L’agenda de l’histoire globale – 1er trim. 2011

Nous publierons désormais, chaque début de trimestre, un agenda visant à faire connaître toute manifestation liée à l’histoire globale (colloque, journée d’étude, séminaire…) dans le monde francophone.

Si vous organisez ou avez connaissance d’un colloque susceptible d’être relayé par ce blog, envoyez un courriel à sh.testot [at] wanadoo.fr en mettant en sujet : Agenda histoire globale.

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L’histoire globale en revues

Le blog histoire globale s’apprête à souffler sa première bougie. Eh oui, cet espace, ouvert à tous ceux qui pensent qu’il est possible de concevoir une world/global history en français dans le texte, a déjà produit 51 articles hebdomadaires.

C’est à un rapide survol des gondoles des kiosques à journaux métropolitains que nous allons vous convier cette semaine pour ce dernier billet de 2010. À une exploration, sans prétention à l’exhaustivité, de titres de presse qui ont cette année consacré des dossiers à des thèmes proches de ceux qui nourrissent nos chroniques hebdomadaires.

« L’atlas des mondialisations », Le Monde/La Vie, N° 4, fin 2010, 186 p., 12 euros.

« 5 000 ans d’histoire, 200 cartes », proclame la couverture. Tournons la page… L’édito nous annonce que l’on va ici évoquer les « Mondialisations au pluriel ». Nous serions persuadés de vivre un phénomène totalement inédit, quand Mc Donald écoule ses produits à deux pas de la Cité interdite de Pékin ? Parler de « la » mondialisation, celle que nous vivons aujourd’hui, ce serait faire abstraction d’un phénomène permanent dans l’histoire.

À l’appui de cette profession de foi programmatique, nous retrouverons dans les pages qui suivent des figures connues de notre blog, la sociologue américaine Saskia Sassen, les historiens Philippe Beaujard et Patrick Boucheron, le géohistorien Christian Grataloup… Et beaucoup d’autres, comme l’anthropologue Pascal Picq – pour lequel la mondialisation a commencé avec l’expansion planétaire d’Homo sapiens – ou le géostratège Gérard Chaliand – qui la voit inaugurée, pour sa part, avec les conquêtes musulmanes… Au-delà de ces détails, ce numéro nous offre à la fois un beau résumé des thèmes de l’histoire mondiale vue de France et une mine de réflexions.

Rassurons enfin ceux qui craindraient de voir se dissoudre l’usage du terme mondialisation dans un pluriel de mauvais aloi : la moitié de ce hors-série est très classiquement consacrée à la mondialisation contemporaine, analysée sous des angles pluridisciplinaires.

« Un monde au pluriel », Esprit, N° 368, octobre 2010, dossier de 75 p., numéro de 206 p., 24 euros.

2010 a été le théâtre d’un changement majeur : la Chine est officiellement devenue la deuxième économie mondiale. Cette année a vu aussi les suites de la crise, que l’on dit en Occident des subprimes – en Asie, nous apprend Esprit, on préfère parler de la « crise atlantique », histoire de prendre une revanche sémantique sur la décennie passée à écluser les effets de la précédente crise, dite « asiatique ».

D’une crise à l’autre, donc, le monde a commencé à basculer – ou plutôt à « se rééquilibrer ». La recherche aussi, avec la montée en puissance des universités indiennes et chinoises dans la production académique. En témoigne un énergique article de Kishore Mahbubani, politologue à l’université de Singapour, qui analyse les « Regards asiatiques sur la gouvernance globale ». Ce texte s’ouvre sur la phrase suivante : « Nous entrons dans une nouvelle ère de l’histoire mondiale, marquée par deux caractéristiques majeures. La première est que nous allons voir la fin de la domination occidentale sur l’histoire mondiale (…). La seconde est que nous allons assister au retour de l’Asie. » Car « Les économies asiatiques croissent à une vitesse incroyable ». Et de se gausser de ces économistes occidentaux qui estiment que l’Asie connaît aujourd’hui un équivalent à retardement de la révolution industrielle : « À l’époque, ces populations [occidentales] ne connurent qu’une augmentation [de leurs acquis économiques] de 50 % à l’échelle d’une vie humaine. Aujourd’hui, sur une échelle équivalente, les populations asiatiques connaissent une augmentation de 10 000 %. »

D’autres articles suivent, dont un du sémiologue Jean Molino. Critiquant sévèrement l’ouvrage de Daniel Cohen La Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie (Albin Michel, 2009) pour sa prétention à rédiger une histoire économique mondiale paradoxalement consacrée à l’hégémonie de la seule Europe, il plaide pour que l’histoire ose enfin « Sortir du regard européen ».

« La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial, n° 11, mai-juin 2010, 86 p., 8,50 euros.

Coordonné par Xavier de la Vega, cet hors-série revisite l’histoire du capitalisme à la lumière des travaux récents. De multiples contributions dévident, par touches successives, la construction chronologique du capitalisme. L’élaboration simultanée de ses cadres initiaux en Europe et en Asie, son essor planétaire à la faveur de l’hégémonie européenne, sa redéfinition dans l’après-Seconde Guerre mondiale et les incertitudes soulevées aujourd’hui par la finance globalisée sont passés en revue. Les contributions de chercheurs d’horizons variés, tels les Japonais Shigeru Akita et Kaoru Sugihara, donnent à ce numéro une ampleur de vue mondiale, à l’échelle de son sujet.

« Migrations et transformations des paysages religieux », Autrepart. Revue de sciences sociales au Sud, N° 56, fin 2010, Presses de Sciences Po/IRD, 272 p., 25 euros.

Quelle jolie illustration de couverture : debout sur son crocodile, la déesse hindoue Ganga (incarnation du fleuve sacré) surplombe une étendue lacustre dont on devine qu’elle est indienne… Perdu, la photo a été prise à l’île Maurice. À la faveur de l’essor des migrations, les religions s’expatrient aujourd’hui partout sur la planète. Le phénomène n’est pas nouveau, mais la mondialisation actuelle l’a accéléré dans des proportions jamais vues, dont témoignent les articles constituant ce numéro. Cette belle ethnographie des imaginaires transnationaux nous montre comment les migrants voyagent avec leur religion, l’ancrent dans un territoire d’accueil, au besoin la recomposent pour mieux s’inventer une tradition et légitimer leur nouvelle identité, hybride – ancienne religion / nouvelle appartenance nationale.

« Les âges d’or oubliés », Enjeux/Les Échos, Dossier spécial histoire, juillet-août 2010, 38 p., supplément au quotidien des 2 et 3 juillet 2010.

« D’autres civilisations que la nôtre ont connu des périodes de modernisation, d’innovations et de prospérité. Bien avant nous. » Cette phrase, en sous-titre de la couverture, est inspirée d’un entretien avec Philippe Norel (initiateur de ce blog), entretien qui ouvre ce dossier et dans lequel l’intéressé donne sa définition de la – et des – mondialisation(s). Suit une série de brefs articles faisant un tour du monde de l’apogée de certaines civilisations.

L’Histoire

« Méditerranée. Guerre et paix depuis 5000 ans », Les Collections, n° 47, avril 2010, 98 p., 6,80 euros.

« Comment meurent les empires. D’Alexandre aux Habsbourgs », Les Collections, n° 48, juillet 2010, 98 p., 6,80 euros.

« La fin des empires coloniaux. De Jefferson à Mandela », Les Collections, n° 49, octobre 2010, 98 p., 6,80 euros.

Trois excellents numéros thématiques, sollicitant des chercheurs reconnus.

Les Cahiers de Science & Vie

« Rome. Comment tout a commencé », N° 115, février-mars 2010, 114 p., 5,95 euros.

« Mésopotamie. De Sumer à Babylone, le berceau de notre civilisation », N° 116, avril-mai 2010, 114 p., 5,95 euros.

« Les origines des langues. Comment elles naissent, comment elles meurent », N° 118, août-septembre 2010, 114 p., 5,95 euros.

« Versailles. Le pouvoir et la science », N° 119, octobre-novembre 2010, 114 p., 5,95 euros.

« La ville au Moyen Âge. Le grand réveil du monde urbain », N° 120, décembre 2010-janvier 2011, 114 p., 5,95 euros.

Un magazine d’excellente facture, qui aborde en profondeur nombre de thèmes de l’histoire mondiale.

« Histoire de l’Afrique ancienne. 8e-16e siècle », Documentation photographique, N° 8075, mai-juin 2010, 64 p., 11 euros.

Cette excellente revue a pour objectif de fournir des supports de cours aux enseignants du secondaire. On ne peut que se féliciter du présent choix éditorial, et souligner la nécessité de ce numéro dirigé par Pierre Boilley et Jean-Pierre Chrétien : oui, l’Afrique a, bien évidemment, une histoire, quoi qu’en disent certains.

« Histoire critique du 20e siècle », Monde diplomatique, Hors-série Atlas Histoire, n° 4, 2010, 98 p., 8,50 euros.

L’histoire est écrite par les vainqueurs. En septembre 1944, rapporte Serge Halimi, un sondage réalisé auprès de Parisiens demandait quel pays avait le plus contribué à la victoire sur les nazis. Verdict, l’Union soviétique, 61 % ; les États-Unis, 29 %. Soixante ans plus tard, même lieu, même question : Les États-Unis, 58 % ; L’Union soviétique, 20 %. Hollywood était passé par là, grignotant la cote de l’armée rouge, et l’effondrement du bloc soviétique avait fait le reste.

C’est apparemment avec l’ambition d’écrire une histoire expurgée de faux souvenirs qu’a été conçu ce numéro. Il est plutôt réussi dans l’ensemble, si l’on retient que l’ouvrage se présente davantage comme une initiation à l’histoire que comme une recherche académique. Les spécialistes, pour leur part, renâcleront devant certaines affirmations par trop catégoriques.

« Chiisme. Spécificités, revendications, réformes », Moyen-Orient, N° 6, juin-juillet 2010, dossier de 40 p., numéro de 98 p., 10,95 euros.

Cette revue consacre un éclairant et pédagogique dossier à l’islam chi’ite réformateur, phénomène transfrontalier mal connu en Occident. L’étiquette regroupe un ensemble de penseurs et de militants chi’ites luttant pour l’établissement d’un État démocratique dans une société musulmane. On imagine volontiers que les convulsions politiques (démocrates contre théocrates) qui agitent aujourd’hui l’Iran restent confinées au monde perse. Rien de plus faux, car le chi’isme est une religion de réseaux, elle repose sur des allégeances ignorant les frontières. En matière religieuse, un fidèle résidant en Arabie Saoudite suit généralement les directives d’un maître (marja) qu’il s’est choisi en Iran. Suivant également cette logique réticulaire, la pensée réformatrice chi’ite est née au 19e siècle dans la ville sainte de Nadjaf (Irak) avant d’être relayée par des philosophes iraniens (Abdolkarim Soroush, Mohsen Kadivar et Hasan Yousefi Eshkevari)… Aujourd’hui, l’enjeu politique que constitue ce mouvement est un des facteurs-clés du règlement des conflits et du partage du pouvoir politique, que ce soit dans des pays où les chi’ites sont majoritaires (Irak, et dans une moindre mesure Liban) ou minoritaires (comme en Arabie Saoudite).

Un monde sans guerre ni paix

Tout va très bien… Tel est le message aujourd’hui délivré par les statistiques en matière de guerre. Pour la première fois depuis les débuts de l’histoire, il n’y a aujourd’hui aucun conflit armé entre États sur la planète.

Mais ne mesurer que le nombre de guerres régulières, n’est-ce pas se tromper de thermomètre ? On escamote alors les multiples guerres civiles d’Asie et d’Afrique, telle celle qui ravage le Congo-Kinshasa depuis trois décennies (4 millions de morts). On oublie le Darfour soudanais en proie à la sauvagerie des miliciens janjawid, les « bourbiers » irakien et afghan, la « guerre à la terreur » livrée par l’armée pakistanaise aux talibans… L’Heidelberg Institute, dans son baromètre des conflits 2009, mentionne ainsi quelque 7 guerres importantes en cours, faisant intervenir des troupes régulières contre des mouvements armés, et plus de 300 conflits secondaires.

Si on estime qu’au cours des trois derniers siècles, l’humanité a subi environ 500 guerres, le 20e siècle a été le plus meurtrier, comptabilisant 90 % des morts de cette période. À un premier demi-siècle qui a atteint des sommets apocalyptiques lors des deux conflits mondiaux ont succédé quatre décennies d’équilibre de la terreur. La guerre froide a vu s’opposer deux superpuissances capables d’anéantir le monde dans un cataclysme nucléaire, se livrant une guerre de position par vassaux interposés : Viêtnam, Afghanistan… Puis l’URSS a implosé, laissant un monde fragmenté et indécis.

À l’aube des années 1990, les États-Unis s’affirment comme hégémoniques. La chute du mur de Berlin a pour conséquence de lâcher la bride à la globalisation, en germe depuis le début des années 1980. Après 1989, la diffusion parallèle de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire semble coïncider avec une diffusion de la violence dans de multiples points du globe.

Libéralisme et démocratie, un cocktail explosif

Une première explication est élaborée par la juriste états-unienne Amy Chua. Dans Le Monde en feu [2003], elle démonte le processus qui amène l’exportation du modèle libéral-démocrate à attiser les braises de la haine ethnique. Les dividendes de l’explosion inégalée du commerce international sont tombés pour l’essentiel dans les poches de groupes déterminés. Chinois des diasporas d’Asie du Sud-Est, fermiers blancs du Zimbabwe ou Libanais d’Afrique de l’Ouest, ces communautés ont pu s’enrichir en dominant les économies locales. Mais si les politiques libérales favorisent la concentration des richesses entre les mains de groupes minoritaires, la démocratie – le suffrage populaire – amène au pouvoir des politiciens portés par la majorité. Choix cornélien : ces élites doivent-elles trahir leur peuple et s’allier avec des minorités riches et détestées ; ou caresser le nationalisme ethnique dans le sens du poil ? La seconde option mène au populisme qui pousse à décharger sa vindicte sur l’étranger, cette petite communauté fortunée que l’on va alors attaquer, spolier, expulser… Le pogrome, la dépossession et l’exil, tel a été par exemple le sort de la communauté libanaise du Sierra Leone dans les années 1990.

La peur des petits nombres

En 2006, Arjun Appadurai prolonge cette analyse dans Géographie de la colère [2006]. Le titre original de son essai donne le ton : Fear of Small Numbers. La peur des petits nombres, des minorités, voilà le sésame qui permet à l’auteur, après Chua, de mettre en lumière la face obscure de la globalisation – violence, exclusion, montée des inégalités – pour donner sens au chaos quotidiennement restitué par nos journaux télévisés.

Ces deux dernières décennies, constate Appadurai, l’économie mondiale s’est transformée, et « des universalismes comme la liberté, le marché, la démocratie ou les droits de l’homme (…) sont entrés en concurrence ». Ce processus, note-t-il, est simultané à l’apparition du phénomène de « la violence intraétatique, opposée à la violence interétatique ». Les États sont désormais confrontés à des acteurs souvent transfrontaliers, tels les talibans, qui leur disputent le monopole de la violence sur leur propre territoire. Mieux, en toute logique libérale, ces mêmes États font appel à des mercenaires pour maintenir l’ordre, « privatisent » leur monopole de la violence. En 2008, près de la moitié des troupes occidentales déployées en Irak étaient ainsi constituées de salariés de sociétés privées de sécurité.

En pleine croissance, la circulation globale d’armes et de drogues fait voler en éclats le cadre d’un monde jusqu’ici défini par ses frontières. Pour peu que des sociétés paramilitaires assistées par les services de renseignements états-uniens libèrent la Colombie de l’emprise des barons de la drogue, ce sont les narcotrafiquants mexicains qui prennent le relais. Ils défient leur État dans de véritables batailles rangées, qui font de certaines parties du Mexique, aux frontières du mur que s’emploient à ériger les États-Unis, des zones entières de non-droit. Que le phénomène s’aggrave, et le Mexique rejoindra la cohorte des États « faillis » qui, tels la Somalie, le Yémen ou l’Afghanistan, ont perdu le contrôle de leur territoire national face à des groupes insurrectionnels.

Quand la violence échappe au politique

En 2007, l’anthropologue René Girard – connu pour avoir théorisé que toute communauté humaine peut expulser sa violence hors du groupe en la canalisant sur un « bouc émissaire » – publie Achever Clausewitz [2007]. Au 19e siècle, le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz estimait que la guerre devait être subordonnée au politique, ce qui permettait de différer la montée aux extrêmes. À en croire Girard, les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un tel emballement que la violence a échappé à l’emprise du politique. En projetant leur armée en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), les États-Unis semblent jouer sur plusieurs plans : la défense d’intérêts économiques (contrôle du pétrole) ou géopolitiques (pacifier le monde islamique en y exportant la démocratie par la force…). Ils agissent surtout, selon Girard, dans une claire intention punitive. Avions sans pilote, bombes intelligentes, systèmes de géolocalisation… Une seule issue pour les adversaires de l’Amérique : surenchérir dans l’horreur. Parmi d’autres, la vidéo de la décapitation du journaliste états-unien Daniel Pearl en témoigne. « Le terrorisme, c’est du théâtre », selon la formule de l’expert militaire états-uniens Brian M. Jenkins. Et la frontière entre guerre juste/guerre injuste se brouille encore quand des soldats américains mettent en images les humiliations infligées à des détenus irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb.

Le virus jihadiste se propage via Internet

Le terrorisme et son alter ego l’islamisme seraient-ils des ennemis utiles à la mesure de l’Occident ? Depuis 1979 et le triomphe de Rouhollah Khomeiny en Iran, l’islamisme radical s’est progressivement imposé comme un substitut au communisme révolutionnaire. Il promet à ses adeptes, après une lutte apocalyptique, l’accès à une ère millénariste de justice. Le politologue Ali Laïdi estime, dans Retour de flamme [2006], que le succès de l’islamisme s’explique par sa capacité à fédérer les rancœurs des musulmans estimant que leurs coreligionnaires sont ciblés par une violence mondialement orchestrée. Le monde islamique, dominé par des régimes dictatoriaux, ravagé par des conflits perçus comme autant de guerres de religion (Tchétchénie, Palestine…), est sensible à un discours victimaire. La mouvance islamiste s’adresse aux exclus de la mondialisation. Elle leur promet des lendemains qui chantent. Bien que tenue en échec, comme l’ont observé les politistes Olivier Roy et Gilles Kepel (à l’exception de l’Iran depuis 1979, et de la période qui vit les talibans contrôler l’Afghanistan de 1994 à 2001, aucun État musulman n’est tombé dans l’escarcelle islamiste), elle se montre efficace en termes de mobilisation. Le virus jihadiste se propage maintenant via Internet. Prêches d’imams, forums de recrutement, coordination à distance de cellules terroristes… Depuis le début des années 1990, le jihâd, autrefois obligatoirement circonscrit à une zone géographique précise et subordonné au contrôle d’une autorité religieuse, a été mondialisé, déterritorialisé et privatisé. Il suffit d’un leader charismatique, au besoin appuyé par une éminence grise se parant du titre de théologien, pour le proclamer. Et Laïdi de rappeler que l’Occident n’est pas la cible privilégiée du terrorisme islamique : 90 % de ses victimes tombent en Irak ou au Pakistan.

Les statistiques délivrent toujours leur message apaisant. En termes de violences étatiques, la décennie 2001-2010 a bien été la moins meurtrière depuis 1840. « L’ensemble des conflits ont fait nettement moins d’un million de morts entre 2001 et 2010. C’est une baisse significative par rapport aux décennies précédentes, dont on oublie souvent la brutalité. Entre 1950 et 2000, les bilans décennaux approchaient, voire dépassaient les 2 millions de morts (…). Pour discerner un niveau de violence aussi bas qu’aujourd’hui, il faut remonter aux années 1815-1840 », rappelle l’historien André Larané. Pour mieux discerner les processus en cours, qui combinent dilution et diffusion simultanées de la violence à l’échelle du monde, il est urgent que les sciences humaines se dotent d’un véritable corpus de global studies.

CHUA Amy [2003], World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, Doubleday ed. ; trad. fr. [2007], Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Seuil.

APPADURAI Arjun [2006], Fear of small numbers: An essay on the geography of anger, Public Planet Books ; trad. fr. [2007, rééd. 2009], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot.

GIRARD René [2007], Achever Clausewitz, Carnets Nord.

LAÏDI Ali [2006], Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme, Calmann-Lévy.

Note : cet article est une reprise du texte publié dans le mensuel Sciences Humaines, n° 222, « Numéro spécial anniversaire : 20 ans d’idées. Le basculement », janvier 2011, pp. 84-87, en kiosques de la mi-décembre 2010 à la mi-février 2011.

Ce que les transports sur l’eau doivent aussi à la Chine

Pour ce qui est des techniques de transport, notamment sur l’eau, la Chine semble également avoir joué un rôle de précurseur à travers plusieurs inventions décisives. Certes, une étude complète obligerait à analyser le rôle non négligeable des Arabes et des Indiens dans les premiers pas de la navigation maritime dans l’océan Indien (ce que nous réservons pour une prochaine chronique). Mais si l’on se penche sur les éléments cruciaux permettant d’améliorer les transports aquatiques, la Chine vient là encore au premier rang.

On connaît l’ancienneté des canaux impériaux chinois, d’abord par l’exemple du Grand Canal entre fleuve Jaune et Yangzi, établi à la fin du 6ème siècle par la dynastie des Sui (581-608) dont le rôle fondateur dans l’histoire chinoise ne saurait être négligé. Mais les canaux chinois sont beaucoup plus anciens sans doute et épousaient déjà les contours des reliefs dès le 3ème siècle avant l’ère commune. Cela mettrait du reste la Chine au même niveau que l’Egypte antique qui devait terminer la percée de son canal entre le Nil et la mer Rouge à peu près à la même époque (-280). En revanche, on sait moins que la Chine a vraisemblablement inventé la première écluse. En 983, Jiao Wei-Ye cherche à éviter que, lors des changements brusques de niveau dans les rivières, les bateaux aient besoin d’être tirés sur des rampes parallèles. Certes, les animaux de trait étaient capables de les faire monter rapidement sur la trajectoire montante, puis de les conduire sur la rampe descendante. Mais l’opération était plus qu’inconfortable pour l’équipage et les éventuels passagers. Par ailleurs, la possibilité de rupture ou de versement du bateau entraînait des dégâts, voire des pillages de cargaison, dont certains semblent avoir été intentionnellement organisés par des officiels bien peu scrupuleux. Pour couper court à ces pratiques devenues trop fréquentes, Jiao Wei-Ye met au point le principe de l’écluse à deux entrées, laquelle permettra un transport sûr, rapide, impliquant par ailleurs des tonnages nettement plus élevés. Les premières écluses chinoises étaient capables de gérer des différentiels de niveau de l’ordre de 1 m à 1,50 m : de cette façon, le Grand Canal, équipé dès le 11ème siècle, pouvait supporter une déclivité totale de près de cinquante mètres. Ce principe de l’écluse à double entrée ne commencerait à être copié en Europe qu’à partir de 1373 [Temple, 2007, p.218].

Pour le transport maritime les apports chinois sont mieux connus. Laissons de côté la boussole, invention chinoise par excellence, qui semble avoir été utilisée pour la navigation dès le 11ème siècle au moins. Elle est transmise à l’Europe, puis au monde arabe, à la toute fin du 12ème siècle et révolutionnera le repérage en mer. Un peu moins célèbre, le gouvernail est attesté dès le 1er siècle de l’ère commune et sa maniabilité en manœuvre sera améliorée par la perforation de petites « fenêtres » à l’intérieur des planches. Il n’apparaît qu’en 1180 en Europe [ibid., p.204], du reste presque en même temps que la boussole. Sous le nom de gouvernail d’étambot, il contribuera de façon décisive à l’essor de la navigation atlantique, à partir du 15ème siècle. Mais il faut aussi citer la voile à bourcet, bien moins connue et sans doute d’origine indonésienne [Needham, Wang, Lu, 1971, p.696], dissymétrique par rapport au mât (contrairement à la voile carrée européenne), constituée de plusieurs morceaux de toile séparés par des lattes, et installée dans l’axe du bateau (et non pas perpendiculairement). L’installation de telles voiles, d’avant en arrière, sur trois mâts légèrement décalés par rapport à cet axe serait particulièrement efficace pour maîtriser le bateau et en régler la vitesse, et ce dès le 3ème siècle. Il faut enfin citer la division de la cale en compartiments indépendants permettant, en cas de voie d’eau localisée, de maintenir la flottaison du bâtiment [ibid., p.420-422] : elle ne sera adoptée en Europe qu’en 1795, même si Marco Polo l’avait déjà décrite. Au total, il est possible qu’une partie de l’avance maritime prise par l’Angleterre sur ses rivales, au 19ème siècle, soit due à ses adoptions et adaptations de certaines techniques maritimes chinoises [Temple, 2007, p.205].

L’ensemble de ces techniques devait trouver son apogée dans la construction de la grande jonque chinoise, à partir du 12ème siècle. Celle-ci permet alors à la dynastie des Song du sud (1127-1271) de conduire un essor commercial maritime, du reste assez nouveau pour la Chine, avec notamment l’exportation de beaucoup de produits chinois vers l’Asie du sud-est. Au début du 15ème siècle, elle culminera dans les explorations de la célèbre flotte maritime conduite par Zheng He et qui parcourra l’océan Indien d’est en ouest, presque jusqu’à ce cap des Tempêtes qui deviendra ensuite, sous l’égide des Portugais, le cap de Bonne-Espérance…

NEEDHAM J., WANG Ling., LU Gwei-Djen. [1971], Science and Civilisation in China, vol. 4, part. 3, Civil Engineering and Nautics, Cambridge, Cambridge University Press.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Le papier ou l’invention chinoise devenue universelle

Le papier est sans doute l’invention chinoise devenue la plus rapidement universelle, là encore transmise à l’Europe par le biais du monde musulman. Il apparaît très tôt, au second siècle avant l’ère conventionnelle, fabriqué à partir de fibres de chanvre, mais parfois aussi de lin, de paille de riz, d’hibiscus, de bois de santal ou de mûrier, voire de ramie, de jute, de bambou ou encore d’algues. Son procédé de fabrication est demeuré à peu près le même depuis ces origines. Les fibres sont déstructurées dans une solution aqueuse et la « feuille » qui est formée à l’intérieur d’un moule plat est soigneusement récupérée puis séchée. En Chine ancienne, la nature des matériaux utilisés aboutissait à une feuille sensiblement plus épaisse que celle que nous utilisons aujourd’hui. En témoigne la plus ancienne feuille de papier connue, découverte près de Xian, en 1957, et datée entre 140 et 87 av. J.-C, à l’évidence trop grossière pour servir de support à l’écriture [Temple, 2007, p.92].

Et de fait, le « papier » chinois aurait d’abord servi d’accessoire d’hygiène et de vêtement. Il n’aurait commencé à recevoir d’écrit que vers 110 de notre ère. Les exemples abondent de ses utilisations anciennes [ibid., p.92-96]. Un texte de 93 avant J.-C. mentionne l’utilisation d’une feuille de papier pour couvrir le nez d’un prince (sic !) tandis que 80 ans plus tard une feuille similaire servait d’emballage pour le poison ayant servi à un meurtre. Son usage comme vêtement s’enracine dans l’habitude de faire des habits à partir d’écorces de mûrier, sans doute dès l’époque de Confucius, au 6ème siècle avant notre ère. C’est évidemment son épaisseur qui destinait le papier à protéger les Chinois d’un froid souvent très vif. De fait, il était parfois utilisé dans la fabrication des chaussures et pouvait alternativement servir comme rideau de lit pour maintenir ce dernier au chaud. On peut se faire une idée de sa dureté et de son épaisseur en réalisant qu’il servait aussi de matériau destiné à la fabrication des armures, dès le 9ème siècle. Il semble qu’au 17ème siècle c’était même le matériau le plus recommandé pour se protéger des dégâts provoqués en Chine par les armes à feu. Ce qui n’empêche pas des usages plus esthétiques avec l’invention du papier imprimé mural comme décoration. Plus étonnant peut-être, son utilisation hygiénique, sans doute très ancienne, remontant au moins au 6ème siècle de notre ère, est très bien attestée par la connaissance des usages de la cour impériale : en 1393, cette dernière consommait de l’ordre de 700.000 feuilles de papier toilette par an, tandis que la famille impériale elle-même en utilisait 15.000, certes plus fines et par ailleurs parfumées… A l’orée du 20ème siècle, la seule province du Zhejiang en aurait produit plus de 10 milliards d’exemplaires…

Plus encore que par la multiplicité de ses usages, le papier est remarquable par sa circulation dans l’espace afro-eurasien. Il se diffuse en effet en Inde dès le 7ème siècle, puis atteint le monde musulman vers 751 après la bataille du Talas, gagnée par les Arabes contre l’armée chinoise. Il semble que ce soient des prisonniers chinois, experts en fabrication du papier, qui aient établi les premiers un atelier à Samarkand. Rapidement des ateliers similaires apparaissent aussi à Bagdad (794), au Caire (850), puis à Damas et en Sicile (autour de l’an 1000), avant que Fez devienne un haut lieu de sa fabrication (vers 1050), dévoilant ainsi les techniques chinoises à l’Asie occidentale et à l’Afrique du Nord [Tsien, 1985, p.297 ; Pacey, 1996, p.42]. De là, le secret de fabrication serait passé dans l’Espagne musulmane, sans doute près de Valence (1151), permettant alors une vente lucrative de papier au reste de l’Europe. Cette dernière aurait commencé à s’essayer à sa confection au 12ème siècle, mais la première véritable fabrique européenne serait italienne, vers 1276 seulement [Tsien, p.299]. Il est possible que l’habitude d’écrire, d’abord sur du papyrus jusqu’au 7ème siècle, puis sur du parchemin, ait freiné l’introduction et surtout la fabrication du papier en Europe, quoique l’Afrique du Nord s’y soit mis de son côté  très rapidement à l’orée du deuxième millénaire.

La diffusion du papier est évidemment parallèle à celle de l’imprimerie, apparue sans doute avant le huitième siècle en Chine, peut-être sur la base de l’impression des tissus en Inde, sans doute aussi avec l’antécédent des reproductions sur papier des textes importants gravés dans la pierre (la feuille de papier, posée sur la pierre, était simplement frottée avec un bâton plein d’encre). Au 9ème siècle la technique d’imprimerie à partir de planches de bois se développe, notamment au Sichuan, grande région productrice de papier. Au 11ème siècle, la Chine des Song est déjà grande exportatrice de livres, en particulier vers l’Asie du Sud-est. Vers 1050, l’invention des caractères mobiles vient faciliter le travail d’impression mais le nombre extrêmement élevé des caractères chinois vient limiter son expansion. Alternativement, le nombre de traits composant ces mêmes caractères reste lui aussi trop important tandis que les « clés » qui sont combinées deux par deux ou trois par trois pour former les caractères donnent lieu à des variations d’écriture elles aussi rédhibitoires. Autrement dit la méthode des caractères mobiles ne pouvait faire de réel progrès en Chine. Et de fait, la technique européenne des caractères mobiles (attribuée à Gutenberg, en 1458) constituerait une invention indépendante [Pacey, 1996, p.56], en dépit du fait que la technique chinoise d’origine fut clairement diffusée vers la Perse, à la fin du 13ème siècle, puis propagée en Russie et Europe centrale par les Mongols.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

TSIEN Tsuen-Hsuin [1985], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 1, Paper and Printing, Cambridge, Cambridge University Press.