L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ?

L’histoire globale a souvent été définie comme étant, à son niveau le plus élémentaire, une analyse des connexions de longue distance entre des sociétés éloignées. Il s’agirait alors de décrire, puis de comprendre la portée, de relations lointaines matérialisées par des échanges de biens, des transferts de plantes ou de semences, des transmissions de techniques, des circulations d’hommes ou de métaux précieux, voire des contaminations microbiennes ou virales… Ainsi, saisir les conséquences des grandes pestes qui traversent l’Eurasie d’est en ouest, au début du 14e siècle, est de première importance pour analyser la crise du Moyen Âge en Europe et la dissolution du féodalisme. De même, savoir que 60 % au moins de l’argent extrait aux Amériques par les conquistadors espagnols terminait sa course, non pas sur notre continent mais en Inde et en Chine, en raison du déficit commercial européen vis-à-vis de l’Asie, amène à s’interroger sur la hiérarchie des puissances économiques à l’époque. Sur cette base, l’histoire globale peut alors tenter d’identifier des hiérarchies, des phénomènes d’exploitation commerciale, voire des systèmes-monde suivant la conceptualisation mise en place par Braudel et Wallerstein.

L’histoire globale ne serait cependant pas purement « connexionniste », vouée à révéler des liens cachés et des hiérarchies lointaines. Pour reprendre ici la définition de Patrick O’Brien, elle serait aussi comparatiste, c’est-à-dire vouée à analyser des différences de trajectoires économiques, politique, sociales ou culturelles entre des espaces supposés largement indépendants et obéissant à des déterminants aussi endogènes. Ainsi en est-il de la construction de marchés ou de quasi-marchés entre l’Europe et la Chine, de la relation différente entre pouvoir politique et grands marchands d’un extrême à l’autre du continent eurasien. À la limite, cette démarche comparatiste conduit à analyser pourquoi le capitalisme européen forgé entre 15e et 18e siècle ne s’est pas répandu rapidement sur la planète. Ou inversement, si l’on entend sortir de l’eurocentrisme spontané de nos représentations, pourquoi le développement économique chinois des périodes Song et Ming, fondé sur l’accès direct au marché des producteurs (et moins le salariat) comme sur des technologies intensives en travail (et non en capital), ne s’est pas spontanément développé en Europe. L’illustration la plus frappante de cette méthode comparatiste se situerait sans doute dans le travail effectué par Kenneth Pomeranz sur « la grande divergence » du 18e siècle…

L’analyse de l’histoire de la mondialisation contemporaine, de ses précédents historiques reconnus à la fin du 19e siècle, voire de ses origines plus lointaines, semble a priori relever du connexionnisme, donc constituer un champ immédiatement légitime au sein de l’histoire globale. Il n’en reste pas moins que certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour lui contester ce statut. Dans la mesure où l’histoire de la mondialisation relèverait d’une certaine téléologie, chercherait à reconstruire des chaînes causales et des processus en connaissant le point d’arrivée, négligeant ainsi des faits importants pour ne sélectionner que ce qui l’intéresse, elle relèverait au mieux d’une attitude naïve, au pire d’une escroquerie pseudo-scientifique… Si cette critique doit être prise au sérieux et met le doigt sur des dérives qui existent effectivement (notamment dans l’histoire économique d’inspiration néo-classique menée par O’Rourke et Williamson), il semble cependant qu’elle oublie quelques fondements épistémologiques de la démarche historique, particulièrement bien élaborés en son temps par Raymond Aron.

Le point de départ de toute réflexion sur la démarche historique est sans doute l’interrogation sur les « intérêts de connaissance » de l’histoire. Que veut-on apprendre d’elle ? Est-elle l’objet d’une simple curiosité factuelle et descriptive ? Est-elle au contraire source d’une interprétation du monde, d’une théorisation du changement social ? Aron s’est particulièrement intéressé à cette problématique. On peut sans doute résumer son travail en affirmant qu’il convient, pour lui, de ne pas confondre « dépendance téléologique » et « interprétation téléologique » dans le travail de l’histoire. Par dépendance téléologique, il faut entendre ce fait que nous nous intéressons inévitablement au passé à partir de problématiques qui nous sont propres, donc en connaissance de la « suite des événements », afin de reconstruire un  cheminement plausible vers aujourd’hui. Et cette trajectoire reconstruite n’aurait d’intérêt que pour nous, laisserait largement indifférents nos prédécesseurs du 19e siècle comme elle paraîtra sans doute simpliste ou déplacée pour nos descendants dans trois générations. Notre intérêt pour le passé dépendrait donc inéluctablement de ce que nous sommes devenus aujourd’hui et il n’y aurait pas lieu d’en avoir honte. Il faudrait au contraire l’assumer puisque cette dépendance constituerait le fondement même de notre compréhension du présent. Mais il n’en faudrait pas moins se garder d’une tentation bien réelle, celle de faire inconsciemment une interprétation téléologique de l’histoire, travers dans lequel sont clairement tombées les « philosophies de l’histoire », de saint Augustin à Karl Marx : tentons de cerner en quoi ces dernières sont réellement inacceptables

Pour Karl Löwith, ces philosophies dériveraient inconsciemment vers une « interprétation systématique de l’histoire du monde selon un principe directeur qui permet de mettre en relation événements et conséquences historiques et de les rapporter à un sens ultime » [Löwith, 2002, p. 21]. Elles commenceraient avec Voltaire et reprendraient, en quelque sorte en la laïcisant, la conception propre à saint Augustin d’une histoire déterminée par un grand dessein divin et destinée à s’achever dans le « Salut » promis à tout le genre humain. Ces conceptions téléologiques de l’histoire se présenteraient d’autant plus facilement, encore aujourd’hui, comme « philosophie spontanée des historiens » que, jusqu’à Hegel et Marx, soit jusqu’au milieu du 19e siècle, elles auraient dominé le champ historique. Il vaut sans doute la peine de présenter les deux phases qui caractérisent chronologiquement cette forme particulièrement prégnante de penser l’histoire.

La première phase commencerait, au début du 5e siècle, avec saint Augustin, pour qui seule importe, en fait comme en droit, l’histoire religieuse. Celle-ci commencerait par la Création, puis les promesses de l’Ancien Testament, culminerait dans la mort et la résurrection du Christ, lesquelles inaugureraient un deuxième âge devant mener à la rédemption. Dans ce déroulement, c’est le péché originel qui naturellement « exige » l’histoire. Chez saint Augustin, l’histoire du monde n’a aucune importance ni en elle-même, ni en tant que révélateur potentiel du moment de la fin puisque celle-ci est tout entière dans la volonté de Dieu et ne saurait donc a priori être annoncée par des signes quelconques. Cette vision se modifie avec Joachim de Flore qui, au 12e siècle, insinue que le déroulement de l’histoire du monde a de l’importance pour l’histoire du Salut, en tant que révélateur de la marche vers celui-ci. Une transformation a donc eu lieu même si le sens de l’histoire du monde lui est finalement toujours conféré de l’extérieur. Avec Bossuet, au 17e siècle, le renversement est beaucoup plus radical puisqu’il considère que c’est la Providence, le dessein de Dieu, qui se manifeste dans l’histoire du monde, à l’encontre même des désirs et des actes individuels et collectifs, et qui révèle une sagesse là où notre vision limitée ne verrait que désordre… Ce règne de la Providence dans l’histoire du monde détermine donc une interaction entre les deux histoires (événements sacrés et profanes ne sont de fait plus distingués). C’est cette liaison de l’histoire mondaine et de l’histoire sacrée qui permet de donner un sens ultime à l’histoire du monde. En effet, « ce n’est plus seulement l’histoire sacrée mais aussi l’ascension et le déclin des empires terrestres qui doivent être expliqués par une conduite mystérieuse » [Löwith, 2002, p. 178]. Ainsi s’achèverait la phase proprement religieuse de la vision téléologique de l’histoire.

Voltaire va beaucoup plus loin en 1756, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, en niant l’intervention divine dans l’histoire du monde et en récusant la perspective du Salut. Il constitue le tournant crucial puisqu’il sécularise cette perspective en considérant que l’histoire prend un sens nouveau, celui du progrès et de la réalisation du bonheur humain : c’est la première « philosophie de l’histoire » au sens propre. Il commence par discréditer l’histoire biblique en montrant l’ancienneté de l’histoire chinoise. Il sépare ensuite l’histoire sacrée de l’histoire du monde que leur fin commune établissait, selon Bossuet, dans une relation réciproque providentielle. Alors Dieu n’intervient plus dans l’histoire humaine : le sens et la fin de l’histoire consistent à améliorer les relations entre les hommes grâce à leur propre raison, à les rendre moins ignorants, meilleurs et plus heureux…

La deuxième phase peut alors se déployer. Turgot, en 1750, s’intéresse au progrès du genre humain et de l’esprit humain sous l’angle de la contribution que le christianisme a apportée. La loi naturelle du progrès s’impose peu à peu à l’histoire sous l’influence évidente de l’esprit du christianisme qui a permis de prendre conscience des droits naturels de tous les peuples. Cette loi prend de fait la place de la Providence, agissant comme cette dernière en dépit des actions humaines contraires, quoique de mieux en mieux intériorisée. Chez Condorcet (1793), la croyance au progrès et à la perfectibilité humaine est portée à son apogée (et relierait cet auteur à l’espérance chrétienne d’une perfection future). Le cheminement du progrès doit permettre de prédire avec certitude les perspectives futures du genre humain. C’est Hegel qui parachève cette conception vers 1830 : la question du sens de l’histoire se pose nécessairement à nous à partir des drames et du chaos de l’histoire. Il développe comme Voltaire la thématique du progrès historique mais cette fois en reprenant la logique de la Providence, assimilée à la fameuse « ruse de la raison », active à l’insu des passions humaines et qui permet d’établir sur Terre la volonté divine. Si l’histoire est progrès, elle est aussi et surtout réalisation de l’Esprit humain à travers les trois stades de l’esprit subjectif (conscience, conscience de soi, raison), de l’esprit objectif (droit abstrait, moralité, réalité morale et sociale) et de l’esprit absolu (art, religion, philosophie). Il développe aussi l’idée que l’histoire commence en Orient et se finit en Europe, l’esprit parvenant à l’effectivité et à la conscience de la liberté seulement en Europe, à l’époque de Napoléon. Cette effectivité de l’esprit correspond aussi à l’achèvement du sentiment religieux : en tant que sécularisation de l’esprit chrétien, l’histoire du monde est alors une théodicée… Sa pensée est donc « un surprenant mélange : l’histoire du Salut est projetée sur le plan de l’histoire du monde, et cette dernière est élevée au rang d’histoire du Salut » [Löwith, 2002, p. 87].

Clôturant cette deuxième phase, Marx réaliserait une construction historique dans laquelle, de la même façon qu’il y a un avant et un après J.-C., il y aura un avant et un après établissement de la dictature du prolétariat, cette dernière étant censée mener à la fin des antagonismes (comme à la rédemption), établir le règne de la liberté. La composante eschatologique serait donc chez Marx aussi prononcée que dans le christianisme. La composante messianique ne le serait pas moins : s’il reprend la dialectique hégélienne, il instaure le prolétariat comme instrument de la négation. Il en fait le peuple élu du matérialisme historique qui, en luttant pour ses intérêts saura promouvoir l’intérêt général, faisant ainsi rejoindre son histoire particulière et l’histoire universelle. Löwith développe par ailleurs l’idée que l’exploitation chez Marx constitue d’abord un jugement moral et l’assimile au péché originel dans le christianisme. Il poursuit l’analogie en émettant l’idée que jugement dernier et crise finale prédite du capitalisme se correspondraient… Le matérialisme historique devient ainsi « une histoire sacrée formulée dans la langue de l’économie politique » [ibid., p. 70].

Dans toutes ces philosophies  se retrouve une conception presque identique : une loi de Dieu, de la raison ou de l’histoire, serait toujours à l’œuvre, procédant éventuellement par ruses ou détours afin de réaliser l’inéluctable… Nulle importance ici pour l’accident. Peu de place non plus pour les stratégies des acteurs concrets. L’approche néoclassique de la mondialisation, aujourd’hui dominante en histoire économique, relève-t-elle, dans ses fondements comme dans son analyse concrète, d’une interprétation téléologique similaire ? C’est ce que nous tenterons de montrer dans un prochain article (à paraître le 21 février), étayant alors un réel danger inhérent à la « dépendance téléologique ». Mais nous essaierons aussi de montrer qu’il n’y a là rien d’inéluctable et qu’une histoire de la mondialisation, à condition de penser cette distinction entre dépendance et interprétation téléologique, peut être réellement féconde.

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil, coll. « Points ».

LÖWITH K., 2002, Histoire et Salut – les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard.

O’ROURKE K.H. et WILLIAMSON J.G., 2000, Globalization and History, The Evolution of a Nineteenth Century Atlantic Economy, London and Cambridge, MIT Press.

Afrique : un continent au centre de l’histoire mondiale

« Vous étudiez l’histoire africaine ? Mais qu’en sait-on avant l’arrivée des Européens ? Il y a donc des sources ? » Ces questions, combien de fois Catherine Coquery-Vidrovitch les a-t-elle entendues ? Sans compter les innombrables clichés, assenés par ceux qui vont admettre que si les Africains ont une histoire, elle serait « marginale » voire « cyclique » – opposée ainsi à une « vraie » histoire, sous-entendue « centrale » et « linéaire », bref occidentale.

L’auteure est catégorique : l’Afrique est une « extraordinaire terre de synthèse, pétrie d’histoire ». Mieux même, cette histoire, « la plus longue de toutes » puisque l’Afrique est le berceau de l’humanité, a été, demeure et restera au cœur du récit mondial. La démonstration, qui entend résumer un demi-siècle de travaux fondamentaux sur la question, occupe un peu plus de 200 pages aussi concises que stimulantes.

En ce qui concerne les sources, Coquery-Vidrovitch souligne que les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Arabes ont laissé une multitude de témoignages. Elle s’insurge surtout contre le lieu commun qui ferait rimer histoire et écriture alors que les travaux des chercheurs africains, devenus majoritaires sur ce sujet, dégagent une vision plus globale de l’histoire, enrichie des apports de l’anthropologie, de l’archéologie, de la paléobotanique, de la linguistique ou de la génétique des populations.

Quatre phases, beaucoup de questions…

L’histoire de l’Afrique peut schématiquement s’appréhender en quatre phases : la période antérieure aux traites négrières ; celle des traites ; la période coloniale (une parenthèse dans le temps long, nombre d’Africains l’ayant traversée de son début à sa fin) ; et celle des indépendances. Les deux phases intermédiaires, traites et colonies, dramatiques, ont conféré à ce continent une relative unité, même si les types très divers de sociétés et d’environnements ont abouti à des trajectoires distinctes. Cette histoire est traversée de pourquoi : « Pourquoi les Africains furent-ils les derniers à connaître une économie d’investissement et de production ? Pourquoi tant de commerces transcontinentaux (sel, or, fer, ivoire, etc.) se sont-ils effondrés au lieu de générer des activités productrices ? Pourquoi de belles civilisations anciennes (Nok, Ifé, Zimbabwe…) ont-elles disparu en laissant si peu de traces ? Pourquoi la situation actuelle est-elle aussi tragique, et pourquoi l’avenir demeure-t-il si inquiétant ? »

Les réponses qu’apporte Coquery-Vidrovitch mobilisent plusieurs approches. Elle souligne ainsi que les données environnementales sont peu favorables : les terres sont en général pauvres, les sécheresses persistances, et les maladies semblent avoir joué un rôle crucial dans l’évolution des sociétés. Outre le paludisme, on peut citer l’onchocercose, maladie transmise par un moustique et entraînant la cécité, qui explique peut-être la réticence ancienne des populations à installer leurs villages à proximité des rivières, justifiant ainsi l’absence surprenante de l’usage de techniques d’irrigation à grande échelle.

La préhistoire de l’homme, faut-il le rappeler ?, commence en Afrique. La fin de l’apartheid sud-africain, régime politique « soucieux de cacher tout ce qui pouvait mettre en doute l’“antériorité” supposée des Blancs dans le pays », a permis ainsi de redonner son importance au site de Blombos. Y sont attestées ce qui pourraient être les premières manifestations artistiques de l’humanité – on y a découvert des parures de coquillages remontant à plus de 70 000 ans, soit 40 000 ans avant que soient peintes les parois de la grotte Chauvet – ; et aussi les premières traces, à la même époque, d’une innovation technique majeure de l’industrie lithique, la retouche par pression, dont on faisait remonter l’invention à la préhistoire européenne d’il y a 20 000 ans.

L’Afrique, trésorière de l’Eurasie

Il n’est pas évident que plus tard, l’industrie du fer ait été en retard par rapport au reste du monde : ce métal était exploité dès le 7e siècle avant l’ère commune sur les rives du Niger comme autour des Grands Lacs. Et son commerce généra, avec celui du sel, des circuits commerciaux transcontinentaux d’ampleur. Le commerce le plus important fut celui de l’or. Jusqu’à la conquête espagnole de l’Amérique latine, l’Afrique en fut de très loin le plus gros exportateur mondial. Les royaumes du Mali, du Ghana, du Songhaï nourrirent via le Sahara l’essor monétaire des Empires musulmans et byzantin. Quant à la cité-État de Zimbabwe, entre les 11e et 15e siècles, son or circulait dans toute l’Asie ; des porcelaines chinoises ont été exhumées des ruines de la ville. Et ce fut autant pour les épices que pour le précieux métal, qui finança les expéditions vers le Brésil, que les Portugais cabotèrent le long des côtes africaines aux 15e et 16e siècles.

À ce moment-là, la population africaine comptait pour 20 % environ de la population mondiale. Si peu d’Africains eurent l’occasion de voir des Blancs (ceux-ci se cantonnant à des contacts côtiers), ils s’enrichirent pourtant des apports de la première mondialisation : maïs, manioc et haricots, venus du Nouveau Monde, se propagèrent progressivement, autorisant de meilleurs rendements agricoles.

Mais l’essor démographique qui aurait pu en résulter se retrouva brisé net par la montée en puissance du commerce esclavagiste. D’abord interne aux sociétés d’Afrique, caractérisées en plusieurs régions par un niveau très élevé d’inégalité sociale, la traite est attestée depuis le 7e siècle vers le monde musulman. Au début des Temps modernes, l’Europe vient se greffer sur ces circuits, et sa demande favorise l’émergence en Afrique d’États puissants – dont l’urbanisme provoque l’admiration des voyageurs portugais –, capables de razzier leurs voisins, de capturer des populations en masse et de les vendre. Le processus est corrélé à une stagnation démographique. Quelque 11 millions d’esclaves partent vers les Amériques, mais aussi les îles européanisées de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. S’y ajoutent, sur une période plus longue, 5 à 10 millions de déportés à travers le Sahara, et 5 à 6 millions vers le Moyen-Orient. Si on admet qu’un esclave sur deux était vendu à bon port (l’autre mourant en route), le déficit démographique direct total est au minimum de 50 millions en l’espace de dix siècles, avec un sommet atteint aux 18e et 19e siècles.

L’acteur majeur de la naissance du capitalisme ?

Une précieuse carte, p. 116, montre les traites négrières aux 18e siècle. Elles sont internes au continent – les royaumes négriers consomment aussi bien qu’ils exportent –, et externes, vers les Amériques, l’Asie et le Moyen-Orient. Nous sommes là loin d’un commerce limité à une aventure triangulaire, qui verrait les bateaux partir d’Europe chargés de verroterie et de fusils, troquer leur cargaison contre le bois d’ébène avant d’aller vendre les esclaves au Nouveau Monde et de revenir à leurs ports d’attache chargés de la précieuse mélasse sucrée. Ce circuit exista, mais en volume, il était inférieur au commerce en droiture connectant directement le consommateur (les grandes plantations brésiliennes) au fournisseur africain. La carte montre d’abord des circuits mondialement intégrés : les Portugais commenceront par importer des esclaves d’Asie au moment de fonder leurs chapelet de forts côtiers, et des gens seront capturés alternativement, entre deux évasions, pour être déportés soit vers l’Atlantique, soit vers l’océan Indien, en fonction des besoins commerciaux des royaumes négriers.

Et Coquery-Vidrovitch de se référer malicieusement à Marx : si on admet que le capitalisme, c’est la force de travail, alors l’Afrique, qui exporta sa force de travail dans le monde entier, fut l’acteur majeur de la naissance du capitalisme. Le continent paya le prix du sang : les traites négrières brisèrent le lent processus d’augmentation démographique jusque-là commun à l’humanité entière, qui se prolongea dans le reste du monde (exception dûment faite des populations indigènes d’Australie et des Amériques, balayées par le typhon épidémiologique consécutif à l’arrivée européenne).

Le désastre colonial

Envisagée depuis l’Afrique, la colonisation par les puissances européennes fut un désastre absolu. Initiée timidement dès le 15e siècle avec l’installation de forts côtiers servant d’escales sur la route des Indes, elle prend un premier élan avec la conquête de l’Afrique du Sud par les Hollandais, et atteint son apogée avec la course à la conquête à laquelle se livre toute l’Europe au 19e siècle. La colonisation entraîne un effondrement démographique, dans le prolongement de la stagnation initiée par les traites négrières : au milieu du 20e siècle, la population africaine ne compte plus que pour 9 % de la population mondiale. L’explosion démographique d’aujourd’hui, qui devrait faire dans les prochaines décennies de l’Afrique le continent le plus peuplé du monde, est la conséquence de cette histoire.

Jusqu’à l’irruption des conquérants européens, les foyers de grandes endémies étaient relativement localisés. L’essor des déplacements de population, justifiés à la fin du 19e siècle par l’accaparement des meilleures terres par les Blancs afin de produire des monocultures d’exportation, et au début du 20e par le recours au travail forcé pour mettre en œuvre ces monocultures, fait le bonheur de la mouche tsé-tsé ou de la fièvre jaune, rejointes par les maladies d’importation : rougeole, variole, poliomyélite et maladies vénériennes. Ces dernières prospèrent suite à la présence, variable selon les régions, de règles matrimoniales favorisant le partage et la transmission des femmes.

Le cas le plus édifiant reste celui de la peste bovine. Venue des steppes russes via l’Égypte, l’épizootie décime le cheptel d’Afrique orientale, affame les populations et affecte probablement leur capacité de résistance aux conquêtes coloniales de la seconde moitié du 19e siècle. Le bouleversement des techniques agricoles rompt également le fragile équilibre écologique établi de longue date par les communautés rurales, sur la base du semi-nomadisme et de la jachère, et stérilise de nombreux sols.

La pénétration européenne ne fut pas, comme on le croit trop souvent, une promenade de santé. Des empires éphémères et parfaitement modernes, s’appuyant parfois sur de grandes idéologies religieuses, s’opposèrent aux conquérants avec des succès transitoires. Des identités se forgèrent, aujourd’hui posées comme allant de soi : Hutus et Tutsis au Rwanda, Peuls en Afrique occidentale… Ces cultures perçues comme multiséculaires furent des produits de la rencontre entre Europe et Afrique, chaque partie surinterprétant les renseignements fournis par l’autre afin de forger des histoires nationales et ethniques. Les catégorisations issues de ces dernières rythment l’histoire immédiate du continent.

Au terme du parcours, force est de constater que la démonstration a fait mouche. Par l’or ou les esclaves, les cartes du commerce mondial sur la longue durée montrent bien une Afrique au cœur. Nombre de processus sont disséqués au passage, qu’ils soient sociaux, religieux, économiques, géographiques, politiques, identitaires, agricoles, épidémiologiques… L’essai, mené à petite échelle, n’est pas sans évoquer Le Carrefour javanais [LOMBARD, 1999]. Convaincant, il devrait dissuader à l’avenir de parler d’un continent sans histoire.

La conclusion, que Coquery-Vidrovitch laisse à Achille Mbembe, peut se lire comme mêlant optimisme et pessimisme : « Le temps de l’Afrique viendra. Il est peut-être proche. Mais, pour en précipiter l’avènement, on ne pourra guère faire l’économie de nouvelles formes de luttes. »

COQUERY-VIDROVITCH Catherine [2011], Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, La Découverte.

LOMBARD Denys [1995, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, 3 tomes, Éditions de l’EHESS.

La pensée « sans fil » de Nikola Tesla

Connaissez-vous Nikola Tesla ? Sans doute pas. Il y a encore quelque mois, j’ignorais jusqu’au nom de ce savant, de ce génie de l’électricité, né serbe dans la partie croate de l’Empire autrichien des Habsbourg en 1856 et mort citoyen américain dans une chambre de l’hôtel New Yorker en 1943.

1926 : il imagine la Terre connectée

Travaillant alors sur une esquisse de généalogie de la notion de « global », j’avais eu la surprise de découvrir un extrait d’une interview donnée par un certain Nikola Tesla au magazine américain Colliers en janvier 1926, dans laquelle il évoquait les évolutions prévisibles – selon lui – des modes de communication à l’échelle de la planète. On pouvait notamment y lire les phrases suivantes : « Lorsque le sans-fil (wireless) sera utilisé de manière parfaite, l’ensemble de la Terre sera transformé en un gigantesque cerveau, ce que la Terre est déjà dans les faits puisque toutes choses ne sont que les particules d’un même ensemble rythmé et authentique. Nous serons capables de communiquer les uns avec les autres instantanément, quelle que soit la distance. Ce n’est pas tout : grâce à la télévision et au téléphone, nous pourrons nous voir et nous entendre aussi parfaitement que si nous étions face à face, même si nous sommes éloignés par des milliers de kilomètres ; et les machines qui nous permettront d’accomplir ceci seront incroyablement plus simples que le téléphone actuel. Un homme pourra en transporter une dans la poche de son veston (1). »

La première fois que j’ai lu ces lignes, j’ai cru à une supercherie, n’ayant d’une part jamais entendu parler de Nikola Tesla et trouvant par ailleurs assez anachronique la référence au caractère portable du téléphone. Intrigué, j’ai poursuivi mes recherches sur Tesla et découvert non seulement l’authenticité du personnage mais aussi des déclarations que j’avais lues.

Tesla est réel mais aussi secret. Le tesla est une unité internationale permettant de mesurer l’induction magnétique ; la bobine Tesla est une machine fonctionnant au courant alternatif dont la particularité est de pouvoir engendrer de très hautes tensions électriques et de fabriquer des éclairs ; c’est aussi le nom d’une entreprise de conception de voitures électriques fondée en 2003. Au cours de sa carrière, il a déposé plus de 200 brevets concernant le courant alternatif, la transmission d’énergie à distance, la télécommande, la transmission de la voix à distance, les lampes électriques froides ou le radio. Depuis une décision de justice américaine de 1943, il est officiellement considéré comme l’inventeur de la radio sur la base du brevet déposé en ce sens en 1900. Pourtant, dans nombre d’ouvrages, c’est encore Guglielmo Marconi qui est crédité de ce titre.

Une réflexion globale sur les conséquences de ses inventions

C’est le principal paradoxe. Inventeur « génial », Tesla n’est que peu connu du grand public et du monde académique. À de rares exceptions près (2), les ouvrages le concernant directement ne sont pas issus de la recherche universitaire. En revanche, le mystère entourant sa personne en fait un candidat idéal pour la littérature (3), mais aussi pour les légendes urbaines. Sur Internet, on ne compte plus les sites conspirationnistes qui le créditent d’exploits soigneusement occultés par les autorités officielles, ou de contacts avec les extra-terrestres quand il n’est pas considéré comme en étant un lui-même ! L’aura qui l’entoure est toujours magique, comme en témoignent notamment les photographies qui le représentent par exemple dans son laboratoire de Colorado Springs, environné par les éclairs produits par le transformateur qui porte son nom (http://www.teslasociety.com/teslaphoto1.jpg), ou encore tenant dans la main une lampe éclairée fonctionnant sans le moindre fil (http://www.teslasociety.com/pictures/ntesla3.jpg).

Toutefois, ce n’est pas ce mélange de réalité et de légende qui peut justifier d’évoquer l’histoire globale à propos de Nikola Tesla. Ce ne sont pas non plus les résultats obtenus par ce dernier car il existe de réelles incertitudes sur sa capacité à transporter l’énergie sans fil sur de longues distances comme il prétendait pouvoir le faire. Ainsi, on rapporte fréquemment qu’il aurait réussi en 1899 à allumer 200 ampoules sans fil à l’aide d’un générateur situé à une distance de 25 miles, mais il n’existe aucune preuve patente ni de cette expérience ni de sa réussite. En revanche, contrairement à d’autres savants, Tesla présente la particularité de beaucoup parler de ses inventions, et surtout des conséquences prévisibles de ses inventions. C’est à ce niveau-là que se manifeste chez Tesla, dès le début du siècle et tout au long des trois décennies suivantes, une pensée globale de première importance, particulièrement pour l’époque considérée.

L’ère de la pensée cosmique

À partir de 1899, lorsqu’il fait la découverte des ondes stationnaires terrestres dont l’utilisation permettrait selon lui de faire circuler l’énergie électrique dans certaines hautes couches de l’atmosphère – en particulier la ionosphère – sur de très grandes distances en se servant des propriétés conductrices du globe terrestre (4), Tesla en tire toutes les conséquences. Il entrevoit les possibilités, les évolutions, les avantages que procureraient la réalisation de sa découverte. Estimant que « nous entrons dans l’ère de la pensée cosmique (5) », il fait de la communication universelle le meilleur moyen de garantir la paix : « Nos sens ne nous permettent de percevoir qu’une infime portion du monde extérieur. Notre ouïe n’est efficace que sur une courte distance. Notre vue est gênée par le jeu des corps et des ombres. Pour mieux nous connaître, il nous faut passer au-delà des perceptions de nos sens. Nous devons transmettre notre connaissance, voyager, transporter les matériaux et les énergies nécessaires à notre existence. Il s’ensuit que nous devons reconnaître, sans autre argument, que de toutes les conquêtes de l’homme, sans exception, la plus désirable, celle qui s’avèrerait la plus utile pour l’établissement de relations universelles pacifiques, est la totale ANNIHILATION DE LA DISTANCE (6). »

C’est grâce à l’électricité que cela sera rendu possible. Selon lui, l’absence de câbles permettra de rendre la communication peu chère, donc accessible à tous, mais aussi de transmettre à travers l’espace, non seulement des mots, mais aussi des sons ou des images. « Dans quelques années, à l’aide d’un appareil simple et peu coûteux, facilement transportable, il sera possible, sur terre comme en mer, d’écouter un discours, une conférence, une chanson ou bien de jouer d’un instrument, le tout acheminé depuis n’importe quelle partie du monde. Cette invention satisfait à la demande pressante d’une communication peu onéreuse sur de longues distances, en particulier par-delà les océans. La faible capacité de transport par les câbles et le coût excessif des messages sont autant d’obstacles mis en travers de la dissémination de la connaissance et qui ne peuvent être levés que par la transmission sans fil (7). »

Les mêmes idées sont réitérées tout au long des décennies 1900 et 1910, l’appareil en question devenant parfois « pas plus gros qu’une montre (8) ». En pleine Première Guerre mondiale, il écrit que « grâce au perfectionnement d’un système accompli de transmission sans fil quelle que soit la distance, l’homme pourra résoudre tous les problèmes matériels de l’existence. La distance, qui est l’obstacle principal au progrès humain, sera totalement éliminée de la pensée, de la parole et de l’action. L’humanité sera unifiée, les guerres deviendront impossibles et la paix règnera en maître (9). » Pour irénique que soit cette vision, elle témoigne non seulement de la capacité d’anticipation de Tesla, mais aussi du rôle qu’il accorde non au commerce mais bien à la communication, ce qui en fait certainement l’un des pionniers de la pensée globale.

1901 : vers un système mondial de téléphonie sans fil…

Tesla va plus loin. Avec le soutien du financier américain John Pierpont Morgan, il met sur pied un gigantesque projet visant à produire l’énergie suffisante pour alimenter ce qu’il appelle un « système mondial » de téléphonie sans fil. À partir de 1901, il entreprend la construction à Wardenclyffe (Long Island) d’une tour de soixante mètres de haut devant servir d’antenne géante. Là encore, les résultats ne sont pas probants. Morgan le lâche en 1903, l’usine se vide et les installations sont finalement rasées en 1917. Cependant, le plus important réside dans la place qu’accorde Tesla à cette usine dans sa vision du monde des communications et de l’avenir de ces dernières. Il écrit encore en 1915 : « J’ai monté une usine dont l’objectif est de relier par téléphone sans fil les principaux centres mondiaux ; à partir de cette usine, un millier d’individus pourra communiquer sans interférence et en toute intimité. Cette usine serait simplement reliée au central téléphonique de la ville de New York et tout abonné pourra parler à tout autre abonné au téléphone n’importe où dans le monde, et ceci sans le moindre changement dans son installation. J’appelle ce projet mon « système mondial ». Par les mêmes moyens, je me propose également de transmettre des illustrations et de projeter des images. De la sorte, l’abonné entendra la voix, mais il pourra aussi voir la personne à qui il parle (10). » Le « système mondial » dont il entrevoit la possibilité proche ne nécessiterait selon lui que « six grandes stations de téléphonie sans fil au sein d’un système mondial reliant tous les habitants de la terre les uns aux autres, non seulement par la voix, mais aussi par l’image » (11).

Les douze anticipations de Tesla

Dans son autobiographie – dont les chapitres sont publiés en 1919 dans plusieurs numéros de l’Electrical Experimenter Magazine –, Tesla évoque douze réalisations possibles liées au « système mondial » :

1) L’interconnection de tous les bureaux ou des centraux télégraphiques existants à l’échelle de la planète ;

2) La mise en place d’un service télégraphique gouvernemental secret et insensible au brouillage ;

3) L’interconnexion de tous les bureaux ou centraux téléphoniques à l’échelle mondiale ;

4) La diffusion mondiale des informations par télégraphe ou par téléphone, parallèlement à la presse ;

5) La mise en place d’un tel « système mondial » de transmission de l’information à l’usage exclusif des personnes privées ;

6) L’interconnexion et le traitement de tous les cours de la bourse à l’échelle mondiale ;

7) La mise en place d’un système mondial – de diffusion de la musique, etc.;

8 ) L’enregistrement du temps universel à l’aide d’horloges bon marché d’une précision astronomique et ne nécessitant aucun réglage ;

9) La transmission mondiale de caractères imprimés ou manuscrits, de lettres, de chèques, etc. ;

10) La mise en place d’un service maritime universel permettant aux navigateurs de monde entier de se diriger parfaitement sans l’aide d’un compas ; de déterminer précisément leur localisation, l’heure qu’il est, et de communiquer ; d’éviter les collisions et les naufrages, etc.;

11) L’établissement d’un système mondial d’impression sur terre comme sur mer ;

12) La reproduction à l’échelle mondiale d’images photographiques ainsi que de toutes sortes de dessins ou d’enregistrements…

Plus que le jeu consistant à repérer les techniques ou les dispositifs actuels correspondants à ces différentes perspectives (fax, GPS, horloges atomiques, Internet…), l’intérêt d’une telle énumération réside dans la conscience des transformations que peut entraîner la transmission mondiale d’informations de manière quasi instantanée ainsi que la mise en relation, la mise en connection, d’une partie importante des habitants de la Terre, si ce n’est tous.

Il y a plus de cent ans, Tesla n’envisageait pas seulement la possibilité d’un monde relié, mais aussi celle d’un monde dans lequel l’interconnaissance, le partage de l’information, la capacité à vivre le présent en commun quel que soit l’endroit où l’on se trouve, fournissaient autant de conditions de possibilité d’un monde plus harmonieux et moins belliqueux. Comme il le décrivait déjà en 1926 en anticipant les potentialités de la transmission sans fil, « nous pourrons être les témoins visuels et auditifs d’événements – l’investiture d’un président, l’évolution d’un match de baseball, les ravages d’un tremblement de terre ou la terreur d’une bataille – comme si nous y étions ».

Stéphane Dufoix est maître de conférences HDR en sociologie (Université Paris-Ouest Nanterre) et membre de l’Institut universitaire de France.

Notes

(1) « When woman is boss », an interview with TESLA Nikola by KENNEDY John B., Colliers, 30 janvier 1926. La plupart des textes cités ici sont accessibles sur le site Twenty-First Century Books http://www.tfcbooks.com/tesla/contents.htm

(2) En particulier JONNES Jill [2003], Empires of Light: Edison, Tesla, Westinghouse, and the race to electrify the World, Westminster, Random House.

(3) Il apparaît par exemple sous la plume de Paul Auster dans Moon Palace. Il est aussi un personnage important du roman de Christopher Priest, Le Prestige, puisqu’il fabrique pour l’illusionniste Rupert Angier, dit Le Grand Danton, une machine capable de téléporter un être humain par la force de l’énergie électrique. Jean Echenoz en a fait, sous le nom de Gregor, le protagoniste principal de sa troisième biographie littéraire, Des éclairs, Parue en 2010. Pour les amateurs de science-fiction, l’écrivain Dan Simmons décrit dans Les cantos d’Hypérion des « arbres Tesla » capables d’emmagasiner l’électricité de l’air et de la restituer de manière cyclique lors de véritables tempêtes électriques qui enflamment la forêt.

(4) Sur la période 1899-1900 que Tesla a passée à Colorado Springs, voir TESLA Nikola [1978], Colorado Springs Notes 1899-1900, Belgrade, Nolit.

(5) TESLA Nikola [1905], « The Transmission of Electrical Energy Without Wire as a Means for Furthering Peace », Electrical World and Engineer, January 7, p. 21-24.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) TESLA Nikola [1908], « The Future of the Wireless Art », Wireless Telegraph & Telephony, p. 67-71.

(9) « The Wonder World to be Created by Electricity », Manufacturer’s Record, 9 septembre 1915.

(10) « Nikola Tesla Sees a Wireless Vision », New York Times, 3 octobre 1915.

(11) Ibid.

La mondialisation impériale des monothéismes

On a relevé depuis longtemps, au moins depuis le philosophe existentialiste chrétien Karl Jaspers [1949], la coïncidence de l’apparition, vers la moitié du premier millénaire avant notre ère, de plusieurs grandes religions monothéistes ou dites « du Salut », ou encore « universalistes », ou au moins de nouvelles « sagesses ». On considère en effet que le judaïsme, dont est issu le christianisme (et qui tous deux déboucheront plus tard sur l’islam), est élaboré pour une grande part pendant la captivité des élites juives à Babylone au 6e siècle avant notre ère ; que le mazdéisme (qui a pu influencer le judaïsme pendant cette même captivité) éclot sans doute vers le 9e siècle mais prend son essor à la même époque ; que le prince Gautama fondateur du bouddhisme aurait en principe vécu entre 624 et 544 ; Mahâvîra fondateur du jaïnisme indien entre 599 et 527 ; Confucius entre 551 et 479, lui-même sensiblement contemporain de Lao Tseu mais aussi de Parménide et des débuts de la philosophie et de la science grecques.

Yves Lambert, dans sa stimulante synthèse posthume sur La Naissance des religions [2007], relève et argumente cette coïncidence, et rappelle aussi les contacts directs, historiques, culturels, commerciaux, voire militaires, qui ont mis en rapport ces différentes civilisations, notamment avec les conquêtes d’Alexandre ; il reprend partiellement la thèse de Jaspers, dite du « tournant axial universaliste » des religions du Salut. À côté de ce point de vue essentiellement historique, l’historienne des religions, et ancienne religieuse, Karen Armstrong [2009], a vu récemment dans cette coïncidence l’essor d’une nouvelle attitude au monde, soucieuse d’« éradiquer l’égoïsme » et de « promouvoir la spiritualité » –, une interprétation sans doute un peu irénique et insuffisamment fondée, et comme concluait Jean-François Dortier dans son compte-rendu de l’ouvrage en 2009 : « C’est peut-être une belle histoire, mais ce n’est pas vraiment de l’histoire. »

Du néolithique au polythéisme

Si l’on repart de l’hypothèse générale de Lambert, quant à une correspondance, certes complexe et sans liens simples de causes à effets, entre les formes sociales et les constructions religieuses, on peut vérifier à l’aide des données archéologiques que les sociétés agricoles néolithiques peu différenciées ne témoignent que d’activités religieuses centrées sur des cultes agraires domestiques, avec une prédominance des représentations féminines et un intérêt pour les ancêtres, ce que confirment les données ethnographiques sur des sociétés comparables (Dogons).

Lorsqu’apparaissent progressivement des sociétés inégalitaires et hiérarchisées, avec des chefferies puis des cités et des royaumes, les représentations féminines s’estompent au profit, comme en Europe à partir du 4e millénaire, de nouvelles images, hommes en armes, soleil, roue, cheval, char de guerre, barque, etc. Le spectaculaire disque d’or et de bronze trouvé récemment à Nebra, dans le nord de l’Allemagne, illustre ces thèmes, comme la maquette en bronze et or du char de Trundholm au Danemark, ou encore les gravures rupestres de Scandinavie (comme celles de Tanum en Suède) ou des vallées alpines (comme celles de la vallée des Merveilles dans le Mercantour, ou du Valcamonica en Italie), ou enfin les stèles en pierre de la Méditerranée occidentale. Au Proche-Orient, les premiers textes des premières villes, et leurs images, montrent un panthéon divin très hiérarchisé, sur le modèle des sociétés sous-jacentes ; c’est le polythéisme que nous trouvons ensuite dans les sociétés bien documentées de la Grèce et de Rome. Entre chefferies et royaumes, il n’y a ainsi qu’une différence de degré aussi bien dans l’organisation sociale que dans l’organisation religieuse, avec un clergé de plus en plus important et spécialisé, mais il n’y a pas de différence de nature.

Chefferies et États ou cités-États archaïques, en proie à des guerres constantes, se détruisent, se réduisent en esclavage et s’annexent les uns les autres, mais prétendent rarement imposer leur religion aux vaincus, même s’ils en détruisent les temples. Les victoires d’une armée sont en même temps celle de ses dieux ; elles ne prouvent pas que les dieux vaincus n’existent pas. Ou bien, comme le pense Jules César dans La Guerre des Gaules, en ce qui pourrait être une forme de pensée transitionnelle, ce sont les mêmes dieux qui sont partout adorés, mais sous des noms et avec des rituels différents.

La voie impériale

Tout autre est la vision politique qui apparaît peu à peu dans plusieurs régions de l’Eurasie au cours du premier millénaire avant notre ère : celle d’empire, voire d’empire universel. Un empire n’est pas seulement un (très) grand royaume ; il contient l’idée d’une conquête indéfinie, d’une vocation universelle. Il est frappant qu’à peu près au même moment, après l’épisode éphémère d’Alexandre, se forment l’Empire romain, l’Empire parthe (issu de l’Empire perse) et, à l’autre bout de l’Eurasie, l’Empire chinois des Hans, tandis qu’en Inde l’Empire kouchan succède à l’Empire maurya. Ces empires, contrairement aux royaumes ordinaires, ne se contentent pas d’agresser leurs voisins ou de leur résister. Ils prétendent les absorber dans une fuite en avant sans fin et les organiser en une entité unique fortement structurée et sous la domination d’un seul homme, l’empereur, lui-même divinisé ou à tout le moins représentant et mandataire du divin. Serait-ce un hasard si l’essor des empires coïncide avec celle des monothéismes et des « sagesses » universalistes, quelles que soient leurs formes ?

Dans un premier temps, l’Empire romain respecte le foisonnement des religions locales, se contentant d’imposer à tous les peuples dominés le culte de l’empereur divinisé. Mais bientôt se répand une nouvelle religion monothéiste, le christianisme, issu du succès d’une hérésie juive. D’abord combattu au 2e siècle, il est adopté par l’habile empereur Constantin dès 313, et imposé moins de 70 ans plus tard par Théodose, le dernier à régner sur tout l’empire, comme unique religion impériale, avec toutes les persécutions afférentes contre tous les autres cultes. L’idée d’un dieu (mâle) unique conforte et exprime celle d’un souverain unique à vocation universel. Elle va de pair, comme pour tous les autres monothéismes, avec le prosélytisme et l’intolérance. Les structures politiques de l’Antiquité romaine tardive s’appuient fortement sur la hiérarchie ecclésiastique, qui se perpétue sans encombre dans les nouvelles sociétés du Moyen Âge. Ces dernières se revendiquent d’ailleurs comme descendantes de l’Empire, Charlemagne se faisant représenter en empereur romain, sans parler plus tard de l’explicite Saint Empire romain-germanique et de la célèbre devise des Habsbourg AEIOU, Austriae Est Imperare Orbi Universo (ou en allemand : « Alles Erdreich ist Österreich untertan » : « L’empire du monde revient à l’Autriche »).

Ainsi une religion messianique où un prophète prédisait l’avènement imminent d’un monde meilleur devient en à peine deux siècles l’instrument même de la domination impériale de ce monde-ci. Ou pour reprendre, mais en l’étendant au bras séculier, la célèbre phrase du théologien excommunié et professeur au Collège de France Albert Loisy (1902) : « Le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue. » Serait-ce juste une ruse de l’histoire ?

L’idée d’un empire universel soutenue par le monothéisme fut une idée nouvelle, qui s’est faite lentement jour au cours du premier millénaire avant notre ère. On peut en voir les prodromes avec la réforme avortée, mais mal connue, d’Akhenaton en Égypte au 14e siècle avant notre ère, à l’un des moments où l’Empire égyptien connaissait sa plus grande extension. Sigmund Freud et d’autres y ont vu un premier monothéisme qui aurait pu influencer le judaïsme, une question qui reste controversée. Cette idée impériale suppose un nouveau rapport entre les individus et avec l’espace, tout comme la révolution néolithique supposait, sans qu’on puisse isoler causes et effets, un nouveau regard sur l’environnement et le monde naturel, un passage de l’immersion dans la nature à la volonté de la contrôler. Avec l’empire universel, on s’éloigne un peu plus des structures sociales et mentales des communautés villageoises originelles et de leurs solidarités autonomes. Certains insistent, comme Karen Armstrong, sur le nouveau statut de la personne que supposent ces nouvelles « sagesses ». Mais en réalité, avec ce déliement des solidarités communautaires traditionnelles, les sociétés humaines s’avançaient sans le savoir vers l’actuelle globalisation du monde, où les groupes et les « communautés de citoyens » semblent faire lentement mais irrémédiablement place à une multitude uniforme d’individus isolés, travailleurs et consommateurs, comme l’annonçait Karl Marx dès 1848.

Les États et les esprits

Bien sûr il faut nuancer. Les monothéismes véhiculent des morceaux des polythéismes antérieurs, ils admettent des divinités inférieures (les saints, la Vierge, les démons, les djinns, etc.), ils continuent certains cultes domestiques et certaines pratiques « païennes » (cultes des reliques, interdits alimentaires, mutilations rituelles, etc). Yves Lambert voit notamment au sein du judaïsme ces vestiges d’un état antérieur. Si l’on se déplace vers l’extrême Est, on observe comment la « sagesse » bouddhiste coexiste, comme au Japon, avec des pratiques rituelles polythéistes et très pragmatiques. Et il en va de même de l’Inde, de la Chine et des autres territoires bouddhistes, où l’on retrouverait aussi la contradiction relevée par Loisy entre une « théologie de la libération » et des systèmes politiques oppressifs se réclamant de la même pensée. De fait, les États officiellement bouddhistes n’ont pas moins, jadis comme maintenant encore, pratiqué la violence sur leurs sujets et sur leurs voisins que les États officiellement chrétiens ou musulmans. On objectera que les religions orientales ne sont pas des monothéismes au sens strict ; elles relèvent du moins de la nouvelle sagesse axiale.

Si les religions universalistes n’ont cessé de gagner du terrain depuis deux millénaires et demi, il n’en a cependant pas été de même pour les empires universels. Il y a bien une tendance globale des sociétés humaines vers des entités politiques de taille croissante, depuis les premières cités, construites par agglomération et synœcisme de villages antérieurs, qui à leur tour se fédèrent (Étrusques, Grecs) ou se conquièrent (Romains, Mésopotamie), puis évoluent en royaumes, et finalement en empires – à condition de donner de donner à l’« empire » une définition un peu stricte. Cette tendance globale même, au-delà de la croissance démographique qui l’accompagne, tient à des causes multiples, dont la volonté de puissance sans doute. La naissance des empires elle-même a fait l’objet d’un débat récent dans ce blog entre Jean-François Dortier https://blogs.histoireglobale.com/?p=67 et Philippe Beaujard https://blogs.histoireglobale.com/?p=97 autour des thèses de Peter Turchin. Cependant l’aboutissement ultime de cette tendance à l’accroissement, l’empire, reste fragile. Celui de Rome n’a duré que quatre siècles à peine même si Byzance survécut un millénaire de plus mais en constant rétrécissement, l’histoire de la Chine est faite d’une alternance d’unifications et d’éclatements, le Japon est régulièrement tenté par le repli, l’unité politique initiale de l’Islam n’a eu qu’un temps, tout comme l’Empire ottoman, etc. Les puissances européennes, s’annulant l’une l’autre sur leur propre continent, partirent fonder au nom de Dieu et du roi, avec soldats et missionnaires indissociablement, de vastes empires coloniaux au détriment du reste de la planète, mais qui bientôt s’effritèrent. Les quatre empires européens multinationaux (ottoman, autrichien, allemand et russe) se dissolvent après le premier conflit mondial dont leur instabilité était la cause ; seul survécut le quatrième, sous la forme de l’URSS puis de l’actuelle fédération. Et pourtant l’aspiration à l’Empire, de Bonaparte à Hitler ou Hirohito, sans parler de l’Union européenne en devenir, ne cesse de renaître ici ou là.

Comme leur nom l’indique, les religions du Salut promettent le salut, c’est-à-dire l’espoir d’un avenir meilleur, mais plus tard et dans l’au-delà, alors que les polythéismes antérieurs étaient plus attachés au bonheur pratique immédiat de ce monde-ci et se faisaient de l’au-delà une image assez triste et terne, bien décrite par les poètes grecs et romains. Il est difficile de ne pas mettre en rapport le contrôle plus strict sur les esprits que supposent empires universels et religions universalistes, leur prosélytisme et leur intolérance, avec ces promesses lointaines, qui ont pour premier effet concret de maintenir la soumission des sujets et la cohésion des systèmes politiques.

Tout n’est pas si simple, car il y a eu aussi dans le début de chacune des nouvelles sagesses une part de subversion. C’est que ces sociétés sont déjà suffisamment complexes pour porter leurs contradictions. Les systèmes religieux sont à la fois la garantie de l’ordre social établi et un recours pour les individus. L’accès direct et sans intermédiaire à la divinité, malgré l’encadrement des clergés, offre une possibilité de libération. C’est la voie ouverte à des formes moins ritualisées et plus personnelles du rapport au divin, qui mèneront des siècles plus tard aussi bien au désenchantement du monde, qu’à tous les bricolages néoreligieux contemporains, où chacun peut se confectionner en kit sa propre religiosité. Mais ceci est déjà une autre histoire.

JASPERS Karl [1949], Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. München & Zürich ; traduction française : Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954.

ARMSTRONG Karen [2009], La Naissance de la sagesse (900-200 avant Jésus-Christ). Bouddha, Confucius, Socrate et les prophètes juifs, Paris, Seuil ; traduit de l’anglais par Marie-Pascale d’Iribarne-Jaâwane, The Great Transformation : The world in the time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Atlantic Books, London, 2006.

DORTIER Jean-François [2009], « Bouddha, Confucius, Socrate et les autres » ; compte-rendu de Armstrong [2009], Sciences Humaines, n° 203, avril 2009, http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=23481 ; voir aussi DORTIER J.-F., compte-rendu de Lambert [2007], Sciences Humaines, n° 192, avril 2008, « La grande histoire des religions », http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=22121

LAMBERT Yves [2007], La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Paris, Armand Colin.

LOISY Alfred [1902]. L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et fils.

TURCHIN Peter [2009], « A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, pp.191-217, http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf

DORTIER J.-F. [2010]. « Comment naissent les empires ». Blog Histoire Globale : https://blogs.histoireglobale.com/?p=67

BEAUJARD Philippe [2010], « Comment naissent les empires (suite) », blog Histoire globale : https://blogs.histoireglobale.com/?p=97

EISENSTADT Shmuel N. [1986], The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, New York University Press.

L’environnement, pierre d’achoppement de l’histoire ?

Le changement environnemental est le fait majeur de l’histoire mondiale de ce dernier siècle, affirme l’historien états-unien John R. McNeill dans un livre récemment traduit en français [McNEILL, 2010]. Car l’espèce humaine a affecté son biotope à l’échelle planétaire, et ce changement est, sur certains points, irréversible. Si Albert Einstein professait que « Dieu ne joue pas aux dés », l’auteur défend pour sa part que « l’humanité a commencé à jouer aux dés avec la planète sans connaître toutes les règles du jeu ».

La thèse semble aujourd’hui classique. Elle est pourtant très récente, et c’est un des intérêts de cet ouvrage que de le démontrer. Revenons sur le contexte. Dans les années 1990, McNeill Jr (ainsi qualifié parce qu’il est le fils de William H. McNeill, considéré comme un des fondateurs de la world history avec son livre The Rise of the West: A history of the human community [University of Chicago Press, 1963]) caresse le projet d’écrire une histoire de l’environnement au 20e siècle. Il pense alors que le fait majeur de cette histoire est l’accroissement démographique de l’espèce humaine. Sa minutieuse compilation de données va le faire changer d’avis, et déboucher sur le présent titre : Du nouveau sous le Soleil…

Ce livre a connu, il est intéressant de le noter, un destin éditorial identique à celui d’un autre best-seller, Une Grande Divergence de Kenneth Pomeranz. Publiés tous deux en 2000, ils reçoivent conjointement l’année suivante le prestigieux prix de la World History Association… Et ils attendront tous deux une décennie entière avant d’être traduits en français.

La présente traduction bénéficie d’une introduction de l’auteur, qui revient sur son analyse et sur un autre événement majeur qui, lui, a marqué l’histoire de la décennie 2000-2010 : l’ascension économique de la Chine, qui s’est accompagnée d’un impact environnemental sans précédent : « L’énorme accroissement de l’utilisation du charbon par la Chine sera sûrement considéré comme essentiel pour les futurs historiens, comme ça l’est déjà pour les millions d’habitants qui respirent l’air pollué des cités chinoises et les centaines de milliers qui meurent chaque année pour cette raison. » Et d’ajouter en note que « la pollution atmosphérique émanant de Chine tue aussi environ 11 000 personnes chaque année au Japon et en Corée ».

Ayant pris le parti de considérer dans leur globalité les liens entre « l’histoire moderne de l’écologie de la planète et l’histoire socioéconomique de l’humanité », il récapitule dans un préambule les données de base : le climat était resté à peu près stable depuis la fin de la dernière glaciation, voici 10 000 ans, alors qu’il évolue très rapidement depuis quelques décennies. Parmi les changements affectant l’humanité, il souligne que « l’accroissement rapide de la population remonte au milieu du 18e siècle et la forte croissance économique aux environs de 1870 ». Enfin, au cours du 20e siècle s’est imposé, aux communautés comme aux individus, un modèle socioéconomique basé sur la compétition et l’acquisition de richesses, synonymes d’un plus grand bien-être. Or le développement de ce modèle repose sur la consommation à grande échelle de carburants fossiles. Au final, nous nous retrouvons devant l’amorce d’un « processus de perturbations écologiques perpétuelles (…), résultat accidentel des ambitions et des efforts de milliards d’individus, d’une évolution sociale inconsciente ».

McNeill souligne que les systèmes naturels, tout comme les sociétés humaines, sont affectés par des « seuils ». S’il leur est possible de gérer sans mal le changement, une accumulation trop forte brise à un moment donné leur équilibre et ouvre la porte aux « changements non linéaires ». Quand Hitler envahit la Pologne, il ne fait qu’ajouter une exaction de plus à son palmarès, mais celle-là précipite la Seconde Guerre mondiale. Quand l’eau d’un océan tropical se réchauffe, rien n’est perceptible avant qu’il passe la barrière des 26° Celsius, température fatidique préalable à l’engendrement des cyclones. Le propre d’un seuil est d’être bien dissimulé sous la surface des choses, ressemblant ainsi à ce que devaient être certains récifs du temps de la marine à voile. On se rend compte qu’on l’a atteint au moment où on ne peut plus faire marche arrière.

Le livre foisonne d’exemples. Navigant de l’échelle biographique – le passage consacré à Thomas Midgley, chimiste qui imagina à la fois l’usage du fréon (qui ronge aujourd’hui la couche d’ozone) et de l’essence plombée (cause majeure de pollution), est particulièrement éclairant – à la dimension globale – par la description méthodique des multiples façons dont l’humanité a affecté les différentes couches du biotope terrestre, de la lithosphère à la haute atmosphère, ou par un survol de l’histoire de la lutte contre les épidémies –, ces exemples donnent aussi lieu à des analyses politiques. Celles-ci illustrent à point nommé les processus qui ont permis à certains pans de l’humanité de faire marche arrière face à des atteintes environnementales d’ampleur.

Exceptionnel par la diversité des exemples abordés et l’ampleur de son analyse, l’ouvrage est emblématique des questions que se pose ce que l’on pourrait appeler l’histoire environnementale, un courant historique en émergence visant à mieux appréhender ce qui est peut-être le changement global le plus important que l’humanité ait connu. Que cette traduction de McNeill soit un des premiers titres publiés dans une nouvelle collection, intitulée « L’environnement a une histoire », et qu’une multitude de livres (voir par exemple BARD, 2006 ; GRAS, 2007 ; CHAKRABARTY, 2010], au-delà des travaux précurseurs d’Emmanuel Le Roy Ladurie, abordent le sujet des relations homme-environnement sur la longue durée, tout cela témoigne de l’intérêt suscité par ce champ.

L’angle reste anthropocentrique, comme le rappelle McNeill, soulignant qu’il serait aussi envisageable, à l’instar de l’historien britannique Arnold Toynbee publiant « Une histoire de la révolution romaine vue sous l’angle de la flore », de donner un jour la parole au reste du vivant. Mais acte en est pris : nous sommes bien entrés dans une nouvelle ère, celle de l’anthropocène [DAGORN, 2010]. L’humanité a accédé à un nouveau rang, celui d’agent géologique, ce que démontre à l’envi l’ouvrage de McNeill. Pour être en mesure d’appréhender le réchauffement de l’atmosphère, l’extinction de nombreuses espèces vivantes, la raréfaction de ressources vitales et la possible multiplication d’accidents tectoniques ou épidémiques, qui semblent désormais des options sérieuses de notre futur proche, nombre de défis sont inscrits à l’agenda des experts. Pour les historiens, constituer un corpus d’histoire anthropique est désormais une de ces urgences.

McNEILL John R. [2010], Du nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au 20e siècle, Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », traduction en français de Philippe Beaugrand, Something New under the Sun: An Environmental History of the Twentieth-Century World, W.W. Norton & Co, 2000.

BARD Édouard (dir.) [2006], L’Homme face au climat, Collège de France/Odile Jacob.

GRAS Alain [2007], Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Fayard.

CHAKRABARTY Dipesh [2010, janvier-février], « Le climat de l’histoire : quatre thèses », RiLi (Revue internationale des livres et des idées), n° 15.

Notons en sus que la Revue d’histoire moderne et contemporaine a récemment consacré deux dossiers à une histoire de l’environnement : n° 56-4, octobre-décembre 2009, « Histoire environnementale » ; n° 57-3, juillet-septembre 2010, « Climat et histoire, 16e-19e siècle ».

DAGORN René-Éric [2010, août-sept.], « L’anthropocène, nouvelle ère planétaire », Sciences Humaines, n° 218.