Gengis Khan, forgeron du monde moderne

À propos de :

WEATHERFORD Jack [2005], Gengis Khan and the Making of the Modern World, New York, Broadway Books, 2005.

Notre monde ne serait pas tel qu’il est sans Gengis Khan. Telle est la thèse, brutalement résumée, exposée par un certain nombre de chercheurs états-uniens, à la tête desquels chevauche Jack Weatherford avec un livre publié en 2005, Gengis Khan and the Making of the Modern World.

La geste mongole a de longue date fasciné les historiens. Nombreux sont les ouvrages relatant la saga d’un homme des steppes, dépossédé de son héritage par son clan et relégué aux marges de sa société, qui parvint à unifier sa tribu, à soumettre et intégrer les confédérations voisines, enfin à poser les bases de l’État le plus expansionniste de l’histoire. « Conquête après conquête, l’armée mongole transforma la guerre en une entreprise internationale menée sur des fronts distants de milliers de kilomètres. » Un demi-siècle après la mort de Gengis Khan, ses héritiers dominaient une étendue démesurée, de la Corée à la Hongrie, de Canton à Moscou… « En vingt-cinq années, l’armée mongole subjugua plus de terres et de peuples que l’Empire romain en quatre siècles. »

L’histoire secrète

L’œuvre mongole fut favorablement perçue dans un premier temps. L’écrivain anglais Geoffrey Chaucer (1343-1400) consacre par exemple de longs passages de ses Contes de Canterbury à un éloge des réussites de Gengis Khan. Mais progressivement, le regard change jusqu’à faire des conquérants une « armée de sauvages assoiffés d’or, de femmes et de sang ». Nouveau changement de cap dans les années 1990, avec la traduction intégrale de L’Histoire secrète des Mongols, une biographie de Gengis Khan rédigée au 13e siècle depuis l’intérieur de l’empire [1]. S’appuyant sur ce document qui porte, contrairement aux chroniques perses ou chinoises, un regard favorable sur l’épopée mongole, et en le complétant du résultat de ses campagnes de fouilles menées avec des archéologues mongols, Weatherford (initialement spécialiste des sociétés tribales d’Amérique du Nord) revisite l’histoire. Sa volonté ? Exhumer d’un oubli sélectif les influences qu’exercèrent les gengiskhanides sur le façonnement du monde moderne.

Les secrets de la conquête

S’agissant de Gengis Khan et de ses successeurs, le premier trait qui surgit à l’esprit est évidemment la guerre. Sultanat perse, empires des Kara-Khitan, des Jin, du Khorassan, puis des Song du Sud, califat abbasside, alliance des cités russes et chevaliers teutoniques… Les Mongols terrassèrent un nombre phénoménal de puissances adverses. Weatherford adopte un artifice pédagogique intéressant, quelque peu lassant à terme : il explique comment procédaient les armées d’en face, puis analyse par contraste les stratégies mises en œuvre par les Mongols, les origines de leurs idées, et en quoi leurs innovations déroutèrent complètement leurs adversaires.

Les victoires mongoles sont dues, selon Weatherford, à la combinaison de plusieurs facteurs : une discipline hors du commun, un génie tactique exceptionnel – « La prise par surprise de Boukhara fut la conclusion de ce qui est peut-être l’opération militaire la plus audacieuse de l’histoire : alors qu’une de ses armées faisait diversion par la route la plus directe pour attaquer les terres du sultan du Khorassan, il [Gengis Khan] achemina en secret une autre armée [… par les montagnes du Tian-Shan], lui faisant franchir plus de 3 000 km de désert glacé afin de surgir derrière les lignes ennemies » –, un refus systématique du choc frontal – qu’il lie à l’obsession mongole de la pureté : ne pas avoir les vêtements tâchés de sang… – auquel ils substituèrent les tactiques habituelles des peuples des steppes, à savoir le harcèlement, les embuscades et les volées de flèches décochées du dos des chevaux. Une des batailles les plus connues, celle de la rivière Kalka (aujourd’hui en Ukraine), illustre ce scénario : les généraux Djebe et Subotai, envoyés en explorateurs de futurs territoires à conquérir, se heurtent à une coalition largement supérieure à leurs forces. Volte-face. Plusieurs jours durant, ils esquivent les attaques des divers princes rus et coumans et les conduisent à éparpiller leurs forces. Une fois isolée, la chevalerie lourde à l’européenne est décimée par des volées de projectiles sans jamais obtenir le choc frontal pour lequel elle est conçue. Vient le tour des fantassins, des piquiers équipés pour affronter des charges de cavalerie lourde, qui demeurent un temps stoïques sous les pluies de flèches, puis se débandent et se font massacrer.

Dévastation…

Retenons surtout l’importance d’autres facteurs : la logistique, dont l’absence valut aux Mongols les quelques défaites qui ponctuèrent leur expansion, au Japon, en Indonésie, en Palestine ou en Inde ; la propagande, un art dans lequel ils passèrent maître et qui leur valu la réputation de monstres qu’ils traînent encore aujourd’hui ; et la terreur. Celle-ci reposait en partie sur leur stratégie consistant à rafler toutes les populations rurales qu’ils pouvaient capturer, les traitant selon les méthodes qu’ils employaient pour rassembler leur bétail, et à les envoyer se faire massacrer à l’assaut de leurs compatriotes retranchés derrière les remparts des cités.

Au final, les Mongols remportèrent la quasi-totalité des batailles majeures qu’ils livrèrent au 13e siècle, et leur impact fut terrible en termes environnementaux. Car Gengis Khan ne réalisa que sur le tard qu’un paysan est un producteur de richesse. Sa politique consistait à dévaster irrémédiablement les terres cultivées, leurs travaux d’irrigation, les villes… Pour métamorphoser les pays conquis en pâturages qui permettraient, à la prochaine incursion, de revigorer les chevaux et de pousser plus loin. La première phase des conquêtes mongoles – les héritiers du terrible conquérant se montrèrent plus civilisés – transforma irrémédiablement les étendues fertiles du nord de la Chine et d’une bonne partie de l’Asie centrale en steppes.

Le plus important… Weatherford souligne un facteur déterminant entre tous : la capacité des Mongols à intégrer systématiquement les innovations militaires des peuples conquis, amenant un brassage sans précédent de savoir-faire léthaux. L’artillerie, à l’en croire, en offre le meilleur exemple : « Quand ils eurent rassemblés des ingénieurs hautement qualifiés venus de Chine, de Perse et d’Europe, qu’ils les amenèrent à combiner les lance-flammes musulmans, la poudre chinoise et la technologie de fonte des cloches européennes, ils produisirent… le canon. »

… et postérité

Passeurs de civilisation ; c’est là le maître-mot de l’ouvrage. En termes lyriques, Weatherford rappelle que les Mongols « ne savaient pas tisser, ni forger, ni produire de poterie ou même de pain. […] Et pourtant, alors que leurs armées soumettaient une civilisation après l’autre, ils collectèrent tous ces éléments et les diffusèrent. Les seules structures permanentes que Gengis Khan érigea furent des ponts. […] Il fit construire plus de ponts que peut-être aucun autre dirigeant de l’histoire […] afin de faciliter le mouvement de ses troupes et des marchandises. […] Son empire amalgama de multiples civilisations en un nouvel ordre mondial. […] À sa mort en 1227, il avait connecté Orient et Occident avec des liens diplomatiques et commerciaux qui demeurent encore présents aujourd’hui. Il transforma les villes disjointes et endormies de la route de la Soie pour en faire la plus vaste zone de libre-échange qu’ait connue l’humanité. Il abaissa les impôts de chacun, en dispensa les médecins, les enseignants, les prêtres […]. Il établit un recensement des populations et créa le premier système de poste internationale. Son empire n’était pas de ceux qui accumulaient richesse et trésors ; il redistribua les biens pillés afin qu’ils puissent alimenter le commerce. Il créa un droit international […] et ouvrit de façon délibéré le monde à un nouvel espace où circulaient marchandises, idées et savoirs. Les Mongols amenèrent des mineurs allemands en Chine et des médecins chinois en Perse […] Ils répandirent l’usage des tapis partout où ils s’établirent, transplantèrent citronniers et carottes de Perse en Chine, diffusèrent les nouilles, les cartes à jouer et le thé de l’Est vers l’Ouest. Ils financèrent la construction d’églises chrétiennes en Chine, de temples bouddhiques en Perse et d’écoles coraniques en Russie. Les Mongols envahirent le monde en conquérants, mais furent surtout des passeurs de civilisation inégalés. »

La « création » de la Renaissance

On en retiendra, d’un autre passage, le portait de Gengis Khan comme porteur de valeurs très modernes, bâtissant un empire sécularisé avant la lettre, défendant la liberté religieuse, imposant un nouveau calendrier, faisant élaborer un alphabet inspiré du syriaque en usage chez les Ouighours, mais s’écrivant verticalement à la chinoise, afin de codifier, inlassablement, l’appareil d’État requis pour administrer les immenses étendues conquises. À lire Weatherford, on aurait pu titrer cette recension « Gengis Khan, le premier citoyen du monde ». Même l’énigme du « miracle européen » trouve ici sa solution : « Les nouvelles technologies, connaissances et richesses commerciales créèrent la Renaissance, qui permit à l’Europe de redécouvrir quelques pans de sa culture antérieure, mais plus important, d’absorber les technologies de l’imprimerie, des armes à feu, de la boussole, et de l’abaque. Comme l’observait le savant Roger Bacon au 13e siècle, les Mongols ne l’emportèrent pas simplement parce qu’ils se battaient mieux que les autres ; ils durent leur réussite à “leur maîtrise de la science”. […] Il semble que tous les aspects de la vie européenne – technologie, guerre, vêtements, commerce, nourriture, art, littérature, et musique – changèrent durant la Renaissance sous l’influence mongole.. »

On ne fera finalement qu’un seul reproche à Weatherford : obnubilé par son sujet, il force parfois le trait et tend à présenter les Mongols comme ayant exercé une influence quelque peu démesurée. À l’en croire, il aurait fallu attendre les Mongols pour comprendre l’usage possible du papier-monnaie, alors qu’il était d’usage en Chine depuis près de deux siècles. De nombreuses autres remarques, sur nombre de détails, pourraient être faites. L’ouvrage aurait gagné à être plus nuancé… Reste qu’une fois ce livre refermé, on regarde son environnement d’un œil interrogatif, tant Weatherford origine d’objets de notre quotidien, du pantalon à la guitare, dans le brassage cosmopolite auquel se sont livrés les Mongols. Il se fait ainsi le héraut d’une nouvelle étymologie pour le cri de hourra, du mongol huree, huree, huree qui concluait, tel l’amen judéo-chrétien-musulman, les prières.

[1] Pour une traduction en français, voir EVEN Marie-Dominique et POP Rodica [1994], Histoire secrète des Mongols. Chronique mongole du 13e siècle, Paris, Gallimard.

Les routes de la porcelaine : le versant oriental de l’Eufrasie* à l’aube de la modernité européocentrée

Parmi les problématiques de l’histoire globale, la question de la mise en réseau est sans doute l’une des plus importantes. Cette dynamique se retrouve au cœur même de la définition de la mondialisation si on entend par là le processus de mise en relations des différentes parties du globe (cf. le débat Flynn-Giraldez contre O’Rourke, 2004). Or, si la découverte de l’Amérique par les Européens et le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance constituent les deux événements clés du « désenclavement du monde » à la fin du 15e siècle, le réseau majeur de la période précédente, c’est-à-dire avant le 16e siècle, est bien l’écheveau des routes de la Soie et des épices qui relient l’Asie orientale et l’Asie occidentale – routes auxquelles Jerry H. Bentley ajoute également celles de la porcelaine[1]. Pour aborder la question de ce réseau, j’ai choisi un texte extrait de l’ouvrage de Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, paru pour la première fois à Paris en 1553.

Entre 1546 et 1549, Pierre Belon (1517-1564) a parcouru en naturaliste ce qu’on appelle alors de plus en plus le Levant. En 1547, il se trouve au Caire et s’étonne :

« Il y a grande quantité de vaisseaux de porcelaine, que les marchands vendent en public au Caire. Et les voyant nommer d’une appellation moderne, et cherchant leur étymologie française, j’ai trouvé qu’ils sont nommés du nom que tient une espèce de coquille nommée Murex, car les Français disent “coquille de porcelaine”. Mais l’affinité de la diction Murex correspond à Murrhina. Toutefois je ne cherche l’étymologie que du nom français en ce que nous disons vaisseaux de porcelaine sachant que les Grecs nomment la myrrhe de Smyrne[2]. Les vaisseaux qu’on y vend pour aujourd’hui en nos pays, nommés porcelaine, ne tiennent tâche de la nature des anciens. Et combien que les meilleurs ouvriers d’Italie n’en font point de tels. Toutefois ils vendent leurs ouvrages pour vaisseaux de porcelaine, combien qu’ils n’ont pas la matière de même. Ce nom de porcelaine est donné à plusieurs coquilles de mer. Et pour ce qu’un beau vaisseau d’une coquille de mer ne se pourrait rendre mieux à propos suivant le nom antique, que de l’appeler de porcelaine, j’ai pensé que les coquilles polies et luisantes, ressemblant à nacre des perles, ont quelque affinité avec la matière de porcelaines antiques. Joint aussi que le peuple français nomme les patenôtres faites de gros vignols[3], patenôtres de porcelaine. Les susdits vases de porcelaine sont transparents, et coûtent bien cher au Caire, et disent mêmement qu’ils les apportent des Indes. Mais cela ne me sembla vraisemblable car on n’en verrait pas si grande quantité, ni de si grandes pièces s’il les fallait apporter de si loin. Une aiguière, un pot, ou un autre vaisseau pour petite qu’elle soit coûte un ducat. Si c’est quelque grand vase, il coûtera davantage. »[4]

Le témoignage de Pierre Belon est intéressant car il révèle combien la porcelaine est alors méconnue en Europe, ce qui appelle trois remarques.

1) D’où vient le nom ?

Le premier Européen à décrire ce type de céramique et à utiliser le mot « porcelaine » (porcellana) est Marco Polo (1254-1324). On trouve deux occurrences du terme dans son récit de voyage. L’une concerne l’usage de coquillages comme monnaie :

« Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs [pourcelaine blanche] qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens ; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingt-quatre livres ; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. »[5]

L’autre désigne la céramique :

« Et sachez que près de cette cité de Quanzhou il y a une autre cité nommé Longquan où se fabriquent beaucoup d’écuelles de porcelaine [escuelles de pourcelaine] qui sont très belles ; elles ne se fabriquent que dans cette cité, mais on en fait en grande quantité et on en a à bon marché, car pour un gros d’argent de Venise on en aurait trois ordinaires, les plus belles que l’on pourrait trouver ; et à partir de cette cité on les porte partout. »[6]

Le mot porcellana s’expliquerait par la ressemblance du coquillage avec la vulve d’une truie (porcella en latin). Il aurait ensuite désigné la céramique en raison de l’aspect de celle-ci, à la fois blanc et quelque peu translucide. Le mot est employé sous la forme d’un adjectif par Jordan Catala de Sévérac dans les Mirabilia descripta, recueil rédigé au début des années 1330 ; le latin porseletus est un emprunt clair à l’italien (Gadrat 2005). L’auteur, qui avait accompli une première mission en Perse et en Inde entre 1320 et 1329, décrit de « très beaux et très nobles vases, faits avec virtuosité et en porcelaine »[7] à la cour du « grand Tartare », à savoir l’empereur de Chine (dynastie mongole Yuan). Plus tard, on retrouve le terme sous la plume de l’ambassadeur espagnol Ruy González de Clavijo, qui est reçu en 1405 par Tamerlan, à Samarkand :

« Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine¸ qui est chère et très appréciée. »[8]

Au 14e siècle, c’est donc sur les routes de l’Asie que les Européens rencontrent la porcelaine. Pourtant quelques pièces commençaient à parvenir en Europe. Il se trouve que parmi celles-ci, la plus ancienne connue est le vase dit « de Gaignières-Fonthill », datant du début du 14e siècle et apparu en 1338 dans les collections du roi Louis de Hongrie. L’objet reste cependant exceptionnel. Une des plus anciennes représentations picturales d’un plat en porcelaine est Le Festin des dieux, un tableau de Giovanni Bellini (ca. 1430-1516) daté de 1514. Le goût commence à s’en répandre, ce qui appelle les imitations, car la fabrication de la porcelaine garda longtemps ses secrets.

2) De quoi est-ce fait ?

Dans son récit de la première circumnavigation du monde (1519-1522), Antonio Pigafetta laisse une petite description de la fabrication de la porcelaine qui ne laisse subsister aucune ambiguïté :

« La porcelaine est une sorte de terre très blanche et elle est cinquante ans sous terre avant de la mettre en œuvre, car autrement elle ne serait pas fine, et le père l’enterre pour le fils. »[9]

Pourtant, rapidement, une erreur s’installe, qui a perduré jusqu’au milieu du 17e siècle. On croyait qu’il s’agissait là d’un coquillage ; le nom même pouvait le laisser croire. C’est bien ce que montrent les interrogations de Pierre Belon. Autre exemple de cette mécompréhension : André Thevet, en 1575, dans La Cosmographie universelle, donne cette description de la fabrication de la porcelaine à propos de l’île de Carge (Kharg), dans le fond du golfe Persique.

« Le plus en quoi ils s’amusent, c’est à accoutrer des vases de porcelaine, laquelle ils composent d’écailles d’huîtres, et de coques d’œufs, d’un oiseau qu’ils appellent Tesze, et les œufs Beyde, lequel est gros comme un oison, et de plusieurs autres oiseaux, qu’ils nomment en général Thayr, avec autres matériaux qui y entrent. Et ne pensez pas que cette pâte soit mise tout soudain en œuvre, ainsi pétrie comme elle doit être, on la met sous terre, où on la laisse pour le moins l’espace de quarante ans, et quelque fois plus de soixante, et enseignent les pères aux enfants où ils ont mis cette composition. Laquelle étant venue à maturité, et affinée en toute perfection, ils la tirent de là, et en font des vases, et autres gentillesses, desquelles nous faisons si grand compte. Et au lieu même où ils ont tiré cette pâte, ils en remettent d’autre, tellement qu’ils ne sont jamais sans avoir de la vieille, pour mettre en œuvre, ni de la nouvelle, pour la faire purifier, affiner et parfaire. De cette marchandises se chargent volontiers les marchands qui viennent là de Syrie, assurés de s’en défaire puis après, et y gagner leur vin, avec les chrétiens trafiquant en Égypte, tels que sont les Français, Vénitiens, Genevois, Florentins, et autres. »[10]

Cette méprise perdure encore au 17e siècle. Le texte du révérend père Philippe, paru pour la première fois en 1649, est un bon exemple de ces légendes nées non pas du temps, mais de l’espace :

« Ils [les Portugais] retirent aussi une très grande quantité d’or de la Chine, où on le tire en forme de pains ou de petites barques. Ils en apportent aussi le musc, les plus beaux draps de soie qu’on puisse voir, les métaux, tambac qui n’est pas bien dissemblable du cuivre, mais qui est plus précieux, et calai très semblable au plomb, comme aussi le bois médicinal de la Chine, et enfin ces vases de porcelaine qui sont et très propres et très nets pour manger. En quoi qu’ils s’en fassent ailleurs de semblables, ils ne les sauraient toutefois égaler, ni en bonté, ni en beauté, car l’on en fait de si subtils qu’ils sont transparents comme des cristaux, néanmoins ils souffrent l’eau la plus chaude sans la rompre. La matière dont on les fait, à ce que j’ai ouï dire aux naturels du pays, est pour la plupart des plus puants et plus horribles excréments de l’homme, mais qui demeurent ensevelis dans terre durant plus de cinquante ans ; car ils assurent qu’ils ont des caves destinées à les recevoir, qu’ils couvrent de terre lorsqu’ils les ont remplies, et les laissent par testament à leurs héritiers, qui les ouvrent après que ce nombre susdit d’années s’est écoulé, et se servent de cette sale matière en y ajoutant quelque autre chose pour faire ces beaux vases au prix desquels il n’est rien de si net. »[11]

On a ici l’illustration de la barrière que constitue pour les Européens l’isthme central de l’Eufrasie. L’ignorance traduit l’épaisseur du monde et ce n’est qu’au fil des voyages que le voile commença à se lever :

« Les derniers voyages que l’on a faits au-dedans de la Chine nous ont appris que la porcelaine ne se fait point de coquilles de mer ni de coques d’œufs broyées, ainsi que plusieurs ont cru mais qu’elle se fait par le moyen d’un sable ou terre particulière à certains cantons du pays où l’on la trouve en des rochers, & qu’il n’est pas besoin pour la faire, que cette terre demeure ensevelie un siècle entier ainsi que quelques-uns ont voulu dire. Les Chinois pétrissent ensuite ce sable & en font des vases qu’ils mettent cuire dans des fours pendant l’espace de quinze jours, & ensuite ils leur donnent diverses figures. »[12]

3) Où est-ce fait ?

La troisième remarque que peut susciter le texte de Belon tient donc aux difficultés de l’auteur à saisir le commerce de la porcelaine dans l’océan Indien. Il ne parvient pas à imaginer l’ampleur du trafic maritime qui peut exister dans l’océan Indien. Mais plus encore, il refuse d’admettre que ce commerce puisse exister. On est là quasiment au fondement de l’illusion de la modernité européocentrée. L’intégration du versant oriental de l’Eufrasie est complètement sous-estimée (Abu-Lughod 1989). Or la porcelaine est un bon exemple des échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts techniques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale au cours des siècles précédents (Finlay 2010). En effet, la porcelaine « bleu-et-blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie Yuan, au début du 14e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle. Mais cette porcelaine qui a pu représenter la quintessence de l’art chinois est elle-même le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle (cf. présentation en cartes).

On terminera cette petite géohistoire en rappelant que les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe (Halde, 1735). L’enjeu n’était pas négligeable. La vaisselle de porcelaine accompagnait très bien la dégustation des nouveaux breuvages : chocolat, thé, café.

* L’Eufrasie est un néologisme moderne permettant de désigner l’ensemble constitué par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Bibliographie

Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007).

Abu-Lughod J.L., 1989, Before European Hegemony: The World System A.D. 1250-1350, New York, Oxford University Press.

Bentley J.H., 2009, « L’intégration de l’hémisphère oriental du monde, 500-1500 ap. J.-C. », in Ph. Beaujard, L. Berger, Ph. Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, pp. 65-81.

de Clavijo R.G., 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale.

Finlay R., 2010, The Pilgrim Art: Cultures of Porcelain in World history, Berkeley, University of California Press.

Flynn D.O. & Giráldez A., 2004, « Path dependence, time lags and the birth of globalisation: A critique of O’Rourke and Williamson », European Review of Economic History, n° 8, pp. 81-108.

Gadrat C., 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des Chartes.

O’Rourke K.H. & Williamson J.G., 2002, « When did globalisation begin? », European Review of Economic History, n° 6, pp. 23-50.

Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques ».

R.P. Philippe, 1649, Itinerarium orientale R.P.F. Philippi a SSma Trinitate Carmelitae Discalceati ab ipso conscriptum, Lyon ; trad. fr., 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron.

Picard R., Kerneis J.-P., Bruneau Y., 1966, Les Compagnies des Indes. Route de la porcelaine, Paris, Arthaud.

Thevet A., 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière.

[1] Jerry H. Bentley, « Une si précoce globalisation », Asie, Afrique, Amérique… L’histoire des autres mondes, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 24, 2011, pp. 16-19. L’expression même de « route de la porcelaine » ayant été utilisée auparavant dans un ouvrage paru en 1966 (Picard et al.)

[2] La myrrhe dont il est ici question n’est pas la gomme végétale, mais la murrhe, une pierre dont étaient faits certains vases dans l’Antiquité : les vases murrhins, dont plus tard on a pu croire qu’ils étaient de porcelaine.

[3] Les vignots sont des coquillages.

[4] Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, Paris, 1554, f° 134 r.

[5] Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », p. 285.

[6] Ibid., p. 373.

[7] Christine Gadrat, 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des chartes, p. 290.

[8] Ruy González de Clavijo, 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale, p. 212.

[9] Antonio Pigafetta, « Navigations et découvrement de l’Inde supérieure et îles de Molucques », Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 189.

[10] André Thevet, 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière, p. 335 v°.

[11] Révérend Père Philippe, 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron, p. 294.

[12] Pierre Duval, 1670, Le Monde, ou Géographie universelle, Paris, chez l’auteur, p. 274.

Diasporas commerciales asiatiques et développement de l’Europe

On analyse très souvent, notamment dans les manuels scolaires, l’influence qu’ont exercée sur l’Asie nos compagnies des Indes, nos marchands et nos soldats. Cette focalisation de l’analyse sur l’action unilatérale de l’Europe est du reste conforme à la logique de l’histoire tunnel [Blaut, 1993], déjà présentée ici, et qui consiste à regarder l’histoire des autres presque exclusivement à travers les effets du « rouleau compresseur » occidental. Moins documenté en revanche, l’apport inverse des diasporas commerciales asiatiques à notre capitalisme européen naissant, à la fin du Moyen Âge, est pourtant important. Ce papier va donc chercher à montrer que les institutions commerciales et les techniques développées par ces diasporas ont influencé l’Europe, au moins dès le 7e siècle.

Prenons le cas de l’océan Indien. Cet espace est, on le sait, le cadre d’un commerce de longue distance fort vivant et depuis très longtemps. Dès le 2e siècle avant notre ère, l’Égypte (via la mer Rouge) et la Mésopotamie (via le golfe Persique) échangent avec l’Inde en utilisant les vents de la Mousson. Encore ce commerce ne fait-il que continuer alors une pratique déjà présente au troisième millénaire av. J.-C., quand la Mésopotamie antique et la civilisation de l’Indus avaient mis en place un trafic régulier dont les archéologues découvrent aujourd’hui les traces. Dans le même esprit on sait que le golfe du Bengale, à l’est de l’océan Indien, était le cadre d’un commerce actif, mené par des diasporas du sud de l’Inde, lesquelles s’implantent à Java et Sumatra aux cinq premiers siècles de notre ère. Cette longue tradition d’échange de produits et de circulation des hommes culmine sans doute entre le 8e et le 10e siècles, lorsque la confrontation de l’Empire musulman et de la dynastie chinoise des Tang a progressivement trouvé son équilibre et permis une sécurisation relative des parcours. À cette époque les parcours de l’océan Indien vont de l’Égypte jusqu’à Quanzhou, sur la côte du Fujian, et intéressent, outre le monde musulman, la péninsule indienne et l’Asie du Sud-Est, enfin toute la côte est de l’Afrique d’où partent l’or et l’ivoire, sans parler d’esclaves noirs que la Chine chic de l’époque trouve particulièrement exotiques…

Sur cet océan Indien, les échanges sont d’abord et surtout le fait de diasporas commerciales, Gujaratis, Persans, Arabes, Juifs ou Arméniens, entre autres, qui semblent avoir gardé une indépendance significative, tant vis-à-vis des pouvoirs politiques des pays qui les accueillent que des pouvoirs de leur pays d’origine (quand ces derniers existent encore). Leur lien communautaire interne semble donc avoir toujours prévalu sur l’influence d’un pouvoir politique quel qu’il soit. Et même lorsque ces pouvoirs taxent les activités marchandes, peu d’entre eux s’y intéressent vraiment et encore moins cherchent à instrumentaliser ces marchands, à en faire les outils d’une politique de puissance, à la différence de ce que feront les Européens à partir du 13e siècle et des premiers pas dans le grand monde de la puissance vénitienne. Ces diasporas, définies comme des « nations faites de communautés socialement interdépendantes mais géographiquement dispersées » [Curtin, 1998], exercent alors leurs trafics avec une liberté importante, au sein de réseaux commerciaux particulièrement solidaires. Leur logique de fonctionnement a été particulièrement bien analysée par Greif [2006] qui montre que la confiance au sein de ces réseaux relève d’une connaissance particulièrement claire, car culturellement enracinée, de ce qui est tolérable et de ce qui ne le serait pas.

Leur présence est vraisemblablement très ancienne : on a ainsi pu relever des exemples de diasporas vers – 2000 en Anatolie, commerçant en partie pour les pouvoirs de Mésopotamie. La diaspora juive, pour sa part, devient importante après la destruction de Jérusalem par les Romains, en 70 de notre ère, et sera dominante en Europe durant les temps barbares, puis l’essentiel du Moyen Âge. Au cours des premiers siècles de notre ère, Indiens, Persans, puis Arabes, Juifs et Arméniens s’imposent progressivement dans l’océan Indien. Et durant des millénaires, ces communautés parviennent à circonscrire le danger mortel qui les guette en permanence, à savoir disparaître du fait de l’intégration sociale locale et/ou des mariages interculturels. De fait, retarder l’âge du mariage, faire venir une épouse de loin mais de l’intérieur de la communauté, éventuellement convertir les locaux à sa propre religion, constituent des moyens éprouvés pour maintenir, génération après génération, ce communautarisme commercial.

Pour l’Europe, leur importance est cependant ailleurs. Ces diasporas semblent en effet avoir inventé, bien avant les cités-États italiennes, des techniques commerciales et financières que ces dernières leur emprunteront à partir du 12e siècle. Il en va ainsi de la commenda vénitienne, association de capitaux destinée à financer une aventure commerciale en Méditerranée, qui semble clairement avoir eu pour ancêtre direct le qirad arabe. Ce serait aussi le cas du fondaco italien, sorte d’entrepôt destiné aux marchandises des commerçants de passage d’une nationalité donnée et qui émerge en droite ligne du fonduq musulman et juif de l’océan Indien. Dernier exemple particulièrement important, la lettre de change qui apparaît à Gênes, au 13e siècle, mais ne serait pas une invention italienne : elle tirerait son origine de la suftaja persane, déjà attestée dans l’océan Indien au 9e siècle, et que les Italiens perfectionneront pour en faire à la fois un instrument de change et de crédit. D’autres techniques sont encore peu documentées mais il est possible que les premières ventes à terme aient eu pour cadre l’océan Indien. On se reportera pour plus de détails à notre papier du 15 novembre 2010 sur ces sujets précis.

Si l’Europe se saisit de ces techniques à partir du 12e siècle, c’est bien sûr à travers les croisades, événement qui constitue une conjoncture privilégiée de transfert de techniques. Première rencontre directe « de masse » entre l’Occident et l’Orient depuis l’Empire romain, si l’on excepte les liens effectifs avec le monde musulman de quelques commerçants italiens et les échanges par le biais du monde andalou, la croisade permet d’abord aux cités-États italiennes d’émerger et d’affermir leur puissance. On sait que Venise tirera des bénéfices importances de la location de ses bateaux par les troupes croisées tandis que la prise de Byzance, en 1204, lui assurera des richesses immédiates considérables et surtout une présence sur de multiples comptoirs dans l’est de la Méditerranée, mais aussi en mer Noire où les Génois seront aussi très présents. C’est sans doute à travers leur médiation qu’arrivent en Europe la machine chinoise à filer la soie, le gouvernail axial, certains usages de la poudre à canon, toutes inventions cruciales pour l’avenir. Mais aussi et surtout la croisade permet une greffe directe des puissances commerciales européennes sur la route de la Soie : Caffa et La Tana en Ukraine, Édesse et Damas en Syrie constituent des têtes de pont de ce réseau commercial. Enfin les comptoirs latins au Levant (Tyr, Tripoli, Acre) stimulent par leur demande le trafic caravanier passant par la Mésopotamie tandis que les échanges à travers la mer Rouge se développent pour les mêmes raisons, Venise traitant à Alexandrie avec les Ayyubides dès 1215.

Le développement du capital marchand européen, encore embryonnaire au 12e siècle, s’en trouve brutalement accéléré. Non seulement les techniques orientales en matière commerciale et financière se répandent rapidement, mais encore Mongols et Mamelouks assurent aux Vénitiens, après 1250, un monopole effectif de vente en Europe sur les marchandises venues de l’Asie. De cette façon Venise s’assure une considérable rente de situation dont ses marchands feront largement usage durant les trois siècles suivants. Mais au-delà de ces apports liés à la croisade, il ne faudrait pas oublier que les techniques commerciales des diasporas orientales ont sans doute eu une influence plus ancienne sur le commerce en Europe. Ce sont en effet, entre les 4e et 7e siècles, des commerçants syriens et juifs qui reprennent le commerce de grains vers l’Europe, essentiellement à partir de Byzance, des commerçants grecs qui se placent sur les routes continentales [Rouche, in Fossier, 1982, p. 98]. Ensuite, avec l’arrivée de l’islam au 7e siècle, le commerce transméditerranéen commence par péricliter, la route de Marseille et de la Provence au Rhin décline tandis que, sur la nouvelle route du Pô, des cluses alpestres et du Rhin, c’est la diaspora juive qui s’installe durablement : « Ils maintiennent les anciens trafics vers l’Afrique par l’Espagne, et vers l’Orient par l’Italie, ils commencent même à s’implanter dans les villes mosanes et rhénanes et entrent en relation avec les marchands francs qui s’enfoncent à la recherche d’esclaves et de fourrures au-delà de l’Elbe » [ibid., p. 490]. Au total, le commerce lointain des Européens s’enracine donc fondamentalement dans l’expérience et les pratiques de quelques diasporas orientales.

On ne saurait pourtant en inférer une détermination pure et simple du capitalisme par ces influences orientales. Si celles-ci contribuent à mettre sur orbite le capital marchand européen, la formation du système capitaliste reste évidemment une tout autre affaire [cf Norel, 2009, pp. 151-238].

BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

CURTIN P.-D. [1998], Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press.

FOSSIER R. [1982], Le Moyen Âge. Les mondes nouveaux 350-950, Paris, Armand Colin

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from Medieval Trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

La Chine, un acteur global dans la longue durée

L’empire du Milieu est aujourd’hui considéré comme un « acteur global émergent » qui, en quelques décennies et à l’instar des autres BRICs (terme générique regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine), aurait réussi à se forger un statut de grande puissance et surtout d’économie incontournable dans la mondialisation. Au point que certains s’interrogent aujourd’hui, comme on le faisait du Japon il y a trente ans, quant à sa capacité à long terme à supplanter les États-Unis comme hégémon du système-monde. Au-delà des clichés convenus, il est sans doute important de relever les faiblesses intrinsèques de l’économie chinoise contemporaine : qualité encore souvent insuffisante des produits exportés, croissance par trop dépendante de l’investissement et des débouchés extérieurs, inégalités socio-économiques contreproductives, capitalisme de collusion peu soucieux de règles juridiques fiables… Il est tout aussi crucial de rappeler que la Chine a été, dans la longue durée, en position éminente sur le plan économique. Ce phénomène nous est en partie caché par plus d’un siècle d’histoire chinoise heurtée et véritablement calamiteuse : main mise occidentale sur ses richesses à partir du milieu du 19e siècle, révoltes sociales et incapacité à pérenniser le mouvement démocratique du début du 20e siècle, errements de la guerre civile et surtout trente années de dictature maoïste ont clairement retardé ce pays dans son chemin vers la modernité. C’est l’objet de ce papier que de rappeler quelques évidences lourdes : la Chine a très souvent été un acteur important dans les échanges globaux de techniques et de marchandises. On peut sans doute aussi discuter de la problématique de sa centralité dans le système-monde, au moins depuis le 8e siècle de notre ère…

Au plan des techniques, il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des techniques productives de base sont nées, ou ont connu une première concrétisation, en Chine, bien avant l’Europe. Il en est ainsi de la charrue au sens propre de ce terme, avec soc et versoir métalliques, qui est utilisée en Chine dès le 2e siècle avant notre ère : Temple [2007], reprenant les travaux de Needham, considère que cette charrue ne pénètrera en Europe qu’au 17e siècle. Le collier de cheval et le harnais seraient aussi du 2e siècle avant notre ère et ne pénètreraient en Europe qu’au 6e siècle (mais les Romains connaissaient sans doute déjà une forme de joug et de bricole de poitrail moins perfectionnée). La machine à vanner daterait de l’Antiquité chinoise, au même titre que les soufflets qui seront particulièrement utiles à la fabrication de fonte dans des hauts fourneaux, dès le 10e siècle de notre ère, durant la dynastie Song. Les premières machines à filer seraient chinoises et au minimum du 12e siècle, clairement importées par des Italiens au 13e. La manivelle, la courroie, la brouette seraient aussi des inventions mécaniques chinoises, tout comme l’inévitable porcelaine (élaborée entre le 3e et le 11e siècle). Le papier y est aussi connu au 2e siècle avant notre ère et diffusée à l’Europe par l’islam après 750. Si l’imprimerie semble avoir été inventée indépendamment par Gutenberg au 15e siècle, il n’en demeure pas moins que sa version chinoise, datant du 8e siècle, avait été transmise à la Russie au 14e… Quant aux premières écluses, elles sont attestées en Chine en 983 et ne sont reprises en Europe que quatre siècles plus tard. Le gouvernail est une invention chinoise du 1er siècle, tout comme les compartiments dans la cale des navires, empêchant qu’ils ne sombrent lors d’une rupture ponctuelle de la coque… La liste pourrait être allongée à plaisir. S’il est certain que l’Europe a pu aussi créer en la matière, les exemples de transmission suivie de copie et d’amélioration (parfois substantielle) sont assez nombreux. La Chine a donc été un acteur fondamental dans la diffusion des techniques productives, longtemps avant le décollage européen du 18e siècle.

Pour ce qui est des marchandises et notamment de celles qui connurent un destin « global » et furent convoitées dans tout le continent afro-eurasien, trois d’entre elles au moins sont chinoises, la porcelaine, la laque et la soie. Il n’est pas anodin de rappeler que c’est aussi la Chine du 2e siècle avant notre ère qui stimulera le développement de la route de la Soie. En donnant ce tissu aux populations d’Asie centrale dont il voulait se faire des alliés contre les nomades mongols, l’empereur Han Wudi devait déclencher un fructueux commerce qui sera renforcé, au 7e siècle, lorsque la dynastie Tang paiera ses soldats présents sur les routes de l’Ouest avec cette même soie. Tous ces dons, suivis évidemment de ventes, devaient stimuler une exportation vers l’Occident, la Perse, Rome et Byzance, n’étant pas les derniers à consommer ce bien de luxe de l’époque. Certes, les parfums et encens de l’Arabie, le coton de l’Inde, les épices, composèrent aussi le panier des biens luxueux que toute personne « arrivée » se devait de fournir à ses parents ou à sa clientèle. Mais les curiosités chinoises y figuraient en bonne place. Et l’on sait qu’au Moyen Âge, en Europe, les nobles utilisaient ces biens du commerce lointain comme moyens pour tenir leur cour et assurer leur prestige. Au point qu’une partie de l’histoire commerciale de l’Europe, entre 12e et 15e siècles, peut sans doute être lue à travers ce prisme : la monétarisation des redevances paysannes, la protection royale des grands commerçants et l’urbanisation ont certainement partie liée avec le souci de se procurer les biens les plus convoités…

La question la plus importante est cependant celle de la prééminence possible de l’économie chinoise dans les systèmes-monde successifs. Avant le 5e siècle, il est possible que l’économie impériale romaine ait surpassé l’économie chinoise sur plusieurs points : infrastructures routières, capacités de navigation, accès aux matières premières telles que le bois, techniques commerciales et urbanisation. De fait, cinq des dix plus grandes villes du monde seraient, vers l’an 100, sous domination romaine, Rome et Luoyang étant les deux plus importantes. Tout changerait selon Adshead [2004] avec la dynastie Tang (618-907) qui instaurerait une supériorité chinoise manifeste au moins sur trois plans. C’est d’abord au plan institutionnel et politique : développement du système des examens pour l’accès au service public, création de ce fait d’une élite relativement innovante, expansion vers l’Asie centrale et diffusion de ces institutions vers les États satellites (Japon notamment). C’est aussi au plan économique : systématisation de la hiérarchie des marchés, colonisation de la vallée et du delta du Yangzi qui assure à la Chine un quasi-doublement de ses terres arables, obtention d’acier par le procédé de cofusion, inventions de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie… C’est enfin au plan social avec les progrès de la famille plus restreinte et la transformation de l’institution du mariage : avec le progrès de l’artisanat textile à domicile, notamment aux mains des femmes, il semble que les jeunes filles sur le point de se marier analysaient plus leur changement de statut comme une alliance de travail avec leur belle-mère que sous les traits d’une union prometteuse avec un jeune homme, aussi sympathique soit-il… À ces trois niveaux donc, la Chine serait sans doute, aux 8e et 9e siècles, sans égal sur le continent eurasien car ni Byzance (à la suite de Rome), ni l’islam des premiers siècles, ni l’Inde ne pouvaient se targuer de telles transformations.

Cette supériorité allait se pérenniser, voire se transformer en leadership global avec l’émergence de la dynastie Song (960-1271). Cette dynastie est connue pour ses transformations économiques : encouragement à la commercialisation interrégionale du riz, production accrue de fonte, développement de la spécialisation régionale et promotion du commerce, y compris extérieur. C’est la première dynastie qui retire plus de taxes du commerce que de l’usage de la terre. Elle impose également la grande jonque pour le commerce maritime et promeut résolument l’exportation de produits chinois en Asie du Sud-Est (porcelaine, soie, lin, métaux, livres). Des pans entiers de l’économie rurale (notamment ses ateliers textiles) sont alors indirectement producteurs pour l’exportation : ils le seront du reste de nouveau à partir des années 1980 dans le cadre du renouveau post-maoïste et entameront la reconquête des marchés étrangers… Mais les Song, c’est aussi la mise en place d’une monnaie de cuivre largement diffusée et surtout le premier usage, apparemment raisonnable, du papier-monnaie. C’est aussi la période où les marchés de facteurs de production commencent à émerger : le marché de la terre semble notamment dynamique mais le travail reste mobilisé de façon familiale, sans doute hors marché à proprement parler. Il est probable que l’économie de marché fasse alors des progrès sensibles, bien avant qu’elle ne commence à émerger, en Europe, au 13e siècle. Dans ces conditions, il est probable que la Chine ait connu un excédent commercial extérieur structurel, au détriment entre autres de l’Europe qui connaît un irrépressible drainage des métaux précieux vers un Orient d’où viennent l’essentiel des biens de luxe…

La Chine a incontestablement connu un troisième moment de leadership, voire de manipulation économique des puissances occidentales, sous les Ming (1368-1644) et les premiers empereurs Qing qui suivirent. Au début du 15e siècle, entre 1405 et 1433, la Chine a vraisemblablement mené à bien sept opérations maritimes dans l’océan Indien, dans le but de faire reconnaître sa « suzeraineté » par les pouvoirs locaux. Profitant du caractère imposant de ses vaisseaux et de sa puissance navale, l’empereur impose des relations diplomatiques et commerciales, de l’Asie du Sud-Est à la mer Rouge. Mais l’arrêt en 1433 des expéditions (pour des raisons encore mal connues) signe la fin d’un mouvement qui n’est pas sans évoquer celui des grandes découvertes ibériques. La Chine n’abandonnera pas pour autant toute forme de leadership puisque, au 17e siècle, en récupérant de l’ordre de deux tiers de l’argent extrait dans les mines américaines et japonaises grâce à la vente aux Hollandais de ses produits phare, elle consolide son système monétaire et permet la croissance remarquable du premier siècle de l’époque Qing [Norel, 2010].

Pour impressionniste que soit nécessairement ce rapide panorama des atouts chinois dans la longue durée, il étaye, nous l’espérons, une réalité fondamentale : la Chine a très souvent constitué un acteur global majeur depuis treize siècles et son retour en force actuel est sans doute moins une émergence qu’un retour aux sources…

ADSHEAD S. [2004], Tang China: The Rise of the East in World history, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

NOREL P. [2010], Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ? chronique du 22 mars sur ce blog.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Ce que nous apprend le repli du système-monde afro-eurasien (2e – 6e s. ap. J.-C.)

La croissance en Chine et dans le monde romain est stoppée à la fin du 2e et au 3e siècle. La propagation d’épidémies à la fois à Rome et en Chine dès le 2e s. précède cette récession ; elle est favorisée par la mise en contact de régions lointaines [McNeill, 1998]. Des troubles se produisent dans les cœurs et en Asie centrale, en partie initiés par un changement climatique marqué par une baisse des températures, entre les 3e et 5e siècles. L’Empire Han s’effondre en 220, et donne naissance à trois royaumes. Disparaissent à la même époque les Empires kushan (vers 250) et parthe (en 226). On note parallèlement des mouvements de populations, Xiongnu à l’est, Huns à l’ouest, ces derniers provoquant à leur tour le déplacement d’autres groupes. Dans chaque cas, une combinaison de facteurs externes et internes contribue à l’effondrement.

Pour Rome, les contradictions internes se sont accrues lorsque l’empire a cessé de s’étendre. À partir de Trajan, le coût du maintien de l’empire se révèle trop élevé, et il ne parvient plus à se procurer un nombre suffisant d’esclaves, l’expansion du christianisme favorisant de plus les affranchissements. Les historiens ont souvent relevé en outre le manque d’innovation technique, et la faiblesse relative de la production « industrielle » et agricole, de même que le déséquilibre entre l’Ouest et l’Est, ce dernier étant plus riche, plus urbanisé, plus peuplé, déséquilibre qui éclaire la division en deux blocs à partir de 395. Constantinople prend le contrôle de l’Égypte et remplace Rome comme la plus grande cité du monde. Si Byzance demeure un « cœur » du système-monde jusqu’au 12e siècle, la désintégration de l’Empire romain d’Occident s’accentue au 5e siècle et l’Europe occidentale devient pour un millier d’années une simple périphérie de ce système.

Le commerce romain vers l’Orient décline aux 3e et 4e siècles, alors que le royaume éthiopien  chrétien d’Axoum pour la mer Rouge et le nouvel Empire perse des Sassanides dans le golfe Persique contrôlent le passage des marchandises et des hommes. L’une des clefs du succès d’Axoum est en outre sa capacité à utiliser les routes de l’intérieur de l’Afrique, vers le Nil Bleu, jusqu’à la côte de la mer Rouge. Les Axoumites sont directement présents en Arabie du Sud de 529 à 570, d’où ils sont alors chassés par les Perses. Ce sont les Sassanides qui dominent le commerce de l’Ouest de l’océan Indien, où ils conservent leur prééminence jusqu’à la conquête arabe au 7e siècle. La majeure partie du trafic maritime vers l’Occident passe par le golfe Persique, situation qui se prolongera jusqu’au 10e siècle.

Des destins régionaux divergents

La régression économique touche de manière inégale les différentes régions du système. Une combinaison de facteurs externes et internes, inscrite dans des dynamiques spécifiques, est en fait à prendre en compte dans les trajectoires régionales observées. En Inde, le commerce avec l’Asie du Sud-Est est florissant sous les Pallava à partir du 3e siècle, parallèlement à l’essor de réseaux bouddhistes et hindouistes (cf. Ray, [1994]), et un empire – l’Empire gupta – se reforme en Inde du Nord de 320 à 480. En Chine, le royaume de Wu (222-280) poursuit une politique d’expansion commerciale en direction de l’Asie du Sud-Est.

À la fin du 5e siècle ap. J.-C., des invasions huns coupent les routes de la Soie et contribuent à la chute de l’Empire gupta. Les routes maritimes s’en trouvent en fait renforcées, la Perse et la Chine s’orientant vers un commerce maritime.

En Asie du Sud-Est, on note une restructuration des réseaux. Le Funan disparaît au 6e siècle. Les routes du commerce ne traversent plus la péninsule malaise mais empruntent le détroit de Malacca où divers royaumes se constituent, sur la péninsule malaise, dans le Sud-Est de Sumatra (avec Gantuoli et finalement Srîwijaya) et à Java (avec Heluodan à l’ouest, et Heling en Java centrale au 7e siècle), royaumes en rapport avec la Chine et avec l’Inde. On entrevoit ce que seront les réseaux d’échange au 8e siècle, avec la présence de jarres chinoises au 5e siècle à Sîrâf en Perse et à Sohâr en Oman, et au 6e siècle à Unguja Ukuu (Zanzibar) [Juma, 2004].

Les routes de la Soie retrouvent par ailleurs leur activité, lorsque se constitue une confédération oghuz au 6e siècle. C’est une période, il faut le souligner, où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin est en repli. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique [di Cosmo, 1999]. Sur les routes de la Soie, le commerce est animé par les Sogdiens, qui « s’accommodent des empires turcs successifs » [de la Vaissière, 2002].

On doit noter que si l’effondrement de l’Empire Han est parallèle à celui de l’Empire romain, il n’aura pas les mêmes répercussions sur la longue durée. L’Asie orientale demeure un cœur du système-monde alors que l’Europe (sauf pour sa partie sud-orientale) n’en sera plus qu’une périphérie. Le 7e siècle représente un tournant dans l’histoire de l’océan Indien, avec l’essor de la Chine Tang, mais aussi l’apparition et l’expansion de l’islam. Ce dernier inaugure non seulement une nouvelle phase de croissance économique, mais aussi une nouvelle ère pour l’océan Indien et le système-monde dans son ensemble.

Les interactions entre coeurs, semi-périphéries et périphéries

D’une période à une autre, on peut percevoir une croissance démographique, et une expansion de la production et des échanges, avec une densification des réseaux, dont la configuration reflète la hiérarchie des pouvoirs au sein du système-monde. La diffusion de grandes religions (bouddhisme, hindouisme et christianisme, dès le premier cycle, et islam dans le second cycle) a favorisé l’intégration du système. Le progrès des échanges a encouragé les développements internes des États, dans une dynamique smithienne qui s’appuie également sur des innovations techniques, dans le domaine agricole puis industriel (charrue à versoir en Chine au 2e s. av. J.-C. ; moulin à eau, en Chine et en Méditerranée, au 1er s. av. J.-C. ; papier comme support de l’écrit en Chine au 1er s. ; invention du mortier dans l’Empire romain au 1er s. ap. J.-C…) – l’Empire romain, toutefois, produit peu d’innovations : le recours massif à l’esclavage n’a évidemment pas favorisé les innovations techniques et l’approfondissement d’une division du travail. Les innovations sont aussi organisationnelles et idéologiques, avec la mise sur pied d’une administration en Chine (le système éducationnel s’appuyant sur les textes confucéens), la naissance et l’expansion du christianisme…

Il y a clairement domination des cœurs du système sur certaines périphéries (on sait que l’Empire romain ne pouvait prospérer que par l’importation massive d’esclaves), mais l’essor des cœurs a aussi eu pour effet l’épanouissement d’autres régions, marqué par l’apparition ou l’essor d’États dans des semi-périphéries du système capables de tirer parti de leur situation en interface et de répondre à la demande croissante du marché : Asie du Sud-Est insulaire, Asie centrale. Ces semi-périphéries ont bénéficié de transferts de technologie par leurs échanges et grâce à l’installation d’artisans étrangers (l’expansion de la métallurgie du fer et celle du travail du verre en constituent de bons exemples). L’adoption de la religion des cœurs a sans doute favorisé des transferts de richesse vers les centres, mais aussi le développement de ces (semi)-périphéries et leur insertion dans le système-monde. Si les semi-périphéries s’approprient des traits sociaux et technologiques des cœurs et en relaient la domination idéologique, elles jouent aussi un rôle important dans l’évolution du système par leur capacité d’innovation : en témoigne le développement de la navigation en Asie du Sud-Est, et celui de l’étrier dans les steppes asiatiques.

D’un cycle à l’autre, une combinaison de facteurs internes et externes induit des changements dans la hiérarchie du système. Cœur durant le premier cycle, l’Europe occidentale devient une simple périphérie dans le second. Les ressources démographiques et militaires de régions proches des cœurs leur permettent d’accéder parfois à une position dominante : les Kushans d’Asie centrale créent ainsi un empire en Inde au 1er siècle ap. J.-C. On observe aussi des constantes : la Chine demeure un cœur du système, bénéficiant d’un cycle à l’autre de son potentiel agricole et démographique et de ses innovations. Les régressions en outre ne touchent pas de la même manière toutes les parties du système, du fait de conditions « locales » particulières, l’Inde et l’Asie du Sud-Est, notamment, apparaissent souvent quelque peu désynchronisées, sans doute parce qu’elles échappent aux grandes invasions, et que les effets des changements climatiques y sont moins prononcés ; en outre, certaines régions sont parfois en mesure de tirer profit de l’affaiblissement de puissances concurrentes, ainsi l’Empire byzantin, dans la première moitié du 6e siècle.

État et secteur privé

Qui organisait la production et les échanges ? Quels rapports entretenaient les marchands et l’État ? Il serait erroné d’opposer de manière systématique l’État et le secteur privé : il est possible de noter leur compétition, mais aussi leur articulation. Des pratiques capitalistes sont observables dans les grands États (1), et les actions ou les institutions de ces États sont tantôt favorables tantôt défavorables à l’expansion des marchés.

Ainsi, l’existence d’une seule monnaie favorise les échanges à travers l’Empire Han ou romain. L’État Han s’est méfié des grands marchands, qui ont cependant prospéré. Dans l’Empire romain, au contraire, l’État a plutôt manipulé les marchands. On a cependant réévalué l’importance du commerce privé, par exemple dans l’océan Indien au début de l’ère chrétienne (cf. le papyrus de Vienne, qui traite de l’expédition de marchandises de Muziris à Alexandrie, avec un contrat de prêt entre deux marchands gréco-romains – Casson, [2001]. Rathbone [1991], qui s’appuie sur les archives d’une grande exploitation agricole privée au Fayoum, a aussi montré l’émergence d’une certaine rationalité économique – la question étant cependant de savoir si on peut étendre à tout l’Empire romain ses observations sur une région d’Égypte (cf. Andreau et Maucourant, [1999]).

Tout au long de l’histoire, on constate que les entrepreneurs privés oscillent en fait entre deux stratégies opposées : se tenir à l’écart du politique et essayer de réduire le rôle de l’État, ou bien investir l’État. À l’inverse, les élites étatiques ont le choix entre prendre le contrôle de l’économie (tel est le cas dans la Chine Han puis Tang, même si un secteur privé s’y déploie), ou favoriser l’essor du secteur privé et en taxer les activités (option, généralement, des États musulmans). Le capitalisme (des pratiques capitalistes) s’est développé aussi dans le cadre des réseaux transnationaux (Sogdiens et autres). En outre, il est à noter que les institutions religieuses ont également représenté des lieux d’accumulation du capital.

Remarquons enfin qu’un autre cadre de développement capitaliste est fourni par les cités-États. On en a un bon exemple avec les cités phéniciennes et grecques au 1er millénaire av. J.-C., mais elles ne se développeront ensuite que dans des cycles ultérieurs et surtout à partir du 10e siècle, dans une nouvelle phase de globalisation des échanges.

Note

(1) On ne saurait cependant assimiler, comme Andre Gunder Frank et Barry K. Gills, 1993, des pratiques capitalistes – de fait anciennes – avec le mode de production capitaliste, et l’existence de marchés (disjoints) (Bresson, [2000] ; Migeotte, [2007] et celle d’une « économie de marché » (avec des systèmes nationaux de marchés constitués), celle-ci n’apparaissant qu’à l’époque moderne, en Europe.

SOURCES

ANDREAU, J. et MAUCOURANT, J., [1999], « À propos de la rationalité économique », Topoi. Orient-Occident, IX (1), pp. 47-102.

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