Le papier est sans doute l’invention chinoise devenue la plus rapidement universelle, là encore transmise à l’Europe par le biais du monde musulman. Il apparaît très tôt, au second siècle avant l’ère conventionnelle, fabriqué à partir de fibres de chanvre, mais parfois aussi de lin, de paille de riz, d’hibiscus, de bois de santal ou de mûrier, voire de ramie, de jute, de bambou ou encore d’algues. Son procédé de fabrication est demeuré à peu près le même depuis ces origines. Les fibres sont déstructurées dans une solution aqueuse et la « feuille » qui est formée à l’intérieur d’un moule plat est soigneusement récupérée puis séchée. En Chine ancienne, la nature des matériaux utilisés aboutissait à une feuille sensiblement plus épaisse que celle que nous utilisons aujourd’hui. En témoigne la plus ancienne feuille de papier connue, découverte près de Xian, en 1957, et datée entre 140 et 87 av. J.-C, à l’évidence trop grossière pour servir de support à l’écriture [Temple, 2007, p.92].
Et de fait, le « papier » chinois aurait d’abord servi d’accessoire d’hygiène et de vêtement. Il n’aurait commencé à recevoir d’écrit que vers 110 de notre ère. Les exemples abondent de ses utilisations anciennes [ibid., p.92-96]. Un texte de 93 avant J.-C. mentionne l’utilisation d’une feuille de papier pour couvrir le nez d’un prince (sic !) tandis que 80 ans plus tard une feuille similaire servait d’emballage pour le poison ayant servi à un meurtre. Son usage comme vêtement s’enracine dans l’habitude de faire des habits à partir d’écorces de mûrier, sans doute dès l’époque de Confucius, au 6ème siècle avant notre ère. C’est évidemment son épaisseur qui destinait le papier à protéger les Chinois d’un froid souvent très vif. De fait, il était parfois utilisé dans la fabrication des chaussures et pouvait alternativement servir comme rideau de lit pour maintenir ce dernier au chaud. On peut se faire une idée de sa dureté et de son épaisseur en réalisant qu’il servait aussi de matériau destiné à la fabrication des armures, dès le 9ème siècle. Il semble qu’au 17ème siècle c’était même le matériau le plus recommandé pour se protéger des dégâts provoqués en Chine par les armes à feu. Ce qui n’empêche pas des usages plus esthétiques avec l’invention du papier imprimé mural comme décoration. Plus étonnant peut-être, son utilisation hygiénique, sans doute très ancienne, remontant au moins au 6ème siècle de notre ère, est très bien attestée par la connaissance des usages de la cour impériale : en 1393, cette dernière consommait de l’ordre de 700.000 feuilles de papier toilette par an, tandis que la famille impériale elle-même en utilisait 15.000, certes plus fines et par ailleurs parfumées… A l’orée du 20ème siècle, la seule province du Zhejiang en aurait produit plus de 10 milliards d’exemplaires…
Plus encore que par la multiplicité de ses usages, le papier est remarquable par sa circulation dans l’espace afro-eurasien. Il se diffuse en effet en Inde dès le 7ème siècle, puis atteint le monde musulman vers 751 après la bataille du Talas, gagnée par les Arabes contre l’armée chinoise. Il semble que ce soient des prisonniers chinois, experts en fabrication du papier, qui aient établi les premiers un atelier à Samarkand. Rapidement des ateliers similaires apparaissent aussi à Bagdad (794), au Caire (850), puis à Damas et en Sicile (autour de l’an 1000), avant que Fez devienne un haut lieu de sa fabrication (vers 1050), dévoilant ainsi les techniques chinoises à l’Asie occidentale et à l’Afrique du Nord [Tsien, 1985, p.297 ; Pacey, 1996, p.42]. De là, le secret de fabrication serait passé dans l’Espagne musulmane, sans doute près de Valence (1151), permettant alors une vente lucrative de papier au reste de l’Europe. Cette dernière aurait commencé à s’essayer à sa confection au 12ème siècle, mais la première véritable fabrique européenne serait italienne, vers 1276 seulement [Tsien, p.299]. Il est possible que l’habitude d’écrire, d’abord sur du papyrus jusqu’au 7ème siècle, puis sur du parchemin, ait freiné l’introduction et surtout la fabrication du papier en Europe, quoique l’Afrique du Nord s’y soit mis de son côté très rapidement à l’orée du deuxième millénaire.
La diffusion du papier est évidemment parallèle à celle de l’imprimerie, apparue sans doute avant le huitième siècle en Chine, peut-être sur la base de l’impression des tissus en Inde, sans doute aussi avec l’antécédent des reproductions sur papier des textes importants gravés dans la pierre (la feuille de papier, posée sur la pierre, était simplement frottée avec un bâton plein d’encre). Au 9ème siècle la technique d’imprimerie à partir de planches de bois se développe, notamment au Sichuan, grande région productrice de papier. Au 11ème siècle, la Chine des Song est déjà grande exportatrice de livres, en particulier vers l’Asie du Sud-est. Vers 1050, l’invention des caractères mobiles vient faciliter le travail d’impression mais le nombre extrêmement élevé des caractères chinois vient limiter son expansion. Alternativement, le nombre de traits composant ces mêmes caractères reste lui aussi trop important tandis que les « clés » qui sont combinées deux par deux ou trois par trois pour former les caractères donnent lieu à des variations d’écriture elles aussi rédhibitoires. Autrement dit la méthode des caractères mobiles ne pouvait faire de réel progrès en Chine. Et de fait, la technique européenne des caractères mobiles (attribuée à Gutenberg, en 1458) constituerait une invention indépendante [Pacey, 1996, p.56], en dépit du fait que la technique chinoise d’origine fut clairement diffusée vers la Perse, à la fin du 13ème siècle, puis propagée en Russie et Europe centrale par les Mongols.
PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.
TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.
TSIEN Tsuen-Hsuin [1985], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 1, Paper and Printing, Cambridge, Cambridge University Press.