistance aux conquêtes coloniales de la seconde moitié du 19e siècle. Le bouleversement des techniques agricoles rompt également le fragile équilibre écologique établi de longue date par les communautés rurales, sur la base du semi-nomadisme et de la jachère, et stérilise de nombreux sols.

La pénétration européenne ne fut pas, comme on le croit trop souvent, une promenade de santé. Des empires éphémères et parfaitement modernes, s’appuyant parfois sur de grandes idéologies religieuses, s’opposèrent aux conquérants avec des succès transitoires. Des identités se forgèrent, aujourd’hui posées comme allant de soi : Hutus et Tutsis au Rwanda, Peuls en Afrique occidentale… Ces cultures perçues comme multiséculaires furent des produits de la rencontre entre Europe et Afrique, chaque partie surinterprétant les renseignements fournis par l’autre afin de forger des histoires nationales et ethniques. Les catégorisations issues de ces dernières rythment l’histoire immédiate du continent.

Au terme du parcours, force est de constater que la démonstration a fait mouche. Par l’or ou les esclaves, les cartes du commerce mondial sur la longue durée montrent bien une Afrique au cœur. Nombre de processus sont disséqués au passage, qu’ils soient sociaux, religieux, économiques, géographiques, politiques, identitaires, agricoles, épidémiologiques… L’essai, mené à petite échelle, n’est pas sans évoquer Le Carrefour javanais [LOMBARD, 1999]. Convaincant, il devrait dissuader à l’avenir de parler d’un continent sans histoire.

La conclusion, que Coquery-Vidrovitch laisse à Achille Mbembe, peut se lire comme mêlant optimisme et pessimisme : « Le temps de l’Afrique viendra. Il est peut-être proche. Mais, pour en précipiter l’avènement, on ne pourra guère faire l’économie de nouvelles formes de luttes. »

COQUERY-VIDROVITCH Catherine [2011], Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, La Découverte.

LOMBARD Denys [1995, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, 3 tomes, Éditions de l’EHESS.

Le café, du soufisme yéménite à l’esclavagisme américain

L’histoire globale s’intéresse évidemment aux échanges commerciaux sur longue distance, aux diffusions de consommations d’un bout à l’autre de la planète, aux structures de production susceptibles de répondre avec profit à de telles demandes, aux transferts d’espèces végétales d’un continent à l’autre… Mais si l’on devait choisir une plante, un produit de grande consommation permettant de brosser un tableau emblématique de tous ces thèmes, le café serait sans le doute le candidat idéal. Voici en effet une graine qui est restée longtemps confidentielle, entre Éthiopie et Yémen, d’abord consommée dans le monde musulman pour des raisons religieuses, puis commercialisée de façon quasi monopolistique par l’Empire ottoman au 16e siècle, captée ensuite par quelques Néerlandais qui la transfèrent en Asie du Sud-Est et en Europe au 17e siècle, par des Français qui l’introduisent en Amérique latine au 18e. Sur le Nouveau Continent, elle est désormais produite dans des structures esclavagistes particulièrement dures, en Haïti et au Brésil, avant de s’afficher enfin comme le symbole de l’émancipation nord-américaine vis-à-vis de la Grande-Bretagne ou comme le prétexte des premiers débats révolutionnaires en Europe… Faire l’histoire du café, c’est donc toucher à l’essentiel des champs d’étude de l’histoire globale et, ainsi, proposer une introduction directe et concrète à cette dernière.

Selon la légende [Jacob, 1999] c’est au 6e siècle, en Éthiopie, qu’un modeste berger aurait découvert le pouvoir stimulant de ces baies rouges et de ces feuilles d’un vert brillant en observant l’état d’excitation de ses chèvres qui les avaient accidentellement broutées… Constatant le lendemain qu’elles n’avaient pas été empoisonnées mais au contraire y revenaient, il devait naturellement tenter lui-même l’expérience puis, étonné par le résultat, en diffuser l’usage. À ce moment-là, les Éthiopiens mastiquaient grains et feuilles ou les cuisaient, voire mélangeaient les grains moulus avec de la graisse animale, quand ils ne buvaient pas le qishr, boisson réalisée à partir des  baies brutes superficiellement brûlées. Ce serait seulement au 15e siècle que les grains extraits de leur coquille furent régulièrement torréfiés et moulus pour donner, par un processus d’infusion, la boisson que nous connaissons aujourd’hui [Pendergrast, 2002, p. 27].

C’est probablement aussi dès les origines que, ayant envahi le Yémen, les Éthiopiens commencèrent à y cultiver plus massivement le café, notamment autour de la ville de Moka. Les populations arabes prirent vite l’habitude de le consommer, notamment les religieux soufis qui louaient ses vertus pour stimuler la prière nocturne et la veille. Et qui lui donnèrent vraisemblablement son nom définitif de k’hawah, lequel signifie « vin » [Chanda, 2010, p. 114]… Au 15e siècle, la consommation du café sous forme d’infusion était courante dans des lieux destinés à cette fonction, les kaveh kanes. Et si le haut clergé musulman appréciait peu cette boisson qui amenait les hommes à discuter entre eux, loin de leurs épouses, les différentes tentatives pour interdire les cafés publics ou la boisson elle-même ne parvinrent pas à en modérer l’usage.

Ce sont les Ottomans qui devaient en démultiplier la consommation. Après leur conquête du Yémen, en 1536, ils se créent un monopole de son exportation, d’abord dans tout l’empire, puis, au 17e siècle, vers l’Europe et la Russie. Pour ce faire ils contrôlent toute sortie de graine (sauf déjà torréfiée) ou de plant. Ce sont les Italiens qui allaient en être les premiers gros acheteurs en Occident, notamment à partir de Venise dont les marchands allaient se fournir à Alexandrie. À cette époque le café, exclusivement produit autour de Moka, est très coûteux du fait de son offre raréfiée. On en trouve un témoignage dans l’aventure de Jean de la Roque, marchand français qui, en voulant acheter directement du café au Yémen, en 1708, n’aboutit qu’à faire brutalement augmenter les prix par ses demandes excessives, s’attirant du coup les foudres du souverain turc. C’est que la consommation française du breuvage avait beaucoup progressé, dans le dernier tiers du 17e siècle, suite à l’arrivée, en 1669, d’un nouvel ambassadeur turc à Paris, lequel devait y faire goûter la noblesse et s’attirer notamment la faveurs des dames [Chanda, 2010, p. 117-118]. Vingt ans après, le café Procope ouvrait face à la Comédie française et installait durablement le breuvage dans la capitale. En Angleterre, les coffee houses devinrent rapidement des lieux de spéculation (intellectuelle comme financière), liés à la bourse ou aux premières sociétés d’assurance comme la Lloyd’s qui débuta dans le café du même nom. En Autriche, suite au siège manqué des Ottomans contre Vienne, en 1683, les restes de café de l’armée turque allaient se retrouver servis comme boisson exotique, par ailleurs abondamment sucrée et mélangée à du lait : le cappucino était né, apparemment en hommage au moine capucin italien qui avait promu l’opération…

Leur consommation ayant spectaculairement progressé, il devenait inévitable que les Européens se posent la question de casser le monopole de production ottoman, à partir d’un territoire yéménite bien trop exigu pour autoriser une offre satisfaisante. Le précurseur dans le transfert des semences fut peut-être un pèlerin musulman qui acclimata le café dans le sud de l’Inde. Mais ce sont bien les Néerlandais qui furent les plus déterminés : en 1616, ils rapportent un caféier en Hollande, font prospérer ses rejetons sur Ceylan dès 1658 et, au tournant du 18e siècle, entament une culture massive à Sumatra et sur les îles voisines. En 1714 ils font cadeau au roi Soleil d’un plant que ce dernier conserve d’abord à titre de curiosité botanique. Mais, dès 1723, Gabriel Mathieu de Clieu introduit un caféier en Martinique, d’où le café est transplanté en Guyane. C’est là que les Brésiliens le récupèrent, apparemment avec la complicité de la femme du gouverneur français, sensible au charme d’un diplomate brésilien venu aider les Guyanes hollandaise et française à régler un conflit frontalier [Pendergrast, 2002, p.38]. Le café venait de trouver sa terre d’élection…

En Amérique latine, le café commença pourtant assez timidement sa conquête. Et l’élément qui en déclencha l’essor fut sans doute… nord-américain. On sait que la Boston Tea Party de 1773 avait amené les Américains à refuser les importations obligatoires en provenance de Grande-Bretagne, lesquelles s’accompagnaient de taxes lourdes ou gênaient les intérêts économiques des colons. Le refus symbolique du thé a peut-être conduit à justifier une consommation plus importante de café. Mais la véritable raison de cet essor est vraisemblablement plus prosaïque [Pomeranz et Topik, 1999, p. 92]. Le café commençait alors à être cultivé en Haïti par des petits fermiers, assez peu dotés en capital et soucieux d’alimenter surtout la demande locale des colons. Les navires américains qui approvisionnaient Saint-Domingue en produits vivriers pour nourrir les esclaves, en échange de rhum et de sucre, virent leur intérêt à acheter aussi ce café et à aider les producteurs. Dès 1790, les importations nord-américaines de café dépassaient d’un tiers les importations de thé et leur abondance faisait de la graine éthiopienne un breuvage bon marché, consommable par toute la population, grâce finalement au travail surexploité des esclaves d’Haïti.

Lorsque la révolte de Toussaint-Louverture vint casser la production haïtienne de café, dans les années 1790, il devint impératif de trouver un autre fournisseur. Ce fut le Brésil, à partir de 1809, dans une dynamique assez particulière puisque ce pays manquait alors d’esclaves. Les navires nord-américains s’engagèrent en conséquence dans un trafic négrier apparemment fructueux jusqu’à fournir, au milieu du siècle, la moitié des apports. Confronté à une demande mondiale croissante de café dans les années 1830, le Brésil allait en développer massivement la production et permettre, de nouveau, que les citoyens des États-Unis et du monde puissent consommer leur boisson amère préférée à moindre prix… Ce n’était que le début d’un long processus : à la surexploitation des esclaves devait succéder l’exploitation de colons endettés et mis devant l’impossibilité de rembourser, par leur travail, le voyage qui les avait amenés au Nouveau Monde… L’odyssée du café devenait aussi et surtout une histoire de sang et de larmes…

CHALMIN P. [2007], Le Poivre et l’Or noir, Paris, Bourin éditeur

CHANDA N. [2010], Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, Paris, Éditions du CNRS.

JACOB H.E. [1999], Coffee: The Epic of a Commodity, Lyons Press.

PENDERGRAST M. [2002], El Café : historia de la semilla que cambio el mundo, Madrid, Javier Vergara.

POMERANZ K., TOPIK S. [1999], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.