On a tort de croire que la mondialisation se nourrit de l’affaiblissement de l’État. S’il est vrai que le pouvoir législatif perd du terrain – et avec lui la démocratie –, l’exécutif se porte à merveille, consacrant sa puissance à la construction du nouvel âge global.
Votre livre porte sur le processus contemporain de mondialisation. Vous avez pourtant décidé de commencer votre enquête par le Moyen Age et l’émergence de l’Etat. Que nous permet de comprendre ce détour ?
Mon point de départ est le suivant : les notions telles que le global ou le national nous permettent-elles de comprendre la transformation fondamentale à laquelle nous assistons aujourd’hui ? Ma réponse est non. Ce que ne voient pas suffisamment les recherches contemporaines, c’est que le changement actuel se développe à l’intérieur des structures organisationnelles, politiques et sociales les plus complexes et les plus réussies que nous ayons construites. Autrement dit, le changement se produit à l’intérieur même du national. Comparé à ce dernier, le global est dans son enfance.
Je suis retournée à l’époque médiévale pour deux raisons fondamentales. La première a trait à la difficulté que nous avons à prendre la mesure du changement – a fortiori lorsqu’il s’agit d’un changement radical – au moment même où on le vit. Le détour par l’histoire, et par des périodes clés comme peuvent l’être en l’Europe le Moyen Age ou le XIXe siècle, permet de déplacer le regard. L’observateur a devant lui des réalités accomplies : il peut y observer rétrospectivement comment certaines dynamiques émergentes vont jusqu’à leur terme, alors que d’autres avortent.
En second lieu, le passé importe parce que la nouveauté du présent ne sort pas d’un chapeau, pas plus qu’elle n’est le produit d’un changement radical de destruction créative. Il existe de fortes continuités entre une période et une autre. On peut repérer à chaque époque des productions collectives (des « capabilités » selon ma terminologie) qui, tout en étant le produit d’une période, jouent un rôle crucial dans la période suivante. La souveraineté de droit divin du Moyen Age implique une relation très abstraite d’autorité entre le roi et le peuple – ce n’est pas simplement le pouvoir du roi. Cette capabilité émerge au Moyen Age, mais joue un rôle crucial par la suite dans la formation des Etats séculaires, y compris les Etats postérieurs à la Révolution française.
Deux positions s’affrontent dans l’analyse de la mondialisation. Pour les uns il s’agit d’un phénomène radicalement nouveau alors que d’autres considèrent que les processus en cours présentent peu de différence avec des épisodes antérieurs : on parle d’une « première mondialisation » au XIXe siècle, voire d’une « mondialisation ibérique » au XVIe siècle. En quoi votre analyse diffère-t-elle de ces deux approches ?
Je ne crois pas que l’histoire se répète. Nous ne pouvons comprendre le processus de changement actuel sans prendre en compte le rôle dominant de l’Etat national depuis la Première Guerre mondiale, puis l’émergence d’un système interétatique dans l’après-guerre. Mon analyse se situe entre deux pôles : je souligne, d’un côté, le caractère générique des capabilités, leur permanence d’une période à l’autre et, de l’autre, le caractère inédit du moment présent. On a beaucoup dit que le système monétaire de Bretton-Woods (1946-1971) était la première étape de la mondialisation contemporaine. Je suis en désaccord avec cette analyse. Je dirais plutôt que Bretton-Woods a généré des capabilités (le FMI ou la Banque mondiale, par exemple) qui se révèlent cruciales à l’âge global contemporain. Mais Bretton-Woods était encore un système interétatique qui avait pour objectif de renforcer l’indépendance des Etats nationaux.
Ce que l’on observe, au contraire, de nos jours, c’est un réagencement de certaines composantes de l’Etat national, qui prennent un sens nouveau dans une logique organisationnelle qui n’est plus nationale, mais globale.
Par exemple, le principe de la primauté du droit (rule of law) a historiquement joué un rôle fondamental pour la nationalisation du pouvoir politique et l’obligation de respect mutuel entre les Etats souverains. Aujourd’hui, ce principe joue un rôle dans la mondialisation économique, qui repose sur une intense production de règles auxquelles sont censés se plier firmes et gouvernements. Une capabilité centrale des Etats nationaux entre ainsi dans une nouvelle logique organisationnelle.
Autre exemple de réagencement du national : il y a quelques années, le Centre pour les droits constitutionnels, une ONG basée à Washington, a intenté un procès à des firmes multinationales américaines et de plusieurs pays de l’Union européenne, en raison de violation des droits salariaux perpétrés dans des sites de production situés en Asie. Le point intéressant, c’est que cette plainte a été déposée, non pas auprès d’une cour internationale, mais d’un tribunal national situé à Washington, et ce en utilisant l’Alien Tort Claims Act, l’une des procédures les plus anciennes du droit américain. Cela veut dire que les citoyens peuvent faire de la politique globale à partir des institutions de l’Etat national. On assiste donc, non pas à la disparition de l’Etat-nation, mais au détachement de petits bouts de droit ou d’autorité qui lui étaient associés et à leur réagencement dans des logiques globales.
Cela correspond à ce que vous appelez un processus de dénationalisation…
Oui. Cela signifie littéralement que certaines composantes qui ont été historiquement, non seulement construites, mais aussi narrées et représentées comme nationales, commencent à s’inscrire dans une autre logique organisationnelle. Certaines composantes des ministères des Finances ou de la Banque centrale semblent encore au service d’une politique nationale, mais mettent en œuvre en réalité des politiques dénationalisantes : elles favorisent l’émergence et la régulation de marchés globaux, que ce soit pour les marchandises ou pour le capital. Ainsi, l’accent mis sur la lutte contre l’inflation (aux dépens d’une politique de plein emploi) a joué un rôle décisif dans la formation d’un marché mondial du capital. A la faveur du « consensus de Washington », un accord passé entre le secrétaire du Trésor américain et le FMI, ces orientations de politique économique se sont répandues à travers le monde, les programmes d’ajustement structurels du FMI et les accords du G8 jouant en la matière le rôle de propagateurs.
Ce processus de dénationalisation va de pair avec une transformation interne de l’Etat. Une partie des fonctions exécutives de l’Etat (de l’administration publique) s’aligne sur des projets entrepreneuriaux globaux. Pendant ce temps, le législatif perd une bonne partie de ses prérogatives pour se voir de plus en plus cantonné à des questions domestiques. Quand, aux Etats-Unis, l’exécutif demande au Congrès de voter le Fast-Track (procédure qui confère au gouvernement la faculté de négocier des accords commerciaux, ne revenant de¬vant les parlementaires que pour leur soumettre le texte final, sans possibilité d’amendements, NDLR), le pouvoir législatif perd du terrain. Il en est de même lorsque, avec la déréglementation de certains secteurs économiques (énergie, télécommunications, etc.), le législatif perd certaines de ses prérogatives de contrôle, au profit d’agences de régulation semi-privées. Jusque-là, cela ne concernait que les questions économiques. L’administration Bush a étendu le processus au domaine politique et aux droits des citoyens, en faisant voter, avec le « Patriot Act », des mesures d’exception qui soustraient la lutte antiterroriste aux dispositions prévues par le Code pénal.
Ce processus de dénationalisation ne s’inverse-t-il pas dans certains cas ? On parle par exemple d’un retour de l’Etat dans l’industrie énergétique, parti¬culièrement en Amérique latine. Alors que certaines composantes du secteur énergétique (l’exploration par exemple) ont été intégrées aux marchés globaux (c’est-à-dire ouverts à l’investissement privé), Evo Morales, le président de la Bolivie, renationalise le gaz…
Je ne pense pas que nous puissions interpréter les politiques de Hugo Chavez, Evo Moralez ou le projet de Ulanta Umara (le candidat nationaliste battu aux récentes élections péruviennes) comme un retour au nationalisme. Encore une fois, l’histoire ne se répète pas. Dans le cas de E. Morales ou de U. Umara, mais aussi partiellement avec H. Chavez, le lien avec les populations indiennes est crucial. Nous som¬mes ici en présence de quelque chose de neuf. Le nationalisme de naguère était un projet d’inspiration européenne. Ici, nous assistons à l’émergence d’un nouvel acteur politique, le mouvement indien. Je dirais par ailleurs que la nationalisation des infrastructures gazières, plus qu’un retour du nationalis¬me, est un retour du politique. En outre, dans le cas de H. Chavez, on assiste à l’émergence d’un nouvel internationalisme, alternatif au système interétatique dominé par les Etats-Unis et l’Union européenne.
Lorsque l’Argentine a annoncé son incapacité à honorer sa dette, refusant les recommandations du FMI, ou bien lorsque H. Chavez prête de l’argent à la Bolivie pour qu’elle annule sa dette vis-à-vis du FMI, cela constitue une crise grave pour cette institution. Le FMI est en train de perdre son influence (18 pays ont déjà annulé leur dette et ils seront bientôt 21). Pourquoi parler d’un retour de l’Etat ? Ce que l’on observe plutôt, c’est l’émergence de nouvelles capabilités qui seront mises à profit demain pour créer de nouvelles histoires.
Ceci nous permet d’aborder la contribution de populations sans-droits, de groupes informels à la création de nouvelles capabilités, question à laquelle vous attachez beaucoup d’importance…
Je m’intéresse particulièrement à une population, celle des immigrés, car elle met en évidence le fait que la citoyenneté est un contrat incomplet entre l’Etat et ses citoyens. Incomplet parce que la dimension formelle de la citoyenneté (les droits qui lui sont associés) ne suffit pas à la définir. C’est ce que rend manifeste le large éventail des statuts des immigrés : ceux qui sont autorisés mais non reconnus (dotés de titres de séjour mais souffrant de discrimination) ; ceux qui sont non autorisés, mais reconnus (le sans-papiers intégré à une communauté)… Bref, l’image est toujours très complexe.
Les débats sur le postnationalisme, le transnationalisme et l’identité sont très importants. Mais ils incitent à prendre également en compte les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur du national. Lorsque des immigrés maintiennent une activité politique transnationale, en lien avec leur pays d’origine, ou lorsqu’ils arrivent à obtenir plusieurs nationalités, cela peut se comprendre comme une dénationalisation de la citoyenneté et de l’appartenance. Cela ne signifie pas du tout que les immigrés rejettent les droits associés à la citoyenneté, mais plutôt que celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus vaste que sa composante formelle.
Lorsque le président du Mexique se joint officiellement à des sans-papiers mexicains aux Etats-Unis, il ne crée ni plus ni moins qu’une nouvelle juridiction, informelle. Quand des centaines de milliers de sans-papiers latino-américains sortent dans les rues de Los Angeles et de Chicago pour revendiquer des droits, comme cela a eu lieu en mai 2006, quel¬que chose est en train de se passer. Ce qu’ils revendiquent, c’est d’être des « porteurs de droits », autrement dit de jouir de droits reconnus indépendamment de leur nationalité et du pays où ils se trouvent. La citoyenneté reste l’instrument le plus puissant pour obtenir des droits, ce qui explique que de telles luttes demeurent inscrites à l’intérieur du national. Mais elles ont pour effet de dénationaliser la citoyenneté – plus que de la rendre trans- ou postnationale.
Votre analyse de la dénationalisation semble également s’appliquer à l’Union européenne…
Nous assistons à un changement d’échelle. Certaines fonctions de l’Etat national ont été transférées au niveau de la ville. Comme l’a bien montré Neil Brenner (1), les politiques nationales (keynesiennes, d’unité territoriale) deviennent des politiques ciblées vers certaines agglomérations (la Silicon Valley ou les villes globales comme New York). Mais il y a aussi des transferts de fonctions à d’autres niveaux. C’est le cas de l’Union européenne (UE). Cette expérience m’intéresse beaucoup, parce que les dynamiques centrifuges de dénationalisation y opèrent en direction d’un espace qui demeure centripète : il est doté d’institutions supranationales fortes. Ce n’est pas le super-Etat dont rêvaient certains pro¬européens, mais une capacité administrative nouvelle faite d’une multiplicité de niveaux. Cela déstabilise l’Etat national, mais au profit d’une nouvelle entité publique.
Le succès de l’UE tient à une multiplicité d’agencements très spécifiques et suffisamment robustes. Un des aspects les plus importants est la diversité qui prévaut à l’intérieur de l’UE. Aux Etats-Unis, la diversité est bien plus sédimentée : il y a certes beaucoup d’immigrés, mais ils ont une place précise au sein de la hiérarchie sociale, et elle n’est pas en haut de la pyramide. Dans l’UE, la diversité se constitue aussi par la présence de pays autonomes, dotés de leurs propres hiérarchies sociales, religieuses, ethniques. Cela suppose un intense travail d’innovation administrative et politique si l’on veut préserver l’unité de l’Union. Pour cette raison, l’inclusion de la Turquie me semble un véritable défi, un encouragement à innover encore plus. Cela obligerait notamment l’UE à utiliser la loi pour affronter un choc cultu¬rel auquel les Etats-Unis répondent par la force. Même si la loi n’est pas toujours juste, même si elle contribue parfois à reproduire les inégalités, elle incite toujours à la négociation. C’est là un moyen plus civilisé que l’action militaire.
NOTES
(1) N. Brenner, New State Spaces: Urban governance and the rescaling of statehood, Oxford University Press, 2004.
Propos recueillis et traduits par Xavier de la Vega
Saskia Sassen est professeure de sociologie à l’université de Chicago et à la London School of Economics. Ses recherches sur la mondialisation ont fait date, particulièrement celles qu’elle a consacrées à la ville globale (La Ville globale. New York, Londres, Tôkyô, Descartes & Cie, 1996). Avec Territory, Autority, Rights: From medieval to global assemblages (Princeton University Press, 2006), elle propose un nouvel appareil analytique pour penser la mondialisation