De nombreux livres, récemment publiés, ont en commun de postuler une étrange analogie entre la soumission humaine, « volontaire » ou non, et la catastrophe climatique annoncée. Une revue de détail s’impose…
Nous sommes tous des esclavagistes !
Ouvrons le bal avec Jean-François Mouhot et son livre Des esclaves énergétiques [2011]. Question provocante : serions-nous tous esclavagistes sans le savoir ? Pour cet historien, la réponse est moralement oui. Au prisme d’un retour sur l’histoire de l’esclavage et de la révolution industrielle, il souligne les liens unissant notre civilisation à celles qui l’ont précédée. L’esclavage était une constante de l’histoire depuis l’époque sumérienne, et le pays qui a aboli l’esclavage en premier, la Grande-Bretagne du 19e siècle, est aussi celui qui a initié la révolution industrielle, matrice du monde contemporain. Substituer l’énergie du charbon à la force humaine contrainte devenait soudain possible. Conséquence : notre confort d’aujourd’hui repose sur des « esclaves énergétiques », qui nous fournissent de la lumière, du chauffage, du transport, des biens manufacturés… À telle enseigne que sans pétrole ou charbon, il faudrait que l’habitant d’un pays développé dispose d’une centaine de serviteurs pour jouir d’un niveau de vie comparable. La littérature anglo-saxonne, dont l’auteur dresse un beau panorama, a abondamment glosé sur ces équivalences.
À quoi bon cette curieuse analogie entre esclaves humains et ressources énergétiques ? Utiliser une voiture plutôt que fouetter des porteurs est tout de même plus défendable, non ? Si ce n’est que nous savons de mieux en mieux, depuis plusieurs décennies, que nos domestiques virtuels nous posent un sérieux problème moral : leur labeur consume des énergies fossiles dont la combustion affecte le climat. L’auteur plaide pour un autre rapport au monde, où le souci éthique mettrait un frein à la logique économique, qui nous englue aujourd’hui au volant d’un bolide roulant à tombeau ouvert vers la catastrophe. Penser que nous opprimons nos descendants en les vouant à un sombre avenir, de la même manière qu’en toute bonne conscience, le riche Romain exploitait ses esclaves, pourrait nous amener à réviser nos comportements… Mais un électrochoc moral est-il vraiment en mesure de nous amener à renoncer à une bonne part du doux confort que nous procure la science ?
Du sucre et des flammes…
Même sommairement résumée comme ci-dessus, la thèse est séduisante. Elle rejoint d’autres écrits, sur l’esclavage par exemple. Prenons Le Sucre et les Larmes, de Pierre Dockès [2009], dans lequel l’économiste revient sur l’histoire conjointe de la production sucrière et de l’esclavagisme. Il y souligne la constante de ce qu’il appelle le « paradigme sucrier », à savoir la recette, imposée plusieurs siècles durant comme une évidence par les décideurs économiques à l’ensemble des acteurs de cette industrie et aux opinions publiques, que produire du sucre revenait « forcément » à disposer de grandes propriétés foncières mises en valeur par un personnel servile, « fonctionnant à la manière des camps de concentration pour avoir des systèmes sociaux le plus simplifiés possible ». Et ce système ne s’est effondré qu’à la suite d’une crise radicale, morale, qui a rendu l’esclavage impossible. Et absolument pas parce qu’il a été démontré qu’il était économiquement peu rentable (ce qui était vrai de tout temps, comme en Inde où cette culture prit place pour la première fois, où il était produit par des paysans indépendants dans de petits domaines) et que l’on pouvait lui substituer autre chose. Et donc oui, on pourrait postuler que nous renoncerions à nos esclaves énergétiques si une poignée de quakers modernes donnaient de la voix – les quakers forment un mouvement religieux qui a joué un rôle fondamental dans l’abolitionnisme, au tournant des 18e-19e siècles.
Mouhot fait aussi cause commune avec Alain Gras. Dans Le Choix du feu [2007], ce socio-anthropologue souligne à l’envi combien la bifurcation opérée lors de la révolution industrielle, du travail humain aux calories du charbon et du pétrole, n’était pas acquise d’avance. Déterminé par des contingences sociales, ce choix était un parmi d’autres, et il aurait pu prendre place dans d’autres sociétés que la Grande-Bretagne, à d’autres moments qu’au 19e siècle… Il est dommage que l’étude de la causalité – pourquoi cela est advenu à cet endroit, à cette époque précise ? – ne fasse pas l’objet d’un développement plus poussé, Gras renvoyant à un hypothétique frein social implicite qui aurait empêché les sociétés d’antan et d’ailleurs de se lancer dans l’aventure industrielle. Au-delà de cette remarque, son ouvrage n’en demeure pas moins un indispensable complément à la lecture des Esclaves énergétiques.
Le carbone, maître de nos vies…
Alors que Mouhot souhaite que nous méditions sur le reflet que nous renvoie le miroir des sociétés esclavagistes défuntes, le journaliste scientifique Frédéric Denhez, avec La Dictature du carbone [2011], nous plonge au cœur sombre d’un totalitarisme contemporain et néolibéral. Car « le carbone est le dictateur de notre avenir », souligne-t-il en introduction, avant d’en apporter la démonstration en 13 chapitres explorant les divers aspects de notre soumission inédite : le carbone est responsable de l’effet de serre, il est partout, et surtout émis par tous (y compris par ces malins de Français, gavés d’une propagande qui voudrait leur faire croire que l’électricité nucléaire réduit l’empreinte carbone… Mais tout est question de ce que l’on chiffre) ; Denhez opère un petit tour sur les indicateurs économiques et sociaux, démonte minutieusement celui de l’empreinte carbone, qui visiblement ne sert qu’à générer de l’argent virtuel sur un marché financier créé ad hoc, et à orienter nos conduites par la culpabilité : manger de la viande, est-ce si mal que ça ? Que dire des pommes en mai, plus consommatrices de carbone que des fraises à Noël, pour cause de long séjour en chambre froide ? Et peut-on réellement compenser une émission carbone en pays riche (qui a eu lieu) par une autre en pays pauvre (qui n’aura pas lieu) ou par du reboisement sous les tropiques, quitte à truquer ce que l’on mesure ? La démonstration, pour être alerte, n’en est pas moins implacable et démonte nombre d’idées reçues.
Des multiples remarques de l’ouvrage, peuvent être retenus les développements tissés autour de l’effet rebond. C’est, à grand trait, l’idée que vous achetez une voiture, qui consomme deux fois moins, à distance parcourue égale, que votre précédent véhicule, maintenant réduit à un cube de tôle-plastique-caoutchouc suite à la prime incitative dite « à la casse » (défunte depuis peu, ladite prime était une hérésie écologique : vu le gouffre de ressource que constitue la fabrication d’une voiture, il aurait été infiniment plus « durable » d’aider le marché de l’occasion… Mais le productivisme national a ses logiques, qui valent que le politique embrigade le consommateur à agir à l’encontre des intérêts de la planète). Eh bien donc, avec votre voiture vertement labellisée CO2 réduit, vous allez rouler plus, en toute bonne conscience, convaincu que de toute façon que vous polluez moins. C’est ça, cet effet rebond qui nous englue dans le gaspillage. La technique peut bien muter vers plus d’économie, l’animal consumériste qu’est l’humain en voudra « toujours plus ». En toute bonne conscience.
La charge de Denhez se clôt sur un ensemble de brèves qui valent indicateurs de solutions susceptibles conjointement de sauver tout à la fois notre planète, notre modèle social et notre démocratie. Il faut indexer, par exemple, nos comportements non sur la Bourse, mais sur des valeurs morales (tiens, on retrouve sous d’autres oripeaux l’argumentation de Mouhot). Intensifier une vraie agriculture durable, concevoir des politiques urbaines pour réguler l’impact des villes sur le climat… Et il faut lutter contre les inégalités, car celles-ci nuisent à l’environnement. Plus de démocratie, combler les fossés sociaux… Dans cette logique, ajoutons qu’il faudra arbitrer : les pays riches ne devraient-ils pas accepter de payer pour les dommages qu’ils ont causés à l’environnement planétaire, aider les pays pauvres à jouir d’un meilleur niveau de vie et à « dégager » leurs dictateurs… Et surtout réduire intelligemment leur consommation, pour la mettre au niveau de celle des autres. Conclusion de l’ouvrage : vous pouvez commencer par boycotter le « supermarché, symbole d’une arrogance prédatrice et dispendieuse ».
Cela pourrait-il être suffisant ? Nous verrons la semaine prochaine ce que d’autres auteurs avancent sur la question…
MOUHOT Jean-François [2011], Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, Paris, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire ».
GRAS Alain [2007], Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard.
DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie.
DENHEZ Frédéric [2011], La Dictature du carbone, Paris, Fayard.
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